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Project Gutenberg's Aventures de Monsieur Pickwick, by Charles Dickens
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Title: Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. I
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Author: Charles Dickens
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Release Date: October 17, 2004 [EBook #13771]
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Language: French
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*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES DE MONSIEUR PICKWICK ***
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Produced by Robert Connal, Wilelmina Mallière and the Online
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by gallica (Bibliothèque nationale de France) at
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http://gallica.bnf.fr.
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CHARLES DICKENS
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AVENTURES
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DE MONSIEUR
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PICKWICK
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ROMAN ANGLAIS
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TRADUIT AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR
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SOUS LA DIRECTION DE P. LORAIN
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PAR P. GROLIER
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TOME PREMIER
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PARIS
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LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
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1893
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AVENTURES
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DE
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M. PICKWICK.
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CHAPITRE PREMIER.
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Les Pickwickiens.
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Le premier jet de lumière qui convertit en une clarté brillante les
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ténèbres dont paraissait enveloppée l'apparition de l'immortel Pickwick
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sur l'horizon du monde savant, la première mention officielle de cet
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homme prodigieux, se trouve dans les statuts insérés parmi les
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procès-verbaux du Pickwick-Club. L'éditeur du présent ouvrage est
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heureux de pouvoir les mettre sous les yeux de ses lecteurs, comme une
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preuve de l'attention scrupuleuse, de l'infatigable assiduité, de la
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sagacité investigatrice, avec lesquelles il a conduit ses recherches, au
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sein des nombreux documents confiés à ses soins.
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«_Séance du 12 mai 1831, présidée par Joseph Smiggers, Esq.
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V.P.P.M.P.C.[1] a été arrêté ce qu'il suit à l'unanimité._
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[Footnote 1: Écuyer, vice-président perpétuel, membre du Pickwick-Club.]
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«L'ASSOCIATION a entendu lire avec un sentiment de satisfaction sans
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mélange et avec une approbation absolue, les papiers communiqués par
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Samuel Pickwick, Esq. P.P.M.P.C.[2], et intitulés _Recherches sur les
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sources des étangs de Hampstead, suivies de quelques observations sur la
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théorie des têtards_.
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[Footnote 2: Écuyer, président perpétuel, membre du Pickwick-Club.]
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«L'ASSOCIATION en offre ses remercîments les plus sincères audit Samuël
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Pickwick, Esq. P.P.M.P.C.
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«L'ASSOCIATION, tout en appréciant au plus haut degré les avantages que
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la science doit retirer des ouvrages susmentionnés, aussi bien que des
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infatigables recherches de Samuël Pickwick dans Hornsey, Highgate,
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Brixton et Camberwell[3], ne peut s'empêcher de reconnaître les
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inappréciables résultats dont on pourrait se flatter pour la diffusion
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des connaissances utiles, et pour le perfectionnement de l'instruction,
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si les travaux de cet homme illustre avaient lieu sur une plus vaste
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échelle, c'est-à-dire si ses voyages étaient plus étendus, aussi bien
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que la sphère de ses observations.
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[Footnote 3: Villages aux environs de Londres.]
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«Dans ce but, l'ASSOCIATION a pris en sérieuse considération une
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proposition émanant du susdit Samuël Pickwick, Esq. P. P.M.P.C., et de
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trois autres pickwickiens ci-après nommés, et tendant à former une
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nouvelle branche de pickwickiens-unis, sous le titre de _Société
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correspondante_ du Pickwick-Club.
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«Ladite proposition ayant été approuvée et sanctionnée par
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l'ASSOCIATION,
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«La _Société correspondante_ du Pickwick-Club est par les présentes
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constituée; Samuël Pickwick, Esq. P.P.M.P.C., Auguste Snodgrass, Esq.
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M.P.C., Tracy Tupman, Esq. M.P. C., et Nathaniel Winkle, Esq. M.P.C.,
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sont également, par les présentes, choisis et nommés membres de ladite
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_Société correspondante_, et chargés d'adresser de temps en temps à
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l'ASSOCIATION DU PICKWICK-CLUB, à Londres, des détails authentiques sur
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leurs voyages et leurs investigations; leurs observations sur les
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caractères et sur les moeurs; toutes leurs aventures enfin, aussi bien
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que les récits et autres opuscules auxquels pourraient donner lieu les
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scènes locales, ou les souvenirs qui s'y rattachent.
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«L'ASSOCIATION reconnaît cordialement ce principe que les membres de la
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_Société correspondante_ doivent supporter eux-mêmes les dépenses de
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leurs voyages; et elle ne voit aucun inconvénient à ce que les membres
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de ladite société poursuivent leurs recherches pendant tout le temps
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qu'il leur plaira, pourvu que ce soit aux mêmes conditions.
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«Enfin les membres de la susdite société sont par les présentes informés
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que leur proposition de payer le port de leurs lettres et de leurs
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envois a été discutée par l'ASSOCIATION; que l'ASSOCIATION considère
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cette offre comme digne des grands esprits dont elle émane, et qu'elle
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lui donne sa complète approbation.»
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Un observateur superficiel, ajoute le secrétaire, dans les notes duquel
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nous puisons le récit suivant; un observateur superficiel n'aurait
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peut-être rien trouvé d'extraordinaire dans la tête chauve et dans les
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besicles circulaires qui étaient invariablement tournées vers le visage
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du secrétaire de l'Association, tandis qu'il lisait les statuts
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ci-dessus rapportés; mais c'était un spectacle véritablement remarquable
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pour quiconque savait que le cerveau gigantesque de Pickwick travaillait
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sous ce front, et que les yeux expressifs de Pickwick étincelaient
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derrière ces verres de lunettes. En effet l'homme qui avait suivi
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jusqu'à leurs sources les vastes étangs de Hampstead[4], l'homme qui
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avait remué le monde scientifique par sa théorie des têtards, était
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assis là, aussi calme, aussi immuable que les eaux profondes de ces
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étangs, par un jour de gelée; ou plutôt comme un solitaire spécimen de
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ces innocents têtards dans la profondeur caverneuse d'une jarre de
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terre.
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[Footnote 4: Hampstead, village tout près de Londres.]
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Mais combien ce spectacle devint plus intéressant, quand aux cris
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répétés de Pickwick! Pickwick! qui s'échappaient simultanément de la
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bouche de tous ses disciples, cet homme illustre se leva, plein de vie
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et d'animation, monta lentement l'escabeau rustique sur lequel il était
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primitivement assis, et adressa la parole au club que lui-même avait
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fondé. Quelle étude pour un artiste que cette scène attachante!
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L'éloquent Pickwick était là, une main gracieusement cachée sous les
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pans de son habit, tandis que l'autre s'agitait dans l'air pour donner
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plus de force à sa déclamation chaleureuse. Sa position élevée révélait
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son pantalon collant et ses guêtres, auxquelles on n'aurait peut-être
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pas accordé grande attention si elles avaient revêtu un autre homme,
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mais qui, parées, illustrées par le contact de Pickwick, s'il est permis
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d'employer cette expression, remplissaient involontairement les
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spectateurs d'un respect et d'une crainte religieuse. Il était entouré
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par ces hommes de coeur qui s'étaient offerts pour partager les périls de
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ses voyages, et qui devaient partager aussi la gloire de ses
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découvertes. A sa droite, siégeait Tracy Tupman, le trop inflammable
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Tupman, qui, à la sagesse et à l'expérience de l'âge mûr, unissait
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l'enthousiasme et l'ardeur d'un jeune homme, dans la plus intéressante
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et la plus pardonnable des faiblesses humaines, l'amour!--le temps et la
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bonne chère avaient épaissi sa tournure, jadis si romantique; son gilet
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de soie noire était graduellement devenu plus arrondi, tandis que sa
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chaîne d'or disparaissait pouce par pouce à ses propres yeux; son large
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menton débordait de plus en plus par-dessus sa cravate blanche; mais
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l'âme de Tupman n'avait point changé; l'admiration pour le beau sexe
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était toujours sa passion dominante.--A gauche du maître, on voyait le
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poétique Snodgrass, mystérieusement enveloppé d'un manteau bleu, fourré
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d'une peau de chien. Auprès de lui, Winkle, le chasseur, étalait
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complaisamment sa veste de chasse toute neuve, sa cravate écossaise, et
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son étroit pantalon de drap gris.
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Le discours de M. Pickwick et les débats qui s'élevèrent à cette
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occasion, sont rapportés dans les procès-verbaux du club. Ils offrent
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également une ressemblance frappante avec les discussions des assemblées
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les plus célèbres; et comme il est toujours curieux de comparer les
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faits et gestes des grands hommes, nous allons transcrire le
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procès-verbal de cette séance mémorable.
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«M. Pickwick fait observer, dit le secrétaire, que la gloire est chère
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au coeur de tous les hommes. La gloire poétique est chère au coeur de son
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ami Snodgrass; la gloire des conquêtes est également chère à son ami
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Tupman; et le désir d'acquérir de la renommée dans tous les exercices du
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corps, existe, au plus haut degré dans le sein de son ami Winkle. Il (M.
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Pickwick) ne saurait nier l'influence qu'ont exercée sur lui-même les
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passions humaines, les sentiments humains (_applaudissements_);
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peut-être même les faiblesses humaines (_violents cris de: non! non_).
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Mais il dira ceci: que si jamais le feu de l'amour-propre s'alluma dans
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son sein, le désir d'être utile à l'espèce humaine l'éteignit
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entièrement. Le désir d'obtenir l'estime du genre humain était son dada,
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la philanthropie son paratonnerre (_véhémente approbation_). Il a senti
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quelque orgueil, il l'avoue librement (et que ses ennemis s'emparent de
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cet aveu s'ils le veulent), il a senti quelque orgueil quand il a
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présenté au monde sa théorie des têtards. Cette théorie peut être
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célèbre, ou ne l'être pas. (Une voix dit: _Elle l'est!--Grands
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applaudissements._) Il accepte l'assertion de l'honorable pickwickien
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dont la voix vient de se faire entendre. Sa théorie est célèbre! Mais si
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la renommée de ce traité devait s'étendre aux dernières bornes du monde
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connu, l'orgueil que l'auteur ressentirait de cette production ne serait
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rien auprès de celui qu'il éprouve en ce moment, le plus glorieux de son
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existence (_acclamations_). Il n'est qu'un individu bien humble (_Non!
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non!_); cependant il ne peut se dissimuler qu'il est choisi par
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l'Association pour un service d'une grande importance, et qui offre
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quelques risques, aujourd'hui surtout que le désordre règne sur les
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grandes routes, et que les cochers sont démoralisés. Regardez sur le
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continent, et contemplez les scènes qui se passent chez toutes les
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nations. Les diligences versent de toutes parts; les chevaux prennent le
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mors aux dents; les bateaux chavirent, les chaudières éclatent!
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(_applaudissements.--Une voix crie, non!_) Non! (_applaudissements_) que
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l'honorable pickwickien qui a lancé un non si bruyant, s'avance et me
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démente s'il ose! Qui est-ce qui a crié non? (_Bruyantes acclamations._)
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Serait-ce l'amour-propre désappointé d'un homme... il ne veut pas dire
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d'un bonnetier (_vifs applaudissements_) qui, jaloux des louanges qu'on
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a accordées, peut-être sans motif, aux recherches de l'orateur, et piqué
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par les censures dont on a accablé les misérables tentatives suggérées
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par l'envie, prend maintenant ce moyen vif et calomnieux....
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«M. Blotton (d'Algate) se lève pour demander le rappel à l'ordre.--Est-ce
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à lui que l'honorable pickwickien faisait allusion? (_Cris à
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l'ordre!--Le président[5]:--Oui!--Non!--Continuez!--Assez!_--etc.)
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[Footnote 5: C'est par ce cri que les membres du parlement invitent le
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président à rétablir l'ordre.]
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«M. Pickwick ne se laissera pas intimider par des clameurs. Il a fait
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allusion à l'honorable gentleman! (_Vive sensation._)
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«Dans ce cas, M. Blotton n'a que deux mots à dire: il repousse avec un
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profond mépris l'accusation de l'honorable gentleman, comme fausse et
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diffamatoire (_grands applaudissements_). L'honorable gentleman est un
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blagueur. (_Immense confusion. Grands cris de: Le président! à
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l'ordre!_)
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«M. Snodgrass se lève pour demander le rappel à l'ordre. Il en appelle
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au président. (_Écoutez!_) Il demande si l'on n'arrêtera pas cette
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honteuse discussion entre deux membres du club. (_Écoutez! écoutez!_)
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«Le président est convaincu que l'honorable pickwickien retirera
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l'expression dont il vient de se servir.
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«M. Blotton, avec tout le respect possible pour le président, affirme
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qu'il n'en fera rien.
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«Le président regarde comme un devoir impératif de demander à
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l'honorable gentleman s'il a employé l'expression qui vient de lui
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échapper, suivant le sens qu'on lui donne communément.
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«M. Blotton n'hésite pas à dire que non, et qu'il n'a employé ce mot
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que dans le sens pickwickien. (_Écoutez! Écoutez!_) Il est obligé de
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reconnaître que, personnellement, il professe la plus grande estime pour
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l'honorable gentleman en question. Il ne l'a considéré comme un blagueur
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que sous un point de vue entièrement pickwickien. (_Écoutez! écoutez!_)
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«M. Pickwick déclare qu'il est complétement satisfait par l'explication
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noble et candide de son honorable ami. Il désire qu'il soit bien entendu
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que ses propres observations n'ont dû être comprises que dans leur sens
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purement pickwickien (_applaudissements._)»
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Ici finit le procès-verbal, et en effet la discussion ne pouvait
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continuer, puisqu'on était arrivé à une conclusion si satisfaisante, si
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claire. Nous n'avons pas d'autorité officielle pour les faits que le
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lecteur trouvera dans le chapitre suivant, mais ils ont été recueillis
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d'après des lettres et d'autres pièces manuscrites, dont on ne peut
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mettre en question l'authenticité.
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CHAPITRE II.
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Le premier jour de voyage et la première soirée d'aventures, avec leurs
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conséquences.
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Le soleil, ce ponctuel factotum de l'univers, venait de se lever et
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commençait à éclairer le matin du 13 mai 1831, quand M. Samuël Pickwick,
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semblable à cet astre radieux, sortit des bras du sommeil, ouvrit la
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croisée de sa chambre, et laissa tomber ses regards sur le monde, qui
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s'agitait au-dessous de lui. La rue Goswell était à ses pieds, la rue
|
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Goswell était à sa droite, la rue Goswell était à sa gauche, aussi loin
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que l'oeil pouvait s'étendre, et en face de lui se trouvait encore la rue
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Goswell. «Telles, pensa M. Pickwick, telles sont les vues étroites de
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ces philosophes, qui, satisfaits d'examiner la surface des choses, ne
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cherchent point à en étudier les mystères cachés. Comme eux, je pourrais
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me contenter de regarder toujours sur la rue Goswell, sans faire aucun
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effort pour pénétrer dans les contrées inconnues qui l'environnent.»
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Ayant laissé tomber cette pensée sublime, M. Pickwick s'occupe de
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s'habiller et de serrer ses effets dans son portemanteau. Les grands
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hommes sont rarement très-scrupuleux pour leur costume: aussi la barbe,
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la toilette, le déjeuner se succédèrent-ils rapidement. Au bout d'une
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heure M. Pickwick était arrivé à la place des voitures de Saint-Martin
|
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le Grand, ayant son portemanteau sous son bras, son télescope dans la
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poche de sa redingote, et dans celle de son gilet son mémorandum,
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toujours prêt à recevoir les découvertes dignes d'être notées.
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«Cocher! cria M. Pickwick.
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--Voilà, monsieur! répondit un étrange spécimen du genre homme, lequel
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avec son sarrau et son tablier de toile, portant au cou une plaque de
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cuivre numérotée, avait l'air d'être catalogué dans quelque collection
|
|
d'objets rares. C'était le garçon de place. Voilà, monsieur. Hé!
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|
cabriolet en tête!» Et le cocher étant sorti de la taverne où il fumait
|
|
sa pipe, M. Pickwick et son portemanteau furent hissés dans la voiture.
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|
--Golden-Cross, dit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Ce n'est qu'une méchante course d'un shilling, Tom, cria le cocher
|
|
d'un ton de mauvaise humeur, pour l'édification du garçon de place,
|
|
comme la voiture partait.
|
|
|
|
--Quel âge a cette bête-là, mon ami? demanda M. Pickwick en se frottant
|
|
le nez avec le shilling qu'il tenait tout prêt pour payer sa course.
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|
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|
--Quarante-deux ans, répliqua le cocher, après avoir lorgné M. Pickwick
|
|
du coin de l'oeil.
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|
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--Quoi! s'écria l'homme illustre en mettant la main sur son carnet.»
|
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Le cocher réitéra son assertion; M. Pickwick le regarda fixement au
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|
visage; mais il ne découvrit aucune hésitation dans ses traits, et nota
|
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le fait immédiatement.
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|
«Et combien de temps reste-t-il hors de l'écurie, continua M. Pickwick,
|
|
cherchant toujours à acquérir quelques notions utiles.
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|
|
--Deux ou trois semaines.
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|
--Deux ou trois semaines hors de l'écurie! dit le philosophe plein
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d'étonnement; et il tira de nouveau son portefeuille.
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|
--Les écuries, répliqua froidement le cocher, sont à Pentonville; mais
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|
il y entre rarement à cause de sa faiblesse.
|
|
|
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--A cause de sa faiblesse? répéta M. Pickwick avec perplexité.
|
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|
|
--Il tombe toujours quand on l'ôte du cabriolet. Mais au contraire quand
|
|
il y est bien attelé, nous tenons les guides courtes et il ne peut pas
|
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broncher. Nous avons une paire de fameuses roues; aussi, pour peu qu'il
|
|
bouge, elles roulent après lui, et il faut bien qu'il marche. Il ne peut
|
|
pas s'en empêcher.»
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|
|
M. Pickwick enregistra chaque parole de ce récit, pour en faire part à
|
|
son club, comme d'une singulière preuve de la vitalité des chevaux dans
|
|
les circonstances les plus difficiles. Il achevait d'écrire, lorsque le
|
|
cabriolet atteignit Golden-Cross. Aussitôt le cocher saute en bas, M.
|
|
Pickwick descend avec précaution, et MM. Tupman, Snodgrass et Winkle,
|
|
qui attendaient avec anxiété l'arrivée de leur illustre chef,
|
|
s'approchent de lui pour le féliciter.
|
|
|
|
«Tenez, cocher,» dit M. Pickwick en tendant le shilling à son
|
|
conducteur.
|
|
|
|
Mais quel fut l'étonnement du savant personnage lorsque cet homme
|
|
inconcevable, jetant l'argent sur le pavé, déclara, en langage figuré,
|
|
qu'il ne demandait d'autre payement que le plaisir de boxer avec M.
|
|
Pickwick tout son shilling.
|
|
|
|
«Vous êtes fou, dit M. Snodgrass.
|
|
|
|
--Ivre, reprit M. Winkle.
|
|
|
|
--Tous les deux, ajouta M. Tupman.
|
|
|
|
--Avancez! disait le cocher, lançant dans l'espace une multitude de
|
|
coups de poings préparatoires. Avancez tous les quatre!
|
|
|
|
--En voilà une bonne! s'écrièrent une demi-douzaine d'autres cochers: A
|
|
la besogne, John! et ils se rangèrent en cercle avec une grande
|
|
satisfaction.
|
|
|
|
--Qu'est-ce qu'y a, John? demanda un gentleman, porteur de manches de
|
|
calicot noir.
|
|
|
|
--Ce qu'y a! répliqua le cocher. Ce vieux a pris mon numéro!
|
|
|
|
--Je n'ai pas pris votre numéro, dit M. Pickwick d'un ton indigné.
|
|
|
|
--Pourquoi l'avez-vous noté, alors? demanda le cocher.
|
|
|
|
--Je ne l'ai pas noté! s'écria M. Pickwick, avec indignation.
|
|
|
|
--Croiriez-vous, continua le cocher, en s'adressant à la foule;
|
|
croiriez-vous que ce mouchard-là monte dans mon cabriolet, prend mon
|
|
numéro, et couche sur le papier chaque parole que j'ai dite?» (Le
|
|
mémorandum revint comme un trait de lumière dans la mémoire de M.
|
|
Pickwick.)
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|
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|
«Il a fait ça? cria un autre cocher.
|
|
|
|
--Oui, il a fait ça. Après m'avoir induit par ses vexations à
|
|
l'attaquer, voilà qu'il a trois témoins tout prêts pour déposer contre
|
|
moi. Mais il me le payera, quand je devrais en avoir pour six mois!
|
|
Avancez donc.» Et dans son exaspération, avec un dédain superbe pour ses
|
|
propres effets, le cocher lança son chapeau sur le pavé, fit sauter les
|
|
lunettes de M. Pickwick, envoya un coup de poing sous le nez de M.
|
|
Pickwick, un autre coup de poing dans la poitrine de M. Pickwick, un
|
|
troisième dans l'oeil de M. Snodgrass, un quatrième pour varier dans le
|
|
gilet de M. Tupman; puis s'en alla d'un saut au milieu de la rue, puis
|
|
revint sur le trottoir, et finalement enleva à M. Winkle le peu d'air
|
|
respirable que renfermaient momentanément ses poumons, le tout en une
|
|
douzaine de secondes.
|
|
|
|
«Où y a-t-il un constable? dit M. Snodgrass.
|
|
|
|
--Mettez-les sous la pompe, suggéra un marchand de pâtés chauds.
|
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--Vous me le payerez, dit M. Pickwick respirant avec difficulté.
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--Mouchards! crièrent quelques voix dans la foule.
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--Avancez donc, beugla le cocher, qui pendant ce temps avait continué de
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lancer des coups de poings dans le vide.»
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Jusqu'alors la populace avait contemplé passivement cette scène; mais le
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bruit que les pickwickiens étaient des mouchards s'étant répandu de
|
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proche en proche, les assistants commencèrent à discuter avec beaucoup
|
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de chaleur s'il ne conviendrait pas de suivre la proposition de
|
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l'irascible marchand de pâtés. On ne peut dire à quelles voies de fait
|
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ils se seraient portés, si l'intervention d'un nouvel arrivant n'avait
|
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terminé inopinément la bagarre.
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«Qu'est-ce qu'il y a? demanda un grand jeune homme effilé, revêtu d'un
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habit vert, et qui sortait du bureau des voitures.
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--Mouchards! hurla de nouveau la foule.
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--C'est faux! cria M. Pickwick avec un accent qui devait convaincre tout
|
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auditeur exempt de préjugés.
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--Bien vrai? bien vrai?» demanda le jeune homme, en se faisant passage à
|
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travers la multitude, par l'infaillible procédé qui consiste à donner
|
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des coups de coude à droite et à gauche.
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M. Pickwick, en quelques phrases précipitées, lui expliqua le véritable
|
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état des choses.
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«S'il en est ainsi, venez avec moi, dit l'habit vert, entraînant l'homme
|
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illustre et parlant tout le long du chemin. Ici, n° 924, prenez le prix
|
|
de votre course, et allez vous-en. Respectable gentleman, je réponds de
|
|
lui. Pas de sottises. Par ici, monsieur. Où sont vos amis? Erreur à ce
|
|
que je vois. N'importe. Des accidents. Ça arrive à tout le monde.
|
|
Courage! on n'en meurt pas; il faut faire contre fortune bon coeur.
|
|
Citez-le devant le commissaire; qu'il mette cela dans sa poche si cela
|
|
lui va. Damnés coquins! et débitant avec une volubilité extraordinaire
|
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un long chapelet de sentences semblables, l'étranger introduisit M.
|
|
Pickwick et ses disciples dans la chambre d'attente des voyageurs.
|
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--Garçon! cria l'étranger en tirant la sonnette avec une violence
|
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formidable, des verres pour tout le monde; du grog à l'eau-de-vie chaud,
|
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fort sucré, et qu'il y en ait beaucoup. L'oeil endommagé, monsieur?
|
|
Garçon, un bifteck cru, pour l'oeil de monsieur. Rien comme le bifteck
|
|
cru pour une contusion, monsieur. Un candélabre à gaz, excellent, mais
|
|
incommode. Diablement drôle de se tenir en pleine rue une demi-heure,
|
|
l'oeil appuyé sur un candélabre à gaz. La bonne plaisanterie, hein! Ha!
|
|
ha!» Et l'étranger, sans s'arrêter pour reprendre haleine, avala d'un
|
|
seul trait une demi-pinte de grog brûlant, puis il s'étala sur une
|
|
chaise, avec autant d'aisance que si rien de remarquable n'était arrivé.
|
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|
|
M. Pickwick eut le temps d'observer le costume et la tournure de cette
|
|
nouvelle connaissance, tandis que ses trois compagnons étaient occupés à
|
|
lui offrir leurs remerciements.
|
|
|
|
C'était un homme d'une taille moyenne; mais comme il avait le corps
|
|
mince et les jambes très-longues, il paraissait beaucoup plus grand
|
|
qu'il ne l'était en réalité. Son habit vert avait été un vêtement
|
|
élégant dans les beaux jours des habits à queue de morue;
|
|
malheureusement, dans ce temps-là, il avait sans doute été fait pour un
|
|
homme beaucoup plus petit que l'étranger, car les manches salies et
|
|
fanées lui descendaient à peine aux poignets. Sans égard pour l'âge
|
|
respectable de cet habit, il l'avait boutonné jusqu'au menton, au hasard
|
|
imminent d'en faire craquer le dos. Son cou était décoré d'un vieux col
|
|
noir, mais on n'y apercevait aucun vestige d'un col de chemise. Son
|
|
étroit pantalon étalait çà et là des places luisantes qui indiquaient de
|
|
longs services; il était fortement tendu par des sous-pieds sur des
|
|
souliers rapiécés, afin de cacher, sans doute, des bas, jadis blancs,
|
|
qui se trahissaient encore malgré cette précaution inutile. De chaque
|
|
côté d'un chapeau à bords retroussés tombaient en boucles négligées les
|
|
longs cheveux noirs du personnage, et l'on entrevoyait la chair de ses
|
|
poignets entre ses gants et les parements de son habit Enfin son visage
|
|
était maigre et pâle, et dans toute sa personne régnait un air
|
|
indéfinissable d'impudence hâbleuse et d'aplomb imperturbable.
|
|
|
|
Tel était l'individu que M. Pickwick examinait à travers ses lunettes
|
|
(heureusement retrouvées), et auquel il offrit, en termes choisis, ses
|
|
remercîments, après que ses trois amis eurent épuisé les leurs.
|
|
|
|
«N'en parlons plus, dit l'étranger, coupant court aux compliments, ça
|
|
suffit. Fameux gaillard, ce cocher, il jouait bien des poings, mais si
|
|
j'avais été votre ami à l'habit de chasse vert, Dieu me damne! j'aurais
|
|
brisé la tête du cocher en moins de rien; celle du pâtissier aussi,
|
|
parole d'honneur!»
|
|
|
|
Ce discours tout d'une haleine fut interrompu par le cocher de
|
|
Rochester, annonçant que le _Commodore_ était prêt à partir.
|
|
|
|
«Commodore! murmura l'étranger en se levant: ma voiture, place retenue.
|
|
Place d'impériale. Payez l'eau-de-vie et l'eau; faudrait changer un
|
|
billet de cinq livres; il circule beaucoup de pièces fausses, monnaie de
|
|
Birmingham; connu. Et il secoua la tête d'un air fin.»
|
|
|
|
Or, M. Pickwick et ses trois compagnons avaient précisément projeté de
|
|
faire leur première halte à Rochester. Ils déclarèrent donc à leur
|
|
nouvelle connaissance qu'ils suivaient la même route, et convinrent
|
|
d'occuper le siége de derrière de la voiture, où ils pourraient tenir
|
|
tous les cinq.
|
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|
«Allons! haut! dit l'étranger, en aidant M. Pickwick à grimper sur
|
|
l'impériale, avec une précipitation qui dérangea matériellement la
|
|
gravité ordinaire du philosophe.
|
|
|
|
--Aucun bagage, monsieur? demanda le cocher.
|
|
|
|
--Qui? moi? répliqua l'étranger: Paquet de papier gris, voilà! le reste
|
|
parti par eau; grosses caisses clouées, grosses comme des maisons,
|
|
lourdes, lourdes, diablement lourdes!» Et il enfonça dans sa poche, le
|
|
plus qu'il put, le paquet de papier gris, qui, à en juger d'après les
|
|
apparences paraissait contenir une chemise et un mouchoir.
|
|
|
|
«Gare! gare les têtes! cria le babillard étranger, quand ils arrivèrent
|
|
sous la voûte, par laquelle entraient ou sortaient les voitures;
|
|
terrible endroit, très-dangereux; l'autre jour; cinq enfants; mère;
|
|
grande femme, mangeant des sandwiches, oublie la voûte; crac! les
|
|
enfants se retournent; la tête de la mère enlevée! les sandwiches dans
|
|
sa main; pas de bouche pour les mettre, le chef de la famille n'y était
|
|
plus. Horrible! horrible! Vous regardez Whitehall, monsieur? beau
|
|
palais, petite croisée; la tête de quelqu'un tombée là[6]... Eh! Il
|
|
n'avait pas pris garde non plus! Eh! monsieur, eh!
|
|
|
|
[Footnote 6: Charles Ier, décapité sur un échafaud, dressé contre une
|
|
des fenêtres du palais et par où il sortit.
|
|
|
|
(_Note du traducteur._)]
|
|
|
|
--Je ruminais, dit M. Pickwick, sur l'étrange mutabilité des choses de
|
|
ce monde.
|
|
|
|
--Ah! je devine: on entre par la porte du palais un jour; on en sort par
|
|
la fenêtre le lendemain. Philosophe, monsieur?
|
|
|
|
--Observateur de la nature humaine, monsieur.
|
|
|
|
--Moi aussi, comme la plupart des hommes, quand ils n'ont pas
|
|
grand'chose à faire, et encore moins à gagner. Poëte, monsieur?
|
|
|
|
--Mon ami, M. Snodgrass, a une disposition poétique très-prononcée,
|
|
répondit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Moi aussi, reprit l'étranger, poëme épique; dix mille vers; révolution
|
|
de juillet; composé sur place; Mars le jour, Apollon la nuit;
|
|
déchargeant la fusil, pinçant la lyre.
|
|
|
|
--Vous étiez présent à cette glorieuse scène? demanda M. Snodgrass.
|
|
|
|
--Présent! un peu[7], j'ajustais un Suisse; j'ajustais un vers; j'entre
|
|
chez un marchand de vin et je l'écris; je retourne dans la rue, pouf!
|
|
pan! une autre idée; je rentre dans la boutique, plume et encre; dans la
|
|
rue, d'estoc et de taille. Noble temps, monsieur! Chasseur, monsieur? se
|
|
tournant brusquement vers M. Winkle.
|
|
|
|
[Footnote 7: Exemple remarquable de la force prophétique de
|
|
l'imagination de M. Jingle quand on pense que ce dialogue a lieu en 1827
|
|
et que la révolution est de 1830.
|
|
|
|
(_Note de l'auteur._)]
|
|
|
|
--Un peu, répliqua celui-ci.
|
|
|
|
--Belle occupation! belle occupation! des chiens?
|
|
|
|
--Pas dans ce moment.
|
|
|
|
--Ah! vous devriez en avoir. Noble animal, créature intelligente! J'en
|
|
avais un jadis, chien d'arrêt, instinct surprenant. Je chasse un jour,
|
|
j'entre dans un enclos, je siffle, chien immobile; je siffle encore;
|
|
Ponto! Inutile: bouge pas. Ponto! Ponto! il ne remue pas. Chien
|
|
pétrifié, en arrêt devant un écriteau. Une inscription. _Les
|
|
gardes-chasse ont ordre de tuer tous les chiens qu'ils trouveront dans
|
|
cet enclos._ Il ne voulait pas avancer. Chien étonnant. Fameuse bête,
|
|
oh! oui, fameuse!
|
|
|
|
--Singulière circonstance, dit M. Pickwick. Voulez-vous me permettre
|
|
d'en prendre note?
|
|
|
|
--Certainement, monsieur, certainement; cent autres anecdotes du même
|
|
animal. Jolie fille, monsieur! continua l'étranger en s'adressant à M.
|
|
Tracy Tupman, lequel s'occupait à lancer des oeillades antipickwickiennes
|
|
à une jeune femme qui passait sur le bord de la route.
|
|
|
|
--Très-jolie, répondit M. Tupman.
|
|
|
|
--Les Anglaises ne valent pas les Espagnoles: nobles créatures; cheveux
|
|
de jais, noires prunelles, formes séduisantes; douces créatures,
|
|
charmantes!
|
|
|
|
--Vous avez été en Espagne, monsieur? demanda M. Tracy Tupman.
|
|
|
|
--J'y ai vécu des siècles.
|
|
|
|
--Vous avez fait beaucoup de conquêtes?
|
|
|
|
--Des conquêtes? par milliers. Don Bolaro Fizzgig, grand d'Espagne;
|
|
fille unique; doña Christina, superbe créature; elle m'aimait à la
|
|
folie. Père jaloux; fille passionnée; bel Anglais; doña Christina au
|
|
désespoir; acide prussique; pompe stomacale dans mon portemanteau; je
|
|
pratique l'opération; vieux Bolaro en extase, consent à notre union;
|
|
joint nos mains, ruisseaux de pleurs; histoire romantique,
|
|
très-romantique.
|
|
|
|
--Cette dame est-elle maintenant en Angleterre? reprit M. Tupman, sur
|
|
lequel la description de tant de charmes avait produit une vive
|
|
impression.
|
|
|
|
--Morte! monsieur, morte! répondit l'étranger en appliquant à son oeil
|
|
droit les tristes restes d'un mouchoir de batiste. Ne guérit jamais de
|
|
la pompe stomacale, constitution détruite, victime de l'amour.
|
|
|
|
--Et le père? demanda le poétique Snodgrass.
|
|
|
|
--Saisi de remords, disparition subite, conversation de toute la ville.
|
|
Recherches dans tous les coins, sans succès. Jet d'eau de la fontaine
|
|
publique dans la grande place s'arrête subitement: le temps passe,
|
|
toujours point d'eau; les ouvriers s'y mettent: mon beau-père dans le
|
|
gros tuyau, une confession complète dans sa botte droite. On le retire,
|
|
la fontaine coule de plus belle.
|
|
|
|
--Voulez-vous me permettre d'écrire ce petit roman? dit M. Snodgrass,
|
|
profondément affecté.
|
|
|
|
--Certainement, monsieur, certainement. Cinquante autres à votre
|
|
service. Étrange histoire que la mienne, non pas extraordinaire, mais
|
|
curieuse.»
|
|
|
|
Durant toute la route, l'étranger continua à parler de la sorte,
|
|
s'interrompant seulement aux relais pour avaler un verre d'ale, en guise
|
|
de ponctuation. Aussi, lorsque la voiture arriva au pont de Rochester,
|
|
les carnets de MM. Pickwick et Snodgrass étaient complétement remplis
|
|
d'un choix de ses aventures.
|
|
|
|
Lorsqu'on aperçut le vieux château, M. Auguste Snodgrass s'écria avec la
|
|
ferveur poétique qui le distinguait: «Quelles magnifiques ruines!
|
|
|
|
--Quelle étude pour un antiquaire! furent les propres paroles qui
|
|
s'échappèrent de la bouche de M. Pickwick, tandis qu'il appliquait son
|
|
télescope à son oeil.
|
|
|
|
--Ah! un bel endroit, répliqua l'étranger. Superbe masse, sombres
|
|
murailles, arcades branlantes, noirs recoins, escaliers croûlants.
|
|
Vieille cathédrale aussi, odeur terreuse, les marches usées par les
|
|
pieds des pèlerins, petites portes saxonnes, confessionnaux comme les
|
|
guérites de ceux qui reçoivent l'argent au spectacle. Drôles de gens que
|
|
ces moines, papes et trésoriers, et toutes sortes de vieux gaillards,
|
|
avec des grosses faces rouges et des nez écornés, qu'on déterre tous les
|
|
jours. Des pourpoints de buffle, des arquebuses à mèche, sarcophages.
|
|
Belle place, vieilles légendes, drôles d'histoires, étonnantes.» Et
|
|
l'étranger continua son soliloque jusqu'au moment où la voiture
|
|
s'arrêta, dans la grande rue, devant l'auberge du _Taureau_.
|
|
|
|
--Allez-vous rester ici, monsieur, lui demanda M. Nathaniel Winkle.
|
|
|
|
«Ici? non, monsieur. Mais vous ferez bien d'y séjourner, bonne maison,
|
|
lits propres. L'hôtel _Wright_, à côté, très-cher, une demi-couronne de
|
|
plus sur votre compte, si vous regardez seulement le garçon; fait payer
|
|
plus cher si vous dînez en ville que si vous dîniez à l'hôtel: drôles de
|
|
gens, vraiment.»
|
|
|
|
M. Winkle s'approcha de M. Pickwick et lui dit quelques paroles à
|
|
l'oreille. Un chuchotement passa de M. Pickwick à M. Snodgrass, de M.
|
|
Snodgrass à M. Tupman, et des signes d'assentiment ayant été échangés,
|
|
M. Pickwick s'adressa ainsi à l'étranger.
|
|
|
|
«Vous nous avez rendu ce matin un important service, monsieur.
|
|
Permettez-moi de vous offrir une légère marque de notre reconnaissance,
|
|
en vous priant de nous faire l'honneur de dîner avec nous.
|
|
|
|
--Grand plaisir. Ne me permettrai pas de dire mon goût; volaille rôtie
|
|
et champignons, excellente chose; quelle heure?
|
|
|
|
--Voyons, répondit M. Pickwick, en tirant sa montre. Il est maintenant
|
|
près de trois heures. A cinq heures, si vous voulez.
|
|
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|
--Convient parfaitement; cinq heures précises, jusqu'alors prenez soin
|
|
de vous.»
|
|
|
|
Ainsi parla l'étranger, et il souleva de quelques pouces son chapeau à
|
|
bords retroussés, le replaça négligemment sur le coin de l'oreille,
|
|
traversa la cour d'un air délibéré, et tourna dans la grande rue, ayant
|
|
toujours hors de sa poche la moitié du paquet de papier gris.
|
|
|
|
«Évidemment un grand voyageur dans divers climats et un profond
|
|
observateur des hommes et des choses, dit M. Pickwick.
|
|
|
|
--J'aimerais à voir son poëme, reprit M. Snodgrass.
|
|
|
|
--Et moi je voudrais avoir vu son chien,» ajouta M. Winkle.
|
|
|
|
M. Tupman ne parla point, mais il pensa a doña Christina, à l'acide
|
|
prussique, à la fontaine, et ses yeux se remplirent de larmes.
|
|
|
|
Après avoir retenu une salle à manger particulière, examiné les lits,
|
|
commandé le dîner, nos voyageurs sortirent pour observer la ville et les
|
|
environs.
|
|
|
|
Nous avons lu soigneusement les notes de M. Pickwick sur les quatre
|
|
villes de Stroud, Rochester, Chatham et Brompton, et nous n'avons pas
|
|
trouvé que ses opinions différassent matériellement de celles des autres
|
|
savants qui ont parcouru les mêmes lieux. On peut résumer ainsi sa
|
|
description.
|
|
|
|
Les principales productions de ces villes paraissent être des soldats,
|
|
des matelote, des juifs, de la craie, des crevettes, des officiers et
|
|
des employés de la marine. Les principales marchandises étalées dans les
|
|
rues sont des denrées pour la marine, du caramel, des pommes, des
|
|
poissons plats et des huîtres. Les rues ont un air vivant et animé, qui
|
|
provient principalement de la bonne humeur des militaires. Quand ces
|
|
vaillants hommes, sous l'influence d'un excès de gaieté et de
|
|
spiritueux, font, en chantant, des zigzags dans les rues, ils offrent un
|
|
spectacle vraiment délicieux pour un esprit philanthropique, surtout si
|
|
nous considérons quel amusement innocent et peu cher ils fournissent à
|
|
tous les enfants de la ville, qui les suivent en plaisantent avec eux.
|
|
Rien (ajouta M. Pickwick), rien n'égale leur bonne humeur. La veille de
|
|
mon arrivée, l'un d'eux avait été grossièrement insulté dans une
|
|
auberge. La fille avait refusé de le laisser boire davantage. Sur quoi,
|
|
et par pur badinage, le soldat tira sa baïonnette et blessa la servante
|
|
à l'épaule: cependant, le lendemain, ce brave garçon se rendit dès le
|
|
matin à l'auberge, et fut le premier à promettre de ne conserver aucun
|
|
ressentiment, et d'oublier ce qui s'était passé.
|
|
|
|
«La consommation de tabac doit être très-grande dans cette ville,
|
|
continue M. Pickwick; et l'odeur de ce végétal, répandue dans toutes les
|
|
rues, doit être étonnamment délicieuse pour ceux qui aiment à fumer. Un
|
|
voyageur superficiel critiquerait peut-être les boues qui caractérisent
|
|
leur viabilité, mais elles offrent, au contraire, un véritable sujet de
|
|
jouissance à ceux qui y découvrent un indice de mouvement et de
|
|
prospérité commerciale.»
|
|
|
|
Cinq heures précises amenèrent à la fois le dîner et l'étranger. Il
|
|
s'était débarrassé de son paquet de papier gris, mais il n'avait fait
|
|
aucun changement dans son costume et déployait toujours sa loquacité
|
|
accoutumée.
|
|
|
|
«Qu'est-ce que cela? demanda-t-il, comme le garçon ôtait une des cloches
|
|
d'argent. Des soles! ha! fameux poisson; toutes soles viennent de
|
|
Londres. Les entrepreneurs de diligences poussent aux dîners politiques
|
|
pour avoir le transport des soles; des paniers par douzaines; ils savent
|
|
bien ce qu'ils font. Eh! eh! Un verre de vin avec moi, monsieur.
|
|
|
|
--Avec plaisir,» répondit M. Pickwick. Et l'étranger prit du vin,
|
|
d'abord avec lui, puis avec M. Snodgrass, puis avec M. Tupman, puis avec
|
|
M. Winkle, puis enfin avec la société collectivement; et le tout sans
|
|
cesser un seul instant de discourir.
|
|
|
|
«Diable de bacchanale sur l'escalier! Banquettes qu'on monte,
|
|
charpentiers qui descendent, lampes, verres, harpe. Qu'y a-t-il donc,
|
|
garçon?
|
|
|
|
--Un bal, monsieur.
|
|
|
|
--Un bal par souscription?
|
|
|
|
--Non, monsieur. Monsieur, un bal public au bénéfice des pauvres,
|
|
monsieur.
|
|
|
|
--Monsieur, dit M. Tupman avec un vif intérêt, savez-vous si les femmes
|
|
sont bien dans cette ville?
|
|
|
|
--Superbes, magnifiques. Kent, monsieur; tout le monde connaît le comté
|
|
de Kent, célèbre pour ses pommes, ses cerises, son houblon et ses
|
|
femmes. Un verre de vin, monsieur?
|
|
|
|
--Avec grand plaisir, répondit M. Tupman; et l'étranger emplit son
|
|
verre, et le vida.
|
|
|
|
--J'aimerais beaucoup aller à ce bal, reprit M. Tupman, beaucoup.
|
|
|
|
--Nous avons des billets au comptoir, monsieur. Une demi-guinée chaque,
|
|
monsieur, dit le garçon.»
|
|
|
|
M. Tupman exprima de nouveau le désir d'être présent à cette fête; mais
|
|
ne rencontrant aucune réponse dans l'oeil obscurci de M. Snodgrass, ni
|
|
dans le regard distrait de M. Pickwick, il se rejeta, avec un nouvel
|
|
intérêt, sur le vin de Porto et sur le dessert qu'on venait d'apporter.
|
|
Le garçon se retira, et nos cinq voyageurs continuèrent à savourer les
|
|
deux heures d'abandon qui suivent le dîner.
|
|
|
|
«Pardon, monsieur, dit l'étranger, la bouteille dort, faites-lui faire
|
|
le tour comme le soleil, par la soute au pain, rubis sur l'ongle,» et il
|
|
vida son verre qu'il avait rempli deux minutes auparavant, et s'en versa
|
|
un autre avec l'aplomb d'un homme accoutumé à ce manège.
|
|
|
|
Le vin fut bu, et l'on en demanda d'autre: le visiteur parla, les
|
|
pickwickiens écoutèrent; M. Tupman se sentait à chaque instant plus de
|
|
disposition pour le bal; la figure de M. Pickwick brillait d'une
|
|
expression de philanthropie universelle; MM. Winkle et Snodgrass étaient
|
|
tombés dans un profond sommeil.
|
|
|
|
«Ils commencent là haut, dit l'étranger; écoutez, on accorde les
|
|
violons, maintenant la harpe; les voilà partis.»
|
|
|
|
En effet, les sons variés qui descendaient le long de l'escalier
|
|
annonçaient le commencement du premier quadrille.
|
|
|
|
«J'aimerais beaucoup aller à ce bal, répéta M. Tupman.
|
|
|
|
--Moi aussi; maudit bagage; bateau en retard: rien à mettre; drôle,
|
|
hein?»
|
|
|
|
Une bienveillance générale était le trait caractéristique des
|
|
pickwickiens, et M. Tupman en était doué plus qu'aucun autre. En
|
|
feuilletant les procès-verbaux du club, on est étonné de voir combien de
|
|
fois cet excellent homme envoya chez les autres membres de l'Association
|
|
les infortunés qui s'adressaient à lui, pour en obtenir de vieux
|
|
vêtements ou des secours pécuniaires.
|
|
|
|
«Je serais heureux de vous prêter un habit pour cette occasion, dit-il
|
|
à l'étranger; mais vous êtes assez mince, et je suis...
|
|
|
|
--Assez gros. Bacchus sur le retour, descendu de son tonneau, les
|
|
pampres au diable, portant des culottes. Ah! ah! Passez le vin.»
|
|
|
|
Nous ne saurions dire si M. Tupman fut indigné du ton péremptoire avec
|
|
lequel l'étranger l'engageait à passer le vin, qui passait en effet si
|
|
vite par son gosier, ou s'il était justement scandalisé de voir un
|
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membre influent de Pickwick-Club comparé ignominieusement à un Bacchus
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démonté; mais, après avoir passé le vin, il toussa deux fois et regarda
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l'étranger, durant quelques secondes, avec une fixité sévère. Cependant,
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cet individu étant demeuré parfaitement calme et serein sous son regard
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scrutateur, il en diminua par degrés l'intensité et recommença à parler
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du bal.
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«J'étais sur le point d'observer, monsieur, lui dit-il, que si mes
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vêtements doivent vous être trop larges, ceux de mon ami, M. Winkle,
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pourraient peut-être vous aller mieux.»
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L'étranger prit d'un coup d'oeil la mesure de M. Winkle et s'écria avec
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satisfaction: «Justement ce qu'il me faut!»
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M. Tupman regarda autour de lui. Le vin, qui avait exercé son influence
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somnifère sur MM. Snodgrass et Winkle, avait aussi appesanti les sens de
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M. Pickwick. Ce gentleman avait parcouru successivement les diverses
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phases qui précèdent la léthargie produite par le dîner et par le vin.
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Il avait subi les phases ordinaires depuis l'excès de la gaieté jusqu'à
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l'abîme de la tristesse. Comme un bec de gaz, dans une rue, lorsque le
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vent a pénétré dans le tuyau, il avait déployé par moments, une clarté
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extraordinaire, puis il était tombé si bas qu'on pouvait à peine
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l'apercevoir; après un court intervalle il avait fait jaillir de nouveau
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une éblouissante lumière, puis il avait oscillé rapidement, et il
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s'était éteint tout à fait. Sa tête était penchée sur sa poitrine, et un
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ronflement perpétuel, accompagné parfois d'un sourd grognement, étaient
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les seules preuves auriculaires qui pussent attester encore la présence
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de ce grand homme.
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M. Tupman était violemment tenté d'aller au bal, pour porter son
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jugement sur les beautés du comté de Kent; il était également tenté
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d'emmener avec lui l'étranger; car il l'entendait parler des habitants
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et de la ville comme s'il y avait vécu depuis sa naissance, tandis que
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lui-même se trouvait entièrement dépaysé. M. Winkle dormait
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profondément, et M. Tupman avait assez d'expérience de l'état où il le
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voyait pour savoir que, suivant le cours ordinaire de la nature, son ami
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ne songerait point à autre chose, en s'éveillant, qu'à se traîner
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pesamment vers son lit. Cependant il restait encore dans l'indécision.
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«Remplissez votre verre, et passez le vin;» dit l'infatigable visiteur.
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M. Tupman fit comme il lui était demandé, et le stimulant additionnel du
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dernier verre le détermina.
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«La chambre à coucher de Winkle, dit-il à l'étranger, ouvre dans la
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mienne; si je l'éveillais maintenant je ne pourrais pas lui faire
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comprendre ce que je désire: mais je sais qu'il a un costume complet
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dans son sac de nuit. Supposez que vous le mettiez pour aller au bal et
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que vous l'ôtiez en rentrant, je pourrais le replacer facilement, sans
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déranger notre ami le moins du monde.
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--Admirable! répondit l'étranger; fameux plan! Damnée position, bizarre,
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quatorze habits dans ma malle et obligé de mettre celui d'un autre.
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Très-drôle! vraiment.
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--Il faut prendre nos billets, dit M. Tupman.
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--Pas la peine de changer une guinée. Jouons qui payera les deux, jetez
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une pièce en l'air, moi je nomme, allez. Femme, femme, femme
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enchanteresse! et le souverain étant tombé laissa voir sur sa face
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supérieure le dragon, appelé par courtoisie, une femme. Condamné par le
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sort, M. Tupman tira la sonnette, prit les billets et demanda de la
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lumière. Au bout d'un quart d'heure l'étranger était complétement paré
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des dépouilles de M. Nathaniel Winkle.
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--C'est un habit neuf, dit M. Tupman, tandis que l'étranger se mirait
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avec complaisance: c'est le premier qui soit orné des boutons de notre
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club;» et il fit remarquer à son compagnon les larges boutons dorés, sur
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lesquels on voyait les lettres P.C. de chaque côté du buste de M.
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Pickwick.
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«P.C. répéta l'étranger; drôle de devise, le portrait du vieux bonhomme,
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avec P.C. Qu'est-ce que P.C. signifie, portrait curieux, hein?»
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M. Tupman, avec une grande importance et une indignation mal comprimée,
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expliqua le symbole mystique du Pickwick-Club, tandis que l'étranger se
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tordait pour apercevoir dans la glace le derrière de l'habit dont la
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taille lui montait au milieu du dos.
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«Un peu court de taille, n'est-ce pas? Comme les vestes des facteurs:
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drôles d'habits, ceux-là, faits à l'entreprise, sans mesures: voies
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mystérieuses de la providence, à tous les petits hommes, de longs
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habits; à tous les grands, des habits courts.»
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En babillant de cette manière, le nouveau compagnon de M. Tupman acheva
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d'ajuster son costume, ou plutôt celui de M. Winkle, et, bientôt après,
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les deux amateurs de fêtes montèrent ensemble l'escalier.
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«Quels noms, messieurs? dit l'homme qui se tenait à la porte. M. Tupman
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s'avançait pour énoncer ses titres et qualités, quand l'étranger
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l'arrêta en disant:
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--Pas de nom du tout; et il murmura à l'oreille de M. Tupman: «Les noms
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ne valent rien; inconnus, excellents noms dans leur genre, mais pas
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illustres; fameux noms dans une petite réunion, mais qui ne feraient pas
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d'effet dans une grande assemblée. Incognito, voilà la chose. Gentlemen
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de Londres, nobles étrangers, n'importe quoi.»
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La porte s'ouvrit à ces derniers mots prononcés à voix haute, et M.
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Tupman entra dans la salle de bal avec l'étranger.
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C'était une longue chambre garnie de banquettes cramoisies, et éclairée
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par des bougies, placées dans des lustres de cristal. Les musiciens
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étaient soigneusement retranchés sur une haute estrade, et trois ou
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quatre quadrilles se mêlaient et se démêlaient d'une manière
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scientifique. Dans une pièce voisine on apercevait deux tables à jouer,
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sur lesquelles quatre vieilles dames, avec un pareil nombre de gros
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messieurs, exécutaient gravement leur whist.
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La finale terminée, les danseurs se promenèrent dans la salle, et nos
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deux compagnons se plantèrent dans un coin pour observer la compagnie.
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«Charmantes femmes! soupira M. Tupman.
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--Attendez un instant. Vous allez voir tout à l'heure. Les gros bonnets
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pas encore venus. Drôle d'endroit. Les employés supérieurs de la marine
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ne parlent pas aux petits employés, les petits employés ne parlent pas à
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la bourgeoisie, la bourgeoisie ne parle pas aux marchands, le
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commissaire du gouvernement ne parle à personne.
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--Quel est ce petit garçon aux cheveux blonds, aux yeux rouges, avec un
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habit de fantaisie?
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--Silence, s'il vous plaît! yeux rouges, habit de fantaisie, petit
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garçon, allons donc! Chut! chut! c'est un enseigne du 97e, l'honorable
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|
Wilmot-Bécasse. Grande famille, les Bécasses, famille nombreuse.
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--Sir Thomas Clubber, lady Clubber et Mlles Clubber! cria d'une voix de
|
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stentor l'homme qui annonçait.»
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Une profonde sensation se propagea dans toute la salle, à l'entrée d'un
|
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énorme gentleman, en habit bleu, avec des boutons brillants; d'une vaste
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lady en satin bleu, et de deux jeunes ladies taillées sur le même patron
|
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et parées de robes élégantes de la même couleur.
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|
«Commissaire du gouvernement, chef de la marine, grand homme,
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remarquablement grand! dit tout bas l'étranger à M. Tupman, pendant que
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les commissaires du bal conduisaient sir Thomas Clubber et sa famille
|
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jusqu'au haut bout de la salle. L'honorable Wilmot-Bécasse et les
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meneurs de distinction s'empressèrent de présenter leurs hommages aux
|
|
demoiselles Clubber, et sir Thomas Clubber, droit comme un i,
|
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contemplait majestueusement l'assemblée du haut de sa cravate noire.»
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M. Smithie, Mme Smithie et mesdemoiselles Smithie, furent annoncés
|
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immédiatement après.
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«Qu'est-ce que M. Smithie? demanda M. Tupman.
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--Quelque chose de la marine,» répondit l'étranger.
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|
M. Smithie s'inclina avec déférence devant sir Thomas Clubber, et sir
|
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Thomas Clubber lui rendit son salut avec une condescendance marquée.
|
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Lady Clubber examina à travers son lorgnon Mme Smithie et sa famille; et
|
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à son tour Mme Smithie regarda du haut en bas madame je ne sais qui,
|
|
dont le mari n'était pas dans la marine.
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«Colonel Bulder, Mme Bulder et miss Bulder!
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--Chef de la garnison,» dit l'étranger, en réponse à un coup d'oeil
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interrogateur de M. Tupman.
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Miss Bulder fut chaudement accueillie par les miss Clubber; les
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|
salutations entre Mme Bulder et lady Clubber furent des plus
|
|
affectueuses; le colonel Bulder et sir Thomas s'offrirent mutuellement
|
|
une prise de tabac, et tous deux regardèrent autour d'eux comme une
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paire d'Alexandre Selkirk, monarques de tout ce qui les entourait.
|
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|
|
Tandis que l'aristocratie de l'endroit, les Bulder, les Clubber et les
|
|
Bécasse conservaient ainsi leur dignité au haut bout de la salle, les
|
|
autres classes de la société les imitaient, au bas bout, autant qu'il
|
|
leur était possible. Les officiers les moins aristocratiques du 97e se
|
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dévouaient aux familles des fonctionnaires les moins importants de la
|
|
marine; les femmes des avoués et la femme du marchand de vin étaient à
|
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la tête d'une faction; la femme du brasseur visitait les Bulder; et Mme
|
|
Tomlinson, directrice du bureau de poste, semblait avoir été choisie par
|
|
un assentiment universel, pour diriger le parti marchand.
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Un des personnages les plus populaires dans son propre cercle était un
|
|
gros petit homme, dont le crâne chauve était entouré d'une couronne de
|
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cheveux noirs et roides; c'était le docteur Slammer, chirurgien du 97e.
|
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Le docteur Slammer prenait du tabac avec tout le monde, riait, dansait,
|
|
plaisantait, jouait au whist, était partout, faisait tout. A ces
|
|
occupations, toutes nombreuses qu'elles fussent déjà, le docteur en
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|
joignait une autre, plus importante encore: il enveloppait des
|
|
attentions les plus dévouées, les plus infatigables, une vieille petite
|
|
veuve, dont la riche toilette et les nombreux bijoux annonçaient une
|
|
fortune qui en faisait un parti fort désirable pour un homme d'un revenu
|
|
limité.
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Les yeux de M. Tupman et de son compagnon avaient été fixés sur le
|
|
docteur et sur la veuve depuis quelque temps, lorsque l'étranger rompit
|
|
le silence.
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«Un tas d'argent, vieille fille, le docteur fait sa tête, excellente
|
|
idée, bonne charge.»
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Tandis que ces sentences peu intelligibles s'échappaient de la bouche de
|
|
l'étranger, M. Tupman le regardait d'un air interrogateur.
|
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«Je vais danser avec la veuve.
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--Qui est-elle?
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--N'en sais rien, jamais vue. Supplanter le docteur. En avant, marche!»
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En achevant ces mots, l'étranger traversa la pièce, s'appuya contre le
|
|
manteau de la cheminée, et attacha ses regards, avec un air d'admiration
|
|
respectueuse et mélancolique, sur la grosse figure de la vieille petite
|
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dame. M. Tupman regardait muet d'étonnement. L'étranger faisait
|
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évidemment des progrès rapides: le docteur dansait avec une autre dame!
|
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La veuve laissa tomber son éventail; l'étranger le releva, et le lui
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rendit avec empressement: un sourire, un salut, une révérence, quelques
|
|
paroles de conversation. L'étranger retraversa hardiment la salle, pour
|
|
chercher le maître des cérémonies, retourna avec lui près de la veuve,
|
|
et, après quelques instants de pantomime introductrice, il saisit la
|
|
main de sa conquête et prit place avec elle dans un quadrille.
|
|
|
|
Grande fut la surprise de M. Tupman à ce procédé sommaire; mais
|
|
l'étonnement du petit docteur paraissait encore plus grand. L'étranger
|
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était jeune; la veuve était flattée; elle ne prenait plus garde aux
|
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attentions du docteur, et l'indignation de celui-ci ne faisait aucune
|
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impression sur son imperturbable rival. Le docteur Slammer resta
|
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paralysé. Lui, le docteur Slammer, du 97e, être anéanti en un moment,
|
|
par un homme que personne n'avait jamais vu, que personne ne
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|
connaissait! Le docteur Slammer! le docteur Slammer, du 97e! Incroyable!
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|
cela ne se pouvait pas. Et pourtant cela était. Bon, voilà que
|
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l'étranger présente son ami? Le docteur pouvait-il en croire ses yeux?
|
|
Il regarda de nouveau et il se trouva dans la pénible nécessité de
|
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reconnaître la véracité de ses nerfs optiques. Mme Budger dansait avec
|
|
M. Tupman, il n'y avait pas moyen de s'y tromper. Sa veuve elle-même est
|
|
là devant lui, en chair et en os, bondissant avec une vigueur
|
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inaccoutumée. Là aussi était M. Tupman, sautant à droite et à gauche,
|
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d'un air plein de gravité, et dansant (ce qui arrive à beaucoup de
|
|
personnes) comme si la contredanse était une épreuve solennelle, et
|
|
qu'il fallût, pour s'en tirer, armer son moral d'une inflexible
|
|
résolution.
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Silencieusement et patiemment le docteur supporta tout ceci. Il vit
|
|
l'étranger offrir du vin chaud, remporter les verres, se précipiter sur
|
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des biscuits; il vit mille coquetteries échangées, et il ne dit rien:
|
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mais quelques secondes après que l'étranger eut disparu avec Mme Budger,
|
|
pour la conduire à sa voiture, il s'élança hors de la chambre, et chaque
|
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particule de sa colère, longtemps contenue, sembla s'échapper de son
|
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visage en un ruisseau de sueur.
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L'étranger revenait, il parlait à voix basse à M. Tupman, il riait, il
|
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était radieux, il avait triomphé. Le petit docteur eut soif de sa vie.
|
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|
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«Monsieur! dit-il d'une voix terrible, en montrant sa carte et en se
|
|
retirant dans un angle du passage: mon nom est Slammer! Le docteur
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Slammer, monsieur! 97e régiment, caserne de Chatham. Ma carte, monsieur!
|
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ma carte! Il aurait voulu poursuivre, mais son indignation l'étouffait.
|
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--Ah! répliqua l'étranger négligemment, Slammer, bien obligé; merci,
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merci de votre attention délicate, pas malade maintenant, Slammer,
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quand je le serai, m'adresserai a vous.
|
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|
|
--Vous... vous êtes un intrigant... un poltron... un lâche... un
|
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menteur... un... un.... Vous déciderez-vous à me donner votre carte,
|
|
monsieur?
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--Ah! je vois, dit l'étranger à demi-voix, punch trop fort, hôte
|
|
libéral. La limonade beaucoup meilleure, des chambres trop chaudes,
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|
gentlemen d'un certain âge, s'en ressentent le lendemain, cruelles
|
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souffrances.... et il fit quelques pas.
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--Vous demeurez dans cette maison, monsieur? cria le petit homme
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furieux; vous êtes ivre maintenant, monsieur! Vous entendrez parler de
|
|
moi, monsieur! Je vous retrouverai, monsieur! je vous retrouverai!
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--Vous ferez bien d'abord de retrouver votre lit,» répondit l'impassible
|
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étranger.
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Le docteur Slammer le regarda avec une férocité inexprimable, et en
|
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s'éloignant il enfonça son chapeau sur sa tête d'une manière qui
|
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indiquait toute son indignation.
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Cependant l'étranger et M. Tupman montèrent dans la chambre de celui-ci
|
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pour restituer le plumage qu'ils avaient emprunté à l'innocent M.
|
|
Winkle. Ils le trouvèrent profondément endormi, et la restitution fut
|
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bientôt faite. L'étranger était extrêmement facétieux, et M. Tupman,
|
|
étourdi par le vin, par le punch, par les lumières, par la vue de tant
|
|
de femmes, regardait toute cette affaire comme une excellente
|
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plaisanterie. Après le départ de son nouvel ami, il éprouva quelque
|
|
difficulté à découvrir l'ouverture de son bonnet de nuit: dans ses
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|
efforts pour le mettre sur sa tête, il renversa son flambeau, et ce fut
|
|
seulement par une série d évolutions très-compliquées qu'il parvint à
|
|
entrer dans son lit. Malgré ces petits accidents il ne tarda pas à
|
|
trouver le repos.
|
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Le lendemain matin, sept heures avaient à peine cessé de sonner, quand
|
|
l'esprit universel de M. Pickwick fut tiré de l'état de torpeur où
|
|
l'avait plongé le sommeil, par des coups violents frappés à sa porte.
|
|
|
|
«Qui est la? cria-t-il, se dressant sur son séant.
|
|
|
|
--Le garçon, monsieur.
|
|
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|
--Que voulez-vous?
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|
--Pourriez-vous me dire, monsieur, quelle personne de votre société a un
|
|
habit bleu à boutons dorés, avec P.C. dessus?»
|
|
|
|
On le lui aura donné pour le brosser, pensa M. Pickwick, et il a oublié
|
|
à qui il appartient. «M. Winkle, cria-t-il, la troisième chambre à
|
|
droite.
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|
--Merci, monsieur, dit le garçon; et il passa.
|
|
|
|
--Qu'est-ce que c'est? demanda M. Tupman, en entendant frapper
|
|
violemment à sa porte.
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|
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|
--Puis-je parler à M. Winkle, monsieur? répliqua le garçon du dehors.
|
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|
|
--Winkle! Winkle! cria M. Tupman.
|
|
|
|
--Ohé! répondit une faible voix qui sortait du lit de la chambre
|
|
intérieure.
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|
|
|
--On vous demande.... Quelqu'un à la porte; et ayant articulé avec
|
|
effort ces paroles, M. Tupman se retourna et se rendormit immédiatement.
|
|
|
|
--On me demande? dit M. Winkle en sautant hors de son lit et en
|
|
s'habillant rapidement. A cette distance de Londres, qui diable peut me
|
|
demander?
|
|
|
|
--Un gentleman, en bas, au café, monsieur. Il dit qu'il ne vous
|
|
dérangera qu'un instant, monsieur; mais il ne veut accepter aucun délai.
|
|
|
|
--Fort étrange! répliqua M. Winkle. Dites que je descends.»
|
|
|
|
Il s'enveloppa d'une robe de chambre; mit un châle de voyage autour de
|
|
son cou, et descendit. Une vieille femme et une couple de garçons
|
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balayaient la salle du café. Auprès de la fenêtre était un officier en
|
|
petite tenue, qui se retourna en entendant entrer M. Winkle, le salua
|
|
d'un air roide, fit retirer les domestiques, ferma soigneusement les
|
|
portes, et dit: «M. Winkle, je présume.
|
|
|
|
--Oui, monsieur, mon nom est Winkle.
|
|
|
|
--Je viens, monsieur, de la part de mon ami, le docteur Slammer, du 97e.
|
|
Cela ne doit pas vous surprendre.
|
|
|
|
--Le docteur Slammer! répéta M. Winkle.
|
|
|
|
--Le docteur Slammer. Il m'a chargé de vous dire de sa part que votre
|
|
conduite d'hier au soir n'était pas celle d'un gentleman, et qu'un
|
|
gentleman ne pouvait pas la supporter.»
|
|
|
|
L'étonnement de M. Winkle était trop réel et trop évident pour n'être
|
|
pas remarqué par le député du docteur Slammer, c'est pourquoi il
|
|
poursuivit ainsi: «Mon ami, le docteur Slammer, m'a paru fermement
|
|
convaincu que, pendant une partie de la soirée vous étiez gris, et
|
|
peut-être hors d'état de sentir l'étendue de l'insulte dont vous vous
|
|
êtes rendu coupable. Il m'a chargé de vous dire que si vous plaidiez
|
|
cette raison comme une excuse de votre conduite, il consentirait à
|
|
recevoir des excuses, écrites par vous sous ma dictée.
|
|
|
|
--Des excuses écrites! répéta de nouveau M. Winkle avec le ton de la
|
|
plus grande surprise.
|
|
|
|
--Autrement, reprit froidement l'officier, vous connaissez
|
|
l'alternative.
|
|
|
|
--Avez-vous été chargé de ce message pour moi nominativement? demanda M.
|
|
Winkle, dont l'intelligence était singulièrement désorganisée par cette
|
|
conversation extraordinaire.
|
|
|
|
--Je n'étais pas présent à la scène, et, en conséquence de votre refus
|
|
obstiné de donner votre carte au docteur Slammer, j'ai été prié par lui
|
|
de rechercher qui était porteur d'un habit très-remarquable: un habit
|
|
bleu clair avec des boutons dorés, portant un buste, et les lettres
|
|
P.C.»
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|
|
|
M. Winkle chancela d'étonnement, en entendant décrire si minutieusement
|
|
son propre costume. L'ami du docteur Slammer continua:
|
|
|
|
«J'ai appris dans la maison que le propriétaire de l'habit en question
|
|
était arrivé ici hier avec trois messieurs. J'ai envoyé auprès de celui
|
|
qui paraissait être le principal de la société, et c'est lui qui m'a
|
|
adressé à vous.»
|
|
|
|
Si la grosse tour du château de Rochester s'était soudainement détachée
|
|
de ses fondations, et était venue se placer en face de la fenêtre, la
|
|
surprise de M. Winkle aurait été peu de chose, comparée avec celle qu'il
|
|
éprouva en écoutant ce discours. Sa première idée fut qu'on avait pu lui
|
|
voler son habit, et il dit à l'officier: «Voulez-vous avoir la bonté de
|
|
m'attendre un instant?
|
|
|
|
--Certainement;» répondit son hôte malencontreux.
|
|
|
|
M. Winkle monta rapidement les escaliers; il ouvrit son sac de nuit
|
|
d'une main tremblante, l'habit bleu s'y trouvait à sa place habituelle;
|
|
mais, en l'examinant avec soin, on voyait clairement qu'il avait été
|
|
porté la nuit précédente.
|
|
|
|
«C'est vrai, dit M. Winkle, en laissant tomber l'habit de ses mains.
|
|
J'ai bu trop de vin hier, après dîner, et j'ai une vague idée d'avoir
|
|
ensuite marché dans les rues, et d'avoir fumé un cigare. Le fait est que
|
|
j'étais tout à fait dedans. J'aurai changé d'habit; j'aurai été quelque
|
|
part; j'aurai insulté quelqu'un: je n'en doute plus, et ce message en
|
|
est le terrible résultat.» Tourmenté par ces idées, il redescendit au
|
|
café avec la sombre résolution d'accepter le cartel du vaillant docteur
|
|
et d'en subir les conséquences les plus funestes.
|
|
|
|
Il était poussé à cette détermination par des considérations diverses.
|
|
La première de toutes était le soin de sa réputation auprès du club. Il
|
|
y avait toujours été regardé comme une autorité imposante dans tous les
|
|
exercices du corps, soit offensifs, soit défensifs, soit inoffensifs.
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S'il venait à reculer, dès la première épreuve, sous les yeux de son
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chef, sa position dans l'association était perdue pour toujours. En
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second lieu, il se souvenait d'avoir entendu dire (par ceux qui ne sont
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point initiés à ces mystères) que les témoins se concertent
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ordinairement pour ne point mettre de balles dans les pistolets. Enfin,
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il pensait qu'en choisissant M. Snodgrass pour second et en lui
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dépeignant avec force le danger, ce gentleman pourrait bien en faire
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part à M. Pickwick; lequel, assurément, s'empresserait d'informer les
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autorités locales, dans la crainte de voir tuer ou détériorer son
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disciple.
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Ayant calculé toutes ces chances, il revint dans la salle du café et
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déclara qu'il acceptait le défi du docteur.
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--Voulez-vous m'indiquer un ami, pour régler l'heure et le lieu du
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rendez-vous, dit alors l'obligeant officier.
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--C'est tout à fait inutile. Veuillez me les nommer, et j'amènerai mon
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témoin avec moi.
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--Hé bien! reprit l'officier d'un ton indifférent, ce soir, si cela vous
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convient; au coucher du soleil.
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--Très-bien, répliqua M. Winkle, pensant dans son coeur que c'était
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très-mal.
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--Vous connaissez le fort Pitt?
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--Oui, je l'ai vu hier.
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--Prenez la peine d'entrer dans le champ qui borde le fossé; suivez le
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sentier à gauche quand vous arriverez à un angle des fortifications, et
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marchez droit devant vous jusqu'à ce que vous m'aperceviez; vous me
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suivrez alors et je vous conduirai dans un endroit solitaire où
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l'affaire pourra se terminer sans crainte d'interruption.
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--Crainte d'interruption! pensa M. Winkle.
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--Nous n'avons plus rien, je crois, à arranger?
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--Pas que je sache.
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--Alors je vous salue.
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--Je vous salue.» Et l'officier s'en alla lestement en sifflant un air
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de contredanse.
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Le déjeuner de ce jour-là se passa tristement pour nos voyageurs. M.
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Tupman, après les débauches inaccoutumées de la nuit précédente, n'était
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point en état de se lever; M. Snodgrass paraissait subir une poétique
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dépression d'esprit; M. Pickwick lui-même montrait un attachement
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inaccoutumé à l'eau de seltz et au silence; quant à M. Winkle il épiait
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soigneusement une occasion de retenir son témoin. Cette occasion ne
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tarda pas à se présenter: M. Snodgrass proposa de visiter le château, et
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comme M. Winkle était le seul membre de la société qui fût disposé à
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faire une promenade, ils sortirent ensemble.
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«Snodgrass, dit M. Winkle, lorsqu'ils eurent tourné le coin de la rue,
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Snodgrass, mon cher ami, puis-je compter sur votre discrétion? Et en
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parlant ainsi il désirait ardemment de n'y pouvoir point compter.
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--Vous le pouvez, répliqua M. Snodgrass. Je jure....
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--Non, non! interrompit M. Winkle, épouvanté par l'idée que son
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compagnon pouvait innocemment s'engager à ne pas le dénoncer. Ne jurez
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pas, ne jurez pas; cela n'est point nécessaire.»
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M. Snodgrass laissa retomber la main qu'il avait poétiquement levée vers
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les nuages, et prit une attitude attentive.
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«Mon cher ami, dit alors M. Winkle, j'ai besoin de votre assistance dans
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une affaire d'honneur.
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--Vous l'aurez, répliqua M. Snodgrass, en serrant la main de son
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compagnon.
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--Avec un docteur, le docteur Slammer, du 97e, ajouta M. Winkle,
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désirant faire paraître la chose aussi solennelle que possible. Une
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affaire avec un officier, ayant pour témoin un autre officier; ce soir,
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au coucher du soleil, dans un champ solitaire, au delà du fort Pitt.
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--Comptez sur moi, répondit M. Snodgrass, avec étonnement, mais sans
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être autrement affecté. En effet, rien n'est plus remarquable que la
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froideur avec laquelle on prend ces sortes d'affaires, quand on n'y est
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point partie principale. M. Winkle avait oublié cela: il avait jugé les
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sentiments de son ami d'après les siens.
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--Les conséquences peuvent être terribles, reprit M. Winkle.
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--J'espère que non.
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--Le docteur est, je pense, un très-bon tireur.
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--La plupart des militaires le sont, observa M. Snodgrass avec calme;
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mais ne l'êtes-vous point aussi?»
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M. Winkle répondit affirmativement, et s'apercevant qu'il n'avait point
|
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suffisamment alarmé son compagnon, il changea de batterie.
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«Snodgrass, dit-il d'une voix tremblante d'émotion, si je succombe vous
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trouverez dans mon portefeuille une lettre pour mon... pour mon père.»
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Cette attaque ne réussit point davantage. M. Snodgrass fut touché, mais
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il s'engagea à remettre la lettre aussi facilement que s'il avait fait
|
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toute sa vie le métier de facteur.
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|
«Si je meurs, continua M. Winkle, ou si le docteur périt, vous, mon cher
|
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ami, vous serez jugé comme complice en préméditation. Faut-il donc que
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j'expose un ami à la transportation? peut-être pour toute sa vie!»
|
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Pour le coup, M. Snodgrass hésita; mais son héroïsme fut invincible.
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|
«Dans la cause de l'amitié, s'écria-t-il avec ferveur, je braverai tous
|
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les dangers.»
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Dieu sait combien notre duelliste maudit intérieurement le dévouement de
|
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son ami. Ils marchèrent pendant quelque temps en silence, ensevelis tous
|
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les deux dans leurs méditations. La matinée s'écoulait et M. Winkle
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|
sentait s'enfuir toute chance de salut.
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|
«Snodgrass, dit-il en s'arrêtant tout d'un coup, n'allez point me trahir
|
|
auprès des autorités locales; ne demandez point des constables pour
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prévenir le duel; ne vous assurez pas de ma personne, ou de celle du
|
|
docteur Slammer, du 97e, actuellement en garnison dans la caserne de
|
|
Chatham. Afin d'empêcher le duel, n'ayez point cette prudence, je vous
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|
en prie.»
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|
M. Snodgrass saisit avec chaleur la main de son compagnon et s'écria,
|
|
plein d'enthousiasme: «Non! pour rien au monde.»
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Un frisson parcourut le corps de M. Winkle quand il vit qu'il n'avait
|
|
rien à espérer des craintes de son ami, et qu'il était irrévocablement
|
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destiné à devenir une cible vivante.
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|
Lorsqu'il eut raconté formellement à M. Snodgrass les détails de son
|
|
affaire, ils entrèrent tous deux chez un armurier; ils louèrent une
|
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boîte de ces pistolets qui sont destinés à donner et à obtenir
|
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_satisfaction_, ils y joignirent un assortiment _satisfaisant_ de
|
|
poudre, de capsules et de balles; puis ils retournèrent à leur auberge,
|
|
M. Winkle pour réfléchir sur la lutte qu'il avait à soutenir; M.
|
|
Snodgrass pour arranger les armes de guerre, et les mettre en état de
|
|
servir immédiatement.
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|
Lorsqu'ils sortirent de nouveau pour leur désagréable entreprise, le
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soir s'approchait, triste et pesant. M. Winkle, de peur d'être observé,
|
|
s'était enveloppé dans un large manteau: M. Snodgrass portait sous le
|
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sien les instruments de destruction.
|
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|
«Avez-vous pris tout ce qu'il faut? demanda M. Winkle, d'un ton agité.
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|
--Tout ce qu'il faut. Quantité de munitions, dans le cas où les premiers
|
|
coups n'auraient point de résultats. Il y a un quarteron de poudre dans
|
|
la botte, et j'ai deux journaux dans ma poche pour servir de bourre.»
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|
|
C'étaient là des preuves d'amitié dont il était impossible de n'être
|
|
point reconnaissant. Il est probable que la gratitude de M. Winkle fut
|
|
trop vive pour qu'il pût l'exprimer, car il ne dit rien, mais il
|
|
continua de marcher, assez lentement.
|
|
|
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«Nous arrivons juste à l'heure, dit M. Snodgrass en franchissant la haie
|
|
du premier champ; voilà le soleil qui descend derrière l'horizon.»
|
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|
M. Winkle regarda le disque qui s'abaissait, et il pensa douloureusement
|
|
aux chances qu'il courait de ne jamais le revoir.
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|
«Voici l'officier, s'écria-t-il au bout de quelque temps.
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--Où? dit M. Snodgrass.
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|
--Là. Ce gentleman en manteau bleu.»
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|
Les yeux de M. Snodgrass suivirent le doigt de son compagnon, et
|
|
aperçurent une longue figure drapée, qui fit un léger signe de la main,
|
|
et continua de marcher. Nos deux amis s'avancèrent silencieusement à sa
|
|
suite.
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|
De moment en moment la soirée devenait plus sombre. Un vent mélancolique
|
|
retentissait dans les champs déserts: on eût dit le sifflement lointain
|
|
d'un géant, appelant son chien. La tristesse de cette scène communiquait
|
|
une teinte lugubre à l'âme de M. Winkle. En passant l'angle du fossé, il
|
|
tressaillit, il avait cru voir une tombe colossale.
|
|
|
|
L'officier quitta tout à coup le sentier, et après avoir escaladé une
|
|
palissade et enjambé une haie, il entra dans un champ écarté. Deux
|
|
messieurs l'y attendaient. L'un était un petit personnage gros et gras,
|
|
avec des cheveux noirs; l'autre, grand et bel homme, avec une redingote
|
|
couverte de brandebourgs, était assis sur un pliant avec une sérénité
|
|
parfaite.
|
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|
|
«Voilà nos gens, avec un chirurgien, à ce que je suppose dit M.
|
|
Snodgrass. Prenez une goutte d'eau-de-vie.» M. Winkle saisit avidement
|
|
la bouteille d'osier que lui tendait son compagnon et avala une longue
|
|
gorgée de ce liquide fortifiant.
|
|
|
|
«Mon ami, M. Snodgrass,» dit M. Winkle à l'officier qui s'approchait.
|
|
|
|
Le second du docteur Slammer salua et produisit une boîte semblable à
|
|
celle que M. Snodgrass avait apportée. «Je pense que nous n'avons rien
|
|
de plus à nous dire, monsieur, remarqua-t-il froidement, en ouvrant sa
|
|
boîte. Des excuses ont été absolument refusées.
|
|
|
|
--Rien du tout, monsieur, répondit M. Snodgrass, qui commençait à se
|
|
sentir mal à son aise.
|
|
|
|
--Voulez-vous que nous mesurions le terrain? dit l'officier.
|
|
|
|
--Certainement,» répliqua M. Snodgrass.
|
|
|
|
Lorsque le terrain eut été mesuré et les préliminaires arrangés,
|
|
l'officier dit à M. Snodgrass: «Vous trouverez ces pistolets meilleurs
|
|
que les vôtres, monsieur. Vous me les avez vu charger; vous opposez-vous
|
|
à ce qu'on en fasse usage?
|
|
|
|
--Non, certainement, répondit M. Snodgrass. Cette offre le tirait d'un
|
|
grand embarras, car ses idées sur la manière de charger un pistolet
|
|
étaient tant soit peu vagues et indéfinies.
|
|
|
|
--Alors je pense que nous pouvons placer nos hommes, continua
|
|
l'officier, avec autant d'indifférence que s'il s'était agi d'une partie
|
|
d'échecs.
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|
|
|
--Je pense que nous le pouvons,» répliqua M. Snodgrass, qui aurait
|
|
consenti à toute autre proposition, vu qu'il n'entendait rien à ces
|
|
sortes d'affaires.
|
|
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|
L'officier alla vers le docteur Slammer, tandis que M. Snodgrass
|
|
s'approchait de M. Winkle.
|
|
|
|
«Tout est prêt, dit-il, en lui offrant le pistolet. Donnez-moi votre
|
|
manteau.
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|
|
|
--Vous avez mon portefeuille, mon cher ami, dit le pauvre Winkle.
|
|
|
|
--Tout va bien. Soyez calme et visez tout bonnement à l'épaule.»
|
|
|
|
M. Winkle trouva que cet avis ressemblait beaucoup à celui que les
|
|
spectateurs donnent invariablement au plus petit gamin dans les duels
|
|
des rues. «Mets-le dessous et tiens-le ferme.» Admirable conseil, si
|
|
l'on savait seulement comment l'exécuter! Quoi qu'il en soit, il ôta son
|
|
manteau en silence (ce manteau était toujours très-long à défaire); il
|
|
accepta le pistolet: les seconds se retirèrent, le monsieur au pliant en
|
|
fit autant, et les belligérants s'avancèrent l'un vers l'autre.
|
|
|
|
M. Winkle a toujours été remarquable par son extrême humanité. On
|
|
suppose que dans cette occasion la répugnance qu'il éprouvait à nuire
|
|
intentionnellement à l'un de ses semblables, l'engagea à fermer les yeux
|
|
en arrivant à l'endroit fatal, et que cette circonstance l'empêcha de
|
|
remarquer la conduite inexplicable du docteur Slammer. Ce monsieur, en
|
|
s'approchant de M. Winkle, tressaillit, ouvrit de grands yeux, recula,
|
|
frotta ses paupières, ouvrit de nouveau ses yeux, autant qu'il lui fut
|
|
possible, et finalement s'écria: «Arrêtez! arrêtez!
|
|
|
|
--Qu'est-ce que cela veut dire? continua-t-il lorsque son ami et M.
|
|
Snodgrass arrivèrent en courant. Ce n'est pas là mon homme.
|
|
|
|
--Ce n'est pas votre homme! s'écria le second du docteur Slammer.
|
|
|
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--Ce n'est pas son homme! dit M. Snodgrass.
|
|
|
|
--Ce n'est pas son homme! répéta le monsieur qui tenait le pliant dans
|
|
sa main.
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|
|
|
--Certainement non, reprit le petit docteur. Ça n'est pas la personne
|
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qui m'a insulté la nuit passée.
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|
|
--Fort extraordinaire! dit l'officier.
|
|
|
|
--Fort extraordinaire! répéta le gentleman au pliant. Mais maintenant,
|
|
ajouta-t-il, voici la question. Le monsieur se trouvant actuellement sur
|
|
le terrain, ne doit-il pas être considéré, pour la forme, comme étant
|
|
l'individu qui a insulté hier soir notre ami, le docteur Slammer?» Ayant
|
|
suggéré cette idée nouvelle d'un air sage et mystérieux, l'homme au
|
|
pliant prit une énorme pincée de tabac, et regarda autour de lui, avec
|
|
la profondeur de quelqu'un qui est habitué à faire autorité.
|
|
|
|
Or, M. Winkle avait ouvert ses yeux et ses oreilles aussi, quand il
|
|
avait entendu son adversaire demander une cessation d'hostilités.
|
|
S'apercevant par ce qui avait été dit ensuite qu'il y avait quelque
|
|
erreur de personnes, il comprit tout d'un coup combien sa réputation
|
|
pouvait s'accroître s'il cachait les motifs réels qui l'avaient
|
|
déterminé à se battre. Il s'avança donc hardiment et dit:
|
|
|
|
«Je sais bien que je ne suis pas l'adversaire de monsieur.
|
|
|
|
--Alors, dit l'homme au pliant, ceci est un affront pour le docteur
|
|
Slammer, et un motif suffisant de continuer.
|
|
|
|
--Tenez-vous tranquille, Payne, interrompit le second du docteur; et
|
|
s'adressant à M. Winkle: Pourquoi ne m'avez-vous pas communiqué cela ce
|
|
matin, monsieur?
|
|
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|
--Assurément! assurément! s'écria avec indignation l'homme au pliant.
|
|
|
|
--Je vous supplie de vous tenir tranquille, Payne, reprit l'autre.
|
|
Puis-je répéter ma question, monsieur?
|
|
|
|
--Parce que, répliqua M. Winkle qui avait eu le temps de délibérer sa
|
|
réponse: parce que vous m'avez dit, monsieur, que l'individu en question
|
|
était revêtu d'un habit que j'ai l'honneur, non-seulement de porter,
|
|
mais d'avoir inventé. C'est l'uniforme projeté du Pickwick-Club, à
|
|
Londres. Je me crois obligé de soutenir l'honneur de cet uniforme, et
|
|
dans cette vue, sans autres informations, j'ai accepté le défi que vous
|
|
me faisiez.
|
|
|
|
--Mon cher monsieur, dit le bon petit docteur, en lui tendant la main,
|
|
j'honore votre courage. Permettez-moi d'ajouter que j'admire extrêmement
|
|
votre conduite, et que je regrette beaucoup de vous avoir fait déranger
|
|
inutilement.
|
|
|
|
--Je vous prie de ne point parler de cela, répondit M. Winkle avec
|
|
politesse.
|
|
|
|
--Je me trouverai honoré, monsieur, de faire votre connaissance,
|
|
poursuivit le petit docteur.
|
|
|
|
--Et moi, monsieur, j'éprouverai le plus grand plaisir à vous
|
|
connaître,» répliqua M. Winkle. Et là-dessus il donna une poignée de
|
|
main au docteur, une poignée de main à son second, le lieutenant
|
|
Tappleton, une poignée de main à l'homme qui tenait le pliant, une
|
|
poignée de main, enfin, à M. Snodgrass, dont l'admiration était
|
|
excessive pour la noble conduite de son héroïque ami.
|
|
|
|
«Je pense que nous pouvons nous en retourner maintenant, dit le
|
|
lieutenant Tappleton.
|
|
|
|
--Certainement, répondit le docteur.
|
|
|
|
--A moins, suggéra l'homme au pliant, à moins que monsieur Winkle ne se
|
|
trouve offensé par la provocation qu'il a reçue. Si cela était, je
|
|
confesse qu'il aurait droit à une satisfaction.»
|
|
|
|
M. Winkle, avec une grande abnégation de son _moi_, déclara qu'il était
|
|
entièrement satisfait.
|
|
|
|
«Peut-être, reprit l'autre, peut-être le témoin du gentleman aura-t-il
|
|
été personnellement blessé de quelques observations que j'ai faites au
|
|
commencement de cette rencontre. Dans ce cas, je serais heureux de lui
|
|
donner satisfaction immédiatement.»
|
|
|
|
M. Snodgrass se hâta de déclarer qu'il était bien obligé au gentleman de
|
|
l'offre aimable qu'il lui faisait. La seule raison qui l'empêchât d'en
|
|
profiter, c'est qu'il était fort satisfait de la manière dont les choses
|
|
s'étaient passées.
|
|
|
|
L'affaire s'étant ainsi terminée heureusement, les témoins arrangèrent
|
|
leurs boîtes, et tous quittèrent le terrain avec beaucoup plus de gaieté
|
|
qu'ils n'en laissaient voir en y arrivant.
|
|
|
|
«Resterez-vous longtemps ici? demanda le docteur Slammer à M. Winkle,
|
|
tandis qu'ils marchaient amicalement côte à côte.
|
|
|
|
--Je crois que nous partirons après-demain.
|
|
|
|
--Je serais très-heureux, après ce ridicule quiproquo, si vous vouliez
|
|
bien me faire l'honneur de venir ce soir chez moi, avec votre ami.
|
|
Êtes-vous engagé?
|
|
|
|
--Nous avons plusieurs amis à l'hôtel du _Taureau_, et je ne voudrais
|
|
point les quitter aujourd'hui. Mais nous serions enchantés si vous
|
|
consentiez à amener ces messieurs pour passer la soirée avec nous.
|
|
|
|
--Avec grand plaisir. Ne sera-t-il point trop tard, à dix heures, pour
|
|
vous faire une petite visite d'une demi-heure?
|
|
|
|
--Non certainement. Je serai fort heureux de vous présenter à mes amis,
|
|
M. Pickwick et M. Tupman.
|
|
|
|
--J'en serai charmé, répliqua le petit docteur, ne soupçonnant guère
|
|
qu'il connaissait déjà M. Tupman.
|
|
|
|
--Vous viendrez sans faute? demanda M Snodgrass.
|
|
|
|
--Oh! assurément.»
|
|
|
|
En parlant ainsi, ils étaient arrivés sur la grande route. Les adieux se
|
|
firent avec cordialité, et tandis que le docteur et ses amis se
|
|
rendirent à leur caserne, M. Winkle et M. Snodgrass rentrèrent
|
|
joyeusement à l'hôtel.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
CHAPITRE III.
|
|
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|
Une nouvelle connaissance. Histoire d'un clown. Une interruption
|
|
désagréable et une rencontre fâcheuse.
|
|
|
|
|
|
M. Pickwick avait ressenti quelque inquiétude en voyant se prolonger
|
|
l'absence de ses deux amis, et en se rappelant leur conduite mystérieuse
|
|
pendant toute la matinée. Ce fut donc avec un véritable plaisir qu'il se
|
|
leva pour les recevoir, et avec un intérêt peu ordinaire qu'il leur
|
|
demanda ce qui avait pu les retenir si longtemps. En réponse à cette
|
|
question, M. Snodgrass allait faire l'historique des circonstances que
|
|
nous venons de rapporter, lorsqu'il s'aperçut qu'entre M. Tupman et
|
|
leur compagnon de voyage il y avait dans la chambre un nouvel étranger,
|
|
d'une apparence également singulière. C'était un homme vieilli par les
|
|
soucis, dont la face creuse, aux pommettes proéminentes, avec des yeux
|
|
étincelants quoique profondément encaissés, était rendue plus frappante
|
|
encore par les cheveux noirs et lisses qui pendaient en désordre sur son
|
|
collet. Sa mâchoire était si longue et si maigre qu'on aurait pu croire
|
|
qu'il faisait exprès de retirer ses joues, par une contraction des
|
|
muscles, si l'expression immobile de ses traits et de sa bouche
|
|
entrouverte n'avait pas fait voir que c'était là sa physionomie
|
|
habituelle. Son cou était entouré d'un châle vert, dont les larges
|
|
bouts, descendant sur sa poitrine, étaient aperçus à travers les
|
|
boutonnières usées d'un vieux gilet. Enfin, il avait une longue
|
|
redingote noire, un pantalon de gros drap et des bottes tombant en
|
|
ruines.
|
|
|
|
Les yeux de M. Snodgrass s'arrêtèrent donc sur ce personnage mal léché,
|
|
et M. Pickwick, qui s'en aperçut, dit en étendant la main de son côté:
|
|
«Un ami de notre nouvel ami. Nous avons découvert ce matin que notre ami
|
|
est engagé au théâtre de cet endroit, quoiqu'il désire que cette
|
|
circonstance ne soit pas généralement connue. Ce gentleman est un membre
|
|
de la même profession, et il allait nous régaler d'une petite anecdote
|
|
lorsque vous êtes entrés.
|
|
|
|
--Masse d'anecdotes, dit l'étranger du jour précédent, en s'approchant
|
|
de M. Winkle et lui parlant à voix basse: singulier gaillard, pas
|
|
acteur, fait les utilités, homme étrange, toutes sortes de misères. Nous
|
|
l'appelons Jemmy le Lugubre.»
|
|
|
|
M. Winkle et M. Snodgrass firent des politesses au gentleman qui portait
|
|
ce nom élégant, et s'étant assis autour de la table demandèrent de l'eau
|
|
et de l'eau-de-vie, en imitation du reste de la société.
|
|
|
|
«Maintenant, monsieur, dit M. Pickwick, voulez-vous nous faire le
|
|
plaisir de commencer votre récit?»
|
|
|
|
L'individu lugubre tira de sa poche un rouleau de papier malpropre, et
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se tournant vers M. Snodgrass qui venait d'aveindre son mémorandum, il
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lui dit d'une voix creuse, parfaitement en harmonie avec son extérieur:
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«Êtes-vous le poëte?
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--Je... je m'exerce un peu dans ce genre, répondit M. Snodgrass,
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légèrement déconcerté par la brusquerie de la question.
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--Ah! la poésie est dans la vie ce que la lumière et la musique sont au
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théâtre. Dépouillez celui-ci de ses faux embellissements et celle-là de
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ses illusions, que reste-t-il de réel et d'intéressant dans tous les
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deux?
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--Cela est bien vrai, monsieur, répliqua M. Snodgrass.
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--Assis devant les quinquets, vous faites partie du cercle royal; vous
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admirez les vêtements de soie de la foule brillante; vous tenez-vous, au
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contraire, dans la coulisse, vous êtes le peuple qui fabrique ces beaux
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vêtements; gens inconnus et méprisés qui peuvent tomber et se relever,
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vivre et mourir, comme il plaît à la fortune, sans que personne s'en
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inquiète.
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--Certainement, répondit M. Snodgrass, car l'oeil profond de l'homme
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lugubre était fixé sur lui, et il sentait la nécessité de dire quelque
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chose.
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--Allons, Jemmy, dit le voyageur espagnol, soyons vifs, pas de
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croassements, ayez l'air sociable.
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--Voulez-vous préparer un autre verre avant de commencer?» dit M.
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Pickwick.
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L'homme lugubre accepta l'offre, mélangea un verre d'eau et
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d'eau-de-vie, en avala lentement la moitié, développa son rouleau de
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papier et commença à lire et à raconter tour à tour les événements que
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l'on va lire, et que nous avons trouvés inscrits dans les registres du
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club sous le titre de: HISTOIRE D'UN CLOWN.
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«Vous ne trouverez rien de merveilleux dans le récit que je vais vous
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faire. Besoins et maladie, ce sont des choses trop connues, dans
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beaucoup d'existences, pour mériter plus d'attention qu'on n'en accorde
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aux vicissitudes journalières de la vie humaine. J'ai rassemblé ces
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notes parce que celui qui en fait le sujet m'était connu depuis fort
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longtemps. J'ai suivi pas à pas sa descente dans l'abîme, jusqu'au
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moment où il atteignit le dernier degré de la misère, dont il ne s'est
|
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jamais relevé depuis.
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«L'homme dont il s'agit était un acteur pantomime, et, comme beaucoup de
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gens de cet état, un ivrogne invétéré. Dans ses beaux jours, avant
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d'être affaibli par la débauche, il recevait un bon salaire, et s'il
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avait été rangé et prudent, il aurait pu le toucher encore durant
|
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quelques années; quelques années seulement, car ceux qui font ce métier
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meurent de bonne heure ou du moins perdent avant le temps l'énergie
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physique dont ils ont abusé, et qui était leur unique gagne-pain.
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Celui-ci se laissa abrutir si vite qu'il devint impossible de l'employer
|
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dans les rôles où il était réellement utile au théâtre. Le cabaret avait
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pour lui des charmes auxquels il ne pouvait résister. Les maladies, la
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pauvreté l'attendaient aussi sûrement que la mort s'il continuait le
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même genre de vie, et cependant il le continua. Vous devinez ce qui dut
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en résulter. Il ne put obtenir d'engagement et il manqua de pain.
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Tous ceux qui connaissent un peu le théâtre savent quelle nuée
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d'individus misérables, râpés, affamés, entourent toujours un vaste
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établissement de ce genre. Ce ne sont pas des acteurs engagés
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régulièrement, mais des comparses passagers, des figurants, des
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paillasses, etc., qui sont employés tant que dure une pantomime ou
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quelque féerie de Noël et qui sont remerciés ensuite, jusqu'à ce qu'une
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nouvelle pièce, exigeant un nombreux personnel, réclame de nouveau leurs
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services. Notre homme fut obligé d'avoir recours à ce genre de vie, et
|
|
comme, en outre, il prit chaque soir le fauteuil dans un de ces cafés
|
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chantants de bas étage qui restent ouverts après la fermeture des
|
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théâtres, il gagna quelques shillings de plus par semaine, ce qui lui
|
|
permit de se livrer à ses vieux penchants. Mais cette ressource même lui
|
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manqua bientôt, son ivrognerie l'empêchant de mériter la faible pitance
|
|
qu'il aurait pu se procurer de cette manière. Il se trouva donc réduit à
|
|
la misère la plus absolue; toujours sur le point de mourir de faim, et
|
|
n'échappant à cette destinée qu'en recevant quelques secours d'un ancien
|
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camarade, ou en obtenant d'être employé par hasard à l'un des plus
|
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petits spectacles. Encore, le peu qu'il attrapait ainsi était-il dépensé
|
|
suivant le même système.
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|
Vers cette époque (il y avait déjà plus d'un an qu'il vivait ainsi, sans
|
|
qu'on sût de quelles ressources) je fus engagé à un des théâtres situés
|
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du côté sud de la Tamise, et je revis cet homme que j'avais perdu de
|
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vue, car j'avais parcouru la province pendant qu'il flânait dans les
|
|
carrefours de Londres. La toile était tombée; je venais de me rhabiller,
|
|
et je traversais la scène, quand il me frappa sur l'épaule. Non, jamais
|
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je n'oublierai la figure repoussante qui se présenta à mes yeux lorsque
|
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je me retournai. Les personnages fantastiques de la danse des morts, les
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figures les plus horribles, tracées par les peintres les plus habiles,
|
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rien n'offrit jamais un aspect aussi sépulcral. Il portait le costume
|
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ridicule d'un paillasse; et son corps bouffi, ses jambes de squelette
|
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étaient rendus plus horribles encore par cet habit de mascarade. Ses
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yeux vitreux contrastaient affreusement avec la blancheur mate dont
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toute sa face était couverte. Sa tête, grotesquement coiffée et
|
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tremblante de paralysie, ses longues mains osseuses, frottées de blanc
|
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d'Espagne, tout contribuait à lui donner une apparence hideuse, hors de
|
|
nature, qu'aucune description ne peut rendre, qu'aujourd'hui encore je
|
|
ne me rappelle qu'en frémissant. Il me prit à part, et d'une voix cassée
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et tremblante, il me raconta un long catalogue de maladies et de
|
|
privations, qu'il termina comme à l'ordinaire en me suppliant de lui
|
|
prêter une bagatelle. Je mis quelque argent dans sa main, et, tandis que
|
|
je m'éloignais, le rideau se leva et j'entendis les bruyants éclats de
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|
rire que causa sa première culbute sur le théâtre.
|
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|
Quelques jours après, un petit garçon m'apporta un morceau de papier
|
|
malpropre, par lequel j'étais informé que cet homme était dangereusement
|
|
malade, et qu'il me priait de l'aller voir après la comédie, dans une
|
|
rue dont j'ai oublié le nom, mais qui n'était pas éloignée du théâtre.
|
|
Je promis de m'y rendre aussitôt que je le pourrais, et quand la toile
|
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fut baissée je partis pour ce triste office.
|
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|
Il était tard, car j'avais joué dans la dernière pièce, et comme c'était
|
|
une représentation à bénéfice, elle avait duré fort longtemps. La nuit
|
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était sombre et froide, un vent glacial fouettait violemment la pluie
|
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contre les vitres des croisées; des mares d'eau s'étaient amassées dans
|
|
ces rues étroites et peu fréquentées; une partie des réverbères, assez
|
|
rares en tout temps, avaient été éteints par la violence de la tempête,
|
|
et je n'étais pas sûr de trouver la demeure qui m'appelait, dans des
|
|
circonstances bien faites pour attrister. Heureusement je ne m'étais pas
|
|
trompé de chemin et je découvris, quoique avec peine, la maison que je
|
|
cherchais. Elle n'avait qu'un seul étage, et l'infortuné que je venais
|
|
voir gisait dans une espèce de grenier, au-dessus d'un hangar qui
|
|
servait de magasin de charbon de terre.
|
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|
|
Une femme, à l'air misérable, la femme du paillasse, me reçut sur
|
|
l'escalier, me dit qu'il venait de s'assoupir, et m'ayant introduit
|
|
doucement, me fit asseoir sur une chaise auprès de son lit. Il avait la
|
|
tête tournée du côté du mur, et, comme il ne s'aperçut pas d'abord de ma
|
|
présence, j'eus le temps d'examiner l'endroit où je me trouvais.
|
|
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|
Au chevet du grabat près duquel j'étais assis, on avait suspendu des
|
|
lambeaux de couvertures pour préserver le malade du vent qui pénétrait,
|
|
par mille crevasses, dans cette chambre désolée, et qui, à chaque
|
|
instant, agitait ce lourd rideau. Sur une grille rouillée et descellée,
|
|
brûlait lentement du poussier de charbon de terre. A côté, sur une
|
|
vieille table à trois pieds, il y avait plusieurs fioles, un miroir
|
|
brisé et quelques autres ustensiles. Un enfant dormait sur un matelas
|
|
étendu par terre, et sa mère était assise auprès de lui, sur une chaise
|
|
à moitié brisée. Quelques assiettes, quelques tasses, quelques écuelles,
|
|
étaient placées sur une couple de tablettes: au-dessous on avait
|
|
accroché des fleurets avec une paire de souliers de théâtre, et ces
|
|
objets composaient seuls l'ameublement de la chambre, si l'on excepte
|
|
deux ou trois petits paquets de haillons, jetés en désordre dans les
|
|
coins.
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|
Tandis que je considérais cette scène de désolation et que je remarquais
|
|
la respiration pesante, les soubresauts fiévreux du misérable comédien,
|
|
il se tournait et se retournait sans cesse pour trouver une position
|
|
moins douloureuse. Une de ses mains sortit de son lit et me toucha: il
|
|
tressaillit et me regarda avec des yeux hagards.
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|
|
«John, lui dit sa femme, c'est M. Hutley que vous avez envoyé cherché ce
|
|
soir, vous savez.
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--Ha! dit-il en passant sa main sur son front, Hutley! Hutley! voyons.
|
|
Pendant quelques secondes il parut s'efforcer de rassembler ses idées,
|
|
et ensuite, me saisissant fortement par le poignet, il s'écria: Oh! ne
|
|
me quittez pas! ne me quittez pas, vieux camarade! Elle m'assassinera.
|
|
Je sais qu'elle en a envie.
|
|
|
|
--Y a-t-il longtemps qu'il est comme cela? demandai-je à cette femme qui
|
|
pleurait.
|
|
|
|
--Depuis hier soir, monsieur. John! John! ne me reconnaissez-vous pas?»
|
|
|
|
En disant ces mots elle se courbait vers son lit, mais il s'écria avec
|
|
un frisson d'effroi:
|
|
|
|
«Ne la laissez pas approcher! Repoussez-la! Je ne peux pas la supporter
|
|
près de moi! En parlant ainsi il la regardait d'un air égaré et plein
|
|
d'une terreur mortelle, puis il me dit à l'oreille: Je l'ai battue, Jem.
|
|
Je l'ai battue hier, et bien d'autres fois auparavant. Je l'ai fait
|
|
mourir de faim, et son enfant aussi; et maintenant que je suis faible et
|
|
sans secours, elle va m'assassiner. Je sais qu'elle en a envie. Si comme
|
|
moi, aussi souvent que moi, vous l'aviez entendue gémir et crier, vous
|
|
n'en douteriez pas. Éloignez-la!»
|
|
|
|
En achevant ces mots il lâcha ma main et retomba épuisé sur son
|
|
oreiller.
|
|
|
|
Je n'entendais que trop ce que cela signifiait. Si j'avais pu en douter
|
|
un seul instant, il m'aurait suffi, pour le comprendre, d'un coup d'oeil
|
|
jeté sur le visage pâle, sur les formes amaigries de sa malheureuse
|
|
femme. «Vous feriez mieux de vous retirer, dis-je à cette pauvre
|
|
créature, vous ne pouvez pas lui faire de bien. Peut-être sera-t-il plus
|
|
calme s'il ne vous voit pas.» Elle se recula hors de sa vue. Au bout de
|
|
quelques secondes, il ouvrit les yeux et regarda avec anxiété autour de
|
|
lui, en demandant: «Est-elle partie?
|
|
|
|
--Oui, oui, lui dis-je, elle ne vous fera pas de mal.
|
|
|
|
--Je vais vous dire ce qui en est, reprit-il d'une voix caverneuse. Elle
|
|
me fait mal! il y a quelque chose dans ses yeux qui me remplit le coeur
|
|
de crainte et qui me rend fou. Toute la nuit dernière ses grands yeux
|
|
fixes et son visage pâle ont été devant moi. Où je me tournais, elle se
|
|
tournait. Quand je me réveillais en sursaut, elle était-là, tout auprès
|
|
de mon lit, à me regarder.» Il s'approcha plus près de moi et ajouta
|
|
d'une voix basse et tremblante: «Jem, il faut qu'elle soit mon mauvais
|
|
ange! un démon! Chut! j'en suis sûr. Si elle n'était qu'une femme, il y
|
|
a longtemps qu'elle serait morte. Aucune femme n'aurait pu endurer ce
|
|
qu'elle a enduré.»
|
|
|
|
Je me sentis frémir en pensant à la longue série de mépris et de
|
|
cruautés dont un tel homme devait s'être rendu coupable, pour en
|
|
conserver une telle impression. Je ne pus rien lui répondre, car quelle
|
|
espérance, quelle consolation était-il possible d'offrir à un être aussi
|
|
abject?
|
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|
|
Je restai là plus de deux heures, pendant lesquelles il se retourna cent
|
|
fois de côté et d'autre, jetant ses bras à droite et à gauche, et
|
|
murmurant des exclamations de douleur ou d'impatience. A la fin il tomba
|
|
dans cet état d'oubli imparfait, où l'esprit erre péniblement de place
|
|
en place, de scène en scène, sans être contrôlé par la raison, mais sans
|
|
pouvoir se débarrasser d'un vague sentiment de souffrances présentes.
|
|
Jugeant alors que son mal ne s'aggraverait pas sur-le-champ, je le
|
|
quittai en promettant à sa femme que je viendrais le revoir le lendemain
|
|
soir, et que je passerais la nuit auprès de lui, si cela était
|
|
nécessaire.
|
|
|
|
Je tins ma promesse. Les vingt-quatre heures qui s'étaient écoulées
|
|
avaient produit en lui une altération affreuse. Ses yeux, profondément
|
|
creusés, brillaient d'un éclat effrayant; ses lèvres étaient desséchées
|
|
et fendues en plusieurs endroits; sa peau luisait, sèche et brûlante;
|
|
enfin, on voyait sur son visage une expression d'anxiété farouche, qui
|
|
indiquait encore plus fortement les ravages de la maladie, et qui ne
|
|
semblait déjà plus appartenir à la terre. La fièvre le dévorait.
|
|
|
|
Je pris le siége que j'avais occupé la nuit précédente. Je savais, par
|
|
ce que j'avais entendu dire au médecin, qu'il était à son lit de mort;
|
|
et je restai là, durant les longues heures de la nuit, prêtant l'oreille
|
|
à des sons capables d'émouvoir les âmes les plus endurcies; c'étaient
|
|
les rêveries mystérieuses d'un agonisant.
|
|
|
|
Je vis ses membres décharnés, qui peu d'heures auparavant se
|
|
disloquaient pour amuser une foule rieuse, je les vis se tordre sous les
|
|
tortures d'une fièvre ardente. J'entendis le rire aigu du paillasse se
|
|
mêler aux murmures du moribond.
|
|
|
|
C'est une chose touchante de suivre les pensées qui ramènent un malade
|
|
vers les scènes ordinaires, vers les occupations de la vie active,
|
|
lorsque son corps est étendu sans force et sans mouvement devant vos
|
|
yeux. Mais cette impression est infiniment plus forte quand ces
|
|
occupations sont entièrement opposées à toute idée grave et religieuse.
|
|
Le théâtre et le cabaret étaient les principaux sujets de divagation de
|
|
ce malheureux. Dans son délire, il s'imaginait qu'il avait un rôle à
|
|
jouer cette nuit même, qu'il était tard et qu'il devait quitter la
|
|
maison sur-le-champ. Pourquoi le retenait-on? pourquoi l'empêchait-on de
|
|
partir? Il allait perdre son salaire. Il fallait qu'il partît! Non; on
|
|
le retenait! Il cachait son visage dans ses mains brûlantes, et il
|
|
gémissait sur sa faiblesse et sur la cruauté de ses persécuteurs. Une
|
|
courte pause, et il braillait quelques rimes burlesques, les dernières
|
|
qu'il eut apprises: tout d'un coup il se leva dans son lit, étendit ses
|
|
membres de squelette et se posa d'une manière grotesque. Il était sur la
|
|
scène, il jouait son rôle. Encore un silence, et il murmura le refrain
|
|
d'une autre chanson. Enfin, il avait regagné son café chantant! Comme la
|
|
salle était chaude! Il avait été malade, très-malade; mais maintenant il
|
|
allait bien, il était heureux! Remplissez mon verre! Qui est-ce qui le
|
|
brise entre mes lèvres? C'était le même persécuteur qui l'avait
|
|
poursuivi. Il retomba sur son oreiller et poussa de sourds gémissements.
|
|
Après un court intervalle d'oubli, il se retrouva errant dans un
|
|
labyrinthe inextricable de chambres obscures, dont les voûtes étaient si
|
|
basses qu'il lui fallait quelquefois se traîner sur ses mains et sur ses
|
|
genoux pour pouvoir avancer. Tout était rétréci et menaçant; et de
|
|
quelque coté qu'il se tournât, un nouvel obstacle s'opposait à son
|
|
passage. Des reptiles immondes rampaient autour de lui; leurs yeux
|
|
luisants dardaient des flammes au milieu des ténèbres visibles qui
|
|
l'entouraient; les murailles, les voûtes, l'air même, étaient
|
|
empoisonnés d'insectes dégoûtants. Tout à coup les voûtes s'agrandirent
|
|
et devinrent d'une étendue effrayante; des spectres effroyables
|
|
voltigeaient de toutes parts, et parmi eux il voyait apparaître des
|
|
visages qu'il connaissait, et que rendaient difformes des grimaces, des
|
|
contorsions hideuses. Ces fantômes s'emparèrent de lui; ils brûlèrent
|
|
ses chairs avec des fers rouges; ils serrèrent des cordes autour de ses
|
|
tempes, jusqu'à en faire jaillir le sang; et il se débattit violemment
|
|
pour échapper à la mort qui le saisissait.
|
|
|
|
A la fin d'un de ces paroxysmes, pendant lequel j'avais eu beaucoup de
|
|
peine à le retenir dans son lit, il se laissa retomber épuisé, et céda
|
|
bientôt à une sorte d'assoupissement. Accablé de veilles et de fatigues,
|
|
j'avais fermé les yeux depuis quelques minutes, lorsque je sentis une
|
|
main me saisir violemment par l'épaule: je me réveillai aussitôt. Il
|
|
s'était soulevé et s'était assis dans son lit. Son visage était changé
|
|
d'une manière effrayante; cependant le délire avait cessé, car il était
|
|
évident qu'il me reconnaissait. L'enfant qui avait été si longtemps
|
|
troublé par les cris de son père, accourut vers lui en criant avec
|
|
terreur, mais sa mère le saisit promptement dans ses bras, craignant que
|
|
John ne le blessât dans la violence de ses transports, puis, en
|
|
remarquant l'altération de ses traits, elle resta effrayée et immobile
|
|
au pied du lit. Lui, cependant, serrait convulsivement mon épaule, et
|
|
frappant de son autre main sa poitrine, il faisait d'horribles efforts
|
|
pour articuler: c'était en vain. Il étendit les bras vers sa femme et
|
|
vers son enfant; ses lèvres blanches s'agitèrent, mais elles ne purent
|
|
produire d'autre son qu'un râlement sourd, un gémissement étouffé: ses
|
|
yeux brillèrent un instant; et il retomba en arrière, mort!
|
|
|
|
|
|
|
|
Nous éprouverions la satisfaction la plus vive si nous pouvions
|
|
transmettre au lecteur l'opinion de M. Pickwick sur l'anecdote que nous
|
|
venons de rapporter, et nous sommes presque certain que cela nous aurait
|
|
été possible, sans une circonstance malheureuse.
|
|
|
|
M. Pickwick venait de replacer sur la table le verre qu'il avait tenu
|
|
dans sa main pendant les dernières phrases de ce récit; il s'était
|
|
décidé à parler, et même, si nous en croyons le mémorandum de M.
|
|
Snodgrass, il avait ouvert la bouche; quand le garçon entra dans la
|
|
chambre, et dit: «Monsieur, il y a là plusieurs gentleman.»
|
|
|
|
Lorsque M. Pickwick fut ainsi interrompu, il était sans doute sur le
|
|
point de proférer quelque sentence qui aurait illuminé le monde, sinon
|
|
la Tamise[8], car il examina le garçon d'un air sévère, puis il regarda
|
|
successivement toute la compagnie, comme pour demander quels pouvaient
|
|
être ces interrupteurs.
|
|
|
|
[Footnote 8: Allusion au proverbe: _Il ne mettra pas le feu à la
|
|
Tamise_, qui équivaut au français: _Il n'a pas inventé la poudre_.]
|
|
|
|
«Oh! fit M. Winkle, en se levant, ce sont quelques-uns de mes amis.
|
|
Faites-les entrer; et quand le garçon se fut retiré, il ajouta: des gens
|
|
fort agréables, des officiers du 97e, dont j'ai fait tantôt la
|
|
connaissance d'une manière assez étrange; ils vous plairont beaucoup.»
|
|
|
|
La sérénité de M. Pickwick fut sur-le-champ restaurée; le garçon revint,
|
|
introduisant dans la chambre trois gentlemen, et M. Winkle prit la
|
|
parole: «Lieutenant Tappleton, dit-il; M. Pickwick. Docteur Payne, M.
|
|
Pickwick... vous connaissez déjà M. Snodgrass... mon ami, M. Tupman.
|
|
Docteur Slammer, M. Pickwick.... M. Tup....»
|
|
|
|
Ici M. Winkle s'arrêta soudainement en remarquant l'émotion profonde qui
|
|
se manifestait sur la contenance de M. Tupman et du docteur.
|
|
|
|
«J'ai déjà rencontré ce gentleman dit le docteur avec énergie.
|
|
|
|
--Ha! ha! fit M. Winkle.
|
|
|
|
--Et cet individu aussi, si je ne me trompe, reprit le docteur Slammer,
|
|
en attachant un regard scrutateur sur l'étranger à l'habit vert. Je
|
|
pense que j'ai fait à cet individu, la nuit dernière, une invitation
|
|
très-pressante, qu'il a jugé à propos de refuser.» En disant ces mots le
|
|
docteur lança sur l'étranger un regard plein d'indignation, et commença
|
|
à parler à voix basse et avec chaleur à son ami le lieutenant Tappleton.
|
|
|
|
Quand il eut fini, celui-ci s'écria: «Bah! vraiment?»
|
|
|
|
--Oui, répondit le docteur Slammer.
|
|
|
|
--Il faut l'assommer sur la place! dit avec le plus grand sérieux le
|
|
propriétaire du pliant.
|
|
|
|
--Je vous en prie, Payne, tenez-vous tranquille,» interrompit le
|
|
lieutenant. Puis s'adressant à M. Pickwick, qui était singulièrement
|
|
intrigué de ces _a parte_ impolis, il continua en ces termes:
|
|
«Voulez-vous me permettre, monsieur, de vous demander si cette personne
|
|
appartient à votre société?
|
|
|
|
--Non, monsieur, répondit M. Pickwick. C'est seulement un de nos hôtes.
|
|
|
|
--C'est, je pense, un membre de votre club?
|
|
|
|
--Non, certainement.
|
|
|
|
--Et il ne porte jamais l'uniforme du club?
|
|
|
|
--Non, jamais,» répliqua M. Pickwick avec étonnement.
|
|
|
|
Le lieutenant Tappleton se retourna vers son ami, le docteur Slammer,
|
|
avec un léger mouvement d'épaules, qui semblait impliquer quelque doute
|
|
de l'exactitude de ses souvenirs.
|
|
|
|
Le docteur paraissait enragé, mais confondu, et M. Payne considérait
|
|
avec une expression féroce la contenance bienveillante de M. Pickwick.
|
|
|
|
«Monsieur, vous étiez au bal la nuit dernière,» dit tout d'un coup le
|
|
docteur à M. Tupman, d'un ton qui le fit tressaillir aussi visiblement
|
|
que si une épingle avait été insérée méchamment dans son mollet. Il
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répondit un faible «Oui;» mais sans cesser de regarder M. Pickwick.
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«Cette personne était avec vous,» continua le docteur en montrant
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l'immuable étranger.
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M. Tupman admit le fait.
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«Maintenant, monsieur, dit le docteur à l'étranger, je vous demande
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encore une fois, en présence de ces gentlemen, si vous voulez me donner
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votre carte et vous voir traité en gentleman, ou si vous voulez
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m'imposer la nécessité de vous châtier personnellement sur la place.
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--Arrêtez, monsieur, interrompit M. Pickwick. Je ne puis réellement pas
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laisser aller plus loin cette affaire sans quelques explications.
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Tupman, racontez-en les circonstances.»
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M. Tupman, ainsi adjuré solennellement, raconta le fait en peu de
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paroles, passa légèrement sur l'emprunt de l'habit, s'étendit longuement
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sur ce que cela avait été fait après dîner, exprima un peu de repentir
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pour son compte, et laissa l'étranger se tirer d'affaire comme il
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pourrait.
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Celui-ci se disposait à parler, quand le lieutenant Tappleton, qui
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l'avait examiné avec une grande curiosité, lui dit d'un ton dédaigneux:
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«Ne vous ai-je pas vu au théâtre, monsieur?
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--Certainement, répliqua l'étranger sans se laisser intimider.
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--C'est un comédien ambulant, reprit le lieutenant avec mépris; et en
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se tournant vers le docteur Slammer, il ajouta: Il joue dans la pièce
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que les officiels du 52e ont montée pour demain sur le théâtre de
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Rochester. Vous ne pouvez pas pousser cela plus loin, Slammer,
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impossible.
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--Tout à fait impossible! répéta le hautain docteur Payne.
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--Je suis fâché de vous avoir placé dans cette désagréable situation,
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dit le lieutenant Tappleton à M. Pickwick. Mais permettez-moi d'ajouter
|
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que le meilleur moyen d'éviter de semblables scènes, à l'avenir, serait
|
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d'apporter plus de soin dans le choix de vos compagnons. Votre
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serviteur, monsieur. Et en disant ces mots le lieutenant s'élança hors
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de la chambre.
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--Et permettez-moi de dire, monsieur, ajouta l'irascible docteur Payne,
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que si j'avais été à la place de Tappleton, ou à celle de Slammer, je
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vous aurais tiré le nez, monsieur, et à tous les individus présents.
|
|
Oui, monsieur, à tous les individus présents. Payne est mon nom,
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monsieur, le docteur Payne, du 43e. Bonsoir, monsieur.» Ayant terminé ce
|
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discours, dont les derniers mots furent prononcés d'une voix élevée, il
|
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marcha majestueusement sur les traces de son ami, et fut suivi
|
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immédiatement par le docteur Slammer, qui ne dit rien, mais qui soulagea
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sa bile en écrasant la compagnie d'un regard méprisant.
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Pendant ces longues provocations, un abasourdissement extrême, une rage
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toujours croissante, avaient enflé le noble sein de M. Pickwick jusqu'au
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point de faire crever son gilet. Il était resté pétrifié, regardant
|
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encore la place que le docteur Payne avait occupée, quand le bruit de la
|
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porte qui se fermait le rappela à lui-même. Il se précipita, la fureur
|
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peinte sur le visage et lançant des flammes de ses yeux. Sa main était
|
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sur la serrure. Un instant plus tard elle aurait été à la gorge du
|
|
docteur Payne, du 43e si M. Snodgrass ne s'était empressé de saisir son
|
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vénérable mentor par le pan de son habit et de le tirer en arrière.
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«Winkle, Tupman, s'écria-t-il en même temps, avec l'accent du désespoir,
|
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retenez-le! Il ne doit pas risquer sa précieuse vie dans une cause comme
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celle-ci.
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--Laissez-moi! dit M. Pickwick.
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--Tenez ferme, cria M. Snodgrass, et par les efforts réunis de toute la
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compagnie M. Pickwick fut assis dans un fauteuil.
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--Laissez-le, dit l'étranger à l'habit vert. Un verre de grog. Quel
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vieux gaillard, plein de courage! Avalez ça. Hein! fameuse boisson!»
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|
En parlant ainsi et après avoir préalablement goûté la rasade fumante,
|
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l'étranger appliqua le verre à la bouche de M. Pickwick, et le reste de
|
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ce qu'il contenait disparut, en peu de temps, dans le gosier du divin
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philosophe. Il y eu une courte pause: le grog faisait son effet, et la
|
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contenance aimable de M. Pickwick reprit rapidement son expression
|
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accoutumée, tandis que l'étranger lui disait: «Ils sont indignes de
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votre attention....
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--Vous avez raison, monsieur, répliqua M. Pickwick. Ils n'en sont pas
|
|
dignes. Je suis honteux de m'être laissé entraîner à la chaleur de mes
|
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sentiments. Approchez votre chaise, monsieur.»
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Le comédien ne se fit pas prier. On se réunit en cercle autour de la
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table, et l'harmonie régna de nouveau. M. Winkle lui seul paraissait
|
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conserver encore quelques restes d'irritabilité. Cette disposition
|
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était-elle occasionnée par la soustraction temporaire de son habit? Une
|
|
circonstance aussi futile pouvait-elle allumer un sentiment de colère,
|
|
même passager dans un coeur pickwickien? Nous l'ignorons, mais à cette
|
|
exception près, la bonne humeur était complétement rétablie, et la
|
|
soirée se termina avec toute la jovialité qui en avait signalé le
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|
commencement.
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|
CHAPITRE IV.
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La petite guerre.--De nouveaux amis.--Une invitation pour la campagne.
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Beaucoup d'auteurs éprouvent une répugnance ridicule et même indélicate
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à révéler les sources où ils ont puisé leur sujet. Nous ne pensons point
|
|
de la même manière, et toujours nos efforts tendront simplement à nous
|
|
acquitter d'une façon honorable des devoirs que nous impose notre rôle
|
|
d'éditeur. Malgré la juste ambition qui, dans d'autres circonstances,
|
|
aurait pu nous porter à réclamer la gloire d'avoir composé cet ouvrage,
|
|
nos égards pour la vérité nous empêchent de prétendre à d'autre mérite
|
|
qu'à celui d'un arrangement judicieux et d'une impartiale narration. Les
|
|
papiers du Pickwick-Club sont comme un immense réservoir de faits
|
|
importants. Ce que nous avons à faire, c'est de les distribuer
|
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soigneusement à l'univers, qui a soif de connaître les pickwickiens.
|
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|
Agissant d'après ces principes, et toujours déterminé a avouer nos
|
|
obligations pour les autorités que nous avons consultées, nous déclarons
|
|
franchement que c'est au mémorandum de M. Snodgrass que nous devons les
|
|
particularités contenues dans ce chapitre et dans le suivant,
|
|
particularités que nous allons rapporter sans autre commentaire,
|
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maintenant que nous avons soulagé notre conscience.
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Le lendemain, tous les habitants de Rochester et des lieux environnants
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sortirent de leur lit de très-bonne heure, dans un état d'excitation et
|
|
d'empressement inaccoutumés, car il s'agissait pour eux de voir les
|
|
grandes manoeuvres. Une demi-douzaine de régiments devaient être
|
|
inspectés par le regard d'aigle du commandant en chef; des
|
|
fortifications temporaires avaient été élevées; la citadelle allait être
|
|
attaquée et emportée d'assaut; enfin on devait faire jouer une mine.
|
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|
Comme nos lecteurs ont pu le conclure, d'après les notes de M. Pickwick
|
|
sur la ville de Chatham, il était admirateur enthousiaste de l'armée.
|
|
Rien ne pouvait donc être plus délicieux pour lui et pour ses compagnons
|
|
que la vue d'une petite guerre; aussi furent-ils bientôt debout. Ils se
|
|
dirigèrent à grands pas vers les fortifications, où se rendaient déjà de
|
|
tous côtés une foule de curieux.
|
|
|
|
Tout annonçait que la cérémonie devait être d'une importance et d'une
|
|
grandeur peu communes. On avait posé des sentinelles pour maintenir
|
|
libre le terrain nécessaire aux manoeuvres; on avait placé des
|
|
domestiques dans les batteries afin de retenir des places pour les
|
|
dames. Des sergents couraient de toutes parts, portant sous leurs bras
|
|
des registres reliés en parchemin. Le colonel Bulder, en grand uniforme,
|
|
galopait d'un côté; puis, d'un autre, faisait reculer son cheval sur les
|
|
curieux; lui faisait faire des voltes, des courbettes, et criait avec
|
|
tant de violence, que son visage en était tout rouge, sa voix tout
|
|
enrouée, sans que personne pût comprendre quelle nécessité il y avait à
|
|
cela. Des officiers s'élançaient en avant, en arrière; parlaient au
|
|
colonel Bulder, donnaient des ordres aux sergents, puis repartaient au
|
|
galop et disparaissaient. Enfin, les soldats eux-mêmes, sous leurs cols
|
|
de cuir, avaient un air de solennité mystérieuse qui indiquait
|
|
suffisamment la nature spéciale de la réunion.
|
|
|
|
M. Pickwick et ses trois compagnons sa placèrent sur le premier rang
|
|
des curieux, et attendirent patiemment la commencement des manoeuvres. La
|
|
foule augmentait constamment, et les efforts qu'ils étaient obligés de
|
|
faire pour conserver leur position, occupèrent suffisamment les deux
|
|
heures qui s'écoulèrent dans l'attente. Quelquefois il se faisait par
|
|
derrière une poussée soudaine, et alors M. Pickwick était lancé en avant
|
|
avec une vitesse et une élasticité peu conformes à la gravité ordinaire
|
|
de son maintien. D'autres fois les soldats engageaient les spectateurs à
|
|
reculer, et laissaient tomber les crosses de leurs fusils sur les pieds
|
|
de M. Pickwick, pour lui rappeler leur consigne, ou lui bourraient
|
|
ladite crosse dans la poitrine pour l'engager à s'y conformer. Dans un
|
|
autre instant, quelques gentlemen facétieux se pressant autour de M.
|
|
Snodgrass, le réduisaient à sa plus simple expression, et après lui
|
|
avoir fait endurer les tortures les plus aiguës, lui demandaient
|
|
pourquoi il avait le toupet de pousser les gens de cette façon-là. A
|
|
peine M. Winkle avait-il achevé d'exprimer l'indignation excessive que
|
|
lui causait cette insulte non provoquée, et épuisé son courroux, qu'un
|
|
individu placé par derrière lui enfonçait son chapeau sur les yeux, en
|
|
le priant d'avoir la complaisance de mettre sa tête dans sa poche. Ces
|
|
mystifications, jointes à l'inquiétude que leur causait la disparition
|
|
inexplicable et subite de M. Tupman, rendaient, au total, leur situation
|
|
plus incommode que délicieuse.
|
|
|
|
A la fin on entendit courir parmi la foule ce bruyant murmure qui
|
|
annonce l'arrivée de ce qu'elle a attendu pendant longtemps. Tous les
|
|
yeux se tournèrent vers le fort, et l'on vit bataillons après bataillons
|
|
se répandre dans la plaine, les drapeaux flottant gracieusement dans les
|
|
airs, et les armes étincelant au soleil. Les troupes firent halte et
|
|
prirent position. Les cris inarticulés du commandement coururent sur
|
|
toute la ligne; les armes furent présentées avec un cliquetis général;
|
|
le commandant en chef, le colonel Bulder et un nombreux état-major
|
|
passèrent au petit galop en tête des troupes. Tout d'un coup la musique
|
|
de tous les régiments fit explosion; les chevaux se dressèrent sur deux
|
|
pieds, et reculèrent en fouettant leurs queues dans toutes les
|
|
directions; les chiens aboyèrent; la multitude cria; les troupes
|
|
reçurent le commandement de fixe; et autant que les yeux pouvaient
|
|
s'étendre on ne vit plus rien à droite et à gauche qu'une longue
|
|
perspective d'habits rouges et de pantalons blancs, immobiles, et comme
|
|
pétrifiés.
|
|
|
|
M. Pickwick avait été si absorbé par le soin de se reculer et de se
|
|
dégager d'entre les pieds des chevaux, qu'il n'avait pas eu le temps de
|
|
jouir de la scène qui se déroulait devant lui. Lorsqu'il lui fut enfin
|
|
possible de se tenir d'aplomb sur ses jambes, les troupes avaient pris
|
|
l'apparence inanimée que nous venons de décrire, et son admiration, ses
|
|
jouissances furent inexprimables.
|
|
|
|
«Y a-t-il rien de plus beau, rien de plus délicieux? dit-il à M. Winkle.
|
|
|
|
--Rien, assurément, répliqua ce dernier, qui pendant plus d'un quart
|
|
d'heure avait porté un petit homme sur chacun de ses pieds.
|
|
|
|
--Oui! s'écria M. Snodgrass, dans le sein duquel s'allumait rapidement
|
|
une flamme poétique, oui! c'est un noble et magnifique spectacle de voir
|
|
ainsi les vaillants défenseurs de la patrie se déployer en files
|
|
brillantes devant ses paisibles citoyens. Leur visage est empreint, non
|
|
d'une férocité guerrière, mais d'un esprit de civilisation; leurs yeux
|
|
n'étincellent pas du feu sauvage de la rapine et de la vengeance, mais
|
|
de la douce lumière de l'intelligence et de l'humanité!»
|
|
|
|
M. Pickwick s'unissait entièrement à ces éloges, quant à l'esprit qui
|
|
les dictait, mais il ne pouvait pas en approuver aussi complétement les
|
|
termes. En effet, _la douce lumière de l'intelligence_ brillait assez
|
|
faiblement, attendu que le commandement de «yeux, front!» avait été
|
|
donné, et que les spectateurs n'apercevaient pas autre chose que
|
|
plusieurs milliers de prunelles, regardant directement devant elles, et
|
|
entièrement dénuées de toute expression quelconque.
|
|
|
|
Cependant la foule s'était écoulée peu à peu, et nos voyageurs se
|
|
trouvaient presque seuls dans cet endroit.
|
|
|
|
«Nous sommes maintenant dans une excellente position, dit M. Pickwick,
|
|
en regardant autour de lui.
|
|
|
|
--Excellente: repartirent à la fois MM. Winkle et Snodgrass.
|
|
|
|
--Que font-ils maintenant? reprit M. Pickwick, en ajustant ses lunettes.
|
|
|
|
--Il me.... Il me semble..., balbutia M. Winkle en changeant de couleur,
|
|
il me semble qu'ils vont faire feu!
|
|
|
|
--Allons donc! s'écria M. Pickwick avec précipitation.
|
|
|
|
--Je crois.... je crois qu'il a raison, observa M. Snodgrass avec
|
|
quelque alarme.
|
|
|
|
--Impossible! répéta M. Pickwick.» Mais à peine avait-il prononcé ces
|
|
mots, que les six régiments, agissant comme un seul homme, et comme
|
|
s'ils n'avaient eu qu'un seul point de mire, couchèrent en joue les
|
|
malheureux pickwickiens, et firent la plus effroyable décharge qui ait
|
|
jamais ébranlé le centre de la terre ou le courage d'un gentleman un peu
|
|
mûr.
|
|
|
|
Dans cette situation critique, exposé à un feu continuel de cartouches
|
|
blanches, harrassé par les opérations des troupes, auxquelles un nouveau
|
|
renfort venait d'arriver, se développant derrière M. Pickwick, il montra
|
|
cet admirable sang-froid, compagnon nécessaire d'un esprit supérieur.
|
|
Saisissant M. Winkle par le bras, et se plaçant entre lui et M.
|
|
Snodgrass, il les engagea instamment a remarquer qu'excepté le danger
|
|
d'être assourdi par le bruit, il n'y avait aucun péril à redouter.
|
|
|
|
«Mais.... mais..., dit M. Winkle, en pâlissant, supposez que les soldats
|
|
aient quelques cartouches à balles, par erreur? Je viens d'entendre un
|
|
sifflement aigu, juste à mon oreille.
|
|
|
|
--Ne ferions-nous pas mieux de nous jeter à plat-ventre? demanda M.
|
|
Snodgrass?
|
|
|
|
--Non, non, tout est fini maintenant, répondit M. Pickwick.» Et en
|
|
disant ces mots, ses lèvres pouvaient trembler, ses joues pouvaient
|
|
blanchir, mais aucune expression de crainte ou d'inquiétude ne s'échappa
|
|
de la bouche de cet homme immortel.
|
|
|
|
M. Pickwick ne s'était pas trompé; la fusillade était terminée. Il ne
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|
songeait donc plus qu'à se féliciter de la justesse de son hypothèse,
|
|
quand il aperçut sur toute la ligne un mouvement rapide. Les cris de
|
|
commandement retentirent, et avant que nos voyageurs eussent en le temps
|
|
de former une conjecture relativement à cette nouvelle manoeuvre, les six
|
|
régiments tout entiers firent une charge à la baïonnette au pas de
|
|
course sur le lieu même où M. Pickwick et ses amis étaient stationnés.
|
|
|
|
Tout homme est mortel, et le courage humain a des bornes. Pendant un
|
|
instant M. Pickwick regarda à travers ses lunettes la masse compacte qui
|
|
s'avançait; puis il lui tourna le dos, et se mit... nous ne dirons pas
|
|
_à fuir_, premièrement, parce que c'est une expression déshonorante;
|
|
secondement, parce que la personne de M. Pickwick n'était nullement
|
|
appropriée à ce genre de retraite. Il se mit à trotter aussi vite que le
|
|
lui permettaient le peu de longueur de ses jambes et la pesanteur de
|
|
son corps; si vite, en effet, qu'il s'aperçut trop tard de tous les
|
|
dangers de sa situation.
|
|
|
|
Les troupes, dont l'apparition sur ses derrières avait déjà inquiété M.
|
|
Pickwick quelques secondes auparavant, s'étaient déployées en bataille
|
|
pour repousser la feinte attaque des assiégeants fictifs de la
|
|
citadelle; de sorte que les trois amis se trouvèrent enfermés entre deux
|
|
longues murailles de baïonnettes, dont l'une s'avançait rapidement,
|
|
tandis que l'autre attendait avec fermeté le choc épouvantable.
|
|
|
|
«Hohé! hohé! crièrent les officiers de la colonne mouvante.
|
|
|
|
--Otez-vous de là! beuglèrent les officiers de la colonne stationnaire.
|
|
|
|
--Où pouvons-nous aller? s'écrièrent les pickwickiens pleins de trouble.
|
|
|
|
--Hohé! hohé!» telle fut la seule réponse; puis il y eut un moment
|
|
d'égarement inouï, un bruit lourd de pas cadencés, un choc violent, une
|
|
confusion de rires étouffés, et les troupes se retrouvèrent à cinq cents
|
|
toises de distance, et les semelles des bottes de M. Pickwick furent
|
|
aperçues en l'air.
|
|
|
|
M. Snodgrass et M. Winkle venaient d'exécuter, avec beaucoup de
|
|
prestesse, une culbute obligée. M. Winkle, assis par terre, étanchait,
|
|
avec un mouchoir de soie jaune, le sang qui s'écoulait de son nez, quand
|
|
ils virent leur vénérable chef courant, à quelque distance, après son
|
|
chapeau, lequel s'éloignait en caracolant avec malice.
|
|
|
|
Il y a peu d'instants dans l'existence d'un homme où il éprouve plus de
|
|
détresse visible, où il excite moins de commisération que lorsqu'il
|
|
donne la chasse à son propre chapeau. Il faut avoir une grande dose de
|
|
sang-froid, un jugement bien sûr pour le pouvoir rattraper. Si l'on
|
|
court trop vite, on passe par-dessus; si l'on se baisse trop lentement,
|
|
au moment où l'on croit le saisir, il est déjà bien loin. La meilleure
|
|
méthode est de trotter parallèlement à l'objet de votre poursuite,
|
|
d'être prudent et attentif, de bien guetter l'occasion, de gagner les
|
|
devants par degrés, puis de plonger rapidement, de prendre votre chapeau
|
|
par la forme, et de le planter solidement sur votre tête, en souriant
|
|
gracieusement pendant tout ce temps, comme si vous trouviez la
|
|
plaisanterie aussi bonne que tout le monde.
|
|
|
|
Il faisait un petit vent frais, et le chapeau de M. Pickwick roulait
|
|
comme en se jouant devant lui. Le vent soufflait et M. Pickwick
|
|
s'essoufflait; et le chapeau roulait, et roulait aussi gaiement qu'un
|
|
marsouin en belle humeur dans un courant rapide; il roulerait encore,
|
|
bien au delà de la portée de M. Pickwick, s'il n'eût été arrêté par un
|
|
obstacle providentiel, au moment où notre voyageur allait l'abandonner à
|
|
son malheureux sort.
|
|
|
|
M. Pickwick, complétement épuisé, allait donc abandonner sa poursuite,
|
|
quand le chapeau s'aplatit contre la roue d'un carrosse qui se trouvait
|
|
rangé en ligne avec une douzaine d'autres véhicules. Le philosophe,
|
|
apercevant son avantage, s'élança vivement, s'empara de son couvre-chef,
|
|
le plaça sur sa tête, et s'arrêta pour reprendre haleine. Il y avait une
|
|
demi-minute environ qu'il était là, lorsqu'il entendit son nom
|
|
chaleureusement prononcé par une voix amie; il leva les yeux et
|
|
découvrit un spectacle qui le remplit à la fois de surprise et de
|
|
plaisir.
|
|
|
|
Dans une calèche découverte, dont les chevaux avaient été retirés à
|
|
cause de la foule, se tenaient debout les personnes ci-après désignées:
|
|
un vieux gentleman, gros et vigoureux, vêtu d'un habit bleu à boutons
|
|
d'or, d'une culotte de velours et de bottes à revers; deux jeunes
|
|
demoiselles, avec des écharpes et des plumes; un jeune homme,
|
|
apparemment amoureux d'une des jeunes demoiselles; une dame, d'un âge
|
|
douteux, probablement tante desdites demoiselles; et enfin M. Tupman,
|
|
aussi tranquille, aussi à son aise que s'il avait fait partie de la
|
|
famille depuis son enfance. Derrière la voiture était attachée une
|
|
bourriche d'une vaste dimension, une de ces bourriches qui, par
|
|
association d'idées, éveillent toujours, dans un esprit contemplatif,
|
|
des pensées de volailles froides, de langues fourrées et de bouteilles
|
|
de bon vin. Enfin, sur le siége de la calèche, dans un état heureux de
|
|
somnolence, était assis un jeune garçon, gros, rougeaud et joufflu,
|
|
qu'un observateur spéculatif ne pouvait regarder pendant quelques
|
|
secondes sans conclure qu'il devait être le dispensateur officiel des
|
|
trésors de la bourriche, lorsque le temps convenable pour leur
|
|
consommation serait arrivé.
|
|
|
|
M. Pickwick avait à peine jeté un coup d'oeil rapide sur ces intéressants
|
|
objets, quand il fut hélé de nouveau par son fidèle disciple.
|
|
|
|
«Pickwick! Pickwick! lui disait-il! montez! montez vite!
|
|
|
|
--Venez, monsieur, venez, je vous en prie, ajouta le vieux gentleman.
|
|
Joe! Que le diable emporte ce garçon! Il est encore à dormir! Joe!
|
|
abaissez le marchepied.»
|
|
|
|
La gros joufflu se laissa lentement glisser à bas du siége, abaissa le
|
|
marchepied, et, d'une manière engageante, ouvrit la portière du
|
|
carrosse. M. Snodgrass et M. Winkle arrivèrent dans ce moment.
|
|
|
|
«Il y a de la place pour vous tous, messieurs, reprit le propriétaire de
|
|
la voiture. Deux dedans, un dehors. Joe, faites de la place sur le siége
|
|
pour l'un de ces messieurs. Maintenant, monsieur, montez.» Et le vieux
|
|
gentleman, étendant le bras, hissa de vive force dans la calèche,
|
|
d'abord M. Pickwick, ensuite M. Snodgrass. M. Winkle monta sur le siége;
|
|
le gros joufflu se percha près de lui et se rendormit instantanément.
|
|
|
|
«Je suis charmé de vous voir, messieurs, poursuivit le gentleman, je
|
|
vous connais très-bien, messieurs, quoique vous ne vous souveniez
|
|
peut-être pas de moi. J'ai passé plusieurs soirées dans votre club,
|
|
l'hiver dernier. Ce matin j'ai rencontré ici mon ami, M. Tupman, et j'ai
|
|
été enchanté de le voir. Hé bien! monsieur, comment ça va-t-il? Tous
|
|
avez l'air tout à fait bien portant, mais là, très-bien portant!»
|
|
|
|
M. Pickwick, à qui ces dernières paroles étaient adressées, rétorqua le
|
|
compliment, et donna une vigoureuse poignée de mains au vieux gentleman.
|
|
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«Eh bien! monsieur, comment ça va-t-il? continua celui-ci en regardant
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M. Snodgrass avec une sollicitude paternelle. A merveille, n'est-ce pas?
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Ah! tant mieux, tant mieux! Et comment cela va-t-il, monsieur Winkle?
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Bien? J'en suis charmé. Mes filles, messieurs. Et voilà ma soeur Rachel
|
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Wardle: c'est une demoiselle, sans que cela paraisse. N'est-ce pas,
|
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monsieur? N'est-ce pas? ajouta-t-il en riant à gorge déployée, et en
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insérant plaisamment son coude entre les côtes de M. Pickwick.
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--Mon Dieu! frère.... dit miss Wardle, avec un sourire suppliant.
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--Vrai, vrai, reprit le vieux gentleman, personne ne peut le nier,
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messieurs, je vous présente mon ami, M. Trundle. Et maintenant que vous
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vous connaissez tous, tâchons d'être confortables et heureux, et voyons
|
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ce qui se passe. Voilà mon opinion.» Ayant ainsi parlé, il mit ses
|
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lunettes, tandis que M. Pickwick tirait son télescope; et chacun se tint
|
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debout dans la voiture pour regarder les évolutions des militaires.
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C'étaient des manoeuvres étonnantes. Un rang tirait par-dessus la tête
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d'un autre rang et se précipitait aussitôt en arrière, puis un autre
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rang tirait par-dessus la tête d'un autre rang et se précipitait en
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arrière à son tour; ensuite il y avait des formations de carrés, avec
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les officiers dans le centre; des descentes dans la tranchée avec des
|
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échelles; de l'autre côté des ascensions par le même moyen; pais on
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abattait des barricades de paniers; et tout cela se faisait avec un
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courage sans pareil. Dans les batteries, les artilleurs fourraient de
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gros tampons dans les bouches d'effroyables canons, et il fallait tant
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de préparatifs pour les bourrer, et ils faisaient tant de bruit quand on
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y avait mis le feu, que l'air résonnait au loin des cris plaintifs des
|
|
femmes. Dans le carrosse, les jeunes miss Wardle étaient si effrayées
|
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que M. Trundle fut absolument obligé de soutenir l'une d'elles, tandis
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que M. Snodgrass supportait la seconde: et les nerfs de miss Rachel
|
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Wardle étaient dans un état d'alarme si terrible que M. Tupman trouva
|
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indispensable de passer le bras autour de sa taille pour l'empêcher de
|
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tomber. Enfin tout le monde éprouvait une exaltation prodigieuse,
|
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excepté le groom joufflu, qui dormait au tonnerre du canon aussi
|
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profondément que si ç'avait été la chanson habituelle de sa nourrice.
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Lorsque la citadelle fut prise et qu'on servit à dîner au assiégeants et
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|
aux assiégés, le vieux gentleman s'écria: «Joe! Joe! Damné garçon, il
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|
est encore à dormir! Soyez assez bon, monsieur, pour lui pincer la
|
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jambe, s'il vous plaît, c'est le seul moyen de le réveiller. Je vous
|
|
remercie. Joe, défaites la bourriche.»
|
|
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Le gros joufflu, qui avait été effectivement éveillé par la compression
|
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d'une partie de son mollet, entre le pouce et l'index de M. Winkle, se
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|
laissa de nouveau glisser à bas du siége et s'occupa à dépaqueter la
|
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bourriche, d'une manière plus expéditive qu'on n'aurait pu l'attendre de
|
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sa précédente inactivité.
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«Maintenant il faut nous asseoir serrés,» dit le vieux gentleman. Après
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beaucoup de plaisanteries sur le froissement des manches des dames,
|
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après beaucoup de rougeur occasionnée par la joyeuse proposition de les
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|
faire asseoir sur les genoux des messieurs, la société tout entière
|
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parvint à s'empiler dans la calèche, et le vieux gentleman s'occupa de
|
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faire circuler les objets que le gros joufflu lui tendait de derrière la
|
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voiture où il était monté.
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|
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«Maintenant, Joe, les couteaux, les fourchettes.» Les couteaux et les
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fourchettes furent passés. Les dames et les messieurs de l'intérieur, et
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M. Winkle sur son siége, furent fournis de ces ustensiles nécessaires.
|
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«Des assiettes, Joe! des assiettes!» Les assiettes furent distribuées
|
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de la même manière.
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«Maintenant, Joe, la volaille. Damné garçon, il est encore à dormir.
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Joe! Joe! Plusieurs coups de canne administrés sur la tête du dormeur le
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tirèrent enfin de sa léthargie. Allons passez-nous les comestibles.»
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Il y avait quelque chose, dans le son de ce dernier mot, qui réveilla
|
|
entièrement le gros dormeur. Il tressaillit, et ses yeux plombés, à
|
|
moitié cachés par ses joues bouffies, lorgnèrent amoureusement les
|
|
comestibles à mesure qu'il les déballait.
|
|
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|
«Allons, dépêchons,» dit H. Wardle, car le gros joufflu dévorait du
|
|
regard un chapon, dont il paraissait ne pas pouvoir se séparer. Il
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|
soupira profondément, jeta un coup d'oeil désespéré sur la volaille
|
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dodue, et la remit tristement à son maître.
|
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«Bon! Un peu de vivacité! Maintenant la langue. Maintenant le pâté de
|
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pigeons! Prenez garde au veau et au jambon. Attention aux écrevisses.
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|
Otez la salade de la serviette. Passez-moi l'assaisonnement.» Tout en
|
|
donnant ces ordres précipités, M. Wardle distribuait dans l'intérieur de
|
|
la voiture les articles qu'il nommait, et plaçait des plats sans nombre
|
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dans les mains et sur les genoux de chacun.
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|
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|
Lorsque l'oeuvre de destruction fut commencée, le joyeux hôte demanda à
|
|
ses convives: «Eh bien! n'est-ce pas délicieux?
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--Délicieux! répondit M. Winkle, qui découpait une volaille sur le
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siége.
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--Un verre de vin?
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--Avec le plus grand plaisir.
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--Ne feriez-vous pas mieux d'avoir une bouteille pour vous, là-haut?
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--Tous êtes bien bon.
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--Joe!
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--Oui, monsieur. (Il n'était point endormi, cette fois, étant parvenu à
|
|
soustraire un petit pâté de veau.)
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--Une bouteille de vin au gentleman sur le siége. Je suis charmé de vous
|
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voir, monsieur.
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--Bien obligé, répondit M. Winkle, en plaçant la bouteille à côté de
|
|
lui.
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--Voulez-vous me permettre de prendre un verre de vin avec vous? dit M.
|
|
Trundle à M. Winkle.
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|
--Avec grand plaisir,» repartit celui-ci; et les deux gentlemen prirent
|
|
du vin ensemble; et tous les assistants, même les dames, suivirent leur
|
|
judicieux exemple.
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|
«Comme notre chère Émily coquette avec ce jeune homme, observa tout bas
|
|
à M. Wardle la tante demoiselle, avec toute l'envie convenable à une
|
|
tante demoiselle.
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|
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|
--Bah! répliqua le brave homme de père. Ça n'a rien d'extraordinaire.
|
|
C'est fort naturel. M. Pickwick, un verre de vin?»
|
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|
M. Pickwick, interrompant pour un instant les profondes recherches qu'il
|
|
faisait dans l'intérieur du pâté de pigeons, accepta en rendant grâce.
|
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|
«Émily, ma chère, dit la tante demoiselle avec un air de chaperon; ne
|
|
parlez pas si haut, mon amour.
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--Plaît-il, ma tante?
|
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--Il paraît que ma tante et le vieux petit monsieur voudraient qu'il n'y
|
|
en eût que peur eux, chuchota miss Isabella Wardle à sa soeur Émily. Puis
|
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les deux jeunes demoiselles se mirent à rire de tout leur coeur, et la
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|
vieille demoiselle s'efforça de prendre une physionomie aimable, mais
|
|
elle ne put en venir à bout.
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|
«Les jeunes filles ont tant de gaieté! observa-t-elle à M. Tupman avec
|
|
un air de tendre commisération, comme si la gaieté eût été marchandise
|
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de contrebande, et comme si c'eût été un crime que d'en porter sur soi
|
|
sans avoir un laissez-passer; mais M. Tupman ne fit pas exactement la
|
|
réponse désirée.
|
|
|
|
--Vous avez bien raison, dit-il; c'est tout à fait charmant!
|
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|
--Hem! fit miss Wardle d'un ton dubitatif.
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|
|
|
--Voulez-vous me permettre, reprit M. Tupman, de la manière la plus
|
|
insinuante, en touchant de la main gauche le poignet de la séduisante
|
|
Rachel, tandis que de la main droite il levait tout doucement une
|
|
bouteille. Voulez-vous me permettre?...
|
|
|
|
--Oh! monsieur!»
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|
M. Tupman prit un air encore plus persuasif, et miss Rachel exprima la
|
|
crainte qu'on ne tirât encore des coups de canon, ce qui aurait
|
|
naturellement obligé son cavalier à la soutenir.
|
|
|
|
«Trouvez-vous mes nièces jolies? murmura ensuite la tante affectueuse à
|
|
l'oreille de M. Tupman.
|
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--Je les trouverais jolies si leur tante n'était pas ici, répondit le
|
|
galant pickwickien, avec un regard passionné.
|
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|
--Oh! le méchant homme! Mais réellement, si elles avaient un peu de
|
|
fraîcheur, ne trouvez-vous pas qu'elles feraient de l'effet.... à la
|
|
lumière?
|
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--Oui,... je le crois, répliqua M. Tupman d'un air indifférent.
|
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|
|
--Oh! moqueur! Je sais ce que vous alliez dire.
|
|
|
|
--Quoi donc? demanda M. Tupman, qui n'était pas bien décidé à dire
|
|
quelque chose.
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|
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|
--Vous alliez dire qu'Isabelle est voûtée. Je sais que vous l'alliez
|
|
dire. Les hommes sont de si bons observateurs! Eh bien! c'est vrai; je
|
|
ne puis pas le nier! Et certainement s'il y a quelque chose de vilain
|
|
pour une jeune personne, c'est d'être voûtée. Je le lui dis souvent, et
|
|
qu'elle deviendra tout à fait effroyable quand elle sera un peu plus
|
|
vieille. Je vois que vous avez l'esprit malin.»
|
|
|
|
M. Tupman, charmé d'obtenir cette réputation à si bon marché, s'efforça
|
|
de prendre un air fin, et sourit mystérieusement.
|
|
|
|
«Quel sourire sarcastique! s'écria l'inflammable Rachel. Je vous assure
|
|
que vous m'effrayez.
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|
--Je vous effraye?
|
|
|
|
--Oh! vous ne pouvez rien me cacher. Je sais ce que ce sourire signifie.
|
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|
|
--Hé bien? dit M. Tupman, qui lui-même n'en avait pas la plus légère
|
|
idée.
|
|
|
|
--Vous voulez dire, poursuivit l'aimable tante, en parlant encore plus
|
|
bas, vous voulez dire que la tournure d'Isabelle vous déplaît encore
|
|
moins que l'effronterie d'Émily. C'est vrai, elle est effrontée. Vous ne
|
|
pouvez croire combien cela me rend parfois malheureuse. Je suis sûre que
|
|
j'en ai pleuré pendant des heures entières. Mon cher frère est si bon,
|
|
si peu soupçonneux, qu'il n'en voit rien. S'il le voyait, je suis
|
|
certaine que cela lui briserait le coeur. Je voudrais pouvoir me
|
|
persuader qu'il n'y a pas de mal au fond. Je le désire si vivement! (Ici
|
|
l'affectueuse parente poussa un profond soupir, et secoua tristement la
|
|
tête.)
|
|
|
|
--Je suis sûre que ma tante parle de nous, dit tout bas miss Émily
|
|
Wardle à sa soeur. J'en suis tout à fait sûre: elle a pris son air
|
|
malicieux.
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|
|
--Tu crois, répondit Isabelle. Hem! tante, chère tante!
|
|
|
|
--Oui, mon cher amour.
|
|
|
|
--J'ai bien peur que vous ne vous enrhumiez, ma tante: mettez donc un
|
|
mouchoir de soie autour de votre bonne vieille tête. Vous devriez
|
|
prendre plus soin de vous, à votre âge.»
|
|
|
|
Quoique cette revanche fut bien motivée, elle était tellement poignante
|
|
qu'il est impossible d'imaginer de quelle manière se serait exhalé le
|
|
courroux de la tante, si M. Wardle n'avait pas fait diversion, sans y
|
|
penser, en criant d'une voix forte:
|
|
|
|
«Joe! Damné garçon! il est encore à dormir!
|
|
|
|
--Voilà un jeune homme bien extraordinaire, dit M. Pickwick. Est-ce
|
|
qu'il est toujours assoupi comme cela?
|
|
|
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--Assoupi! Il dort toujours. Il fait mes commissions en dormant; et
|
|
quand il sert à table, il ronfle.
|
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|
--Bien extraordinaire! répéta M. Pickwick.
|
|
|
|
--Ha! extraordinaire en vérité, reprit le vieux gentleman. Je suis
|
|
orgueilleux de ce garçon. Je ne voudrais m'en séparer à aucun prix, sur
|
|
mon âme. C'est une curiosité naturelle. Hé! Joe! Joe! ôtez tout cela, et
|
|
débouchez une autre bouteille, m'entendez-vous?»
|
|
|
|
Le gros joufflu ouvrit les yeux, avala l'énorme morceau de pâté qu'il
|
|
était en train de mastiquer lorsqu'il s'était endormi, et tout en
|
|
exécutant les ordres de son maître, il lorgnait languissamment les
|
|
débris de la fête, à mesure qu'il les remettait dans la bourriche. La
|
|
nouvelle bouteille fut débouchée et vidée rapidement: la bourriche fut
|
|
rattachée à son ancienne place, le gros joufflu remonta sur le siége;
|
|
les besicles et les lunettes d'approche furent braquées sur nouveaux
|
|
frais, et les évolutions des soldats recommencèrent. Il y eut encore un
|
|
grand tapage de canons et de grandes terreurs de femmes; puis on fit
|
|
jouer une mine à l'immense satisfaction de tout le monde; et quand la
|
|
mine eut parti, les troupes et les spectateurs suivirent son exemple, et
|
|
partirent aussi.
|
|
|
|
A la fin d'une conversation interrompue par les décharges, le vieux
|
|
gentleman dit à M. Pickwick, en lui secouant la main:
|
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«Souvenez-vous que vous venez tous nous voir demain matin.
|
|
|
|
--Très-certainement, répliqua M. Pickwick.
|
|
|
|
--Vous avez l'adresse?
|
|
|
|
--Manoir-ferme, Dingley-Dell, répondit M. Pickwick en consultant son
|
|
mémorandum.
|
|
|
|
--C'est cela; et songez bien que je vous garde au moins une semaine. Je
|
|
me charge de vous faire voir tout ce qu'il y a de curieux aux environs,
|
|
et puisque vous voulez étudier la vie champêtre, venez chez moi, je vous
|
|
en donnerai, en veux-tu, en voilà. Joe! Damné garçon! il est encore à
|
|
dormir. Joe, aidez Tom à mettre les chevaux.»
|
|
|
|
Les chevaux furent mis; le cocher monta sur son siége, le gros joufflu
|
|
grimpa à côté de lui; les adieux furent échangés, et le carrosse roula.
|
|
Au moment où les pickwickiens se retournèrent pour l'apercevoir encore
|
|
une fois, le soleil couchant jetait une teinte chaleureuse sur le visage
|
|
de leur hôte, et faisait ressortir l'attitude somnolente du gros
|
|
joufflu: il avait laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et il était
|
|
encore à dormir!
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|
CHAPITRE V.
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|
Faisant voir entre autres choses comment M. Pickwick entreprit de
|
|
conduire une voiture, et M. Winkle de monter un cheval; et comment l'un
|
|
et l'autre en vinrent à bout.
|
|
|
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|
|
Le ciel était brillant et calme; l'air semblait embaumé; tous les objets
|
|
de la création étaient remplis d'un charme inexprimable, et M. Pickwick,
|
|
appuyé sur le parapet du pont de Rochester, contemplait la nature, et
|
|
attendait l'heure du déjeuner.
|
|
|
|
La scène qui se déroulait à ses regards aurait pu charmer un esprit bien
|
|
moins admirateur des beautés champêtres. A sa gauche s'étendait une
|
|
antique muraille, éboulée dans beaucoup d'endroits, mais qui, dans
|
|
d'autres, dominait de sa masse sombre, les rives verdoyantes de la
|
|
Medway. Des touffes de lierre couronnaient tristement les noirs
|
|
créneaux, tandis que des festons de plantes marines, suspendues aux
|
|
pierres dentelées, tremblaient au souffle du vent. Derrière ces ruines
|
|
s'élevait le vieux château, dont les tours sans toiture, dont les
|
|
murailles croulantes attestaient encore l'ancienne grandeur, lorsque le
|
|
bruit des armes ou les chants de fête retentissaient sous ses voûtes
|
|
splendides. De chaque côté, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on
|
|
apercevait les bords de la rivière couverts de prairies et de champs de
|
|
blé, au milieu desquels se détachaient çà et là des moulins et des
|
|
églises; paysage riche et varié, que rendaient plus admirable encore les
|
|
ombres errantes des légers nuages qui flottaient dans la lumière du
|
|
soleil matinal. La Medway, réfléchissant l'azur argenté du ciel, coulait
|
|
silencieusement en nappes brillantes; et parfois, avec un léger
|
|
murmure, elle étincelait sous les rames des pêcheurs, qui suivaient
|
|
lentement le courant, dans leurs bateaux lourds mais pittoresques.
|
|
|
|
La vue de ce riant tableau avait plongé M. Pickwick dans une agréable
|
|
rêverie. Il en fut tiré par un profond soupir qu'il entendit auprès de
|
|
lui, et par un léger coup frappé sur son épaule. Il se retourna et
|
|
reconnut l'homme lugubre.
|
|
|
|
«Vous contempliez cette scène? lui dit celui-ci d'une voix grave.
|
|
|
|
--Oui, monsieur, répliqua M. Pickwick.
|
|
|
|
--Et vous vous félicitiez d'être levé de si bonne heure?»
|
|
|
|
M. Pickwick fit un signe d'assentiment.
|
|
|
|
«Ah! il faut se lever de bonne heure en effet, pour voir le soleil dans
|
|
sa splendeur, car son éclat dure rarement pendant toute la journée. Le
|
|
commencement du jour et le matin de la vie ne sont, hélas! que trop
|
|
semblables!
|
|
|
|
--Vous avez raison, monsieur.
|
|
|
|
--On dit souvent, continua l'homme lugubre, on dit souvent: le temps est
|
|
trop beau ce matin, cela ne durera pas. Avec quelle justesse cette
|
|
réflexion s'applique à notre existence! Que ne donnerais-je pas pour
|
|
revoir les jours de mon enfance, ou pour les oublier à jamais!
|
|
|
|
--Vous avez eu beaucoup de chagrins? demanda M. Pickwick avec
|
|
compassion.
|
|
|
|
--Oui certes, répliqua l'homme lugubre d'une voix saccadée; plus qu'on
|
|
ne pourrait le croire en me voyant aujourd'hui. Il s'arrêta une minute
|
|
et reprit brusquement: Avez-vous jamais pensé, par une matinée comme
|
|
celle-ci, que ce serait une chose douce et délicieuse de se noyer?
|
|
|
|
--Non! que Dieu me protège! s'écria M. Pickwick, en se reculant un peu,
|
|
dans la crainte que l'étranger n'eût envie de le pousser par-dessus le
|
|
parapet pour faire une expérience.
|
|
|
|
--Moi, je l'ai souvent pensé, poursuivit l'homme lugubre sans avoir
|
|
l'air de remarquer ce mouvement: cette eau froide et tranquille semble
|
|
m'inviter, en murmurant, à y chercher le repos et l'oubli. On saute...
|
|
pouf!... on se débat un instant... l'onde s'élève par-dessus votre
|
|
tête... le tourbillon s'efface... l'eau redevient claire... et vos
|
|
douleurs sont à jamais terminées!»
|
|
|
|
L'oeil caverneux de l'homme lugubre lançait des flammes tandis qu'il
|
|
parlait ainsi. Mais cette excitation momentanée s'apaisa bientôt; il se
|
|
détourna d'un air calme, et dit:
|
|
|
|
«En voilà assez sur ce sujet: je voulais vous parler d'autre chose.
|
|
Vous m'avez invité hier soir à vous lire une anecdote, et vous l'avez
|
|
écoutée attentivement....
|
|
|
|
--Oui certainement, dit M. Pickwick, et je pensais....
|
|
|
|
--Je ne vous ai pas demandé votre opinion, interrompit l'homme lugubre,
|
|
et je n'en ai pas besoin. Vous voyagez pour vous amuser et pour vous
|
|
instruire; supposez que je vous adresse un manuscrit curieux.... Faites
|
|
attention;--non pas improbable ni extraordinaire, mais curieux comme une
|
|
page du roman de la vie réelle;--le communiqueriez-vous au club dont
|
|
vous m'avez parlé si souvent?
|
|
|
|
--Certainement, si vous le désirez; et nous le ferons insérer dans les
|
|
mémoires du club.
|
|
|
|
--Vous l'aurez donc, répliqua l'homme lugubre. Votre adresse?»
|
|
|
|
M. Pickwick lui ayant communiqué son itinéraire probable, l'homme
|
|
lugubre le nota soigneusement dans un portefeuille assez gros, ramena le
|
|
savant gentleman à son hôtel, et refusant le déjeuner qu'il lui offrait,
|
|
s'éloigna d'un pas lent et sombre.
|
|
|
|
Les trois compagnons de M. Pickwick l'attendaient pour attaquer le
|
|
déjeuner qui était déjà disposé sur la table d'une façon fort
|
|
séduisante. Ils s'assirent avec lui, et le jambon grillé, les oeufs, le
|
|
café, le thé et le reste, commencèrent à disparaître avec une rapidité
|
|
qui témoignait, à la fois, en faveur de la bonne chère et de l'appétit
|
|
des voyageurs.
|
|
|
|
«Maintenant, dit M. Pickwick, il s'agit de savoir comment nous irons à
|
|
Manoir-ferme.
|
|
|
|
--Nous ferions peut-être bien de consulter le garçon, suggéra M. Tupman;
|
|
et ce judicieux conseil ayant été accueilli comme il le méritait, le
|
|
garçon fut appelé et consulté.
|
|
|
|
--Dingley-Dell, monsieur? Quinze milles, monsieur; chemin de traverse,
|
|
mauvaise route.... Une chaise de poste, monsieur?
|
|
|
|
--Une chaise de poste ne tient que deux, répondit M. Pickwick.
|
|
|
|
--C'est vrai, monsieur, cependant je vous demande pardon, monsieur: nous
|
|
avons une très-jolie chaise à quatre roues: deux places au fond, un
|
|
siége pour le gentleman qui conduit.... Oh! je vous demande pardon,
|
|
monsieur, elle ne peut tenir que trois.
|
|
|
|
--Comment donc ferons-nous? dit M. Snodgrass.
|
|
|
|
--Peut-être qu'un de ces messieurs aimerait à faire la route à cheval,
|
|
dit le garçon en regardant M. Winkle. Nous avons de très-bons chevaux de
|
|
selle, monsieur. Les gens de M. Wardle, en venant à Rochester,
|
|
pourraient les ramener, monsieur.
|
|
|
|
--Voilà notre affaire, s'écria M. Pickwick, Winkle, voulez-vous faire la
|
|
route à cheval?»
|
|
|
|
M. Winkle éprouvait, dans les plus secrets replis de son coeur, des
|
|
doutes accablants sur sa science équestre; mais, comme il n'aurait voulu
|
|
les laisser soupçonner à aucun prix, il répondit sur-le-champ avec une
|
|
noble hardiesse: «Certainement, j'en serai charmé!» Il s'était précipité
|
|
lui-même au-devant de sa destinée: il n'y avait plus à reculer.
|
|
|
|
«Amenez-les à onze heures, dit alors M. Pickwick au garçon.
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--Très-bien, monsieur,» répliqua celui-ci, et il sortit.
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Le déjeuner achevé, les voyageurs montèrent dans leurs chambres pour
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préparer les effets qu'ils voulaient emporter avec eux.
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M. Pickwick avait terminé ses arrangements préliminaires, et regardait
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dans la rue par-dessus les stores du café, lorsque le garçon entra, et
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annonça que la chaise était prête, ce qui fut confirmé par l'apparition
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de ladite chaise derrière les susdits stores.
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C'était une petite boîte verte, posée sur quatre roues; sur le devant
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s'élevait une espèce de perchoir pour le cocher; sur le derrière se
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trouvait un banc rétréci, pour deux patients. Cette curieuse machine
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était mise en mouvement par un immense cheval brun, sur lequel on
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pouvait étudier l'ostéologie avec beaucoup de facilité. Un valet
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d'écurie tenait par la bride, pour M. Winkle, un autre cheval immense,
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apparemment parent très-proche de l'animal du cabriolet.
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«Dieu nous protège! dit M. Pickwick, tandis qu'on mettait leurs paquets
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dans la voiture; Dieu nous protège! Qui est-ce qui va conduire? Je n'y
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avais point songé.
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--Vous naturellement, repartit M. Tupman.
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--Naturellement, ajouta M. Snodgrass.
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--Moi! s'écria M. Pickwick.
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--Il n'y a pas le plus petit danger, monsieur, insinua le valet
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d'écurie. Je vous le garantis pour la douceur: un enfant au maillot le
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conduirait.
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--Il n'est pas ombrageux, hein?
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--Ombrageux? il ne broncherait pas quand il verrait passer une charretée
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de singes, avec la queue en feu.»
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Cette dernière recommandation était convaincante. M. Tupman et M.
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Snodgrass furent précieusement enfermés dans la caisse. M. Pickwick
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monta sur son perchoir, et appuya ses pieds sur une planche revêtue d'un
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tapis de toile cirée qu'il supposa être destinée à cet usage.
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«Maintenant, brillant William, dit le valet d'écurie à son adjoint;
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donne les rubans au gentleman.»
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Brillant William, ainsi dénommé sans doute à cause de ses cheveux gras
|
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et de sa figure huileuse, plaça les guides dans la main gauche de M.
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Pickwick, tandis que son supérieur insinuait le fouet dans la main
|
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droite du philosophe.
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«Tout beau! cria M. Pickwick, car le grand quadrupède témoignait une
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inclination décidée à reculer dans la fenêtre du café.
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--Tout beau! répétèrent MM. Tupman et Snodgrass, de leur caisse.
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--Il s'amuse un peu, messieurs, voilà tout, dit le premier garçon
|
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d'écurie d'un ton encourageant. Tenez-le un instant, William.»
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Le substitut restreignit l'impétuosité de l'animal, et l'écuyer en chef
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courut aider M. Winkle à monter en selle.
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«De l'autre côté, monsieur, s'il vous plaît.
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--J'veux et' pendu, si le gentleman n'allait pas monter à l'envers!» dit
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un postillon grimaçant, au garçon de l'hôtel, qui paraissait goûter une
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satisfaction indicible.
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M. Winkle ayant reçu cet avis se hissa sur sa selle, avec autant de
|
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difficultés, à peu près, qu'il en aurait éprouvé pour monter sur un
|
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vaisseau de guerre.
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«Tout va-t-il bien? demanda M. Pickwick, tourmenté par un sentiment
|
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intuitif que tout allait mal.
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--Tout va bien, répondit faiblement M. Winkle.
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--En route! cria le valet d'écurie. Tenez-le bien, monsieur.»
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|
Et parmi les éclats de rire de tous les assistants, la voiture et le
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|
cheval de selle décampèrent, M. Pickwick sur le siége de l'un, et M.
|
|
Winkle sur le dos de l'autre.
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«Pourquoi donc va-t-il ainsi de travers? demanda M. Snodgrass, de dedans
|
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sa boîte, à M. Winkle sur sa selle.
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--Je n'y comprends rien du tout,» répliqua le pauvre cavalier, dont le
|
|
cheval, en effet, s'avançait d'une manière excentrique, un de ses flancs
|
|
en avant, la tête d'un côté de la rue, la queue de l'autre.
|
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|
M. Pickwick n'avait point le loisir d'observer ce qui se passait
|
|
derrière lui, car il était obligé de concentrer toutes ses facultés
|
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ratiocinantes sur la conduite de l'animal attaché à la voiture. Celui-ci
|
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déployait des singularités, fort amusantes pour un spectateur
|
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désintéressé, mais fort peu rassurantes pour ceux qui se trouvaient
|
|
entraînés à sa suite. Secouant sans cesse sa tête d'une manière aussi
|
|
déplaisante qu'incommode, il pesait sur les guides avec tant de force
|
|
que M. Pickwick avait beaucoup de peine à le soutenir, et pour comble
|
|
d'infortune il éprouvait un étrange plaisir à se jeter tout d'un coup
|
|
sur un côté de la route. Là il s'arrêtait court; puis il repartait
|
|
pendant quelques minutes avec une vélocité qu'il était physiquement
|
|
impossible de modérer.
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|
Il venait d'exécuter cette manoeuvre pour la vingtième fois, lorsque M.
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|
Snodgrass dit à son compagnon:
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«Qu'a donc ce cheval?
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--Je n'en sais rien, répondit M. Tupman. N'est-ce pas qu'il serait
|
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ombrageux? Cela m'en a bien l'air.»
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M. Snodgrass allait répliquer, quand il fut interrompu par un cri de M.
|
|
Pickwick.
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|
«Oh! disait-il. J'ai laissé tomber mon fouet!»
|
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|
Dans ce moment, M. Winkle, avec son chapeau enfoncé sur ses oreilles,
|
|
arrivait en trottant sur l'énorme cheval, qui le secouait avec tant de
|
|
violence qu'il semblait devoir le mettre en pièces.
|
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|
«Winkle, lui cria M. Snodgrass. Vous qui êtes un bon garçon, ramassez
|
|
donc le fouet.»
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|
M. Winkle, se penchant en arrière, tira la bride avec tant d'efforts que
|
|
son visage en devint tout noir. Lorsqu'il fut parvenu à arrêter son
|
|
grand coursier, il descendit, tendit le fouet à M. Pickwick, et,
|
|
saisissant les rênes, se prépara à remonter.
|
|
|
|
Nous ne saurions dire, et on le comprendra facilement, si le grand
|
|
cheval, dans l'innocente gaieté de son coeur, voulut s'amuser un peu avec
|
|
M. Winkle; on s'il s'imagina qu'il trouverait plus de plaisir à faire la
|
|
route sans cavalier; mais, quels que fussent ses motifs déterminants, le
|
|
fait est que M. Winkle avait à peine touché les rênes, lorsque l'animal,
|
|
baissant la tête, les fit glisser par-dessus, et s'élança en arrière de
|
|
toute leur longueur.
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|
«Bonne bête, dit M. Winkle d'une voix insinuante; bon vieux cheval!»
|
|
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|
Mais la bonne bête était à l'épreuve de la flatterie, et plus M. Winkle
|
|
s'efforçait de l'approcher, plus elle avait soin de se tenir à distance:
|
|
tellement qu'au bout de dix minutes, et malgré toutes sortes de
|
|
cajoleries et de ruses, M. Winkle et le grand cheval, après avoir
|
|
continuellement tourné l'un autour de l'autre se retrouvaient exactement
|
|
dans la même position. C'était une situation fort désagréable en toutes
|
|
circonstances, et principalement sur une route déserte, où l'on ne
|
|
pouvait se procurer aucun secours.
|
|
|
|
Ce manège s'étant prolongé encore quelque temps, M. Winkle cria à ses
|
|
compagnons:
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«Comment vais-je faire? Je ne puis pas monter dessus?
|
|
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--Vous ferez bien de le conduire ainsi jusqu'à ce que nous arrivions à
|
|
une barrière; répliqua M. Pickwick de son siége.
|
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--Mais il ne veut pas avancer! s'écria M. Winkle, venez, je vous en
|
|
prie, me le tenir un peu.
|
|
|
|
M. Pickwick était la personnification de l'obligeance et de l'humanité.
|
|
Il jeta les guides sur le dos de son cheval, descendit du siége,
|
|
conduisit soigneusement la voiture le long de la haie, afin de ne point
|
|
embarrasser la route, et retourna vers son compagnon pour soulager sa
|
|
détresse, laissant dans la voiture M. Tupman et M. Snodgrass.
|
|
|
|
Aussitôt que le cheval vit M. Pickwick s'avancer vers lui avec son grand
|
|
fouet dans sa main, il fit succéder au mouvement de rotation dont il
|
|
s'était amusé jusqu'alors un mouvement rétrograde si décidé, qu'il força
|
|
M. Winkle, qui ne voulait pas lâcher le bout de la bride, à marcher
|
|
d'une vitesse extrême du côté de Rochester. M. Pickwick courut à son
|
|
secours; mais plus M. Pickwick courait en avant, plus le cheval courait
|
|
en arrière. Ses pieds sonnaient sur la route; la poussière volait autour
|
|
de lui, et, à la fin, M. Winkle, dont les bras étaient presque
|
|
démantibulés, fut obligé de laisser aller la bride. Le cheval s'arrêta,
|
|
regarda autour de lui d'un air étonné, se retourna, et se mit à trotter
|
|
tranquillement vers son écurie, laissant là M. Winkle et M. Pickwick,
|
|
qui échangèrent entre eux des regards de désappointement. Tout à coup le
|
|
roulement d'une voiture à peu de distance attira leur attention; ils
|
|
tournèrent la tête: «Il ne manquait plus que cela! s'écria M. Pickwick
|
|
avec désespoir; voilà l'autre cheval qui s'en va aussi!»
|
|
|
|
Cela n'était que trop vrai. Le bucéphale de la chaise avait été effrayé
|
|
par le bruit que faisait son compagnon; il avait la bride sur le cou, et
|
|
l'on peut sans peine imaginer le résultat!
|
|
|
|
Il s'échappa, entraînant avec rapidité MM. Tupman et Snodgrass. Hélas!
|
|
leur carrière ne fut pas longue. M. Tupman, hors de lui-même, se jeta
|
|
dans la haie, et M. Snodgrass suivit instinctivement son exemple. Le
|
|
cheval brisa la voiture contre un pont de bois, sépara les roues du
|
|
brancard, le brancard de la caisse, et, finalement, resta immobile à
|
|
contempler les ruines qu'il avait faites.
|
|
|
|
Le premier soin des deux amis intacts fut d'extraire les deux amis
|
|
naufragés de leur lit d'épines. Quand ils y furent parvenus, ils
|
|
s'aperçurent avec une satisfaction inexprimable que ceux-ci n'avaient
|
|
pas souffert de dommage sérieux, et qu'ils en étaient quittes pour de
|
|
nombreuses déchirures dans leurs vêtements et dans leur peau. Tous
|
|
ensemble, ils s'occupèrent alors à débarrasser le cheval des débris de
|
|
la chaise; et lorsque cette opération compliquée fut terminée, ils le
|
|
placèrent au milieu d'eux, et poursuivirent lentement leur chemin,
|
|
abandonnant les restes de la voiture à leur triste destinée.
|
|
|
|
Une heure de marche amena nos voyageurs auprès d'une petite auberge
|
|
plantée entre deux ormes sur le bord de la route. On voyait par-devant
|
|
une grande auge et une énorme enseigne; par derrière, une ou deux meules
|
|
déformées; sur le côté, un jardin potager; et tout autour, entassés dans
|
|
une étrange confusion, des hangars ruinés et des appentis couverts de
|
|
mousse. Un paysan, porteur d'une tête rousse, travaillait dans le
|
|
jardin. M. Pickwick l'aperçut et lui cria: «Ohé, là bas!» Le paysan se
|
|
releva lentement, abrita ses yeux avec ses mains, et examina froidement
|
|
M. Pickwick et ses compagnons.
|
|
|
|
«Ohé, là bas! répéta M. Pickwick.
|
|
|
|
--Ohé, répondit la tête rousse.
|
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|
|
--Combien y a-t-il d'ici à Dingley-Dell?
|
|
|
|
--Sept bons milles.
|
|
|
|
--La route est-elle bonne?
|
|
|
|
--Non!» rétorqua brièvement le paysan. Puis, ayant fait subir à nos
|
|
voyageurs un nouvel examen, il se remit à travailler, sans s'occuper
|
|
d'eux davantage.
|
|
|
|
«Nous voudrions laisser ce cheval ici, reprit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Laisser le cheval ici? répéta l'homme en s'appuyant sur sa bêche.
|
|
|
|
--Précisément, répondit M. Pickwick, qui s'était avancé avec son
|
|
coursier jusqu'à la porte de la palissade du jardin.
|
|
|
|
--Maîtresse! beugla l'homme à la tête rousse, en sortant du potager et
|
|
en regardant le cheval d'un air soupçonneux; maîtresse!»
|
|
|
|
Une grande femme osseuse et toute droite du haut en bas répondit à cet
|
|
appel. Elle était couverte d'un gros sarrau bleu, et sa taille se
|
|
trouvait à un pouce ou deux de ses aisselles.
|
|
|
|
«Ma bonne femme, dit M. Pickwick en s'approchant et en faisant usage de
|
|
sa voix la plus insinuante, pouvons-nous laisser ce cheval ici?»
|
|
|
|
Le paysan dit quelque chose à l'oreille de la grande femme. Celle-ci
|
|
regarda toute la caravane du haut en bas, et, après un instant de
|
|
réflexion, répondit: «Non, je n'en avons pas le coeur!
|
|
|
|
--Le coeur! répéta M. Pickwick; qu'est-ce qu'elle parle de son coeur?
|
|
|
|
--J'avons été inquiétée pour ça l'autre fois, dit la femme, en rentrant
|
|
dans la maison, et je ne voulons pu rien y voir.
|
|
|
|
--Voilà la chose la plus extraordinaire qui me soit jamais arrivée dans
|
|
tous mes voyages, s'écria M. Pickwick, rempli d'étonnement.
|
|
|
|
--Je crois.... je crois réellement, murmura M. Winkle à ses amis, je
|
|
crois qu'ils nous soupçonnent d'avoir dérobé ce cheval.
|
|
|
|
--Comment! s'écria M. Pickwick, avec une explosion d'indignation. M.
|
|
Winkle répéta modestement l'opinion qu'il venait d'émettre.
|
|
|
|
--Ohé! l'homme! cria M. Pickwick, irrité, pensez-vous donc que nous
|
|
avons volé ce cheval?
|
|
|
|
--Je ne le crois pas, j'en suis sûr! répondit l'homme à la tête rouge,
|
|
avec une espèce de sourire qui agita toute sa physionomie de l'une à
|
|
l'autre oreille; et en parlant ainsi, il entra dans la maison, dont il
|
|
ferma soigneusement la porte.
|
|
|
|
--C'est comme un rêve! s'écria M. Pickwick, un hideux cauchemar! O ciel!
|
|
imaginez-vous un homme marchant toute une journée, poursuivi par un
|
|
cheval épouvantable, dont il ne peut pas se débarrasser!
|
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|
|
Les pickwickiens abattus se remirent tristement en route, l'énorme
|
|
quadrupède, pour qui ils ressentaient le plus profond dégoût, marchant
|
|
lentement sur leurs talons.
|
|
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|
L'après-midi était fort avancée lorsque nos quatre amis, toujours suivis
|
|
du malencontreux animal, arrivèrent enfin dans la ruelle qui conduisait
|
|
à Manoir-ferme. Mais quoiqu'ils touchassent au terme de leurs fatigues,
|
|
leur satisfaction était prodigieusement amortie par l'absurde
|
|
singularité de leur apparence; des habits déchirés, des visages
|
|
égratignés, des souliers sales, des figures exténuées; et par-dessus
|
|
tout, l'affreux cheval. Oh! combien M. Pickwick le maudissait! De temps
|
|
en temps il jetait sur lui des regards où se peignaient la haine et le
|
|
désir d'une épouvantable vengeance. Plus d'une fois, il avait calculé le
|
|
montant probable de ce qu'il faudrait payer pour avoir la satisfaction
|
|
de lui couper la gorge; et maintenant la tentation de l'assassiner ou de
|
|
l'abandonner dans les champs déserts se présentait à son esprit avec dix
|
|
fois plus de violence. Cependant il avançait toujours, et à l'un des
|
|
détours de la ruelle, il fut distrait de ses horribles pensées par
|
|
l'apparition soudaine de deux personnages. C'étaient M. Wardle et son
|
|
fidèle serviteur, le gros garçon rougeaud.
|
|
|
|
«Eh bien! où donc avez-vous été? demanda le gentleman hospitalier. Je
|
|
vous ai attendu toute la journée. Vous avez l'air fatigués. Quoi! des
|
|
égratignures! pas de blessures, j'espère?... Non... j'en suis bien aise.
|
|
Vous avez versé? N'y pensez plus, c'est un accident commun dans ce
|
|
pays-ci.--Joe, damné garçon, il est encore à dormir! Joe, prenez ce
|
|
cheval et conduisez-le dans l'écurie.»
|
|
|
|
Le gros joufflu tenant en bride le fatal coursier, se traîna d'un pas
|
|
paresseux derrière la compagnie, tandis que le vieux gentleman
|
|
s'efforçait de consoler ses hôtes de la partie de leurs aventures qu'ils
|
|
jugèrent à propos de lui communiquer.
|
|
|
|
Arrivés à Manoir-ferme, il commença par les faire entrer dans la cuisine
|
|
en leur disant: «Nous allons tout réparer ici, et ensuite je vous
|
|
introduirai dans le salon.--Emma, apportez l'eau-de-vie de
|
|
cerises.--Maintenant, Jane, une aiguille et du fil.--Mary, des
|
|
serviettes et de l'eau. Allons vite, mes filles, dépêchons.»
|
|
|
|
Trois ou quatre grosses réjouies se dispersèrent rapidement pour aller
|
|
chercher les articles demandés, tandis qu'un couple de domestiques
|
|
mâles, aux têtes rondes et aux larges visages, se levèrent des siéges
|
|
qu'ils occupaient auprès de la cheminée comme s'ils avaient été à Noël,
|
|
se plongèrent dans l'obscurité de divers recoins, et en ressortirent
|
|
bientôt, armés d'une bouteille de cirage et d'une demi-douzaine de
|
|
brosses.
|
|
|
|
«Allons, vite!» répéta le vieux gentleman. Mais c'était une exhortation
|
|
tout à fait inutile, car l'une des servantes versait l'eau-de-vie,
|
|
l'autre apportait les serviettes, et l'un des hommes saisissant
|
|
soudainement M. Pickwick par la jambe, au hasard imminent de lui faire
|
|
perdre l'équilibre, brossait ses bottes avec tant d'ardeur que ses cors
|
|
en rougirent au blanc. Dans le même temps, un second domestique frottait
|
|
M. Winkle avec une énorme brosse, tout en produisant avec sa bouche
|
|
cette espèce de sifflement que les garçons d'écurie ont l'habitude de
|
|
faire entendre quand ils étrillent un cheval.
|
|
|
|
Quant à M. Snodgrass, après avoir terminé ses ablutions, il tourna son
|
|
dos au feu, et savourant avec délices son eau-de-vie, il se mit à
|
|
examiner la pièce où il se trouvait.
|
|
|
|
D'après la description qu'il en a faite, c'était une vaste chambre pavée
|
|
de briques rouges. La cheminée paraissait immense; le plafond s'honorait
|
|
d'une garniture de bottes d'oignons, de jambons et de lard; les murs
|
|
étaient décorés de plusieurs cravaches, de deux ou trois brides, d'une
|
|
selle et d'une vieille espingole rouillée. Au-dessous de celle-ci, on
|
|
lisait en gros caractère: CHARGÉE, et elle devait l'être depuis plus
|
|
d'un demi-siècle, s'il fallait en croire son apparence et celle de
|
|
l'inscription. Un vieux coucou, au mouvement tranquille et solennel,
|
|
tictaquait gravement dans un coin, tandis qu'une montre d'argent, d'une
|
|
égale antiquité, se dandinait à l'un des nombreux crochets dont la
|
|
muraille était semée.
|
|
|
|
«Êtes-vous prêts? demanda le vieux gentleman à ses hôtes, quand il les
|
|
vit bien lavés, bien recousus, bien brossés, bien restaurés.
|
|
|
|
--Tout à fait, répondit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Alors, venez avec moi.» Trois des voyageurs le suivirent à travers
|
|
plusieurs corridors sombres, ils furent rejoints à la porte du salon par
|
|
M. Tupman, qui était resté derrière pour dérober un baiser à Emma, mais
|
|
qui n'avait obtenu, pour toute récompense, qu'un certain nombre de
|
|
bourrades et d'égratignures. Cependant le vieillard les introduisit en
|
|
disant: «Gentlemen, soyez les bienvenus à Manoir-ferme.»
|
|
|
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|
|
|
|
|
|
CHAPITRE VI.
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|
|
|
Une soirée d'autrefois. Histoire racontée par un ecclésiastique.
|
|
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|
|
Plusieurs visites réunies dans le salon se levèrent pour recevoir les
|
|
nouveaux venus, et pendant qu'on accomplissait les formalités
|
|
cérémonieuses des introductions, M. Pickwick eut le loisir d'examiner la
|
|
figure des assistants et de spéculer sur leur caractère et sur leurs
|
|
occupations. C'était un genre d'amusement auquel il se livrait
|
|
volontiers, ainsi que beaucoup d'autres grands hommes.
|
|
|
|
Une très-vieille dame, avec un énorme bonnet et une robe de soie fanée,
|
|
occupait le poste d'honneur à l'angle droit de la cheminée. Ce n'était
|
|
pas un moindre personnage que la mère de M. Wardle. Plusieurs
|
|
certificats, prouvant qu'elle avait été bien élevée et n'avait pas
|
|
quitté la bonne route en vieillissant, étaient appendus aux murailles,
|
|
sous la forme d'antiques paysages en tapisserie, d'alphabets en point de
|
|
marque, non moins antiques, et de poignées à bouilloires en soie
|
|
cramoisie, d'une plus récente période. La tante demoiselle, les deux
|
|
jeunes filles et M. Wardle, groupés autour de la vieille dame,
|
|
semblaient disputer à qui lui témoignerait les attentions les plus
|
|
infatigables. L'une tenait son cornet acoustique, l'autre une orange, la
|
|
troisième un flacon d'odeurs, tandis que M. Wardle tamponnait
|
|
soigneusement les coussins qui la supportaient. De l'autre côté de la
|
|
cheminée était assis un vieux gentleman, doué d'une contenance
|
|
bienveillante et d'une tête chauve c'était le vicaire de Dingley-Dell;
|
|
auprès de lui se trouvait sa femme, bonne vieille dame dont la
|
|
physionomie robuste et le teint animé semblaient annoncer que, si elle
|
|
était savante dans la confection de tous les cordiaux fabriqués par une
|
|
bonne ménagère, elle savait aussi se les administrer à propos. Un petit
|
|
homme, porteur d'une tête semblable à une pomme de reinette, causait
|
|
dans un coin avec un gentleman vieux et gros, tandis que deux ou trois
|
|
autres vieillards et tout autant de vieilles ladies étaient assis,
|
|
roides et immobiles sur leurs chaises, considérant impitoyablement M.
|
|
Pickwick et ses compagnons de voyage.
|
|
|
|
«Ma mère!» dit M. Wardle, de toute l'étendue de sa voix, M. Pickwick!
|
|
|
|
--Oh! fit la vieille lady, en secouant la tête, je ne vous entends pas.
|
|
|
|
--M. Pickwick! grand'maman! crièrent ensemble les deux jeunes
|
|
demoiselles.
|
|
|
|
--Ah! reprit la vieille dame, c'est bon; cela ne fait pas grand'chose.
|
|
Il ne se soucie guère d'une vieille femme comme moi, j'en suis certaine.
|
|
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--Je vous assure, madame, dit M. Pickwick, en saisissant la main de la
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vieille lady, et en parlant tellement fort, que sa bienveillante figure
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en devint écarlate, je vous assure, madame, que rien ne me charme autant
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que de voir, à la tête d'une si belle famille, une personne de votre
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âge, paraissant aussi jeune et aussi bien portante.
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--Ah! reprit la vieille dame, après une courte pose, tout cela est fort
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joli, j'en suis sûre; mais je ne peux pas l'entendre.
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--Grand'maman est mal disposée maintenant, dit doucement miss Isabella
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Wardle, mais elle vous parlera tout à l'heure.»
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M. Pickwick exprima par un signe son empressement à se prêter aux
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infirmités de l'âge; et, se retournant, il prit part à la conversation
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générale.
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«Charmante habitation! situation délicieuse! dit-il.
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--Délicieuse! répétèrent MM. Snodgrass, Tupman et Winkle.
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--Oui, je m'en flatte, repondit M. Wardle.
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--Monsieur, dit l'homme à la tête de pomme de reinette, il n'y a pas un
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meilleur morceau de terre dans tout le comté de Kent; il n'y en a pas,
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en vérité, monsieur. Je suis sûr qu'il n'y en a pas!» Et il regarda
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autour de lui d'un air triomphant, comme s'il avait été violemment
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contredit par quelqu'un, et qu'il fût parvenu à lui imposer silence.
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«Il n'y a pas un meilleur morceau de terre dans tout le comté de Kent,
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répéta l'homme à la tête de pomme de reinette, après une pause.
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--Excepté le pré de Mullins, articula solennellement le gros gentleman.
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--Le pré de Mullins! s'écria l'autre avec un profond mépris.
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--C'est une excellente terre, insinua un second gros homme.
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--Oui, assurément, dit un troisième gros homme.
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--Tout le monde sait cela,» poursuivit l'hôte corpulent.
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L'homme à tête de pomme de reinette regarda dubitativement autour de
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lui; mais, se trouvant décidément en minorité, il prit un air de
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supériorité compatissante, et n'ajouta plus rien.
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«De quoi parle-t-on? demanda la vieille dame à l'une de ses
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petites-filles d'un son de voix très-élevé; car, suivant l'usage des
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sourds, elle ne semblait pas imaginer que d'autres pussent entendre ce
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qu'elle-même disait.
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--On parle de la terre, grand'maman.
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--Qu'est-ce qu'on dit de la terre? Est-ce qu'il est arrivé quelque
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chose?
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--Non, non. M. Miller disait que notre terre est meilleure que le pré de
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Mullins.
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--Qu'est-ce qu'il en sait? demanda la vieille dame avec indignation.
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Miller est un fat impertinent, et vous pouvez le lui dire de ma part.»
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Ayant proféré cette sentence, la vieille dame se redressa, et regarda le
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délinquant d'un air sévère, sans se douter un seul instant qu'elle avait
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parlé de manière à être entendue de tout le monde.
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--Allons! allons! fit M. Wardle en s'empressant avec une anxiété
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naturelle de changer la conversation; que dites-vous d'un whist,
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monsieur Pickwick?
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--Je l'aimerais par-dessus toute chose; mais, je vous prie, ne le faites
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pas à cause de moi.
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--Oh! je vous assure que ma mère aime beaucoup à faire son whist.
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N'est-ce pas vrai, ma mère?»
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La vieille dame, qui était beaucoup moins sourde sur ce sujet que sur
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tout autre, répondit affirmativement.
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«Joe! Joe! cria le vieux gentleman, Joe! damné garçon.... Ah! le voilà!
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Dressez les tables de jeu.»
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Le léthargique jeune homme vint à bout de dresser, sans autre stimulant,
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deux tables de jeu: l'une pour faire le whist, l'autre pour jouer à la
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papesse Jeanne. Les joueurs de whist étaient: M. Pickwick et la vieille
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lady, M. Miller et le gros gentleman. L'autre jeu comprenait le reste de
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la société.
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Le whist fut conduit avec tout le sérieux, avec toute la gravité
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qu'exige cet acte solennel, auquel, suivant nous, on a mal à propos et
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avec irrévérence donné le nom de jeu. Mais, à la table ronde, on faisait
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éclater une gaieté si bruyante, qu'elle nuisait notablement aux
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réflexions de M. Miller. Ce malheureux personnage n'étant pas aussi
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absorbé par son jeu qu'il aurait dû l'être, tombait dans des fautes,
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dans des crimes impardonnables, qui excitaient au plus haut degré la
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rage du gros gentleman, et éveillaient proportionnellement la bonne
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humeur de la vieille lady.
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«Ah! ah! fit le criminel Miller d'un ton victorieux en prenant la
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septième levée. Je ne pouvais pas mieux jouer, j'espère; il était
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impossible de faire un trick de plus.»
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La vieille dame ne le laissa pas longtemps dans cette heureuse situation
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d'esprit. «Miller aurait dû couper le carreau, dit-elle; n'est-il pas
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vrai, monsieur?»
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|
M. Pickwick salua affirmativement.
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Le joueur infortuné fit un appel à la générosité de son partner en
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disant d'un ton dubitatif: «Devais-je réellement le couper?
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--Certainement, monsieur, répondit sèchement le gros gentleman.
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--J'en suis désolé, répliqua Miller avec abattement.
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--Il est bien temps! grommela son partner.
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--Deux d'honneurs. Cela nous fait huit,» dit M. Pickwick.
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On redonna des cartes.
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«Pouvez-vous en faire encore une? demanda la vieille dame.
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--Oui, répondit M. Pickwick. Double, simple; et le rob.
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--On n'a jamais vu une pareille chance! fit observer M. Miller.
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--Ni d'aussi vilaines cartes!» ajouta le gros gentleman.
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Un silence solennel s'ensuivit. M. Pickwick était enjoué, la vieille
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dame attentive, le gros gentleman querelleur, et M. Miller craintif.
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«Encore une partie double! s'écria la vieille dame triomphante, en
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plaçant sous le flambeau une pièce de six pence et un demi-penny, sans
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empreinte, comme mémorandum du fait.
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--Encore une partie double, monsieur, dit M. Pickwick.
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--Je le sais bien, monsieur,» répliqua le gros gentleman avec aigreur.
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Dans le courant d'une autre partie, dont le résultat fut le même, M.
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|
Miller eut le malheur de faire une renonce. Aussi, le gros gentleman ne
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|
fut plus maître de contenir son irritation. La vieille dame, au
|
|
contraire, entendait de mieux en mieux, tandis que l'infortuné Miller
|
|
paraissait aussi peu dans son élément qu'un dauphin dans une guérite.
|
|
Quand le whist fut terminé, le gros gentleman se retint dans un coin et
|
|
resta parfaitement muet durant une heure vingt-sept minutes: alors
|
|
seulement, sortant de sa retraite, il offrit à M. Pickwick une prise de
|
|
tabac, avec l'air généreux d'un homme que la charité chrétienne engage à
|
|
pardonner les injures qu'il a reçues.
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|
Pendant ces événements, le jeu de la table ronde continuait avec gaieté.
|
|
Isabelle Wardle s'était associée avec M. Trundle, Émily Wardle avec M.
|
|
Snodgrass, et qui plus est, M. Tupman et la tante demoiselle avaient
|
|
aussi formé une société de fiches et de galanteries. Le vieux M. Wardle
|
|
était au comble de la joie; il conduisait une banque avec tant d'astuce,
|
|
les dames montraient tant d'âpreté au gain, qu'un tonnerre d'éclats de
|
|
rire retentissait continuellement autour de la table. Il y avait une
|
|
vieille lady qui était toujours obligée de payer pour une demi-douzaine
|
|
de cartes. Tout le monde en riait régulièrement à chaque tour, et quand
|
|
la vieille lady avait l'air vexé de payer, on riait encore plus fort:
|
|
alors son visage s'épanouissait par degrés, et elle finissait par faire
|
|
chorus avec les autres. Quand la tante demoiselle faisait un _mariage_,
|
|
les jeunes personnes éclataient de nouveau et la tante demoiselle
|
|
devenait de très-mauvaise humeur; mais elle sentait la main de M. Tupman
|
|
qui saisissait la sienne par-dessous la table, et son visage
|
|
s'épanouissait aussi, puis elle prenait un air à peu près malin, comme
|
|
si le mariage n'avait pas été aussi loin de la question qu'on le
|
|
supposait. Alors tout le monde recommençait à rire, surtout le vieux
|
|
Wardle qui s'amusait d'une plaisanterie au moins autant que les plus
|
|
jeunes. Cependant, M. Snodgrass murmurait continuellement dans l'oreille
|
|
de sa partner des sentiments poétiques, qui faisaient faire à un vieux
|
|
gentleman sur les associations pour les cartes et sur les associations
|
|
pour la vie, des remarques facétieuses et malignes, accompagnées de
|
|
coups d'oeil, de coups de coude et de sourires. L'hilarité de la
|
|
compagnie en était redoublée, et spécialement celle de l'épouse du
|
|
susdit vieux gentleman. De temps en temps M. Winkle éditait des bons
|
|
mots, fort connus dans la ville, mais qui ne l'étaient pas encore dans
|
|
la province; et comme tout le monde en riait de très-bon coeur et les
|
|
trouvait excellente, M. Winkle était resplendissant d'honneur et de
|
|
gloire. Quant au bienveillant ecclésiastique, il regardait cette scène
|
|
d'un air satisfait, car le bon vieillard était heureux de voir des
|
|
visages heureux autour de lui; et, quoique la joie fût assez bruyante,
|
|
elle venait du coeur, non des lèvres, c'est-à-dire que c'était la
|
|
véritable joie, après tout.
|
|
|
|
La soirée s'écoula rapidement au sein de ces récréations. Après un
|
|
souper simple et substantiel, un cercle sociable fut formé autour du
|
|
feu, et M. Pickwick déclara que jamais de sa vie il n'avait ressenti
|
|
plus de vrai bonheur et n'avait été mieux disposé à jouir du présent
|
|
hélas! trop fugitif.
|
|
|
|
Le vieillard hospitalier était assis en cérémonie auprès du fauteuil de
|
|
sa mère, et tenait une de ses mains dans les siennes: «Voilà précisément
|
|
ce que j'aime, disait-il. Les plus heureux instants de mon existence se
|
|
sont passés auprès de ce vieux foyer, et je trouve du plaisir à y faire
|
|
flamber du feu jusqu'à ce que la chaleur devienne insupportable.
|
|
Voyez-vous... ma pauvre vieille mère que voilà, s'asseyait dans cette
|
|
cheminée sur ce petit tabouret, quand elle était enfant. N'est-il pas
|
|
vrai, ma mère?»
|
|
|
|
La vieille lady secoua la tête avec un sourire mélancolique, et l'on vit
|
|
couler lentement sur ses joues ces larmes involontaires qui s'éveillent
|
|
au souvenir des anciens temps et du bonheur écoulé depuis de longues
|
|
années.
|
|
|
|
«Monsieur Pickwick, continua leur hôte après un court silence, vous
|
|
m'excuserez si je parle souvent de cet endroit, car je l'aime
|
|
passionnément, et je n'en connais pas d'autre. La vieille maison et les
|
|
champs mêmes semblent être pour moi d'anciens amis. J'en dis autant de
|
|
notre petite église garnie d'une épaisse tenture de lierre, sur lequel,
|
|
par parenthèse, notre excellent ami que voilà a fait une chanson à son
|
|
arrivée ici. Monsieur Snodgrass, il me semble que votre verre est vide.
|
|
|
|
--Je vous demande pardon, répliqua ce gentleman, dont la curiosité
|
|
poétique avait été grandement excitée par la dernière phrase de son
|
|
hôte. Vous parliez ce me semble d'une chanson sur le lierre?
|
|
|
|
--C'est à notre ami qu'il faut vous adresser à ce sujet, dit M. Wardle
|
|
en indiquant l'ecclésiastique par un signe.
|
|
|
|
--Oserais-je vous prier, monsieur, de nous faire connaître cette
|
|
composition? dit alors M. Snodgrass.
|
|
|
|
--Véritablement, répondit le vénérable ecclésiastique, c'est fort peu de
|
|
chose et ma seule excuse pour m'en être rendu coupable, c'est que
|
|
j'étais très-jeune dans ce temps-là. Telle qu'elle est, toutefois, vous
|
|
allez l'entendre, si vous le désirez.»
|
|
|
|
Un murmure de curiosité fut naturellement la réplique, et le vieil
|
|
ecclésiastique, soufflé de temps en temps par sa femme, commença à
|
|
réciter la pièce de vers en question. «Je l'appelle,» dit-il:
|
|
|
|
LE LIERRE.
|
|
|
|
Oh! quelle plante singulière
|
|
Que ce vieux gourmand de lierre,
|
|
Qui rampe sur d'anciens débris!
|
|
Il lui faut l'antique poussière
|
|
Que les siècles seuls ont pu faire,
|
|
Pour contenter ses appétits.
|
|
Oh! quelle plante singulière
|
|
Que ce vieux gourmand de lierre!
|
|
|
|
Dans son domaine solitaire,
|
|
Tantôt il s'étend sur la terre,
|
|
Rongeant la pierre des tombeaux;
|
|
Et tantôt, relevant la tête,
|
|
Il grimpe, d'un air de conquête,
|
|
Au sommet des plus grands ormeaux.
|
|
Oh! quelle plante singulière
|
|
Que ce vieux gourmand de lierre!
|
|
|
|
Par le cours fatal des années,
|
|
Les nations sont ruinées,
|
|
Mais lui, rien ne peut le flétrir.
|
|
Les plus grands monuments de l'homme,
|
|
A quoi donc servent-ils, en somme?
|
|
A l'abriter, à le nourrir.
|
|
Oh! quelle plante singulière
|
|
Que ce vieux gourmand de lierre!
|
|
|
|
Tandis que le bienveillant ecclésiastique répétait ses vers une seconde
|
|
fois pour permettre à M. Snodgrass d'en prendre note, M. Pickwick
|
|
étudiait avec un grand intérêt l'expression de sa physionomie. Il prit
|
|
ensuite la parole et dit au vicaire:
|
|
|
|
«Voulez-vous me permettre, monsieur, malgré la nouveauté de notre
|
|
connaissance, de vous demander si, dans le cours de votre carrière,
|
|
comme ministre de l'évangile, vous n'avez pas observé beaucoup
|
|
d'événements dignes d'être conservés dans la mémoire des hommes?
|
|
|
|
--Effectivement, monsieur, répliqua le ministre; j'ai observé beaucoup
|
|
d'événements, mais dans une sphère étroite; et ils ont toujours été
|
|
d'une nature simple et ordinaire.
|
|
|
|
--Vous avez réuni, je pense, quelques notes sur John Edmunds?» reprit
|
|
M. Wardle, qui désirait mettre son ami en évidence, pour l'édification
|
|
de ses nouveaux hôtes.
|
|
|
|
La vicaire fit un léger signe d'assentiment et se préparait à changer le
|
|
sujet de la conversation, lorsque M. Pickwick lui dit: «Pardonnez-moi,
|
|
monsieur; mais je vous serais obligé de m'apprendre qui était ce John
|
|
Edmunds?
|
|
|
|
--C'est précisément ce que j'allais demander; ajouta M. Snodgrass avec
|
|
vivacité.
|
|
|
|
--Vous êtes pris, s'écria le joyeux hôte. Il faudra, tôt ou tard, que
|
|
vous satisfassiez la curiosité de ces messieurs; ainsi, vous feriez
|
|
mieux de profiter de l'occasion et d'en finir sur-le-champ.»
|
|
|
|
Le vieux ministre sourit avec bonhomie et rapprocha sa chaise de la
|
|
cheminée. Les autres membres se serrèrent aussi, principalement M.
|
|
Tupman et la tante demoiselle, qui avaient peut-être l'ouïe un peu dure.
|
|
Le cornet de la vieille lady fut ajusté soigneusement; M. Miller, qui
|
|
s'était endormi, fut réveillé par son ex-partner, au moyen d'un pinçon
|
|
monitoire, administré par-dessous la table, et le ministre, sans autre
|
|
préface, commença le récit suivant, auquel nous avons pris la liberté de
|
|
donner pour titre:
|
|
|
|
LE RETOUR DU CONVICT.
|
|
|
|
«Lorsque je fus nommé vicaire de ce village, il y a juste vingt-cinq
|
|
ans, j'y trouvai, parmi mes paroissiens, un certain Edmunds qui tenait à
|
|
bail une petite ferme du voisinage. C'était un méchant homme, paresseux
|
|
et dissolu par habitude, morose et féroce par disposition. Excepté
|
|
quelques vagabonds abandonnés qui flânaient avec lui dans les champs ou
|
|
qui s'abrutissaient à la taverne, il n'avait pas un seul ami, pas même
|
|
une connaissance. En général on l'évitait, car personne ne se souciait
|
|
de parler à un individu redouté par plusieurs, détesté par tous.
|
|
|
|
Cet homme avait une femme et un fils âgé d'environ douze ans. Je vous
|
|
attristerais sans nécessité en vous dépeignant les souffrances qu'avait
|
|
endurées sa femme, et tout ce que je pourrais vous dire ne suffirait pas
|
|
pour apprécier suffisamment la douceur et la résignation qu'elle
|
|
déployait dans les circonstances les plus délicates, ni la sollicitude
|
|
pleine de tendresse et de douleur avec laquelle elle élevait son enfant.
|
|
Que Dieu me pardonne ce que je vais dire, si c'est un soupçon peu
|
|
charitable, mais, dans mon âme et conscience, je crois que son mari
|
|
essaya systématiquement, pendant plusieurs années, de la faire mourir de
|
|
chagrin. Elle supporta tout, cependant, pour l'amour de son fils; et
|
|
même, quoique cela puisse paraître étrange à bien des gens, pour l'amour
|
|
de son mari. Elle l'avait aimé autrefois, et malgré ses brutalités,
|
|
malgré la cruauté qu'il lui témoignait, le souvenir de ce qu'il avait
|
|
été pour elle éveillait encore dans son sein des sentiments de douce
|
|
indulgence, auxquels, excepté la femme, toutes les autres créatures de
|
|
Dieu sont étrangères.
|
|
|
|
Ils étaient pauvres: la conduite du mari ne permettait pas qu'il en fût
|
|
autrement; mais le travail obstiné, incessant de la femme, les
|
|
maintenait au-dessus du besoin. Cependant ses efforts étaient bien mal
|
|
récompensés. Les gens qui passaient auprès de leur maison, le soir,
|
|
entendaient souvent les pleurs, les gémissements de la malheureuse
|
|
femme, et le bruit des coups qu'elle recevait. Plus d'une fois, après
|
|
minuit, l'enfant vint frapper doucement à la porte de quelque maison
|
|
voisine, où il était envoyé par sa mère, pour échapper à l'ivresse
|
|
furieuse du père dénaturé.
|
|
|
|
Pendant tout ce temps, et quoique la pauvre créature portât souvent des
|
|
marques de mauvais traitements, qu'elle ne pouvait pas entièrement
|
|
cacher, elle assistait régulièrement au service divin. Chaque dimanche,
|
|
matin et soir, elle occupait avec son fils le même banc dans notre
|
|
petite église; et quoique la mère et l'enfant fussent tous deux
|
|
pauvrement habillés (plus pauvrement même que beaucoup de leurs voisins
|
|
qui se trouvaient dans une position encore plus précaire), leur toilette
|
|
était toujours décente et propre. Chacun avait un signe amical et une
|
|
parole bienveillante pour cette _pauvre madame Edmunds_, et parfois
|
|
quand, au sortir de l'église, elle s'arrêtait sous les ormes qui
|
|
conduisaient au porche, pour échanger quelques mots avec un voisin; ou
|
|
quand elle ralentissait le pas pour regarder, avec l'orgueil et la
|
|
tendresse d'une mère, son enfant, rose et bien portant, qui jouait
|
|
devant elle avec quelques petits camarades, sa figure fatiguée
|
|
s'éclairait d'une expression de gratitude profondément ressentie, et
|
|
elle paraissait être sinon heureuse ou gaie, du moins résignée et
|
|
tranquille.
|
|
|
|
Cinq ou six ans s'écoulèrent: l'enfant était devenu un jeune homme
|
|
robuste et bien bâti, mais le temps, qui avait renforcé ses membres
|
|
délicats, avait courbé la taille de sa mère et affaibli sa démarche; et
|
|
cependant le bras qui aurait dû la supporter n'était plus enchaîné sous
|
|
le sien, le visage qui aurait dû la réjouir ne la regardait plus en
|
|
souriant. Elle occupait toujours le même banc, mais il y avait une place
|
|
vacante à côté d'elle; sa bible était toujours tenue avec autant de
|
|
soin, elle y faisait des signets pour l'ouvrir aux différentes lectures;
|
|
mais il n'y avait plus personne pour la lire avec elle, et ses larmes
|
|
coulaient sur son livre, et dérobaient à ses yeux le texte sacré. Ses
|
|
voisins étaient encore aussi bienveillants qu'autrefois, mais maintenant
|
|
elle détournait la tête pour éviter leur salut; elle ne s'arrêtait plus
|
|
sous les vieux ormes, et elle n'enfermait plus dans son coeur des trésors
|
|
de bonheur et d'espérance. Dans sa désolation elle enfonçait sa coiffe
|
|
sur son visage et elle s'éloignait d'un pas précipité. Faut-il vous le
|
|
dire? Ce jeune homme qui aurait dû conserver pieusement dans sa mémoire
|
|
le souvenir des privations volontaires, des mauvais traitements que sa
|
|
mère avait endurés pour lui; oubliant au contraire tout ce qu'il lui
|
|
devait, et méprisant cruellement les angoisses de son coeur brisé,
|
|
s'était lié avec les hommes les plus dépravés, les plus abandonnés de
|
|
Dieu, et suivait une carrière de vices et de crimes, qui devait aboutir
|
|
à la mort pour lui, à la honte pour elle. Hélas! pauvre nature humaine!
|
|
Vous avez déjà deviné cela depuis longtemps.
|
|
|
|
La malheureuse femme était sur le point de voir compléter la mesure de
|
|
ses infortunes. Des délits nombreux avaient été commis dans le
|
|
voisinage. Les coupables étaient restés impunis, et leur audace s'en
|
|
augmentait. Un vol nocturne, accompagné de circonstances aggravantes,
|
|
occasionna des poursuites actives, des recherches sévères, auxquelles il
|
|
était impossible d'échapper. Le jeune Edmunds fut soupçonné, ainsi que
|
|
trois de ses compagnons; il fut arrêté, jugé et condamné à mort.
|
|
|
|
Le cri perçant et égaré, le cri maternel qui effraya l'audience quand le
|
|
jugement solennel fut prononcé, retentit encore à mon oreille. Ce cri
|
|
frappa de terreur le coeur du coupable, que le jugement, la condamnation,
|
|
l'approche de la mort même n'avaient pu ébranler. Ses lèvres,
|
|
jusqu'alors comprimées avec une sombre obstination, tremblèrent et se
|
|
séparèrent involontairement. Son visage devint pâle, une sueur froide
|
|
mouilla son front, ses membres vigoureux frissonnèrent, et il chancela
|
|
sur son banc.
|
|
|
|
Dans le premier transport de ses angoisses, la mère désolée se jeta à
|
|
genoux, et supplia douloureusement l'Être infini, qui l'avait soutenue
|
|
jusqu'alors dans ses épreuves, de la délivrer de ce monde de misère, et
|
|
d'épargner la vie de son unique enfant. A cette prière succéda une
|
|
explosion de pleurs, une agonie de désespoir, telles que j'espère bien
|
|
n'en revoir jamais de semblables. Dès cet instant, je fus convaincu que
|
|
la douleur abrégerait sa vie, mais je n'entendis plus une seule plainte,
|
|
un seul murmure s'échapper de ses lèvres.
|
|
|
|
C'était un déchirant spectacle de voir de jour en jour, dans la cour de
|
|
la prison, cette malheureuse mère qui s'efforçait avec ferveur de
|
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toucher par l'affection, par les prières, le coeur pétrifié de son fils.
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Ce fut en vain: il resta sombre, farouche, impénitent. La commutation
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inespérée de sa peine, en celle de la transportation pour quatorze ans,
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ne put pas même adoucir pour un seul instant son endurcissement obstiné.
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L'esprit de résignation qui avait si longtemps soutenu sa mère ne
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pouvait plus lutter contre la faiblesse et la maladie. Pourtant elle
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voulut revoir son fils encore une fois. Elle déroba à son lit de
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souffrances ses membres chancelants; mais ses forces la trahirent, et
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elle tomba presque inanimée sur le carreau.
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C'est alors que l'indifférence et le stoïcisme tant vantés du coupable
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furent mis à une rude épreuve. Un jour se passa sans qu'il vît sa mère.
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Un second jour s'écoula, et elle ne vint pas. Un troisième soir arriva,
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et sa mère n'avait pas paru. Et dans vingt-quatre heures il devait être
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séparé d'elle peut-être pour toujours!
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Ce nouveau châtiment, qui tombait si pesamment sur lui, le rendit
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presque fou. Oh! comme les pensées longtemps oubliées de son enfance
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revinrent en foule dans son esprit, tandis qu'il arpentait l'étroite
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cour d'un pas rapide, comme si la rapidité de sa course eût pu hâter
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l'arrivée des nouvelles attendues; comme le sentiment de sa misère et de
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son abandon s'empara amèrement de lui, lorsqu'il apprit la vérité
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fatale! Sa mère, la seule personne qui l'eût jamais aimé, sa mère était
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malade, peut-être mourante, à une demi-lieue de lui; quelques minutes
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auraient pu le porter près de son lit, s'il avait été libre, mais il ne
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devait plus la revoir. Il se précipita sur la grille, et saisissant les
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barreaux de fer avec l'énergie du désespoir, il la secoua et la fit
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trembler; il s'élança contre les murailles épaisses comme s'il avait
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voulu les briser. Mais la prison solide bravait ses efforts insensés, et
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il se mit à pleurer comme un faible enfant, en se tordant les mains.
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Je portai au fils emprisonné les paroles de pardon et les bénédictions
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de sa mère, mais sans lui dire jusqu'à quel point son état était grave:
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je rapportai au lit de la mourante ses solennelles assurances de
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repentir et ses supplications ferventes pour obtenir ce pardon.
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J'écoutai avec une triste compassion les mille projets que le coupable
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repentant faisait déjà pour soutenir sa mère, pour la rendre heureuse
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quand il reviendrait de son exil. Et je savais que longtemps avant qu'il
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eût atteint le but de son voyage elle ne serait plus de ce monde!
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Il fut emmené pendant la nuit. Peu de semaines après, l'âme de la pauvre
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femme prit son vol, et, comme je le crois avec confiance, pour une
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région de paix et de bonheur éternel. J'accomplis moi-même le service
|
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funèbre sur ses restes, qui reposent maintenant dans notre petit
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cimetière: il n'y a point de pierre à la tête de sa tombe, à quoi bon?
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Ses chagrins étaient connus aux hommes et ses vertus à Dieu.
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Il avait été convenu, avant le départ du condamné, qu'il écrirait à sa
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mère aussitôt qu'il en pourrait obtenir la permission, et que ses
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lettres me seraient adressées, car son père avait positivement refusé de
|
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le voir, depuis le moment de son arrestation, et se souciait peu qu'il
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fût mort ou vivant. Nombre d'années s'écoulèrent sans que je reçusse de
|
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ses nouvelles; et lorsque la moitié de son temps fut passée, j'en
|
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conclus qu'il n'existait plus, et en vérité, je le souhaitais presque.
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Je me trompais cependant. A son arrivée à Botany-Bay[9], il avait été
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envoyé dans l'intérieur des terres, et ce fut apparemment pour cela
|
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qu'aucune de ses lettres ne me parvint. Il resta au même endroit pendant
|
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quatorze années, persévérant constamment dans ses bonnes résolutions, et
|
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fidèle aux promesses qu'il avait faites à sa mère. Quand son temps fut
|
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fini, il surmonta d'énormes difficultés pour regagner l'Angleterre, et
|
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revint à pied au lieu de sa naissance.
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[Footnote 9: Colonie pénitentiaire.]
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Par une belle soirée du mois d'août, John Edmunds rentra dans le village
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dont il avait été honteusement emmené dix-sept années auparavant. Le
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chemin qu'il suivait passait au milieu du cimetière, et son coeur se
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gonfla en le traversant, les rayons du soleil couchant se jouaient à
|
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travers les branches gigantesques des vieux ormes qui réveillaient dans
|
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l'esprit du libéré les souvenirs de son jeune âge; il se rappelait le
|
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temps où, s'attachant à la main de sa mère, il se rendait gaiement à
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l'église avec elle; il croyait voir encore son pâle visage; il croyait
|
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sentir les larmes brûlantes qui tombaient sur son front lorsqu'elle se
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baissait pour l'embrasser, et qui le faisaient pleurer aussi, quoiqu'il
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ne sût guère alors combien ces larmes étaient remplies d'amertume. Il se
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rappelait encore combien de fois il avait couru joyeusement dans ce même
|
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sentier avec quelques-uns de ses petits camarades, se retournant de
|
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temps en temps pour apercevoir le sourire de sa mère, ou pour entendre
|
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sa douce voix; et alors il lui sembla qu'un rideau se tirait dans sa
|
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mémoire; et mille souvenirs de tendresse méconnue et d'avertissements
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méprisés, de promesses oubliées, vinrent se presser dans son cerveau et
|
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déchirer son coeur.
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Il entra dans l'église, car c'était un dimanche, et quoique le service
|
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du soir fût fini et que les assistants fussent dispersés, la vieille
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porte de chêne, aux larges clous, n'était point encore fermée. Les pas
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du convict retentirent sous la voûte, et dans le calme religieux qui
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régnait autour de lui, il se trouva si isolé qu'il eut presque peur. Il
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regarda les objets qui l'entouraient: rien n'était changé. L'église lui
|
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paraissait plus petite que dans son enfance, mais elle renfermait
|
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toujours les vieux monuments qu'il avait contemplés mille fois avec une
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crainte enfantine. Là se trouvait la petite chaire, ornée du coussin
|
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fané où le ministre posait sa bible, et où il avait entendu prêcher la
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parole de Dieu; ici la table de communion, devant laquelle il avait si
|
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souvent répété, dans son enfance, les commandements qu'il avait oubliés
|
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quand il était devenu homme. Il s'approcha de l'ancien banc de sa mère;
|
|
le coussin avait été retiré, la bible n'y était point. Il pensa que
|
|
peut-être Mme Edmunds occupait maintenant un siége plus pauvre, ou que
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peut-être elle était devenue infirme et ne pouvait plus aller seule
|
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jusqu'à l'église. Il n'osait pas arrêter son esprit sur une autre
|
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supposition. Une sensation de froid s'empara de lui, et il tremblait de
|
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tous ses membres en se détournant pour sortir.
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Comme il arrivait sous le porche, il y vit entrer un homme vieux et
|
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cassé. Il tressaillit, car il le reconnaissait: souvent il l'avait vu
|
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creuser des fosses dans le cimetière derrière l'église: et maintenant
|
|
qu'est-ce que l'honnête sacristain allait dire au convict libéré? Le
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vieillard leva les yeux, le regarda un instant, lui souhaita le bonsoir,
|
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et s'éloigna avec lenteur. Il ne l'avait pas reconnu.
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Edmunds descendit la colline et traversa le village. La saison était
|
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chaude, et les habitants, assis à leur porte ou se promenant dans leur
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petit jardin, jouissaient de la fraîcheur du soir et des douceurs du
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repos, après les fatigues de la journée. Beaucoup de regards se
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dirigèrent vers l'étranger, et il jeta à droite et à gauche bien des
|
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coups d'oeil inquiets, pour voir si on se souvenait de lui et si on
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l'évitait. Il y avait des figures nouvelles dans presque toutes les
|
|
maisons; à la porte de quelques-unes il reconnaissait la physionomie
|
|
d'un camarade d'école, un bambin lorsqu'il l'avait quitté, et maintenant
|
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environné de ses joyeux enfants: devant d'autres chaumières il voyait,
|
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assis dans un fauteuil, un vieillard faible et infirme, qu'il se
|
|
rappelait avoir connu encore jeune et vigoureux. Tous l'avaient oublié
|
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et il passa sans que personne lui adressât une parole.
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Les derniers et doux rayons du soleil avaient jeté sur la terre une
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riche teinte de pourpre, donnant un éclat doré aux épis jaunis et
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allongeant l'ombre des arbres, lorsqu'il arriva devant la vieille
|
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maison, la maison de son enfance, après laquelle son coeur avait soupiré
|
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si souvent, si ardemment, durant de longues et pénibles années de
|
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captivité et de douleur. La palissade était basse, quoiqu'il se rappelât
|
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le temps où elle lui paraissait gigantesque; il regarda par-dessus dans
|
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le jardin. Il y vit beaucoup plus de fleurs qu'il n'y en avait
|
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autrefois, mais les vieux arbres y étaient encore. Il reconnut celui
|
|
sous lequel il s'était couché mille fois lorsqu'il était fatigué de
|
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jouer au soleil, laissant doucement aller ses sens au léger sommeil
|
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d'une enfance heureuse. Il entendit des voix dans l'intérieur de la
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maison, mais elles affectèrent péniblement son oreille, car il ne les
|
|
connaissait point, et elles exprimaient la gaieté. Or il savait bien que
|
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sa pauvre vieille mère ne pouvait pas être gaie, lui absent. La porte
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s'ouvrit et il en vit sortir une troupe de petits enfante riant et
|
|
gambadant.
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Le père, avec un marmot dans ses bras, parut sur le seuil et les enfants
|
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se pressèrent autour de lui, frappant joyeusement des mains, et le
|
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tirant de toutes leurs forces pour lui faire prendre part à leurs jeux.
|
|
Le convict se rappela combien de fois, à la même place, il s'était
|
|
dérobé aux regards de son père; il se rappela combien de fois il avait
|
|
caché sous ses draps sa tête tremblante, en entendant les sanglote
|
|
étouffés de sa malheureuse mère quand elle avait été injuriée et battue
|
|
par son mari furieux. Il se détourna, et ses poings étaient crispés,
|
|
ses dents étaient serrées avec rage, lorsqu'il s'éloigna de la maison
|
|
paternelle.
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|
|
Tel était donc le retour qui avait occupé son esprit pendant un si grand
|
|
nombre d'années pénibles, et pour lequel il avait supporté tant de
|
|
souffrances! Pas un visage ami, pas un regard de pardon, pas une main
|
|
pour l'aider, pas une maison pour l'accueillir; et cela dans le village
|
|
où il était né! Quel abandon! quelle solitude! plus amère mille fois que
|
|
celle des contrées sauvages où il avait été exilé!
|
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|
|
Il reconnut alors que, sur la terre lointaine de l'infamie et de la
|
|
servitude, il s'était représenté les lieux de sa naissance tels qu'il
|
|
les avait laissés, non pas tels qu'il devait les retrouver. La triste
|
|
réalité se dévoila tout d'un coup à son esprit, et abattit son courage.
|
|
Il n'eut pas la force de prendre des informations ni de se présenter à
|
|
la seule personne qui devait le recevoir avec compassion. Il marcha
|
|
lentement devant lui, évitant la grande route, comme un coupable, entra
|
|
dans une prairie qu'il avait parcourue jadis dans tous les sens, couvrit
|
|
son visage de ses mains, et se laissa tomber sur l'herbe.
|
|
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|
Un homme, qu'Edmunds n'avait point aperçu, était assis tout auprès de
|
|
lui sur la terre. Il se retourna pour regarder le nouveau venu, et
|
|
Edmunds entendant le frôlement de ses habits releva la tête.
|
|
|
|
Cet homme portait le costume du Work-House; son corps était courbé, sa
|
|
face jaune et ridée. Il paraissait très-vieux, mais plutôt par l'effet
|
|
destructeur de l'intempérance et des maladies que par le résultat
|
|
graduel des années. Ses yeux étaient lourds et ternes, mais quand ils
|
|
eurent contemplé Edmunds pendant quelques instants, ils s'animèrent
|
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d'une étrange expression d'alarme, et s'ouvrirent si horriblement qu'ils
|
|
semblaient près de sortir de leur orbite.
|
|
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|
Le convict, se levant peu à peu sur ses genoux, examinait avec une
|
|
anxiété toujours croissante le visage du vieillard. Ils s'observèrent
|
|
ainsi en silence durant assez longtemps.
|
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|
Tout à coup le vieillard tressaillit, devint affreusement pâle, se leva
|
|
en chancelant et recula quelques pas, en voyant qu'Edmunds se levait
|
|
aussi.
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|
«Parlez-moi! que j'entende le son de votre voix! s'écria le libéré
|
|
palpitant d'émotion.
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|
--N'avance pas!» s'écria le vieillard en blasphémant.
|
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|
|
Mais Edmunds ne l'écoutait point et continuait à s'approcher de lui.
|
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|
«N'avance pas! répéta-t-il en frémissant de rage et de terreur; et en
|
|
même temps, levant son bâton, il en frappa violemment le libéré au
|
|
visage.
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|
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--Mon père!... Misérable!...» murmura celui-ci entre ses dents serrées;
|
|
puis, s'élançant avec fureur, il saisit le vieillard à la gorge; mais il
|
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se souvint que c'était son père, et ses mains retombèrent sans force à
|
|
ses côtés.
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Le vieillard jeta un cri perçant, qui retentit à travers les champs
|
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déserts comme les hurlements d'un mauvais esprit. Sa face devint livide,
|
|
le sang jaillit de sa bouche et de son nez, il chancela et tomba en
|
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arrière. Il s'était rompu un vaisseau, et lorsque son fils le releva de
|
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la mare de sang noir et épais qu'il avait vomie, il était mort.
|
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|
Dans un coin de notre cimetière, repose un homme que j'ai employé à mon
|
|
service pendant trois années, après cet événement. Il était réellement
|
|
repentant et corrigé. Personne n'a su durant sa vie qui il était, ni
|
|
d'où il venait. C'était Edmunds le convict libéré.»
|
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CHAPITRE VII.
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Comment M. Winkle, au lieu de tirer le pigeon et de tuer la corneille,
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tira la corneille et blessa le pigeon. Comment le club de la Crosse de
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Dingley-Dell lutta contre celui de Muggleton, et comment Muggleton dîna
|
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aux dépens de Dingley-Dell. Avec diverses autres matières également
|
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instructives et intéressantes.
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Les fatigantes aventures de la journée, ou peut-être l'influence
|
|
somnifère de l'histoire racontée par le ministre, opérèrent si fortement
|
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sur les nerfs de M. Pickwick qu'il était à peine au lit depuis cinq
|
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minutes, lorsqu'il s'endormit d'un sommeil profond. Il n'en fut tiré que
|
|
le lendemain matin par les brillants rayons du soleil levant, qui
|
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pénétraient dans sa chambre, et qui semblaient lui adresser des
|
|
reproches.
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M. Pickwick n'était pas paresseux: comme un vaillant guerrier, il
|
|
s'élança hors de sa tente... je veux dire à bas de son lit.
|
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|
«Quel délicieux pays! s'écria-t-il avec enthousiasme en ouvrant sa
|
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jalousie. Ah! lorsqu'on a senti l'influence d'un semblable paysage,
|
|
pourrait-on consentir à vivre pour n'apercevoir chaque jour que des
|
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briques et des ardoises? Pourrait-on continuer d'exister dans un lieu où
|
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l'on ne voit pas de foin, excepté dans les écuries; pas de plantes
|
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fleuries excepté des joubarbes sur les toits; pas de vaches, excepté
|
|
celles de l'impériale des voitures? Rien qui rappelle le dieu Pan,
|
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excepté des pans de muraille. Pourrait-on consentir à traîner sa vie
|
|
dans un tel séjour? je le demande, pourrait-on endurer une semblable
|
|
existence?»
|
|
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|
Après avoir ainsi, durant longtemps, interrogé la solitude, suivant
|
|
l'usage des plus grands poëtes, M. Pickwick allongea la tête hors de la
|
|
croisée, et regarda autour de lui.
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La douce et pénétrante odeur des foins qu'on venait de faucher montait
|
|
jusqu'à lui. Les mille parfums des petites fleurs au jardin embaumaient
|
|
l'air d'alentour; la verte prairie brillait sous la rosée matinale, et
|
|
chaque brin d'herbe étincelait agité par un doux zéphyr. Enfin les
|
|
oiseaux chantaient, comme si chacune des larmes de l'aurore avait été
|
|
pour eux une source d'inspiration. En contemplant ce spectacle, M.
|
|
Pickwick tomba dans une douce et mystérieuse rêverie.
|
|
|
|
«Ohé!» tels furent les sons qui le rappelèrent à la vie réelle.
|
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|
Sa vue se porta rapidement sur la droite; mais il ne découvrit personne.
|
|
Ses yeux s'égarèrent vers la gauche et percèrent en vain l'étendue. Il
|
|
mesura d'un regard audacieux le firmament; mais ce n'était point de là
|
|
qu'on l'appelait; enfin il fit ce qu'un esprit vulgaire aurait fait du
|
|
premier coup, il regarda dans le jardin et y vit M. Wardle.
|
|
|
|
«Comment ça va-t-il? lui demanda son joyeux hôte. Belle matinée,
|
|
n'est-ce pas? Charmé de vous voir levé de si bonne heure. Dépêchez-vous
|
|
de descendre, je vous attendrai ici.»
|
|
|
|
M. Pickwick n'eut pas besoin d'une seconde invitation. Dix minutes lui
|
|
suffirent pour compléter sa toilette, et à l'expiration de ce terme, il
|
|
était à côté du vieux gentleman.
|
|
|
|
«Qu'est-ce qu'il y a? demanda M. Pickwick en voyant que son hôte était
|
|
armé d'un fusil et qu'il y en avait un second près de lui, sur le gazon.
|
|
|
|
--Votre ami et moi, répliqua M. Wardle, nous allons tirer des corneilles
|
|
avant déjeuner. Il est très-bon tireur, n'est-il pas vrai?
|
|
|
|
--Je le lui ai entendu dire, mais je ne lui ai jamais vu ajuster la
|
|
moindre chose.
|
|
|
|
--Je voudrais bien qu'il se dépêchât, murmura M. Wardle; et il appela:
|
|
Joe! Joe!»
|
|
|
|
Peu de temps après on vit sortir de la maison le gros joufflu, qui,
|
|
grâce à l'influence excitante de la matinée, n'était guère assoupi
|
|
qu'aux trois quarts.
|
|
|
|
«Allez appeler le gentleman, lui dit son maître, et prévenez-le qu'il me
|
|
trouvera avec M. Pickwick, dans le bois. Vous lui montrerez le chemin,
|
|
entendez-vous?»
|
|
|
|
Joe s'éloigna pour exécuter cette commission, et M. Wardle, portant les
|
|
deux fusils, conduisit M. Pickwick hors du jardin.
|
|
|
|
«Voici la place,» dit-il au bout de quelques minutes en s'arrêtant dans
|
|
une avenue d'arbres. C'était un avertissement inutile, car le
|
|
croassement continuel des pauvres corneilles indiquait suffisamment leur
|
|
domicile.
|
|
|
|
Le vieux gentleman posa l'un des fusils sur la terre et chargea l'autre.
|
|
|
|
«Voilà nos gens, dit M. Pickwick. Et en effet on aperçut au loin M.
|
|
Tupman, M. Snodgrass et M. Winkle, car Joe ne sachant pas, au juste,
|
|
lequel de ces messieurs il devait amener, avait jugé, dans sa sagacité
|
|
profonde, que pour prévenir toute erreur, le meilleur moyen était de les
|
|
convoquer tous les trois.
|
|
|
|
«Arrivez! arrivez! cria le vieux gentleman à M. Winkle. Un fameux tireur
|
|
comme vous aurait dû être prêt depuis longtemps, même pour si peu de
|
|
chose.»
|
|
|
|
M. Winkle répondit par un sourire contraint, et ramassa le fusil qui lui
|
|
était destiné, avec l'expression de physionomie qui aurait pu convenir à
|
|
une corneille métaphysicienne, tourmentée par le pressentiment d'une
|
|
mort prochaine et violente. C'était peut-être de l'indifférence, mais
|
|
cela ressemblait prodigieusement à de l'abattement.
|
|
|
|
Le vieux gentleman fit un signe, et deux gamins déguenillés commencèrent
|
|
à grimper lestement sur deux arbres.
|
|
|
|
«Pourquoi faire ces enfants?» demanda brusquement M. Pickwick.
|
|
|
|
Son bon coeur s'était alarmé, car il avait tant entendu parler de la
|
|
détresse des laboureurs, qu'il n'était pas éloigné de croire que leurs
|
|
enfants pussent être forcés par la misère, à s'offrir eux-mêmes pour but
|
|
aux chasseurs, afin d'assurer ainsi à leurs parents une chétive
|
|
subsistance.
|
|
|
|
«Seulement pour faire lever le gibier, répondit en riant M. Wardle.
|
|
|
|
--Pour faire quoi?
|
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|
--Pour effrayer les corneilles.
|
|
|
|
--Ah! voilà tout?
|
|
|
|
--Oui. Vous voilà entièrement tranquille?
|
|
|
|
--Tout à fait.
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|
|
|
--Très-bien! Commencerai-je? ajouta le vieux gentleman en s'adressant à
|
|
M. Winkle.
|
|
|
|
--Oui, s'il vous plaît, répondit celui-ci, enchanté d'avoir un moment de
|
|
répit.
|
|
|
|
--Reculez-vous un peu. Allons! voilà le moment!»
|
|
|
|
L'un des enfants cria en secouant une branche, sur laquelle était un
|
|
nid, et aussitôt une douzaine de jeunes corneilles, interrompues au
|
|
milieu d'une très-bruyante conversation, s'élancèrent au dehors pour
|
|
demander de quoi il s'agissait. Le vieux gentleman fit feu, par manière
|
|
de réplique. L'un des oiseaux tomba et les autres s'envolèrent.
|
|
|
|
--Ramassez-le Joe,» dit le vieux gentleman.
|
|
|
|
Le corpulent jeune homme s'avança, et ses traits s'épanouirent en guise
|
|
de sourire: des visions indistinctes de pâtés de corneilles flottaient
|
|
devant son imagination. En emportant l'oiseau, il riait, car la victime
|
|
était grasse et tendre.
|
|
|
|
«Maintenant, à votre tour, monsieur Winkle, dit le vieux gentleman en
|
|
rechargeant son fusil. Allons! tirez!»
|
|
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|
M. Winkle s'avança, et épaula son fusil. M. Pickwick et ses compagnons
|
|
se reculèrent involontairement, pour éviter la pluie de corneilles
|
|
qu'ils étaient sûrs de voir tomber sous le plomb dévastateur de leur
|
|
ami. Il y eut une pose solennelle, un grand cri, un battement d'ailes,
|
|
un léger clic....
|
|
|
|
«Oh! oh! fit le vieux gentleman.
|
|
|
|
--Il ne veut pas partir? demanda M. Pickwick.
|
|
|
|
--Il a raté, répondit M. Winkle, qui était fort pâle, probablement de
|
|
désappointement.
|
|
|
|
--C'est étrange, dit le vieux gentleman en prenant le fusil. Cela ne lui
|
|
est jamais arrivé.
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|
|
--Comment? je ne vois aucun reste de la capsule.
|
|
|
|
--En vérité? répartit M. Winkle: j'aurai complétement oublié la
|
|
capsule.»
|
|
|
|
Cette légère omission fut réparée; M. Pickwick s'abrita de nouveau, et
|
|
M. Tupman se mit derrière un arbre. M. Winkle fit un pas en avant, d'un
|
|
air déterminé, en tenant son fusil à deux mains. L'enfant cria; quatre
|
|
oiseaux s'envolèrent; M. Winkle leva son arme; on entendit une
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explosion, puis un cri d'angoisse; mais ce n'était pas le cri d'une
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corneille. M. Tupman avait sauvé la vie à beaucoup d'innocents oiseaux,
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en recevant dans son bras gauche une partie de la charge.
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Il serait impossible d'exprimer la confusion qui s'en suivit; de dire
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comment M. Pickwick, dans les premiers transports de son émotion, appela
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M. Winkle, misérable! comment M. Tupman était étendu sur le gazon;
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comment M. Winkle, frappé d'horreur, s'était agenouillé auprès de lui;
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comment M. Tupman, dans le délire, invoquait plusieurs noms de baptême
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féminins, puis ouvrait un oeil, puis l'autre, et retombait en arrière, en
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les fermant tous les deux. Une telle scène serait aussi difficile à
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décrire, qu'il le serait de peindre le malheureux blessé revenant
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graduellement à lui-même, voyant bander ses plaies avec des mouchoirs,
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et regagnant lentement la maison, appuyé sur ses amis inquiets.
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Les dames étaient sur le seuil de la porte, attendant le retour de ces
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messieurs pour déjeuner. La tante demoiselle brillait entre toutes; elle
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sourit et leur fit signe de venir plus vite. Il était évident qu'elle ne
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savait point l'accident arrivé. Pauvre créature! Il y a des moments où
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l'ignorance est véritablement un bienfait.
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On approchait de plus en plus.
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«Qu'est-il donc arrivé au vieux petit monsieur? dit à demi-voix miss
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Isabella Wardle. La tante demoiselle ne fit pas attention à cette
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remarque. Elle crut qu'il s'agissait de M. Pickwick; car à ses yeux,
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Tracy Tupman était un jeune homme: elle voyait ses années à travers un
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verre rapetissant.
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--Ne vous effrayez point! cria M. Wardle à ses filles; et la petite
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troupe était tellement pressée autour de M. Tupman, qu'on ne pouvait pas
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encore distinguer clairement la nature de l'événement.
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--Ne vous effrayez point, répéta M. Wardle quelques pas plus loin.
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--Qu'y a-t-il donc! s'écrièrent les dames horriblement alarmées par
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cette précaution.
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--IL est arrivé un petit accident à M. Tupman; voilà tout.»
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La tante demoiselle poussa un cri perçant, ferma les yeux et se laissa
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tomber à la renverse dans les bras des deux jeunes personnes.
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«Jetez-lui de l'eau froide au visage, s'écria le vieux gentleman.
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--Non! Non! murmura la tante demoiselle. Je suis mieux maintenant,
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Bella.... Émily.... Un chirurgien.... Est-il blessé? est-il mort?
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est-il.... Ah! ah! ah!...» Et la tante demoiselle, poussant de nouveaux
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cris, eut une attaque de nerfs n° 2.
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«Calmez-vous, dit M. Tupman affecté presque jusqu'aux larmes de cette
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expression de sympathie pour ses souffrances. Chère demoiselle,
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calmez-vous!
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--C'est sa voix! s'écria la tante demoiselle; et de violents symptômes
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d'une attaque n° 3 se manifestèrent aussitôt.
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--Ne vous tourmentez pas, je vous en supplie, très-chère demoiselle,
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reprit M. Tupman d'une voix consolante. Je suis fort peu blessé, je vous
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assure.
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--Vous n'êtes donc pas mort? s'écria la nerveuse personne. Oh! dites que
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vous n'êtes pas mort.
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--Ne faites pas la folle, Rachel, interrompit M. Wardle, d'une manière
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plus brusque que ne semblait le comporter la nature poétique de cette
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scène. Quelle diable de nécessité y a-t-il, qu'il vous dise lui-même
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qu'il n'est pas mort?
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--Non! je ne le suis pas, reprit M. Tupman; je n'ai pas besoin d'autres
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secours que les vôtres. Laissez-moi m'appuyer sur votre bras....» Et il
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ajouta à son oreille: «O miss Rachel!» Pleine d'agitation, la dame de
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ses pensées s'avança et lui offrit son bras. Ils entrèrent ensemble dans
|
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le salon. M. Tracy Tupman pressa doucement sur ses lèvres une main qu'on
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lui abandonna, et se laissa tomber ensuite sur un canapé.
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«Vous trouvez-vous mal? demanda Rachel avec anxiété.
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--Non, ce n'est rien; je serai mieux dans un instant, répondit M. Tupman
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en fermant les yeux.
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--Il dort! murmura la tante demoiselle (il avait clos ses paupières
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depuis près de vingt secondes). Il dort! cher M. Tupman!»
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M. Tupman sauta sur ses pieds. Oh! répétez ces paroles! s'écria-t-il.
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La dame tressaillit. «Sûrement vous ne les avez pas entendues, dit-elle
|
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avec pudeur.
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--Oh! si, je les ai entendues, répliqua chaleureusement M. Tupman.
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Répétez ces paroles, si vous voulez que je guérisse! répétez-les.
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--Silence! dit la dame! voilà mon frère!»
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M. Tracy Tupman reprit sa première position, et M. Wardle entra dans la
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chambre, accompagné d'un chirurgien.
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Le bras fut examiné; la blessure pansée, et déclarée fort légère; et
|
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l'esprit des assistants se trouvant ainsi rassuré ils procédèrent à
|
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satisfaire leur appétit. La gaieté brillait de nouveau sur leurs
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visages. M. Pickwick seul restait silencieux et réservé; la doute et la
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méfiance se peignaient sur sa physionomie expressive, car sa confiance
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en M. Winkle avait été ébranlée, grandement ébranlée par les aventures
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du matin.
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«Jouez-vous à la crosse? demanda M. Wardle au chasseur.
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Dans tout autre temps M. Winkle aurait répondu d'une manière
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affirmative, mais il sentit la délicatesse de sa position, et répliqua
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modestement: «Non monsieur.
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--Et vous, monsieur? demanda M. Snodgrass au joyeux vieillard.
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--J'y jouais autrefois, répliqua celui-ci; mais j'y ai renoncé
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désormais. Cependant je souscris au club, quoique je ne joue plus.
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--N'est-ce pas aujourd'hui qu'a lieu la grande partie entre les camps
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opposés de Muggleton et de Dingley-Dell? demanda M. Pickwick.
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--Oui, répliqua leur hôte: vous y viendrez, n'est-ce pas?
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--Oui, monsieur, répondit M. Pickwick: j'ai grand plaisir à voir des
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exercices auxquels on peut se livrer sans danger, et dans lesquels la
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maladresse des gens ne met pas en péril la vie de leurs semblables.» En
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prononçant ces mots M. Pickwick fit une pause expressive, et regarda
|
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fixement M. Winkle, qui ne put soutenir sans frémir le coup d'oeil
|
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pénétrant de son mentor. Celui-ci ajouta alors: «Ne serait-il pas
|
|
convenable de confier notre ami blessé aux soins de ces dames?
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--Vous ne pouvez pas me placer dans de meilleures mains, murmura M
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Tupman.
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--Ce serait impossible,» ajouta M. Snodgrass.
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Il fut donc convenu que M. Tupman resterait à la maison sous la
|
|
surveillance des dames, et que la portion masculine de la société,
|
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conduite par M. Wardle, irait juger des coups dans ce combat d'habileté
|
|
qui avait tiré Muggleton de sa torpeur, et inoculé à Dingley-Dell une
|
|
excitation fébrile.
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|
Il n'y avait guère qu'une demi-lieue de distance à parcourir, et le
|
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sentier couvert de mousse passait par des allées ombragées. La
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conversation roula principalement sur les délicieux paysages qui se
|
|
découvraient tour à tour, et M. Pickwick regretta presque d'avoir été si
|
|
vite, lorsqu'il se trouva dans la grande rue de Muggleton.
|
|
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|
Toutes les personnes dont le génie est doué de la moindre propension
|
|
géographique savent, nécessairement, que la ville de Muggleton jouit
|
|
d'une corporation, qu'elle possède un maire, des bourgeois, des
|
|
électeurs: et quiconque consultera les Adresses du maire aux _freemen_,
|
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ou celles des _freemen_ au maire, ou celles du maire et des _freemen_ à
|
|
la corporation, ou celles du maire, des _freemen_ et de la corporation
|
|
au Parlement, apprendra par là ce qu'il aurait dû connaître auparavant:
|
|
à savoir, que Muggleton est un _bourg_ ancien et loyal, unissant une
|
|
ferveur zélée pour les principes du christianisme à un attachement
|
|
solide aux droits commerciaux. En preuve de quoi, le maire, la
|
|
corporation et divers habitants, ont présenté à différentes reprises
|
|
soixante-huit pétitions pour qu'on permit la vente des bénéfices dans
|
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l'église, quatre-vingt-six pétitions pour qu'on défendît la vente dans
|
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les rues le dimanche, mille quatre cent vingt pétitions contre la traite
|
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des noirs en Amérique, avec un nombre égal de pétitions contre toute
|
|
espèce d'intervention législative, au sujet du travail exagéré des
|
|
enfants, dans les manufactures anglaises.
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|
Lorsque M. Pickwick se trouva dans la grande rue de cet illustre bourg,
|
|
il contempla la scène qui s'offrit à ses yeux avec une curiosité
|
|
mélangée d'intérêt.
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La place du marché avait la forme d'un carré au centre duquel s'était
|
|
érigée une vaste auberge. Son enseigne énorme étalait un objet fort
|
|
commun dans les arts, mais qu'on rencontre rarement dans la nature,
|
|
c'est-à-dire un lion bleu, ayant trois pattes en l'air et se balançant
|
|
sur l'extrémité de l'ongle central de la quatrième. On voyait aux
|
|
environs un bureau d'assurance contre l'incendie et celui d'un
|
|
commissaire-priseur, les magasins d'un marchand de blé et d'un marchand
|
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de toile, les boutiques d'un sellier, d'un distillateur, d'un épicier et
|
|
d'un cordonnier, lequel cordonnier faisait également servir son local à
|
|
la diffusion des chapeaux, des bonnets, des hardes de toute espèce, des
|
|
parapluies et des connaissances utiles. Il y avait en outre une petite
|
|
maison de briques rouges, précédée d'une sorte de cour pavée, et que
|
|
tout le monde, à la première vue, reconnaissait pour appartenir à un
|
|
avoué. Il y avait encore une autre maison en briques rouges sur la porte
|
|
de laquelle s'étalait une large plaque de cuivre annonçant, en
|
|
caractères très-lisibles, que cette maison appartenait à un chirurgien.
|
|
Quelques jeunes gens se dirigeaient vers le jeu de crosse, et deux ou
|
|
trois boutiquiers, se tenant debout sur le pavé de leur porte, avaient
|
|
l'air fort désireux de se rendre au même endroit, comme ils auraient pu
|
|
le faire, selon toutes les apparences, sans perdre un grand nombre de
|
|
chalands.
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|
|
|
M. Pickwick s'était déjà arrêté pour faire ces observations qu'il se
|
|
proposait de noter à son aise, mais comme ses amis avaient quitté la
|
|
grande rue, il se hâta de les rejoindre et les retrouva en vue du champ
|
|
de bataille.
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|
|
|
Les barres que les joueurs doivent conquérir ou défendre étaient déjà
|
|
placées, aussi bien qu'une couple de tentes pour servir au repos et au
|
|
rafraîchissement des parties belligérantes. Mais le jeu n'était pas
|
|
encore commencé. Deux ou trois Dingley-Dellois ou Muggletoniens
|
|
s'amusaient d'un air majestueux à jeter négligemment leur balle d'une
|
|
main dans l'autre. Ils avaient des chapeaux de paille, des jaquettes de
|
|
flanelle et des pantalons blancs, ce qui leur donnait tout à fait la
|
|
tournure d'amateurs tailleurs de pierre. Quelques autres gentlemen,
|
|
vêtus de la même manière, étaient éparpillés autour des tentes, vers
|
|
l'une desquelles M. Wardle conduisit sa société.
|
|
|
|
Plusieurs douzaines de «Comment vous portez-vous?» saluèrent l'arrivée
|
|
du vieux gentleman, et il y eut un soulèvement général de chapeaux de
|
|
paille, avec une inclinaison contagieuse de gilets de flanelle,
|
|
lorsqu'il introduisit ses hôtes comme des gentlemen de Londres, qui
|
|
désiraient vivement assister aux agréables divertissements de la
|
|
journée.
|
|
|
|
«Je crois, monsieur, que vous feriez mieux d'entrer dans la marquise,
|
|
dit un très-volumineux gentleman, dont le corps paraissait être la
|
|
moitié d'une gigantesque pièce de flanelle, perchée sur une couple de
|
|
traversins.
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|
|
|
--Vous y seriez beaucoup mieux, monsieur, ajouta un autre gentleman
|
|
aussi volumineux que le précédent, et qui ressemblait à l'autre moitié
|
|
de la susdite pièce de flanelle.
|
|
|
|
--Vous êtes bien bon, répondit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Par ici, reprit le premier gentleman; c'est ici que l'on marque, c'est
|
|
la place la meilleure;» et il les précéda en soufflant comme un cheval
|
|
poussif.
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|
|
|
Jeu superbe,--noble occupation,--bel exercice,--charmant! Telles furent
|
|
les paroles qui frappèrent les oreilles de M. Pickwick en entrant dans
|
|
la tente, et le premier objet qui s'offrit à ses regards fut son ami de
|
|
la voiture de Rochester. Il était en train de pérorer, à la grande
|
|
satisfaction d'un cercle choisi des joueurs élus par la ville de
|
|
Muggleton. Son costume s'était légèrement amélioré. Il avait des bottes
|
|
neuves, mais il était impossible de le méconnaître.
|
|
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|
L'étranger reconnut immédiatement ses amis. Avec son impétuosité
|
|
ordinaire et en parlant continuellement, il se précipita vers M.
|
|
Pickwick, le saisit par la main et le tira vers un siége, comme si tous
|
|
les arrangements du jeu avaient été spécialement sous sa direction.
|
|
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|
«Par ici!--par ici!--ça sera fièrement amusant,--muids de
|
|
bière,--monceaux de boeuf,--tonneaux de moutarde,--glorieuse
|
|
journée,--asseyez-vous,--mettez-vous à votre aise,--charmé de vous voir,
|
|
très-charmé.»
|
|
|
|
M. Pickwick s'assit comme on le lui disait, et MM. Winkle et Snodgrass
|
|
suivirent également les indications de leur mystérieux ami. M. Wardle
|
|
l'examinait avec un étonnement silencieux.
|
|
|
|
--M. Wardle, un de mes amis, dit M. Pickwick à l'étranger.
|
|
|
|
--Un de vos amis? s'écria celui-ci. Mon cher monsieur, comment vous
|
|
portez-vous?--Les amis de nos amis sont....--Votre main, monsieur.»
|
|
|
|
En enfilant ces phrases, l'étranger saisit la main de M. Wardle avec
|
|
toute la chaleur d'une vieille intimité, puis se recula de deux ou trois
|
|
pas, comme pour mieux voir son visage et sa tournure, puis secoua sa
|
|
main de nouveau plus chaudement encore que la première fois, s'il est
|
|
possible.
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|
«Et comment êtes-vous venu ici? demanda M. Pickwick avec un sourire où
|
|
la bienveillance luttait contre la surprise.
|
|
|
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--Venu?--Je loge à l'auberge de la Couronne, à Muggleton.--Rencontré une
|
|
société.--Jaquettes de flanelle,--pantalons blancs,--sandwiches aux
|
|
anchois,--rognons braisés,--fameux gaillards,--charmant!»
|
|
|
|
M. Pickwick connaissait assez le système sténographique de l'étranger
|
|
pour conclure de cette communication rapide et disloquée que, d'une
|
|
manière ou d'une autre, il avait fait connaissance avec les
|
|
Muggletoniens, et que, par un procédé qui lui était particulier, il
|
|
était parvenu à en extraire une invitation générale. La curiosité de M.
|
|
Pickwick ainsi satisfaite, il ajusta ses lunettes et se prépara à
|
|
considérer le jeu qui venait de commencer.
|
|
|
|
Les deux joueurs les plus renommés du fameux club de Muggleton, M.
|
|
Dumkins et M. Podder, tenant leurs crosses à la main, se portèrent
|
|
solennellement vers leurs guichets respectifs. M. Luffey, le plus noble
|
|
ornement de Dingley-Dell, fut choisi pour _bouler_ contre le redoutable
|
|
Dumkins, et M. Struggles fut élu pour rendre le même office à
|
|
l'invincible Podder. Plusieurs joueurs furent placés pour _guetter_ les
|
|
balles en différents endroits de la plaine, et chacun d'eux se mit dans
|
|
l'attitude convenable, en appuyant une main sur chaque genou et en se
|
|
courbant, comme s'il avait voulu offrir un dos favorable à quelque
|
|
apprenti _saute-mouton_. Tous les joueurs classiques se posent ainsi, et
|
|
même on pense généralement qu'il serait impossible de bien voir venir
|
|
une balle dans une autre attitude.
|
|
|
|
Les arbitres se placèrent derrière les guichets et les compteurs se
|
|
préparèrent à noter les points. Il se fit alors un profond silence. M.
|
|
Luffey se retira quelques pas en arrière du guichet de l'immuable
|
|
Podder, et, durant quelques secondes, il appliqua sa balle à son oeil
|
|
droit. Dumkins, les yeux fixés sur chaque mouvement de Luffey, attendait
|
|
l'arrivée de la balle avec une noble confiance.
|
|
|
|
«Attention, s'écria soudain le _bouleur_, et en même temps la balle
|
|
s'échappe de sa main, rapide comme l'éclair, et se dirige vers le centre
|
|
du guichet. Le prudent Dumkins était sur ses gardes; il reçut la balle
|
|
sur le bout de sa crosse et la fit voler au loin par-dessus les
|
|
éclaireurs, qui s'étaient baissés justement assez pour la laisser passer
|
|
au-dessus de leur tête.
|
|
|
|
--Courez! courez!--Une autre balle!--Maintenant!
|
|
--Allons!--Jetez-la!--Allons!--Arrêtez-la!--Une autre!
|
|
--Non!--Oui!--Non!--Jetez-la!--Jetez-la.» Telles furent les acclamations
|
|
qui suivirent ce coup, à la conclusion duquel Muggleton avait gagné deux
|
|
points.
|
|
|
|
Cependant Podder n'était pas moins actif à se couvrir de lauriers, dont
|
|
l'éclat rejaillissait également sur Muggleton. Il bloquait les balles
|
|
douteuses, laissait passer les mauvaises, prenait les bonnes et les
|
|
faisait voler dans tous les coins de la plaine. Les coureurs étaient sur
|
|
les dents. Les _bouleurs_ furent changés et d'autres _boulèrent_ jusqu'à
|
|
ce que leur bras en devinssent roides; mais Dumkins et Podder restèrent
|
|
invaincus. Vainement la balle était lancée droit au centre du guichet,
|
|
ils y arrivaient avant elle et la repoussaient au loin. Un gentleman
|
|
d'un certain âge s'efforçait-il d'arrêter son mouvement, elle roulait
|
|
entre ses jambes ou glissait entre ses doigts; un mince gentleman
|
|
essayait-il de l'attraper, elle lui choquait le nez et rebondissait
|
|
plaisamment avec une nouvelle force, pendant que les yeux du joueur
|
|
maladroit se remplissaient de larmes et que son corps se tordait par la
|
|
violence de ses angoisses. Enfin, quand on fit le compte de Dumkins et
|
|
de Podder, Muggleton avait marqué cinquante-quatre points, tandis que la
|
|
marque des Dingley-Dellois était aussi blanche que leurs visages.
|
|
L'avantage était trop grand pour être reconquis. Vainement l'impétueux
|
|
Luffey, vainement l'enthousiaste Struggles firent-ils tout ce que
|
|
l'expérience et le savoir pouvaient leur suggérer pour regagner le
|
|
terrain perdu par Dingley-Dell, tout fut inutile, et bientôt
|
|
Dingley-Dell fut obligé de reconnaître Muggleton pour son vainqueur.
|
|
|
|
Cependant l'étranger à l'habit vert n'avait fait que boire, manger et
|
|
parler à la fois et sans interruption. A chaque coup bien joué, il
|
|
exprimait son approbation d'une manière pleine de condescendance et qui
|
|
ne pouvait manquer d'être singulièrement flatteuse pour les joueurs qui
|
|
la méritaient. Mais aussi, chaque fois qu'un joueur ne pouvait saisir la
|
|
balle ou l'arrêter, il fulminait contre le maladroit. Ah!
|
|
stupide!--Allons, maladroit!--Imbécile!--Cruche! etc. Exclamations au
|
|
moyen desquelles il se posait aux yeux des assistants, comme un juge
|
|
excellent, infaillible dans tous les mystères du noble jeu de la crosse.
|
|
|
|
«Fameuse partie! bien jouée! Certains coups admirables! dit l'étranger à
|
|
la fin du jeu, au moment où les deux partis se pressaient dans la tente.
|
|
|
|
--Vous y jouez, monsieur? demanda M. Wardle qui avait été amusé par sa
|
|
loquacité.
|
|
|
|
--Joué? parbleu! Mille fois. Pas ici; aux Indes occidentales. Jeu
|
|
entraînant! chaude besogne, très-chaude!
|
|
|
|
--Ce jeu doit être bien échauffant dans un pareil climat! fit observer
|
|
M. Pickwick.
|
|
|
|
--Échauffant? Dites brûlant! grillant! dévorant! Un jour, je jouais un
|
|
seul guichet contre mon ami le colonel sir Thomas Blazo, à qui ferait le
|
|
plus de points. Jouant à pile ou face qui commencera, je gagne: sept
|
|
heures du matin: six indigènes pour ramasser les balles. Je commence. Je
|
|
renvoie toutes les balles du colonel. Chaleur intense! Les indigènes se
|
|
trouvent mal. On les emporte. Une autre demi-douzaine les remplace; ils
|
|
se trouvent mal de même. Blazo joue, soutenu par deux indigènes. Moi,
|
|
infatigable, je lui renvoie toujours ses balles. Blazo se trouve mal
|
|
aussi. Enfoncé le colonel! Moi, je ne veut pas cesser. Quanko Samba
|
|
restait seul. Le soleil était rouge, les crosses brûlaient comme des
|
|
charbons ardents, les balles avaient des boutons de chaleur. Cinq cent
|
|
soixante-dix points! Je n'en pouvais plus. Quanko recueille un reste de
|
|
force. Sa balle renverse mon guichet; mais je prends un bain, et vais
|
|
dîner.
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|
|
|
--Et que devint ce monsieur... Chose? demanda un vieux gentleman.
|
|
|
|
--Qui? Le colonel Blazo?
|
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|
|
--Non, l'autre gentleman.
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|
|
--Quanko Samba?
|
|
|
|
--Oui, monsieur.
|
|
|
|
--Pauvre Quanko! n'en releva jamais, quitta le jeu, quitta la vie,
|
|
mourut, monsieur!» En prononçant ces mots, l'étranger ensevelit son
|
|
visage dans un pot d'ale. Mais était-ce pour en savourer le contenu, ou
|
|
pour cacher son émotion? C'est ce que nous n'avons jamais pu éclaircir.
|
|
Nous savons seulement qu'il s'arrêta tout à coup, qu'il poussa un long
|
|
et profond soupir, et qu'il regarda avec anxiété deux des principaux
|
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membres du club de Dingley-Dell qui s'approchaient de M. Pickwick, et
|
|
qui lui disaient:
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«Nous allons faire un modeste repas au _Lion bleu_. Nous espérons,
|
|
monsieur, que vous voudrez bien y prendre part, avec vos amis.
|
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|
|
--Et naturellement, dit M. Wardle, parmi nos amis nous comptons
|
|
monsieur..., et il se tourna vers l'étranger.
|
|
|
|
--Jingle, répondit cet universel personnage. Alfred Jingle, esquire, de
|
|
Sansterre.
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|
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--J'accepte avec grand plaisir, dit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Et moi aussi, cria M. Alfred Jingle en prenant d'un côté le bras de M.
|
|
Wardle, et, de l'autre, celui de M. Pickwick, et en murmurant à
|
|
l'oreille de celui-ci:
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--Fameux dîner! froid, mais bon. J'ai lorgné dans la chambre, ce matin:
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volailles et pâtés, et le reste. Charmantes gens, et polis par-dessus le
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marché, très-polis.»
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Comme il n'y avait point d'autres préliminaires à arranger, la compagnie
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traversa le bourg en petits groupes, et un quart d'heure après elle
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était tout entière assise dans la grande salle du _Lion bleu_ de
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Muggleton.
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M. Dumkins remplit les fonctions de président, et M. Luffey celles de
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vice-président.
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Il y eut un grand cliquetis de paroles et d'assiettes, de fourchettes
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et de couteaux. Trois garçons couraient de tous côtés, et les mets
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substantiels disparaissaient rapidement. Le facétieux M. Jingle
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contribuait, au moins comme une demi-douzaine d'hommes ordinaires, à
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chacune de ces causes de confusion. Lorsque tous les convives eurent
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mangé autant qu'ils purent, la nappe fut enlevée; des bouteilles, des
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verres et le dessert furent placés sur la table, et les garçons se
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retirèrent pour débarrasser, en d'autres termes pour s'approprier tous
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les restes mangeables ou buvables sur lesquels il leur fut possible de
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mettre la main.
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Bientôt on n'entendit plus dans la salle qu'un vaste murmure de
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conversations et d'éclats de rire. Il se trouvait là un petit homme
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bouffi, qui avait un air de «ne-me-dites-rien, ou-je-vous-contredirai,»
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et qui jusqu'alors était demeuré fort tranquille. Seulement, lorsque,
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par accident, la conversation se ralentissait, il regardait autour de
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lui, comme s'il avait eu envie de dire quelque chose de remarquable, et
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de temps en temps il faisait entendre une sorte de toux sèche d'une
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inexprimable dignité. A la fin, pendant un instant de silence
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comparatif, le petit homme s'écria d'une voix haute et solennelle:
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«Monsieur Luffey!»
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Tout le monde se tut, et l'individu interpellé répliqua, au milieu d'un
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profond silence: «Monsieur?»
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«Je désire vous adresser quelques paroles, monsieur, si vous voulez
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engager ces messieurs à remplir leurs verres.»
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M. Jingle, d'un ton protecteur, s'écria: «Écoutez! écoutez!» et ces
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paroles furent répétées en choeur par toute la compagnie. Le
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vice-président prit un air de gravité attentive et dit: «Monsieur
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Staple?»
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«Monsieur! dit le petit homme en se levant, je désire adresser ce que
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j'ai à dire à vous et non pas à notre digne président, parce que notre
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digne président est en quelque sorte, et je puis dire en grande partie,
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le sujet de ce que j'ai à dire, et je puis dire à... à...
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--A démontrer, suggéra M. Jingle.
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--Oui, à démontrer, reprit le petit homme; je remercie mon honorable
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ami, s'il veut me permettre de l'appeler ainsi (quatre _écoutez!_ et un
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_certainement_ de M. Jingle) pour la suggestion. Monsieur, je suis un
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Dellois, un Dingley-Dellois. (Applaudissements.) Je ne puis réclamer
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l'honneur d'ajouter une unité au chiffre de la population de Muggleton.
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Et je l'avouerai franchement, monsieur, je ne désire point cet honneur.
|
|
Je vous dirai pourquoi, monsieur. (Écoutez!) Je reconnaîtrai volontiers
|
|
à Muggleton toutes les distinctions, tous les honneurs qu'il peut
|
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réclamer; ils sont trop nombreux et trop bien connus pour qu'il soit
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nécessaire que je les récapitule. Mais, monsieur, tandis que nous nous
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rappelons que Muggleton a donné naissance à un Dumkins, à un Podder,
|
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n'oublions jamais que Dingley-Dell peut se vanter d'avoir produit un
|
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Luffey et un Struggles! (Applaudissements tumultueux.) Qu'on ne me croie
|
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pas désireux d'obscurcir la gloire des gentlemen que j'ai nommés en
|
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premier lieu, monsieur, je leur envie les jouissances qu'ils ont dû
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ressentir dans cette mémorable journée. (Applaudissements.) Vous
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connaissez tous, messieurs, la réplique faite à l'empereur Alexandre par
|
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un individu qui, pour me servir d'une expression vulgaire, faisait sa
|
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tête dans un tonneau: _Si je n'étais pas Diogène, je voudrais être
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Alexandre_. Je m'imagine que ces messieurs doivent dire: Si je n'étais
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pas Dumkins, je voudrais être Luffey; si je n'étais pas Podder, je
|
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voudrais être Struggles! (Enthousiasme.) Mais, gentlemen de Muggleton,
|
|
est-ce seulement à la crosse que vos compatriotes sont remarquables?
|
|
N'avez-vous jamais entendu citer Dumkins comme un exemple de
|
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persévérance? N'avez-vous jamais appris à associer Podder et la
|
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propriété? (Grands applaudissements.) En luttant pour vos droits, pour
|
|
votre liberté, pour vos privilèges, n'avez-vous jamais été réduits, ne
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|
fût-ce que pour un instant, au doute et au désespoir? et, quand vous
|
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étiez ainsi découragés, le nom de Dumkins n'a-t-il pas ranimé dans votre
|
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coeur le feu de l'espérance? Une seule parole de cet homme colossal ne
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l'a-t-elle pas fait briller avec plus d'éclat que s'il ne s'était jamais
|
|
éteint? (Grands applaudissements.) Gentlemen, je vous prie d'entourer
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d'une riche auréole d'applaudissements frénétiques les noms unis de
|
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Dumkins et de Podder!»
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Ici le petit homme se tut, et la compagnie commença un tapage de cris,
|
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de coups frappés sur la table, qui dura, avec peu d'interruptions,
|
|
pendant le reste de la soirée. D'autres toasts furent portés. M. Luffey
|
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et M. Struggles, M. Pickwick et M. Jingle, furent, chacun à son tour, le
|
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sujet d'éloges sans mélange; et chacun à son tour exprima ses
|
|
remercîments pour cet honneur.
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Enthousiaste comme nous le sommes pour la noble entreprise à laquelle
|
|
nous nous sommes dévoué, nous aurions éprouvé une inexprimable sensation
|
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d'orgueil, nous nous serions cru certain de l'immortalité dont nous
|
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sommes privé actuellement, si nous avions pu mettre sous les yeux de nos
|
|
ardents lecteurs le plus faible compte rendu de ces discours. Comme à
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l'ordinaire, M. Snodgrass prit une grande quantité de notes, et sans
|
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doute nous y aurions puisé les renseignements les plus importants, si
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l'éloquence brûlante des orateurs ou l'influence fébrile du vin n'avait
|
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point fait trembler la main du gentleman, au point de rendre son
|
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écriture presque inintelligible et son style complétement obscur. A
|
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force de patience, nous sommes parvenu à reconnaître quelques caractères
|
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qui ont une faible ressemblance avec les noms des orateurs. Nous avons
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pu distinguer aussi le squelette d'une chanson (probablement chantée par
|
|
M. Jingle), dans laquelle les mots _vin_ et _divin_, _rubis_ et _ravis_,
|
|
sont répétés à de courts intervalles. Nous nous imaginons aussi pouvoir
|
|
déchiffrer à la fin de ces notes quelques allusions à des restes de
|
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gigot ou de volaille braisée. Puis ensuite nous distinguons les mots de
|
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grog froid et d'ale; mais comme les hypothèses que nous pourrions bâtir
|
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sur ces indices n'auraient jamais d'autre fondement que nos conjectures,
|
|
nous ne voulons nous permettre d'exprimer aucune des suppositions
|
|
nombreuses qui se présentent à notre esprit.
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|
C'est pourquoi nous allons retourner à M. Tupman, nous contentant
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|
d'ajouter que, peu de minutes avant minuit, les sommités réunies de
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|
Dingley-Dell et de Muggleton furent entendues, chantant avec
|
|
enthousiasme cet air si poétique et si national:
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Nous ne rentrerons que demain matin,
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|
Nous n'irons coucher qu'au jour!
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Nous ne rentrerons que demain matin,
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Nous n'irons coucher qu'au jour!
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|
Demain matin au point du jour,
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Nous n'irons coucher qu'au jour![10]
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[Footnote 10: Refrain d'une chanson bachique.]
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CHAPITRE VIII.
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Faisant voir clairement que la route du véritable amour n'est aussi unie
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qu'un chemin de fer.
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La tranquille solitude de Dingley-Dell, la présence de tant de personnes
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du beau sexe, la sollicitude et l'anxiété qu'elles témoignaient à M.
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Tupman, étaient autant de circonstances favorables à la germination et à
|
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la croissance des doux sentiments que la nature avait semés dans son
|
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sein, et qui paraissaient maintenant se concentrer sur un aimable objet.
|
|
Les jeunes demoiselles étaient jolies, leurs manières engageantes, leur
|
|
caractère aussi aimable que possible, mais à leur âge elles ne pouvaient
|
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prétendre à la dignité de la démarche, au _noli me tangere_ (ne me
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|
touchez pas) du maintien, à la majesté du regard, qui, aux yeux de M.
|
|
Tupman, distinguaient la tante demoiselle de toutes les femmes qu'il
|
|
avait jamais lorgnées. Il était évident que leurs âmes étaient parentes,
|
|
qu'il y avait un je ne sais quoi sympathique dans leur nature, une
|
|
mystérieuse ressemblance dans leurs sentiments. Son nom fut le premier
|
|
qui s'échappa des lèvres de M. Tupman, lorsqu'il était étendu blessé sur
|
|
la terre; le cri déchirant de miss Wardle fut le premier qui frappa
|
|
l'oreille de M. Tupman, lorsqu'il fut rapporté à la maison. Mais cette
|
|
agitation avait-elle été causée par une sensibilité aimable et féminine,
|
|
qui se serait également manifestée pour tout autre; ou bien avait-elle
|
|
été enfantée par un sentiment plus passionné, plus ardent, que lui seul,
|
|
parmi tous les mortels, pouvait éveiller dans son coeur? Tels étaient les
|
|
doutes qui tourmentaient l'esprit de M. Tupman, tandis qu'il gisait
|
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étendu sur le sofa; tels étaient les doutes qu'il se décida à résoudre
|
|
sur-le-champ et pour toujours.
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|
Le soleil venait de terminer sa carrière: MM. Pickwick, Winkle et
|
|
Snodgrass étaient allés avec leur joyeux hôte assister à la fête voisine
|
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de Muggleton; Isabella et Émily se promenaient avec M. Trundle; la
|
|
vieille dame sourde s'était endormie dans sa bergère; le ronflement du
|
|
gros joufflu arrivait, lent et monotone, de la cuisine lointaine. Les
|
|
servantes réjouies, flânant sur le pas de la porte, jouissaient des
|
|
charmes de la brune, et du plaisir de coqueter, d'une façon toute
|
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primitive, avec certains animaux lourds et gauches attachés à la ferme.
|
|
Le couple intéressant était assis dans le salon, négligés de tout le
|
|
monde, ne se souciant de personne, et rêvant seulement d'eux-mêmes. Ils
|
|
ressemblaient, en un mot, à une paire de gants d'agneau, repliés l'un
|
|
dans l'autre et soigneusement serrés.
|
|
|
|
«J'ai oublié mes pauvres fleurs, murmura la tante demoiselle.
|
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|
|
--Arrosez-les maintenant, répliqua M. Tupman avec l'accent de la
|
|
persuasion.
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--L'air du soir vous refroidirait peut-être, chuchota tendrement miss
|
|
Rachel.
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--Non, non, s'écria M. Tupman en se levant, cela me fera du bien au
|
|
contraire. Laissez-moi vous accompagner.»
|
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|
L'intéressante lady ajusta soigneusement l'écharpe qui soutenait le bras
|
|
gauche du jouvenceau, et, prenant son bras droit, elle le conduisit dans
|
|
le jardin.
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|
|
|
A l'une des extrémités, on voyait un berceau de chèvrefeuille, de jasmin
|
|
et d'autres plantes odoriférantes; une de ces douces retraites que les
|
|
propriétaires compatissants élèvent pour la satisfaction des araignées.
|
|
|
|
La tante demoiselle y prit, dans un coin, un grand arrosoir de cuivre
|
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rouge, et se disposa à quitter le berceau. M. Tupman la retint et
|
|
l'attira sur un siége à côté de lui.
|
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|
«Miss Wardle,» soupira-t-il.
|
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|
La tante demoiselle fut saisie d'un tremblement si fort que les
|
|
cailloux, qui se trouvaient par hasard dans l'arrosoir, se heurtèrent
|
|
contre les parois de zinc, et produisirent un bruit semblable à celui
|
|
que ferait entendre le hochet d'un enfant.
|
|
|
|
«Miss Wardle, répéta M. Tupman, vous êtes un ange.
|
|
|
|
--Monsieur Tupman? s'écria Rachel en devenant aussi rouge que son
|
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arrosoir.
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|
--Oui, poursuivit l'éloquent pickwickien. Je le sais trop... pour mon
|
|
malheur!
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--Toutes les dames sont des anges, à ce que disent les messieurs,
|
|
rétorqua Rachel d'un ton enjoué.
|
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--Qu'est-ce donc que vous pouvez être alors; à quoi puis-je vous
|
|
comparer? Où serait-il possible de rencontrer une femme qui vous
|
|
ressemblât? Où pourrais-je trouver une aussi rare combinaison
|
|
d'excellence et de beauté? Où pourrais-je aller chercher.... Oh!» Ici
|
|
M. Tupman s'arrêta et serra la blanche main qui tenait l'anse de
|
|
l'heureux arrosoir.
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|
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|
La timide héroïne détourna un peu la tête. «Les hommes sont de si grands
|
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trompeurs, objecta-t-elle faiblement.
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|
|
--Oui, vous avez raison, exclama M. Tupman; mais ils ne le sont pas
|
|
tous.... Il existe au moins un être qui ne changera jamais! Un être qui
|
|
serait heureux de dévouer toute son existence à votre bonheur! Un être
|
|
qui ne vit que dans vos yeux, qui ne respire que dans votre sourire! Un
|
|
être qui ne supporte que pour vous seule le pesant fardeau de la vie!
|
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|
|
--Si l'on pouvait trouver un être semblable....
|
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|
|
--Mais il est trouvé! interrompit l'ardent Tupman. Il est trouvé! Il est
|
|
ici, miss Wardle! Et avant que la dame pût deviner ses intentions, il se
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|
prosterna à ses pieds.
|
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--Monsieur Tupman, levez-vous! s'écria Rachel.
|
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--Jamais! répliqua-t-il bravement. Oh! Rachel! Il saisit sa main
|
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complaisante, qui laissa tomber l'arrosoir, et il la pressa sur ses
|
|
lèvres. Oh! Rachel! dites que vous m'aimez!
|
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--Monsieur Tupman, murmura la ci-devant jeune personne en tournant la
|
|
tête, j'ose à peine vous répondre.... mais.... vous ne m'êtes pas tout à
|
|
fait indifférent.»
|
|
|
|
Aussitôt que M. Tupman eut entendu ce doux aveu, il s'empressa de faire
|
|
ce que lui inspirait son émotion enthousiaste, et ce que tout le monde
|
|
fait dans les mêmes circonstances (à ce que nous croyons du moins, car
|
|
nous sommes peu familiarisé avec ces sortes de choses), il se leva
|
|
précipitamment, jeta ses bras autour du cou de la tendre demoiselle, et
|
|
imprima sur ses lèvres de nombreux baisers. Après une résistance
|
|
convenable, elle se soumit à les recevoir si passivement qu'on ne
|
|
saurait dire combien M. Tupman lui en aurait donné, si elle n'avait pas
|
|
tressailli tout d'un coup, sans aucune affectation, cette fois, et ne
|
|
s'était pas écriée d'une voix effrayée: «Monsieur Tupman! on nous voit!
|
|
Nous sommes perdus!»
|
|
|
|
M. Tupman se retourna. Le gros joufflu était derrière lui, parfaitement
|
|
immobile, braquant sur le berceau ses gros yeux circulaires, nais avec
|
|
un visage si dénué d'expression, que le plus habile physionomiste
|
|
n'aurait pu y découvrir de traces d'étonnement, de curiosité, ni
|
|
d'aucune des passions connues qui agitent le coeur humain. M. Tupman
|
|
regarda le gros joufflu, et le gros joufflu regarda M. Tupman; et plus
|
|
M. Tupman étudiait la complète torpeur de sa physionomie, plus il
|
|
demeurait convaincu que le somnolent jeune homme n'avait pas vu ou
|
|
n'avait pas compris ce qui s'était passé. Dans cette persuasion il lui
|
|
dit avec une grande fermeté: «Que venez-vous faire ici?
|
|
|
|
--Le souper est prêt, monsieur, répliqua Joe sans hésiter.
|
|
|
|
--Arrivez-vous à l'instant? lui demanda M. Tupman, en le transperçant du
|
|
regard.
|
|
|
|
--A l'instant,» répondit-il.
|
|
|
|
M. Tupman le considéra de nouveau très-fixement, mais ses yeux ne
|
|
clignèrent pas; il n'y avait pas un pli sur son visage.
|
|
|
|
M. Tupman prit le bras de la tante demoiselle, et marcha avec elle vers
|
|
la maison; le jeune homme les suivit par derrière.
|
|
|
|
«Il ne sait rien de ce qui vient de se passer, dit tout bas l'heureux
|
|
pickwickien.
|
|
|
|
--Rien,» répliqua la dame.
|
|
|
|
Un bruit se fit entendre derrière eux, semblable à un ricanement
|
|
étouffé. M. Tupman se retourna vivement. Non... ce ne pouvait pas être
|
|
le gros joufflu: on ne distinguait pas sur son visage le moindre rayon
|
|
de gaieté; on n'y voyait que de la gloutonnerie.
|
|
|
|
«Il dormait sans doute tout en marchant, chuchota M. Tupman.
|
|
|
|
--Je n'en ai pas le moindre doute,» répartit la tante demoiselle; et
|
|
alors ils se mirent à rire tous les deux.
|
|
|
|
Ils se trompaient, cependant. Une fois en sa vie le léthargique jeune
|
|
homme n'était pas endormi. Il était éveillé, bien éveillé, et il avait
|
|
tout remarqué.
|
|
|
|
Le souper se passa sans que personne fit aucun effort pour rendre la
|
|
conversation générale. La vieille lady était allée se coucher; Isabella
|
|
Wardle se dévouait exclusivement à M. Trundle; les attentions de sa
|
|
tante étaient réservées pour M. Tupman, et les pensées d'Émily
|
|
paraissaient occupées de quelque objet lointain; peut-être étaient-elles
|
|
errantes autour de M. Snodgrass.
|
|
|
|
Onze heures, minuit, une heure avaient sonné successivement, et les
|
|
gentlemen n'étaient pas revenus de Muggleton. La consternation était
|
|
peinte sur tous les visages. Avaient-ils été attaqués et volés?
|
|
Fallait-il envoyer des hommes et des lanternes sur tous les chemins
|
|
qu'ils avaient pu prendre? Fallait-il.... Écoutez.... Les voilà!--Qui
|
|
peut les avoir tant attardés?--Une voix étrangère? à qui peut-elle
|
|
appartenir? Tout le monde se précipita dans la cuisine où les truands
|
|
étaient débarqués, et l'on reconnut au premier coup d'oeil le véritable
|
|
état des choses.
|
|
|
|
M. Pickwick, avec ses mains dans ses poches et son chapeau complétement
|
|
enfoncé sur un oeil, était appuyé contre le buffet, et, balançant sa tête
|
|
de droite à gauche, produisait une constante succession de sourires, les
|
|
plus doux, les plus bienveillants du monde, mais sans aucune cause ou
|
|
prétexte appréciable. Le vieux M. Wardle, dont le visage était
|
|
prodigieusement enflammé, serrait les mains d'un visiteur étranger en
|
|
bégayant des protestations d'amitié éternelle. M. Winkle, se soutenant à
|
|
la boîte d'une horloge à poids, appelait, d'une voix faible, les
|
|
vengeances du ciel sur tout membre de la famille qui lui conseillerait
|
|
d'aller se coucher. Enfin M. Snodgrass s'était affaissé sur une chaise,
|
|
et chaque trait de son visage expressif portait l'empreinte de la misère
|
|
la plus abjecte et la plus profonde que se puisse figurer l'esprit
|
|
humain.
|
|
|
|
«Est-il arrivé quelque chose? demandèrent les trois dames.
|
|
|
|
--Rien du tout, répondit M. Pickwick. Nous... sommes... tous... en bon
|
|
état.... Dites donc.... Wardle.... nous sommes... tous... en bon
|
|
état.... N'est-ce pas?
|
|
|
|
--Un peu, répliqua le joyeux hôte. Mes chéries... voici mon ami, M.
|
|
Jingle... l'ami de M. Pickwick.... M. Jingle... venu... pour une petite
|
|
visite....
|
|
|
|
--Monsieur, demanda Émily avec anxiété, est-il arrivé quelque chose à M.
|
|
Snodgrass?
|
|
|
|
--Rien du tout, madame, répliqua l'étranger. Dîner de Club,--joyeuse
|
|
compagnie,--chansons admirables,--vieux porto,--vin de
|
|
Bordeaux,--bon,--très-bon.--C'est le vin, madame, le vin.
|
|
|
|
--Ce n'est pas le vin, bégaya M. Snodgrass d'un ton grave. C'est le
|
|
saumon. (Remarquez qu'en pareille circonstance ce n'est jamais le vin.)
|
|
|
|
--Ne feraient-ils pas mieux d'aller se coucher, madame? demanda Emma.
|
|
Deux des gens pourraient porter ces messieurs dans leur chambre.
|
|
|
|
--Je n'irai pas me coucher! s'écria M. Winkle avec fermeté.
|
|
|
|
--Aucun homme vivant ne me portera! dit intrépidement M. Pickwick; et il
|
|
continua de sourire comme auparavant.
|
|
|
|
--Hourra! balbutia faiblement M. Winkle.
|
|
|
|
--Hourra! répéta M. Pickwick, et prenant son chapeau il l'aplatit sur la
|
|
terre, saisit ses lunettes et les fit voler à travers la cuisine; puis,
|
|
ayant accompli cette heureuse plaisanterie, il recommença à rire comme
|
|
un insensé.
|
|
|
|
--Apportez-nous une... une autre... bouteille! cria M. Winkle en
|
|
commençant sur un ton très-élevé et finissant sur un ton très-bas. Mais
|
|
peu après sa tête tomba sur sa poitrine; il murmura encore son
|
|
invincible détermination de ne pas s'aller coucher, bégaya un regret
|
|
sanguinaire de n'avoir pas, dans la matinée, _fait l'affaire du vieux
|
|
Tupman_, puis il s'endormit profondément. En cet état il fut transporté
|
|
dans sa chambre par deux jeunes géants, sous la surveillance immédiate
|
|
du gros joufflu. Bientôt après M. Snodgrass confia sa personne aux soins
|
|
protecteurs du jeune somnambule. M. Pickwick accepta le bras de M.
|
|
Tupman et disparut tranquillement, en souriant plus que jamais. M.
|
|
Wardle fit ses adieux à toute sa famille d'une manière aussi tendre,
|
|
aussi pathétique, que s'il l'avait quittée pour monter sur l'échafaud,
|
|
accorda à M. Trundle l'honneur de lui faire gravir les escaliers, et
|
|
s'éloigna en faisant d'inutiles efforts pour prendre un air digne et
|
|
solennel.
|
|
|
|
«Quelle scène choquante! s'écria la tante demoiselle.
|
|
|
|
--Dégoûtante! répondirent les deux jeunes ladies.
|
|
|
|
--Terrible! terrible! dit M. Jingle d'un air très-grave. (Il était en
|
|
avance sur tous ses compagnons d'au moins une bouteille et demie.)
|
|
Horrible spectacle! Très-horrible.
|
|
|
|
--Quel aimable homme! dit tout bas la tante demoiselle à M. Tupman.
|
|
|
|
--Et joli garçon par-dessus le marché, murmura Émily Wardle.
|
|
|
|
--Oh! tout à fait, observa la tante demoiselle.»
|
|
|
|
M. Tupman pensa à la petite veuve de Rochester, et son esprit fut
|
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troublé. La demi-heure de conversation qui suivit n'était pas de nature
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à le rassurer. Le nouveau visiteur parla beaucoup, et le nombre de ses
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anecdotes fut pourtant moins grand que celui de ses politesses. M.
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Tupman sentit que sa faveur décroissait à mesure que celle de M. Jingle
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devenait plus grande. Son rire était forcé, sa gaieté était feinte, et
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lorsqu'à la fin il posa sur son oreiller ses tempes brûlantes, il pensa,
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avec une horrible satisfaction, au plaisir qu'il aurait à tenir en ce
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moment la tête de M. Jingle entre son lit de plumes et son matelas.
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L'infatigable étranger se leva le lendemain de bonne heure, et tandis
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que ses compagnons demeuraient dans leur lit, accablés par les
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débauches de la nuit précédente, il s'employa avec succès à égayer le
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déjeuner. Ses efforts, à cet égard, furent tellement heureux que la
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vieille dame sourde se fit répéter, à travers son cornet, deux ou trois
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de ses meilleures plaisanteries, et poussa même la condescendance
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jusqu'à dire tout haut à la tante demoiselle que c'était un charmant
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mauvais sujet. Les autres membres présents de la famille partageaient
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complétement cette opinion.
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Dans les belles matinées d'été, la vieille dame avait l'habitude de se
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rendre sous le berceau où M. Tupman s'était si bien signalé. Les choses
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se passaient ainsi: d'abord le gros joufflu prenait sur un champignon,
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dans la chambre à coucher de la vieille lady, un chapeau ou plutôt un
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capuchon de satin noir, un châle de coton bien chaud, puis une solide
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canne, ornée d'une poignée commode. Ensuite, la vieille dame ayant mis
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posément le capuchon et le châle, s'appuyait d'une main sur la canne, de
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l'autre sur l'épaule de son page bouffi, et marchait lentement jusqu'au
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berceau, où Joe la laissait jouir de la fraîcheur de l'air pendant une
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demi-heure: après quoi il retournait la chercher et la ramenait à la
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maison.
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La vieille dame aimait la précision et la régularité, et, comme depuis
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trois étés successifs cette cérémonie s'était accomplie sans la plus
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légère infraction aux règles établies, elle ne fut pas légèrement
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surprise, dans la matinée en question, lorsqu'elle vit le gros joufflu,
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au lieu de quitter le berceau d'un pas lourd, en faire le tour avec
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précaution, regarder soigneusement de tous cotés, et se rapprocher
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d'elle sur la pointe du pied, avec l'air du plus profond mystère.
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La vieille dame était poltronne;--presque toutes les vieilles dames le
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sont;--sa première pensée fut que l'enflé personnage allait lui faire
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quelque atroce violence pour s'emparer de la menue monnaie qu'elle
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pouvait avoir sur elle. Elle aurait voulu crier au secours, mais l'âge
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et l'infirmité l'avaient depuis longtemps privée de la faculté de crier.
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Elle se contenta donc d'épier les mouvements de son page avec une
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terreur profonde, qui ne fut nullement diminuée lorsqu'il s'approcha
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tout près d'elle, et lui cria dans l'oreille d'une voix agitée, et qui
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lui parut menaçante: «Maîtresse!»
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Or il arriva par hasard que M. Jingle se promenait dans le jardin près
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du berceau, dans ce même moment. Lui aussi entendit crier «Maîtresse!»
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et il s'arrêta pour en entendre davantage. Il avait trois raisons pour
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agir ainsi. Premièrement, il était inoccupé et curieux; secondement, il
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n'avait aucune espèce de scrupule; troisièmement, il était caché par
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quelques buissons. Il s'arrêta donc, et écouta.
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«Maîtresse! cria le gros joufflu.
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--Eh bien, Joe! dit la vieille dame toute tremblante. Vous savez que
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j'ai toujours été une bien bonne maîtresse pour vous. Vous avez toujours
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été bien traité, Joe. Vous n'avez jamais eu grand'chose à faire, et vous
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avez toujours eu suffisamment à manger.»
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Cet habile discours ayant fait vibrer les cordes les plus intimes du
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gros garçon, il répondit avec expression: «Je sais ça.
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--Alors, pourquoi m'effrayer ainsi? Que voulez-vous me faire? continua
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la vieille dame en reprenant courage.
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--Je veux vous faire frissonner!»
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C'était là une cruelle manière de prouver sa gratitude, et, comme la
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vieille dame ne comprenait pas bien clairement comment ce résultat
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serait obtenu, elle sentit renaître toutes ses terreurs.
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«Savez-vous ce que j'ai vu dans ce berceau, hier au soir? demanda le
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gros joufflu.
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--Dieu nous bénisse! Quoi donc? s'écria la vieille lady, alarmée par
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l'air solennel du corpulent jeune homme.
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--Le gentleman au bras en écharpe qui embrassait....
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--Qui? Joe, qui? aucune des servantes, j'espère?
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--Pire que ça!» cria le jeune homme dans l'oreille de la vieille dame.
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--Aucune de mes petites-filles?
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--Pire que ça!
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--Pire que cela, Joe! s'écria la vieille dame, qui avait pensé que
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c'était là la plus grande des atrocités humaines. Qui était-ce, Joe? Je
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veux absolument le savoir.»
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Le délateur regarda soigneusement autour de lui, et, ayant terminé son
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inspection, cria dans l'oreille de la vieille lady:
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«Miss Rachel!
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--Quoi? dit-elle d'une voix aiguë. Parlez plus haut!
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--Miss Rachel! hurla le gros joufflu.
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--Ma fille!»
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Joe répondit par une succession de signes affirmatifs, qui imprimèrent à
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ses joues un mouvement ondulatoire semblable à celui d'un plat de
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blanc-manger.
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«Et elle l'a souffert! s'écria la vieille dame.
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--Elle l'a embrassé à son tour! Je l'ai vue!» répondu le gros joufflu
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en ricanant.
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Si M. Jingle, de sa cachette, avait pu voir l'expression du visage de la
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|
vieille dame, à cette communication, il est probable qu'un soudain éclat
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de rire aurait trahi sa présence auprès du berceau. Mais il recueillit
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seulement des fragments de phrases irritées, telles que:
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«Sans ma permission!... A son âge!... Misérable vieille que je suis!...
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Elle aurait pu attendre que je fusse morte!...»
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Puis, ensuite, il entendit les pas pesants du gros garçon qui
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|
s'éloignait et laissait la vieille lady toute seule.
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C'est un fait remarquable, peut-être, mais néanmoins c'est un fait, que
|
|
M. Jingle, cinq minutes après son arrivée à Manoir-ferme, avait résolu,
|
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dans son for intérieur, d'assiéger sans délai le coeur de la tante
|
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demoiselle. Il était assez bon observateur pour avoir remarqué que ses
|
|
manières dégagées ne déplaisaient nullement au bel objet de ses
|
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attaques, et il la soupçonnait fortement de posséder la plus désirable
|
|
de toutes les perfections: une petite fortune indépendante. L'impérative
|
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nécessité de débusquer son rival d'une manière ou d'une autre s'offrit
|
|
donc immédiatement à son esprit, et il résolut de prendre sans délai des
|
|
mesures à cet égard. Fielding nous dit quo l'homme est de feu, que la
|
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femme est d'étoupe, et que le prince des ténèbres se plaît à les
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rapprocher. M. Jingle savait que les jeunes gens sont aux tantes
|
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demoiselles comme le gaz enflammé à la poudre fulminante, et il se
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détermina à essayer sur-le-champ l'effet d'une explosion.
|
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Tout en réfléchissant aux moyens d'exécuter cette importante résolution,
|
|
il se glissa hors de sa cachette, et, protégé par les buissons
|
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susmentionnés, regagna la maison sans être aperçu. La fortune semblait
|
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déterminée à favoriser ses desseins. Il vit de loin M. Tupman et les
|
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autres gentlemen s'enfoncer dans le jardin; il savait que les jeunes
|
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demoiselles étaient sorties ensemble après le déjeuner: la côte était
|
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donc libre.
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La porte du salon se trouvant entr'ouverte, M. Jingle allongea la tête
|
|
et regarda. La tante demoiselle était en train de tricoter. Il toussa,
|
|
elle leva les yeux et sourit. Il n'existait aucune dose d'hésitation
|
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dans le caractère de M. Jingle; il posa mystérieusement son doigt sur sa
|
|
bouche, entra dans la chambre et ferma la porte.
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|
«Miss Wardle, dit-il avec une chaleur affectée, pardonnez cette
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|
témérité... courte connaissance... pas de temps pour la cérémonie....
|
|
Tout est découvert.
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--Monsieur! s'écria la tante demoiselle fort étonnée, et doutant presque
|
|
que M. Jingle fût dans son bon sens.
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--Silence! dit M. Jingle d'une voix théâtrale. Gros enflé... face de
|
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poupard... les yeux ronds... canaille!...»
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|
|
Ici il secoua la tête d'une manière expressive, et la tante demoiselle
|
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devint toute tremblante d'agitation.
|
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«Je présume que vous voulez parler de Joseph, monsieur? dit-elle en
|
|
faisant effort pour paraître calme.
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|
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--Oui, madame. Damnation sur votre Joe!... Chien de traître que ce
|
|
Joe!... A instruit la vieille dame... la vieille dame furieuse...
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enragée... délirante!... Berceau... Tupman... caresses... baisers et
|
|
tout le reste.... Eh! madame, eh!
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|
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--M. Jingle, s'écria la tante demoiselle, si vous êtes venu ici pour
|
|
m'insulter....
|
|
|
|
--Pas du tout; pas le moins du monde. Entendu l'histoire, venu pour vous
|
|
avertir du danger, offrir mes services, prévenir les cancans. Tout est
|
|
dit. Vous prenez cela pour une insulte... je quitte la place....»
|
|
|
|
Et il tourna sur ses talons comme pour exécuter cette menace.
|
|
|
|
«Que dois-je faire? s'écria la pauvre demoiselle, en fondant en larmes.
|
|
Mon frère sera furieux!
|
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|
|
--Naturellement. Enragé!
|
|
|
|
--Oh! monsieur Jingle, que puis-je faire?
|
|
|
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--Dites qu'il a rêvé, répliqua M. Jingle avec aplomb.»
|
|
|
|
Un rayon de consolation éclaira l'esprit de la tante demoiselle à cette
|
|
suggestion. M. Jingle s'en aperçut et poursuivit son avantage.
|
|
|
|
«Bah! bah! rien de plus aisé: garçon mauvais sujet, femme aimable, gros
|
|
garçon fustigé. Vous toujours crue; terminaison de l'affaire... tout
|
|
s'arrange.»
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Soit que la probabilité d'échapper aux conséquences de cette
|
|
malencontreuse découverte fût délicieuse pour les sentiments de la tante
|
|
demoiselle, soit que l'âcreté de son chagrin fût adoucie en s'entendant
|
|
appeler femme aimable, elle tourna vers M. Jingle son visage
|
|
reconnaissant et couvert d'une légère rougeur.
|
|
|
|
L'insinuant gentleman soupira profondément, attacha ses regards pendant
|
|
quelques minutes sur la figure de la tante demoiselle, puis tressaillit
|
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mélodramatiquement, et détourna ses yeux avec précipitation.
|
|
|
|
«Vous paraissez malheureux, monsieur Jingle, dit la dame d'une voix
|
|
plaintive. Puis-je vous témoigner ma reconnaissance en vous demandant la
|
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cause de vos chagrins, afin de tâcher de les alléger?
|
|
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--Ah! s'écria M. Jingle avec un autre tressaillement, soulager! les
|
|
alléger! quand votre amour s'est répandu sur un homme indigne d'une
|
|
telle bénédiction! qui maintenant même a l'infâme dessein de captiver la
|
|
nièce d'un ange.... Mais non! il est mon ami et je ne veux pas dévoiler
|
|
ses vices. Miss Wardle, adieu!»
|
|
|
|
En terminant ce discours, le plus suivi qu'on lui eût jamais entendu
|
|
proférer, M. Jingle appliqua sur ses yeux le reste du mouchoir dont nous
|
|
avons déjà parlé, et se dirigea vers la porte.
|
|
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|
«Arrêtez, monsieur Jingle, dit avec force la tante demoiselle. Vous avez
|
|
fait une allusion à M. Tupman; expliquez-la.
|
|
|
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--Jamais! s'écria M. Jingle d'un air théâtral, jamais!»
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Et, pour montrer qu'il ne voulait pas être questionné davantage, il prit
|
|
une chaise et s'assit tout auprès de la tante demoiselle.
|
|
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|
«M. Jingle, reprit-elle, je vous implore, je vous supplie de me révéler
|
|
l'affreux mystère qui enveloppe M. Tupman.
|
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--Ah! repartit M. Jingle en fixant ses yeux sur le visage de la tante,
|
|
puis-je voir... charmante créature... sacrifiée à l'autel? Avarice
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sordide!»
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|
|
|
Il parut lutter pendant quelques secondes contre des émotions de toute
|
|
nature; puis il dit d'une voix basse et profonde:
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|
«Tupman n'aime que votre argent.
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|
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|
--Le misérable!» s'écria la demoiselle avec une énergique indignation.
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|
Les doutes de M. Jingle étaient résolus: elle avait de l'argent.
|
|
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|
«Bien plus, ajouta-t-il, il en aime une autre....
|
|
|
|
--Une autre! balbutia la tante. Et qui?
|
|
|
|
--Petite jeune fille... les yeux noirs... nièce Émily.»
|
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|
|
Il y eut un silence; car s'il existait dans tout l'univers un individu
|
|
femelle pour qui Rachel ressentit une jalousie mortelle, invétérée,
|
|
c'était précisément cette nièce. Le rouge lui monta au visage et au col,
|
|
et elle secoua silencieusement sa tête avec une expression d'ineffable
|
|
dédain.
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A la fin, mordant sa lèvre mince et se redressant un peu, elle dit
|
|
d'une voix aigrelette;
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«Cela ne se peut pas. Je ne veux pas le croire.
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|
|
|
--Épiez-les, répliqua M. Jingle.
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--Je le ferai.
|
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|
--Épiez les regards de Tupman.
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|
--Je le ferai.
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|
--Ses chuchotements.
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|
--Je le ferai!
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--Il ira s'asseoir auprès d'elle à dîner.
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--Nous verrons.
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--Il lui fera des compliments.
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|
|
--Nous verrons.
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--Et il vous plantera là.
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--Me planter là! cria-t-elle en tremblant de rage. Me planter là!
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--Avez-vous des yeux pour vous en convaincre? reprit M. Jingle.
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|
--Oui.
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--Montrerez-vous du caractère?
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|
--Oui.
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--L'écouterez-vous ensuite?
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--Jamais!
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--Prendrez-vous un autre amant?
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--Oui.
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--Ce sera moi?»
|
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Et M. Jingle tomba sur ses genoux et y resta pendant cinq minutes. Quand
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|
il se releva, il était l'amant accepté de la tante demoiselle,
|
|
conditionnellement, toutefois, et pourvu que l'infidélité de M. Tupman
|
|
fût rendue manifeste.
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|
M. Jingle devait en fournir des preuves, et elles arrivèrent dès le
|
|
dîner. Miss Rachel pouvait à peine en croire ses yeux. M. Tracy Tupman
|
|
était assis à côté d'Émily, lorgnant, souriant, parlant bas, en rivalité
|
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avec M. Snodgrass. Pas un mot, pas un regard, pas un signe n'étaient
|
|
dirigés vers celle qui, le soir précédent, était l'orgueil de son coeur.
|
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«Damné garçon! pensa le vieux Wardle, qui avait appris de sa mère toute
|
|
l'histoire; damné garçon! Il était endormi. C'est pure imagination!
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--Scélérat! pensait la tante demoiselle. Cher monsieur Jingle, vous ne
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me trompiez pas. Oh! que je déteste le misérable!»
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|
L'inexplicable changement que semblait annoncer la conduite de M.
|
|
Tupman sera expliqué à nos lecteurs par la conversation suivante.
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|
C'était le soir du même jour, et la scène se passait dans le jardin.
|
|
Deux personnages marchaient dans une allée écartée. L'un était assez
|
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gros et assez court, l'autre assez long et assez grêle. L'un était M.
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|
Tupman, l'autre, M. Jingle.
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|
Le gros personnage commença le dialogue en demandant:
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|
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|
«M'en suis-je bien tiré?
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|
|
--Superbe! fameux! N'aurais pas mieux joué le rôle moi-même. Il faut
|
|
recommencer demain, tous les jours, jusqu'à nouvel ordre.
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|
|
--Rachel le désire encore?
|
|
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|
--Cela ne l'amuse pas, naturellement; mais il le faut bien. Le frère est
|
|
terrible; elle a peur. On ne peut faire autrement. Dans quelques jours,
|
|
les soupçons détruits, les vieilles gens déroutés, elle couronnera votre
|
|
bonheur.
|
|
|
|
--Vous n'avez pas d'autre message?
|
|
|
|
--L'amour, le plus tendre amour, les plus doux sentiments, une affection
|
|
inaltérable. Puis-je dire quelque chose pour vous?
|
|
|
|
--Mon cher, répondit l'innocent M. Tupman en serrant chaleureusement la
|
|
main de son ami, portez-lui mes plus vives tendresses. Dites-lui combien
|
|
j'ai de peine à dissimuler. Dites tout ce qu'on peut dire d'aimable;
|
|
mais ajoutez que je reconnais la nécessité du rôle qu'elle m'a imposé ce
|
|
matin par votre conseil. Dites que j'applaudis à sa sagesse et que
|
|
j'admire sa discrétion.
|
|
|
|
--Je le lui dirai. Est-ce tout?
|
|
|
|
--Oui. Ajoutez seulement que je soupire ardemment après l'époque où elle
|
|
m'appartiendra, où toute dissimulation deviendra inutile.
|
|
|
|
--Certainement, certainement. Est-ce tout?
|
|
|
|
--Oh! mon ami! dit le pauvre M. Tupman en pressant de nouveau la main de
|
|
son compagnon, oh! mon ami, recevez mes remercîments les plus sincères
|
|
pour votre bonté désintéressée, et pardonnez-moi si, même en
|
|
imagination, je vous ai jamais fait l'injustice de supposer que vous
|
|
pourriez me nuire. Mon cher ami, pourrai-je jamais reconnaître un tel
|
|
service?
|
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|
|
--Ne parlez pas de ça, répliqua M. Jingle, ne par....»
|
|
|
|
Et il s'interrompit, comme s'il s'était rappelé tout d'un coup quelque
|
|
chose.
|
|
|
|
«A propos, reprit-il, vous ne pourriez pas me prêter dix guinées, hein?
|
|
Affaire très-urgente. Vous rendrai ça dans trois jours.
|
|
|
|
--Je crois que je puis vous obliger, répondit M. Tupman dans la
|
|
plénitude de son coeur. Dans trois jours, dites-vous?
|
|
|
|
--Rien que trois jours; tout fini, alors, plus de difficultés.»
|
|
|
|
M. Tupman compta les dix guinées dans la main de son compagnon, et
|
|
celui-ci les insinua dans son gousset, pièce par pièce, tout en
|
|
regagnant la maison.
|
|
|
|
«Attention! dit M. Jingle, pas un regard.
|
|
|
|
--Pas un coup d'oeil, repartit M. Tupman.
|
|
|
|
--Pas un mot!
|
|
|
|
--Pas une syllabe.
|
|
|
|
--Toutes vos cajoleries pour la nièce; plutôt brutal qu'autre chose
|
|
envers la tante, seul moyen de tromper les envieux....
|
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|
|
--Je ne m'oublierai pas, répondit tout haut M. Tupman.
|
|
|
|
--Et je ne m'oublierai pas non plus,» dit tout bas M. Jingle.
|
|
|
|
Ils entraient alors dans la maison.
|
|
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|
La scène du dîner fut répétée le soir même et pendant trois autres
|
|
dîners et trois soirées subséquentes. Le quatrième soir, le vieux Wardle
|
|
paraissait fort satisfait, car il s'était convaincu que M. Tupman avait
|
|
été faussement accusé; celui-ci était également joyeux, car M. Jingle
|
|
lui avait dit que son affaire serait bientôt terminée; M. Pickwick se
|
|
trouvait très-heureux, car c'était son état habituel; M. Snodgrass ne
|
|
l'était pas, car il devenait jaloux de M. Tupman; la vieille lady était
|
|
de fort bonne humeur, car elle gagnait au whist; enfin M. Jingle et miss
|
|
Wardle étaient enchantés, pour des raisons tellement importantes dans
|
|
cette véridiques histoire, qu'elles seront racontées dans un autre
|
|
chapitre.
|
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|
CHAPITRE IX.
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|
La découverte et la poursuite.
|
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|
Le souper était servi, les chaises étaient placées autour de la table;
|
|
des bouteilles, des pots et des verres étaient rangés sur le buffet;
|
|
tout enfin annonçait l'approche du moment le plus sociable des
|
|
vingt-quatre heures, c'est-à-dire le moment du souper.
|
|
|
|
«Où est Rachel? demanda M. Wardle.
|
|
|
|
--Et Jingle, ajouta M. Pickwick.
|
|
|
|
--Tiens! reprit son hôte, comment ne nous sommes-nous pas aperçus plus
|
|
tôt de son absence? Il y a au moins deux heures que je n'ai entendu sa
|
|
voix. Émily, ma chère, tirez la sonnette.»
|
|
|
|
La sonnette retentit et le gros joufflu parut.
|
|
|
|
«Où est miss Rachel?»
|
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|
|
Il n'en savait rien.
|
|
|
|
--Où est M. Jingle, alors?»
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|
|
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Il ne pouvait le dire.
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|
|
|
Tout le monde parut surpris. Il était tard: onze heures passées. M.
|
|
Tupman riait dans sa barbe, car ils devaient être dans quelque coin à
|
|
parler de lui.
|
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|
|
«Drôle de farce, ha! ha!
|
|
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|
--Cela ne fait rien, dit M. Wardle après une courte pause. Je suis sûr
|
|
qu'ils vont revenir à l'instant. Je n'attends jamais personne, au
|
|
souper.
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|
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--Excellente règle! repartit M. Pickwick. Admirable!
|
|
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|
--Je vous en prie, asseyez-vous, poursuivit son hôte.
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|
--Certainement,» dit M. Pickwick.
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Et ils s'assirent.
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Il y avait sur la table une gigantesque pièce de boeuf froid, et M.
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Pickwick en avait reçu une abondante portion. Il avait porté la
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fourchette vers ses lèvres et était sur le point d'ouvrir la bouche pour
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y introduire un morceau convenable, quand un grand bruit de voix s'éleva
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tout à coup dans la cuisine. M. Pickwick leva la tête et abaissa sa
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fourchette; M. Wardle cessa de découper, et insensiblement lâcha le
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couteau, qui resta inséré dans la morceau de boeuf. Il regarda M.
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Pickwick, et M. Pickwick le regarda.
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Des pas lourds retentirent dans le passage. La porte de la salle à
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manger s'ouvrit tout à coup, et l'homme qui avait nettoyé les bottes de
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M. Pickwick le jour de son arrivée, se précipita dans la chambre, suivi
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du gros joufflu et de tous les autres domestiques.
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«Que diable cela veut-il dire? s'écria l'amphytrion.
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--Est-ce que le feu est dans la cheminée de la cuisine? demanda la
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vieille lady.
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--Non! grand'maman! crièrent les deux jeunes personnes.
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--Qu'est-ce qu'il y a?» reprit le maître de la maison.
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L'homme respira profondément, et dit d'une voix essoufflée:
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«Ils sont partis, monsieur; partis sans tambour, ni trompette,
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monsieur!»
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Dans ce moment, on remarqua que M. Tupman posait sa fourchette et son
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couteau et devenait excessivement pâle.
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«Qui est-ce qui est parti? demanda M. Wardle avec colère.
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--M. Jingle et miss Rachel, dans une chaise de poste du _Lion Bleu_, à
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Muggleton! J'étais là, mais je n'ai pas pu les arrêter; alors, je suis
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accouru pour vous dire....
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--J'ai payé ses frais! s'écria M. Tupman en se dressant sur ses pieds
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d'un air frénétique. Il m'a attrapé dix guinées! arrêtez-le! Il m'a
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filouté! C'est trop fort! Je me vengerai, Pickwick! Je ne le souffrirai
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|
pas!»
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Et, tout en proférant mille exclamations incohérentes de cette nature,
|
|
le malheureux gentleman tournait tout autour de la chambre dans un
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transport de fureur.
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«Le seigneur nous protège! s'écria M. Pickwick en regardant avec une
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surprise mêlée de crainte les gestes extraordinaires de son ami. Il est
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devenu fou! qu'allons-nous faire?
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--Ce que nous allons faire! repartit le vigoureux vieillard, qui ne
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prêta d'attention qu'aux derniers mots de son convive; mettez le cheval
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au cabriolet; je vais prendre une chaise au _Lion Bleu_, et les
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poursuivre sur-le-champ! Où est ce scélérat de Joe?
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--Me voici, mais je ne suis pas un scélérat! répliqua une voix, c'était
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celle du gros joufflu.
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--Laissez-moi l'attraper, Pickwick! cria M. Wardle en se précipitant
|
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vers le malencontreux jeune homme. Il a été payé par ce fripon de Jingle
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pour me faire perdre la trace en me contant des balivernes sur ma soeur
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et sur votre ami Tupman. (Ici M. Tupman se laissa tomber sur une
|
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chaise.) Laissez-moi l'attraper!
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--Retenez-le! s'écrièrent toutes les femmes; et par-dessus leurs voix
|
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effrayées, on entendait distinctement les sanglots du gros garçon.
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--Je ne veux pas qu'on me retienne! bégayait le colérique vieillard. M.
|
|
Winkle, ôtez vos mains! M. Pickwick! Lâchez-moi, monsieur!»
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|
Dans ce moment de tourmente et de confusion, c'était un beau spectacle
|
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de voir l'attitude calme et philosophique de M. Pickwick. Une
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|
tranquillité majestueuse régnait sur sa figure quoiqu'elle fût un peu
|
|
enflammée par les efforts qu'il faisait pour modérer les passions
|
|
impétueuses de son hôte, dont il avait fortement embrassé la vaste
|
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ceinture. Pendant ce temps, Joe était égratigné, tiré, bousculé, poussé
|
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hors de la chambre par toutes les femmes qui s'y trouvaient rassemblées.
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|
Après sa disparition, M. Wardle fut relâché, et dans le même instant, on
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vint annoncer que le cabriolet était prêt.
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«Ne le laissez pas aller seul, crièrent les femmes, il tuera quelqu'un.
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--J'irai avec lui, dit M. Pickwick.
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--Vous êtes un bon garçon, Pickwick, repartit M. Wardle en lui serrant
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la main. Emma, donnez un châle à M. Pickwick pour attacher autour de son
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cou. Dépêchez! Soignez votre grand-mère, enfants, elle se trouve mal.
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|
Allons, êtes-vous prêt?»
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La bouche et le menton de M. Pickwick ayant été rapidement enveloppés
|
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d'un châle, son chapeau ayant été enfoncé sur sa tête, et son pardessus
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jeté sur son bras, il répliqua affirmativement.
|
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|
Lorsque nos deux amis furent montés dans le cabriolet:
|
|
|
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«Lâchez-lui la bride, Tom,» cria le vieillard. Et la voiture partit à
|
|
travers les ruelles étroites, tombant dans les ornières et frôlant les
|
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haies, au hasard de se briser à chaque instant.
|
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|
«Ont-ils beaucoup d'avance?... cria M. Wardle en arrivant à la porte du
|
|
_Lion Bleu_ autour de laquelle, malgré l'heure avancée, il s'était formé
|
|
un groupe de causeurs.
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|
|
--Pas plus de trois quarts d'heure; répondirent tous les assistants à la
|
|
fois.
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--Une chaise et quatre chevaux! sur-le-champ. Allons! Allons! Vous
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|
rentrerez le cabriolet après.
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|
--Allons, enfants! cria l'aubergiste, une chaise et quatre chevaux.
|
|
Alerte! Alerte!»
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|
Sans retard s'empressèrent valets et postillons. Les lanternes
|
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brillèrent, les hommes coururent çà et là, les fers des chevaux
|
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retentirent sur les pavés inégaux de la cour, le roulement de la chaise
|
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se fit entendre comme on la tirait de la remise: tout était bruit et
|
|
mouvement.
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«Allons donc! cette chaise viendra-t-elle cette nuit? cria M. Wardle.
|
|
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|
--La voilà dans la cour, monsieur, répondit l'aubergiste.»
|
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|
La chaise sortit en effet; les chevaux y furent attelés; les postillons
|
|
montèrent sur ceux-ci, les voyageurs dans celle-là.
|
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--Postillon! cria M. Wardle, les sept milles de ce relai en moins d'une
|
|
demi-heure!
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--En route!»
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Les postillons appliquèrent le fouet et l'éperon; les garçons saluèrent;
|
|
les palefreniers crièrent, et ils partirent d'un train furieux.
|
|
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|
«Jolie situation! pensa M. Pickwick quand il eut le loisir de la
|
|
réflexion. Jolie situation pour le président perpétuel du Pickwick-Club!
|
|
Une chaise humide, des chevaux enragés, quinze milles à l'heure et
|
|
minuit passé!»
|
|
|
|
Pendant les trois ou quatre premiers milles, les deux amis, ensevelis
|
|
dans leurs réflexions, n'échangèrent pas une seule parole, mais lorsque
|
|
les chevaux, qui s'étaient échauffés, commencèrent à dévorer le terrain,
|
|
M. Pickwick devint trop animé par la rapidité du mouvement pour
|
|
continuer à rester entièrement muet.
|
|
|
|
«Nous sommes sûrs de les attraper, je pense? commença-t-il.
|
|
|
|
--Je l'espère, répliqua son compagnon.
|
|
|
|
--Une belle nuit! continua M. Pickwick en regardant la lune qui brillait
|
|
paisiblement.
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|
|
|
--Tant pis, car ils ont eu l'avantage du clair de lune pour prendre
|
|
l'avance, et nous allons en être privés. Elle sera couchée dans une
|
|
heure.
|
|
|
|
--Il sera assez désagréable d'aller de ce train-là dans l'obscurité,
|
|
n'est-il pas vrai?
|
|
|
|
--Certainement,» répliqua sèchement M. Wardle.
|
|
|
|
L'excitation temporaire de M. Pickwick commença à se calmer un peu,
|
|
lorsqu'il réfléchit aux inconvénients et aux dangers de l'expédition
|
|
dans laquelle il s'était embarqué si légèrement. Il fut tiré de ces
|
|
pensées déplaisantes par les clameurs des postillons.
|
|
|
|
«Ohé! ohé! ohé! ohé! ohé! cria le premier postillon.
|
|
|
|
--Ohé! ohé! ohé! ohé! ohé! hurla le second postillon.
|
|
|
|
--Ohé! ohé! ohé! ohé! ohé! vociféra le vieux Wardle lui-même en mettant
|
|
la moitié de son corps hors de la portière.
|
|
|
|
--Ohé! ohé! ohé! ohé! ohé!» répéta M. Pickwick, en s'unissant au
|
|
refrain, sans avoir la plus légère idée de ce qu'il signifiait.
|
|
|
|
Au milieu de ces cris poussés par tous les quatre à la fois, la chaise
|
|
s'arrêta.
|
|
|
|
«Qu'est-ce qui nous arrive? demanda M. Pickwick.
|
|
|
|
--Il y a une barrière ici, répondit le vieux Wardle, et nous aurons des
|
|
nouvelles des fugitifs.»
|
|
|
|
Au bout de cinq minutes consommées à frapper et à crier sans relâche, un
|
|
vieux bonhomme, n'ayant que sa chemise et son pantalon, sortit de la
|
|
maison du _Turnpike_ et ouvrit la barrière[11].
|
|
|
|
[Footnote 11: En Angleterre l'entretien des routes se fait au moyen d'un
|
|
péage, qui est perçu de distance en distance.
|
|
|
|
(_Note du traducteur_)]
|
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|
|
«Combien y a-t-il qu'une chaise est passée ici? demanda M. Wardle.
|
|
|
|
--Combien y a?
|
|
|
|
--Oui.
|
|
|
|
--Ma foi je n'en sais trop rien. N'y a pas trop longtemps, ni trop peu
|
|
non plus. Juste entre les deux peut-être.
|
|
|
|
--Est-il passé une chaise, seulement.
|
|
|
|
--Ah! mais oui, il est passé une chaise.
|
|
|
|
--Combien y a-t-il de temps, mon ami? dit M. Pickwick en s'interposant.
|
|
Une heure?
|
|
|
|
--Ah! cela se pourrait bien, répliqua l'homme.
|
|
|
|
--Ou deux heures? demanda le premier postillon.
|
|
|
|
--Je n'en serais pas bien étonné, répondit l'homme d'un air de doute.
|
|
|
|
--En route, postillons! s'écria M. Wardle irrité; voilà assez de temps
|
|
de perdu avec ce vieil idiot.
|
|
|
|
--Idiot! répéta le vieux, en contemplant avec un ricanement la chaise
|
|
qui diminuait rapidement à mesure que la distance augmentait. Non! Pas
|
|
si idiot que vous croyez. Vous avez perdu dix minutes ici, et vous êtes
|
|
juste aussi savant qu'auparavant. Si tous les camarades sur la route
|
|
reçoivent une guinée et la gagnent moitié aussi bien, vous ne
|
|
rattraperez pas l'autre chaise avant la Saint-Michel, mon gros
|
|
courtaud!»
|
|
|
|
Ayant fait suivre son discours d'un ricanement prolongé, le vieux
|
|
bonhomme ferma la barrière, rentra dans sa maison, et barricada la porte
|
|
après lui.
|
|
|
|
Cependant nos voyageurs poursuivaient leur route sans aucun
|
|
ralentissement. La lune, comme M. Wardle l'avait prédit, déclinait avec
|
|
rapidité; de sombres et pesants nuages, qui depuis quelques temps
|
|
s'étaient graduellement étendus dans le ciel, venaient de se réunir au
|
|
zénith en une masse noire et compacte. De larges gouttes de pluie
|
|
fouettaient de temps en temps les glaces de la chaise, et semblaient
|
|
avertir les voyageurs de l'approche rapide d'une tempête. Le vent qui
|
|
soufflait directement contre eux, s'engouffrait en tourbillon furieux
|
|
dans la route étroite, et gémissait tristement à travers les arbres. M.
|
|
Pickwick resserra plus soigneusement sa redingote, s'établit plus
|
|
commodément dans son coin, et tomba dans un profond sommeil, dont il fut
|
|
tiré bientôt après par la cessation de tout mouvement, par le bruit
|
|
d'une sonnette, et par ce cri répété à voix haute:
|
|
|
|
«Des chevaux sur-le-champ!»
|
|
|
|
Mais ici il arriva un autre délai. Les postillons dormaient d'un sommeil
|
|
si mystérieusement profond, qu'il fallut plus de cinq minutes pour
|
|
éveiller chacun d'eux. Le palefrenier avait perdu la clef de l'écurie,
|
|
et quand à la fin elle fut trouvée, deux garçons endormis transposèrent
|
|
les harnais des chevaux, et il fallut recommencer toute l'opération du
|
|
harnachement. Si M. Pickwick avait été seul, ces obstacles multipliés
|
|
auraient bientôt mis un terme à la poursuite; mais le vieux Wardle
|
|
n'était pas démonté si aisément. Il s'employa avec tant de bonne
|
|
volonté, poussant l'un, bousculant l'autre, prenant une chaîne par-ci,
|
|
attachant une boucle par-là, que la chaise fut prête à rouler en un
|
|
espace de temps beaucoup plus court qu'on n'aurait pu l'espérer
|
|
raisonnablement, sous l'influence de tant de difficultés.
|
|
|
|
Ils recommencèrent donc leur voyage, et certainement avec une
|
|
perspective fort peu engageante. Le relai était de 15 milles, la nuit
|
|
sombre, le vent violent, la pluie battante. Il était impossible de faire
|
|
beaucoup de chemin en luttant contre tant d'obstacles, aussi ne
|
|
fallut-il guère moins de deux heures pour arriver au relai suivant. Mais
|
|
ici, se présenta à leurs yeux un objet qui réveilla leur courage et
|
|
ranima leurs esprits abattus.
|
|
|
|
«Quand cette chaise est-elle arrivée? s'écria le vieux Wardle, en
|
|
sautant hors de sa voiture et montrant une autre chaise couverte d'une
|
|
boue encore humide, qui était restée dans la cour.
|
|
|
|
--Il n'y a pas un quart d'heure, monsieur, répliqua le valet d'écurie à
|
|
qui cette question était adressée.
|
|
|
|
--Une dame et un gentleman? demanda Wardle, pantelant d'impatience.
|
|
|
|
--Oui, monsieur.
|
|
|
|
--Grand homme en habit, longues jambes, le corps mince?
|
|
|
|
--Oui, monsieur.
|
|
|
|
--Une dame d'un certain âge, le visage maigre, rien que la peau sur les
|
|
os, hein?
|
|
|
|
--Oui, monsieur.
|
|
|
|
--Pardieu! Pickwick, ce sont eux! s'écria le vieux gentleman.
|
|
|
|
--Ils auraient été ici plus tôt, poursuivit le palefrenier; mais un de
|
|
leurs traits s'est cassé.
|
|
|
|
--Ce sont eux, reprit Wardle. Ce sont eux, par Jupiter! Une chaise et
|
|
quatre chevaux, à l'instant! Nous les attraperons avant l'autre relai.
|
|
Allons, postillons! de l'activité. Une guinée chacun, postillons!
|
|
Vivement; dépêchons, mes enfants, en route!»
|
|
|
|
Tout en proférant ces exhortations, le vieux gentleman courait à droite
|
|
et à gauche, et s'occupait de tous les détails avec une excitation qui
|
|
se communiqua à M. Pickwick. Sous cette influence contagieuse, celui-ci
|
|
s'empêtra les jambes dans les harnais, se fourra au milieu des chevaux,
|
|
se fit comprimer l'abdomen par les roues de la chaise, s'imaginant et
|
|
croyant fermement qu'en faisant tout cela il accélérait matériellement
|
|
les préparatifs de leur départ.
|
|
|
|
«Grimpez, grimpez vite! s'écria le vieux Wardle en montant dans la
|
|
chaise, relevant le marchepied, et fermant la portière après lui. Allons
|
|
donc! dépêchez-vous.»
|
|
|
|
M. Pickwick était de l'autre côté de la voiture, et avant qu'il pût
|
|
savoir précisément de quoi il s'agissait, il se sentit soulever par le
|
|
vieux gentleman, pousser par le valet d'écurie; et en route! ils étaient
|
|
partis au grand galop.
|
|
|
|
«Ah! voilà qui s'appelle marcher maintenant! dit M. Wardle avec
|
|
complaisance.»
|
|
|
|
Et en effet, ils _marchaient_, comme le témoignaient suffisamment à M.
|
|
Pickwick ses constantes collisions avec les durs panneaux de la voiture
|
|
ou avec son compagnon.
|
|
|
|
«Tenez-vous ferme, dit le robuste vieillard au philosophe, qui venait de
|
|
piquer une tête au beau milieu de l'immense gilet de son compagnon de
|
|
voyage.
|
|
|
|
--Je n'ai jamais été aussi cahoté de ma vie; répondit-il.
|
|
|
|
--Ne faites pas attention, reprit son camarade. Ce sera bientôt fini.
|
|
Ferme! ferme!»
|
|
|
|
M. Pickwick se planta dans son coin aussi solidement qu'il le put, et la
|
|
chaise roula plus vite que jamais.
|
|
|
|
Ils avaient brûlé de cette manière environ trois milles, quand M. Wardle
|
|
qui, depuis quelques minutes, tenait sa tête hors de la portière, la
|
|
retira toute couverte d'éclaboussures, et s'écria, haletant
|
|
d'impatience: «Les voilà!»
|
|
|
|
M. Pickwick mit aussitôt la tête à l'autre portière et vit, à peu de
|
|
distance devant eux, une voiture qui détalait au grand galop.
|
|
|
|
«En avant! en avant!» vociféra le vieux gentleman. «Deux guinées,
|
|
postillons! Rattrapez-les! rattrapez-les!»
|
|
|
|
Les chevaux de la première chaise repartirent de toute leur vitesse, et
|
|
ceux de M. Wardle galoppèrent avec fureur après eux.
|
|
|
|
«Je vois sa tête!» s'écria le colérique vieillard. «Dieu me damne! je
|
|
vois sa tête!
|
|
|
|
--Et moi aussi,» dit M. Pickwick. «C'est lui-même.»
|
|
|
|
M. Pickwick ne se trompait point. On apercevait clairement à la portière
|
|
de la chaise la figure de M. Jingle, complétement couverte par la boue
|
|
que lançaient les roues de sa voiture. Le mouvement de ses bras qu'il
|
|
agitait violemment vers les postillons dénotait qu'il les encourageait à
|
|
redoubler leurs efforts.
|
|
|
|
L'intérêt devint immense. Les champs, les arbres, les haies semblaient
|
|
tourbillonner autour d'eux. Ils arrivèrent tout auprès de la première
|
|
chaise; ils entendaient, par-dessus le bruit des roues, la voix de M.
|
|
Jingle qui gourmandait ses postillons. Le vieux Wardle écumait de rage
|
|
et d'excitation; il rugissait par douzaine des «coquin!» des «scélérat!»
|
|
Il brandissait son poing et en menaçait l'objet de son indignation; mais
|
|
M. Jingle ne répondait à ces outrages que par un sourire moqueur, puis
|
|
par un cri de triomphe et de dérision, lorsque ses chevaux, obéissant à
|
|
l'énergie croissante du fouet et de l'éperon, redoublèrent de vitesse et
|
|
laissèrent en arrière ceux qui les poursuivaient.
|
|
|
|
M. Pickwick venait de retirer sa tête de la portière, et M. Wardle,
|
|
fatigué de crier, en avait fait autant, quand une secousse terrible les
|
|
jeta tous les deux sur le devant de la voiture. Un craquement violent se
|
|
fit entendre, une roue se détacha, et la chaise versa sur le flanc.
|
|
|
|
Après quelques secondes de confusion où l'on ne pouvait rien discerner
|
|
que le trépignement des chevaux et le brisement des glaces, M. Pickwick
|
|
se sentit tirer violemment des décombres, et, aussitôt qu'il fut
|
|
d'aplomb sur ses pieds et qu'il eut dégagé sa tête du collet de sa
|
|
redingote, par lequel se trouvaient notablement obstruées les fonctions
|
|
de ses besicles, il reconnut toute l'étendue de leur désastre. Le jour
|
|
venait de paraître, et la scène était parfaitement éclairée par la grise
|
|
lumière du matin.
|
|
|
|
Le vieux Wardle était debout, à côté de lui, sans chapeau, les habits
|
|
déchirés. A ses pieds gisaient les débris de la voiture. Les postillons,
|
|
défigurés par la boue et par une course violente étaient parvenus à
|
|
couper les traits et se tenaient à la tête de leurs chevaux. A une
|
|
centaine de pas en avant, on voyait l'autre chaise qui s'était arrêtée
|
|
en entendant le bruit de leur naufrage. Les postillons, dont la figure
|
|
était contournée par un ricanement féroce, contemplaient du haut de leur
|
|
selle leurs adversaires démontés, tandis que M. Jingle, à la portière,
|
|
examinait, avec une évidente satisfaction la ruine de ses persécuteurs.
|
|
|
|
--Ohé? cria l'effronté comédien; personne d'endommagé?--Gentlemen d'un
|
|
certain âge,--assez lourds,--dangereux,--très-dangereux.
|
|
|
|
--Canaille! vociféra M. Wardle.
|
|
|
|
--Ah! ah! ah!» répliqua Jingle; et ensuite il ajouta, en clignant de
|
|
l'oeil d'un air malin, et en désignant avec son pouce l'intérieur de la
|
|
chaise: «Elle va très-bien,--vous offre ses compliments,--vous prie de
|
|
ne pas vous déranger. Des amitiés à _Tuppy_.--Ne voulez-vous pas monter
|
|
derrière?--En route, postillons!»
|
|
|
|
Les postillons se remirent en selle; la chaise recommença à rouler, et
|
|
M. Jingle, étendant son bras hors de la portière, agitait, par dérision,
|
|
un mouchoir blanc.
|
|
|
|
Rien, dans toute cette aventure, n'avait pu troubler l'humeur égale et
|
|
tranquille de M, Pickwick, pas même la culbute de sa voiture et de sa
|
|
personne. Mais il ne put supporter patiemment l'infamie de celui qui,
|
|
après avoir emprunté de l'argent à son fidèle disciple, se permettait
|
|
d'abréger son nom en celui de Tuppy. Il devint rouge jusqu'au bord de
|
|
ses lunettes, et, ayant respiré fortement, il dit d'une voix lente et
|
|
emphatique: «Si jamais je rencontre cet homme, je veux....
|
|
|
|
--Oui, oui, interrompit M. Wardle, tout cela est fort bien, mais, tandis
|
|
que nous restons là à parler, ils obtiendront une licence et seront
|
|
mariés à Londres.»
|
|
|
|
M. Pickwick s'arrêta et renferma sa vengeance au fond de son coeur.
|
|
|
|
«Combien y a-t-il d'ici au premier relai! demanda M. Wardle à l'un des
|
|
postillons.
|
|
|
|
--Six milles, n'est-ce pas, Tom?
|
|
|
|
--Un peu plus.
|
|
|
|
--Un peu plus de six milles, monsieur.
|
|
|
|
--Il n'y a pas de remède, il faut les faire à pied, Pickwick.
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--Il n'y a pas de remède,» répéta cet homme vraiment grand.
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Par l'ordre de M. Wardle, l'un des postillons partit devant, à cheval,
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pour faire atteler une nouvelle chaise, et l'autre resta en arrière pour
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prendre soin de celle qui était brisée. En même temps, M. Pickwick et le
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vieux gentleman se mettaient courageusement en marche, après avoir
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soigneusement attaché leurs châles autour de leur cou et avoir enfoncé
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leur chapeau sur leurs oreilles, pour éviter autant que possible le
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déluge de pluie qui recommençait à tomber.
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CHAPITRE X.
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Destiné à dissiper tous les doutes qui pourraient exister sur le
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désintéressement de M. Jingle.
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Il y a dans Londres plusieurs vieilles auberges qui servaient de
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quartier général aux coches les plus célèbres, dans le temps où les
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coches accomplissaient leurs voyages d'une manière grave et solennelle;
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mais ces auberges ont dégénéré peu à peu, et n'abritent plus guère que
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des voitures de roulage. Le lecteur chercherait en vain quelqu'une de
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ces anciennes hôtelleries parmi les _Bouches d'or_, les _Croix d'or_,
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les _Taureaux d'or_ qui lèvent leur front superbe dans les belles rues
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de Londres. S'il veut en étudier les restes, il fera bien de diriger ses
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pas vers les quartiers les plus obscurs de la ville, et là, dans quelque
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coin retiré, il en trouvera un certain nombre qui restent encore debout,
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avec une sombre obstination, au milieu des innovations modernes.
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Dans le _Borough_[12] surtout, il reste encore une demi-douzaine de ces
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anciennes maisons, qui ont conservé sans changement leur singulière
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physionomie, et qui ont également échappé à la rage des améliorations
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publiques et des spéculations privées. Ce sont d'étranges bâtiments,
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avec des galeries, des corridors, des escaliers sans nombre, et assez
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antiques, assez vastes pour fournir des matériaux à mille histoires de
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revenants, si nous sommes jamais réduits à la lamentable nécessité d'en
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inventer quelques-unes, et si le monde dure assez longtemps pour épuiser
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les innombrables et véridiques légendes qui se rattachent au vieux pont
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de Londres et à ses environs.
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[Footnote 12: Faubourg de Londres, situé au midi de la Tamise. (_Note du
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traducteur._)]
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Dans la cour du _Blanc-Cerf_, l'une des plus célèbres entre ces auberges
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gothiques, et de bonne heure dans la matinée qui suivit les événements
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funestes racontés dans le précédent chapitre, un homme s'occupait
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activement à enlever la boue d'une paire de bottes. Cet homme avait un
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gilet rayé, orné de manches de calicot noir et de boutons de verre bleu,
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une culotte de gros drap et des guêtres. Autour de son cou s'enroulait
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négligemment un mouchoir d'un rouge éclatant; un vieux chapeau blanc
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était posé sans façon sur le côté gauche de sa tête. Il y avait devant
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ce personnage deux rangées de bottes, les unes propres, les autres
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crottées, et, à chaque addition qu'il faisait aux bottes nettoyées, il
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s'arrêtait un instant pour contempler son ouvrage avec une satisfaction
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évidente.
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La cour n'offrait aucun indice de ce tapage, de ce mouvement qui
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caractérisent les hôtels où s'arrêtent les diligences. Deux ou trois
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cabriolets, deux ou trois chaises de poste s'abritaient sous différents
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petits toits en appentis. Trois ou quatre voitures de roulage, chargées
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d'une montagne de marchandises aussi élevée que le second étage d'une
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maison ordinaire, restaient immobiles à l'ombre d'un énorme hangar
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suspendu sur un des côtés de la cour, tandis qu'un autre camion, qui
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probablement devait commencer son voyage dans la matinée, était tiré
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dans la partie découverte. Les bâtiments qui bordaient deux côtés du
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parallélogramme étaient garnis d'une double rangée de galeries, ornées
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d'énormes garde-fous en bois, et sur lesquelles deux files de chambres à
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coucher venaient s'ouvrir. Deux lignes de sonnettes, qui leur
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correspondaient, se dandinaient au-dessus de la porte d'entrée,
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recouverte par un petit toit en ardoise. Enfin, de temps en temps, le
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piétinement pesant d'un cheval de charge, ou le cliquetis d'une chaîne,
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annonçait, à ceux qui s'en inquiétaient, que les écuries étaient au bout
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de la cour. Si nous ajoutons à ce tableau quelques hommes en blouse,
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dormant sur des ballots; quelques sacs de laine et autres articles de ce
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genre, répandus sur des monceaux de foin, nous aurons décrit, autant
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qu'il est nécessaire, l'apparence que présentait, dans la matinée dont
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il s'agit, la cour du _Blanc-Cerf_, grande rue du Borough.
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Le carillon d'une des sonnettes fut suivi de l'apparition d'une servante
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coquette, dans l'une des galeries du second étage. Elle frappa à l'une
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des portes, et, ayant reçu une requête de l'intérieur, elle cria
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par-dessus la balustrade: Sam!»
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«Voilà! répliqua l'homme au chapeau blanc.
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--Le n°22 demande ses bottes sur-le-champ.
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--Eh bien! demandes-y s'il veut les avoir de suite, ou bien attendre
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qu'on les lui porte cirées.
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--Allons, Sam! pas de bêtises! reprit la jeune fille d'un air engageant;
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le gentleman a besoin de ses bottes sur-le-champ.
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--Parole d'honneur! vous êtes bonne là! repartit le décrotteur.
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Regardez-moi un peu ces bottes. Onze paires de bottes, et un soulier qui
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appartient au n° 6, avec une jambe de bois. Les bottes doivent être
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livrées à huit heures et demie, et le soulier à neuf. Qu'est-ce que
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c'est que le n° 22, pour monter sur le dos à tous les autres? Non! non!
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chacun son tour! comme disait Jack Ketch à des particuliers qu'il avait
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à pendre. Fâché de vous faire attendre, monsieur; mais je ferai vot'
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affaire tout à l'heure.»
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Parlant ainsi, l'homme au chapeau blanc se remit à travailler sur une
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botte à revers, avec une vitesse accélérée.
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On entendit un autre carillon, et la vieille aubergiste du _Blanc-Cerf_
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parut d'un air affairé dans la galerie opposée.
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«Sam! cria l'hôtesse. Où est-il, ce paresseux, ce fainéant, ce.... Oh!
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vous voilà donc, Sam! Pourquoi ne répondiez-vous pas?
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--Ça serait-y gentil de répondre avant que vous eussiez fini de parler?
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répliqua Sam un peu brusquement.
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--Tenez, cirez ces souliers pour le n° 17, sur-le-champ, et portez-les à
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la salle à manger particulière, n° 5, au rez-de-chaussée. Ayant ainsi
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parlé, l'aubergiste jeta dans la cour des souliers de femme, et
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s'éloigna en trottinant.
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--N° 5, dit Sam en ramassant les souliers et tirant un morceau de craie
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de sa poche, pour noter leur destination sous la semelle: Souliers de
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femme et salle à manger particulière, je parie bien qu'elle n'est pas
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venue en charrette, celle-là!
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--Elle est venue de bonne heure ce matin, cria la servante, qui était
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encore appuyée sur la balustrade de la galerie, dans un fiacre, avec un
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gentleman, et c'est lui qui demande ses bottes, que vous feriez mieux de
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lui donner: voilà l'histoire.
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--Pourquoi ne m'avez-vous pas dit ça d'abord? s'écria Sam avec une
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grande indignation, en choisissant les bottes en question parmi toutes
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celles qui étaient devant lui. Je croyais que c'était une de nos
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pratiques à trois pence. Salle à manger particulière! et une lady
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encore! S'il y a dans sa peau un peu du véritable gentleman, il me
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vaudra au moins un shilling par jour, sans compter les commissions.»
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Stimulé par cette réflexion consolante, M. Samuel brossa avec tant de
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bonne volonté, qu'au bout de peu de minutes, il avait donné aux souliers
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et aux bottes un luisant qui aurait rempli de jalousie l'âme de
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l'aimable M. _Warenn_; car, au _Blanc-Cerf_, on employait le cirage de
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MM. Day et Martin.
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Arrivé à la porte du n° 5, Sam frappa respectueusement.
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«Entrez!» répondit une voix d'homme.
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Sam fit son plus beau salut, et parut en présence d'une dame et d'un
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gentleman qui étaient en train de déjeuner. Ayant officieusement déposé
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les bottes de droite et de gauche aux pieds respectifs du gentleman, et
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les souliers de droite et de gauche à ceux de la dame, il se retira vers
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la porte.
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«Garçon! dit le gentleman.
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--Monsieur! répondit Sam en fermant la porte et tenant la main sur le
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bouton de la serrure.
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--Connaissez-vous... comment cela s'appelle-t-il? _Doctors Commons_?
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--Oui, monsieur.
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--Où est-ce?
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--_Paul's church-yards_, monsieur. Une arcade basse; un libraire d'un
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côté, un hôtel de l'autre, et deux commissionnaires qui se chargent
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d'obtenir des permis de mariage pour ceux qui en ont besoin.
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--Des permis de mariage? répéta le gentleman.
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--Oui, des permis de mariage! répéta Sam. Deux individus en tablier
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blanc touchent leurs chapeaux quand vous entrez: «Un permis, monsieur,
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un permis?» Drôles de gens, et leurs maîtres aussi! Ils ne valent pas
|
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mieux que les procureurs que consultent les plaideurs de la Cour
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d'assises.
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--Et que font-ils? demanda le gentleman.
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--Ce qu'ils font? Ils vous mettent dedans, monsieur! Et ce n'est pas
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tout: ils fourrent dans la tête des vieilles gens des choses comme ils
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n'en auraient jamais rêvé. Mon père, monsieur, était un cocher, un
|
|
cocher veuf, monsieur, et assez gros pour être capable de tout;
|
|
étonnamment gros, mon père. Sa chère épouse décède, et lui laisse quatre
|
|
cents guinées. Bien! Il s'en va aux _Commons_ pour voir l'homme de loi,
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et toucher le quibus. Fameuse tournure, mon père! Bottes à revers,
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bouquet à la boutonnière, chapeau à grands bords, châle vert, gentleman
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|
fini! Il passe sous l'arcade, pensant où il placerait son argent. Bon!
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arrive le commissionnaire. Il touche son chapeau: «Un permis,
|
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monsieur?--Quoi qu'c'est? dit mon père.--Permis de mariage,
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dit-il.--Dieu me damne! dit mon père, je n'y avais jamais
|
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pensé.--J'imagine qu'il vous en faut un, monsieur,» dit le
|
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commissionnaire. Mon père s'arrête et réfléchit un brin. «Non! dit-il,
|
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diable m'emporte! Je suis trop vieux. D'ailleurs, je suis beaucoup trop
|
|
gros, dit-il.--Allons donc, monsieur! dit l'autre.--Vous croyez? dit mon
|
|
père.--J'en suis sûr, qu'il dit. Nous avons marié un gentleman deux fois
|
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vot' corporence lundi passé.--Vrai? dit mon père.--Bien vrai! dit
|
|
l'autre; vous n'êtes qu'un gringalet auprès. Par ici, monsieur, par
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|
ici.» Et ne voilà-t-il pas mon père qui marche après lui, comme un singe
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apprivoisé derrière un orgue, dans un petit bureau noir, oùs qu'il y
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avait un gaillard avec des papiers crasseux et des boîtes d'étain, qui
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travaillait à faire croire qu'il était bien occupé. «Asseyez-vous,
|
|
monsieur, pendant que je vas faire le certificat, dit l'homme de
|
|
loi.--Merci, monsieur!» dit mon père; et il s'assoit et il examine de
|
|
tous ses yeux, et avec sa bouche ouverte les noms qu'il y avait sur les
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|
boîtes. «Comment vous appelez-vous, monsieur? dit l'homme de loi.--Tony
|
|
Weller, dit mon père. --Votre paroisse? dit l'autre.--_La
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|
Belle-Sauvage_, dit mon père, car il s'arrêtait à cet hôtel-là quand il
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|
conduisait, et il ne connaissait rien aux paroisses.--Et comment
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s'appelle la dame?» dit l'homme de loi. Voilà mon père qui n'y est plus
|
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du tout. «Diable m'emporte si j'en sais rien! qu'il dit.--Vous n'en
|
|
savez rien? dit l'autre.--Pas plus que vous, dit mon père. Pourrais-je
|
|
pas ajouter le nom plus tard? dit-il.--Impossible! dit l'autre.--Très-bien,
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dit mon père, après avoir réfléchi un instant. Mettez Mme Clarke.--Clarke
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quoi? dit l'homme de loi en trempant sa plume dans l'encrier.--Suzanne
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Clarke, à l'enseigne du _Marquis de Granby, Dorking_, dit mon père. Je
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crois bien qu'elle me prendra, si je la demande. Je n'y en ai jamais
|
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touché un mot; mais elle me prendra, je le sais.» Comme ça, le permis
|
|
fut enregistré. Et bien sûr qu'elle l'a pris; et ce qu'il y a de pire,
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c'est qu'elle le tient encore au jour d'aujourd'hui, et moi je n'ai pas
|
|
seulement vu la couleur des quatre cents guinées. Pas de chance! Je vous
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|
demande excuse, monsieur, ajouta Sam, à la fin de son récit; mais quand
|
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je commence sur c'te doléance-là, je ne peux pas plus m'arrêter qu'une
|
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brouette neuve qui a une roue bien graissée.» Ayant tout dit, et ayant
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attendu un instant pour voir si l'on n'avait pas besoin de lui, il
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sortit de la chambre.
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«Neuf heures et demie! C'est l'heure; en route! dit alors le gentleman
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que nous pouvons nous dispenser d'introduire comme étant M. Jingle.
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--L'heure de quoi? demanda la tante demoiselle avec coquetterie.
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--Du permis, ange chéri; après, il faudra avertir à l'église. Demain
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matin, vous serez à moi, répondit M. Jingle en serrant la main de la
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tante demoiselle.
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--Le permis! soupira Rachel en rougissant.
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--Le permis, répéta M. Jingle:
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_Au galop! au galop! je cours le chercher.
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Au galop! et flonflon! je reviens près de vous!_
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--Comme vous allez vite! dit Rachel.
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--Vite! Vous verrez comme iront les heures, jours, semaines, mois,
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années, quand nous serons unis. Vite! Tonnerre, éclairs, locomotive,
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force de mille chevaux, rien n'ira si vite!
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--Ne pourrions-nous pas... ne pourrions-nous pas être mariés avant
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demain matin? demanda Rachel.
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--Impossible! Ne se peut pas! Il faut avertir l'église, laisser le
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permis aujourd'hui, cérémonie demain!
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--J'ai une si grande frayeur que mon frère ne nous découvre!
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--Nous découvre! Folie! Trop secoué par sa culbute! D'ailleurs, extrême
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précaution: quitté la chaise de poste, marché, pris une voiture, venus
|
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ici, la dernière place où il nous cherchera. Eh! eh! fameuse idée!
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--Ne soyez pas longtemps, dit la tante demoiselle avec affection,
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|
lorsqu'elle vit M. Jingle enfoncer son chapeau râpé sur sa tête.
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--Longtemps loin de vous! beauté cruelle! Et M. Jingle s'avança d'un air
|
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enjoué vers Rachel, imprima un chaste baiser sur ses lèvres, et sortit
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en dansant de la chambre.
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--Cher amant! dit la demoiselle, tandis qu'il fermait la porte.
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--Drôle de vieille folle!» pensa Jingle en arpentant les corridors.
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Il est pénible de s'appesantir sur la perfidie de notre espèce, et nous
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ne suivrons pas le fil des méditations de M. Jingle pendant son trajet
|
|
aux _Doctors' Commons_. Il suffira de dire qu'il échappa aux embûches
|
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des gens en tablier blanc qui gardent la porte de cette région
|
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enchantée, et qu'il atteignit en sûreté le bureau du vicaire général.
|
|
Là, il se procura une gracieuse épître de l'archevêque de Cantorbéry: «A
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|
ses amés et féaux Alfred Jingle et Rachel Wardle, salut.» Il déposa
|
|
soigneusement dans sa poche le document mystique, et retourna au
|
|
Borough, en triomphe.
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|
Il était encore en chemin, lorsque deux gentlemen puissants et un
|
|
gentleman maigre entrèrent dans la cour du _Blanc-Cerf_, et cherchèrent
|
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des yeux quelque personne à laquelle ils pussent adresser un certain
|
|
nombre de questions. M. Samuel Weller, décrotteur attitré du
|
|
_Blanc-Cerf_, était en ce moment occupé à brunir une paire de bottes. Ce
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|
fut vers lui que se dirigea le gentleman maigre.
|
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|
|
«Mon ami! dit-il.
|
|
|
|
--Il paraît que celui-là aime les consultations gratuites; autrement, il
|
|
ne serait pas si amoureux de moi du premier coup, pensa le sagace
|
|
garçon; mais il se contenta de dire: «Eh bien! monsieur?»
|
|
|
|
--Mon ami! répéta le maigre gentleman avec un _hem!_ conciliateur,
|
|
avez-vous beaucoup de voyageurs en ce moment? hein? Bien occupé,
|
|
n'est-ce pas?»
|
|
|
|
Sam examina l'interrogateur. C'était un petit homme, à l'air affairé, au
|
|
visage brun et anguleux, dont les deux petits yeux toujours clignotants
|
|
et scintillants de chaque côté d'un nez mince et inquisitif, semblaient
|
|
faire une perpétuelle partie de cache-cache au moyen de cet organe. Son
|
|
habit noir faisait ressortir la blancheur de sa chemise et de son
|
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étroite cravate; sur son pantalon noir se détachait une chaîne avec des
|
|
breloques d'or, et ses bottes étaient aussi luisantes que ses yeux. Il
|
|
tenait à la main ses gants de chevreau noir; et en parlant il fourrait
|
|
ses poignets sous les pans de son habit, de l'air d'un homme qui est
|
|
habitué à poser des questions légales.
|
|
|
|
«Bien occupé, hein? dit le petit homme.
|
|
|
|
--Pas mal comme ça, monsieur, répliqua Sam. Nous ne ferons pas
|
|
banqueroute, ni fortune non plus. Nous mangeons not' mouton bouilli sans
|
|
câpres, et nous nous battons l'oeil du raifort, quand nous pouvons
|
|
attraper du boeuf.
|
|
|
|
--Ah! dit le petit homme, vous êtes un farceur, n'est-ce pas?...
|
|
|
|
--Mon frère aîné était affligé de cette maladie-là, répondit Sam. Nous
|
|
couchions ensemble, et ça s'attrape peut-être....
|
|
|
|
--Oh! la drôle de vieille maison que voilà! reprit le petit homme en
|
|
regardant autour de lui.
|
|
|
|
--Fallait faire prévenir de votre arrivée, on lui aurait fait des
|
|
réparations, rétorqua le décrotteur imperturbable.»
|
|
|
|
Son interlocuteur parut un peu déconcerté de ces rebuffades successives.
|
|
Une courte consultation eut lieu entre lui et les deux gros gentlemen;
|
|
ensuite il prit une prise de tabac dans une étroite tabatière d'argent,
|
|
et il paraissait se disposer à renouveler la conversation, quand l'un de
|
|
ses compagnons, qui, outre une contenance bienveillante, était porteur
|
|
d'une paire de lunettes et d'une paire de guêtres noires, s'avança et
|
|
dit en montrant l'autre gros gentleman.
|
|
|
|
«Le fait est que mon ami vous donnera une demi-guinée, si vous voulez
|
|
répondre à une ou deux....»
|
|
|
|
--Eh! mon cher monsieur! mon cher monsieur! interrompit le petit homme.
|
|
Permettez, je vous prie, mon cher monsieur. Le premier principe à
|
|
observer dans des cas semblables, est celui-ci: Si vous mettez la chose
|
|
entre les mains d'un homme d'affaires, vous ne devez plus vous en mêler
|
|
aucunement. Vous devez reposer en lui une entière confiance. Réellement,
|
|
monsieur...» Il se tourna vers l'autre gros gentleman en lui disant:
|
|
«J'ai oublié le nom de votre ami.
|
|
|
|
--Pickwick, répondit M. Wardle, car c'était ce joyeux personnage
|
|
lui-même.
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|
|
|
--Ah! Pickwick. Réellement, monsieur Pickwick, mon cher monsieur,
|
|
excusez-moi: Je serai heureux de recevoir vos avis en particulier, comme
|
|
_amicus curiae_: mais vous devez voir l'inconvenance de votre
|
|
intervention en ce moment, surtout par un argument _ad captandum_, tel
|
|
que l'offre d'une demi-guinée. Réellement, mon cher monsieur,
|
|
réellement... et le petit homme prit un air profond et une prise de
|
|
tabac argumentative.
|
|
|
|
--Mon seul désir, monsieur, répondit M. Pickwick, était d'amener à fin,
|
|
aussi vite que possible, cette désagréable affaire.
|
|
|
|
--Très-bien, très-bien, dit le petit homme.
|
|
|
|
--C'est pourquoi, continua M. Pickwick, j'ai fait usage de l'argument
|
|
que mon expérience des hommes m'a fait reconnaître comme le meilleur
|
|
dans tous les cas.
|
|
|
|
--Oui, oui, dit le petit homme: très-bon! très-bon! c'est vrai. Mais
|
|
vous auriez dû me suggérer cela à moi. Vous savez, j'en suis sûr, quelle
|
|
confiance sans bornes on doit placer dans son homme d'affaires. S'il
|
|
était besoin d'une autorité à ce sujet, permettez-moi, mon cher
|
|
monsieur, de vous référer à un cas bien connu dans Barnwell....
|
|
|
|
--Ne vous alambiquez pas de George Barnevelt, interrompit Sam, qui était
|
|
resté fort étonné de ce dialogue. Tout le monde connaît son histoire,
|
|
et, voyez-vous, j'ai toujours imaginé que la jeune femme méritait
|
|
beaucoup mieux que lui d'être pendue[13]. Mais c'est égal; ça n'a rien à
|
|
voir ici. Vous voulez que j'accepte une demi-guinée. Très-bien, ça me
|
|
va; je ne puis pas parler mieux que ça. Pas vrai, monsieur? (M. Pickwick
|
|
sourit.) Alors il ne s'agit plus que de savoir ce que diable vous me
|
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voulez, comme dit c't autre quand il vit le revenant.
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|
|
[Footnote 13: Allusion à une cause célèbre.]
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--Nous voulons savoir.... dit M. Wardle.
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--Eh! mon cher monsieur! mon cher monsieur! interrompit le petit homme à
|
|
l'air affairé.»
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M. Wardle leva les épaules, et se tut.
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|
«Nous voulons savoir, reprit solennellement le petit homme, et nous vous
|
|
adressons cette question pour ne pas éveiller d'inutiles appréhensions
|
|
dans l'auberge; nous voulons savoir ce qui s'y trouve actuellement.
|
|
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|
--Qu'est-ce qu'il y a dans la maison? Il y a une paire de bottes
|
|
hongroises, au n° 13, répondit Sam, dans l'esprit duquel les logeurs
|
|
étaient représentés par la partie de leur costume qui se trouvait sous
|
|
sa direction immédiate. Il y a une jambe de bois au n° 6; deux paires de
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demi-bottes dans la salle du commerce. Il y a ces bottes à revers ici,
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au rez-de-chaussée, et cinq autres paires dans le café.
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--Pas davantage? dit le petit homme.
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--Attendez un brin, reprit Sam, en cherchant à se rappeler; oui, il y a
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une paire de bottes à la Wellington, pas mal usées, et des souliers de
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dame, au n° 5.
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--Quelle sorte de souliers? demanda avec empressement M. Wardle, qui,
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ainsi que M. Pickwick, s'était perdu dans ce singulier catalogue de
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chalands.
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--Souliers de province.
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--Y a-t-il le nom du cordonnier?
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--Brown.
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--D'où cela?
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--Muggleton.
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--Ce sont eux! s'écria Wardle. Par le ciel nous les avons trouvés.
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--Chut! dit Sam: Les Wellington sont allés aux _Doctors' Commons_.
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--Bah! fit le petit homme.
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--Oui, pour un permis.
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--Nous arrivons à temps, s'écria Wardle. Montrez-nous la chambre; il n'y
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a pas un moment à perdre.
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--Je vous en prie, mon cher monsieur, je vous en prie, dit le petit
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homme. De la prudence; de la prudence!»
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En parlant ainsi, il tira de sa poche une bourse de soie rouge, dont il
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aveignit un souverain, en regardant fixement Sam. Celui-ci sourit d'une
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manière expressive.
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«Montrez-nous la chambre, tout d'un coup, sans nous annoncer, dit le
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petit homme; et il est à vous.»
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Sam jeta la botte à revers dans un coin, et conduisit nos gens à travers
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un corridor sombre et un large escalier. Arrivé dans un second corridor,
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il fit halte et tendit la main.
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«Le voilà,» dit tout bas l'avoué en déposant le souverain dans la main
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de leur guide.
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Sam fit encore quelques pas, et s'arrêta devant une porte.
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«C'est ici? demanda le petit homme.»
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Sam fit signe que oui.
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Le vieux Wardle ouvrit la porte, et tous les trois pénétrèrent dans la
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chambre, juste au moment où M. Jingle, qui venait de rentrer, montrait
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le permis à la tante demoiselle.
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Rachel jeta un grand cri, et se renversant sur une chaise, se couvrit le
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visage avec les mains. M. Jingle chiffonna le permis, et le fourra dans
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sa poche. Les visiteurs intempestifs s'avancèrent au milieu de la
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chambre.
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«Vous êtes un joli coquin! s'écria le vieux Wardle, haletant de colère.
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Vous êtes...
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--Mon cher monsieur! mon cher monsieur! interrompit le petit homme, en
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posant son chapeau sur la table. Je vous en prie, faites attention.
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_Scandalum magnatum_... diffamation... action pour dommages...
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Calmez-vous, mon cher monsieur, je vous en prie.
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--Comment osez-vous enlever ma soeur de ma maison? reprit M. Wardle.
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--Oui, très-bien, dit le petit gentleman. Vous pouvez lui demander cela.
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Comment osez-vous enlever sa soeur, eh! monsieur?
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--Qui diable êtes-vous! s'écria M. Jingle d'un ton si violent que le
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petit homme en recula involontairement un pas ou deux.
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--Qui il est? coquin! C'est mon avoué, M. Perker. Perker, je veux
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poursuivre ce gueux-là! je veux le faire empoigner! Je veux... Je
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veux... Dieu me damne! je veux le ruiner.--Et vous, continua M. Wardle
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en se tournant brusquement vers sa soeur; vous Rachel, à votre âge! quand
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|
vous devriez connaître le monde! A quoi pensez-vous de vous enfuir avec
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un vagabond? de déshonorer votre famille, de vous rendre vous-même
|
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misérable! Mettez votre chapeau, et venez avec moi.--Faites venir une
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voiture et apportez la note de cette dame. Entendez-vous? entendez-vous?
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--Voilà, monsieur, répliqua Sam, en répondant au violent coup de
|
|
sonnette de M. Wardle avec une célérité merveilleuse, pour quiconque ne
|
|
savait pas que son oeil avait été appliqué au trou de la serrure, pendant
|
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toute l'entrevue.
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--Mettez votre chapeau! reprit Wardle.
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--N'en faites rien, s'écria Jingle. Quittez cette chambre, monsieur! Pas
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d'affaires ici. Dame libre et maîtresse de ses actions. Plus de vingt et
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un ans.
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--Plus de vingt et un ans! répéta M. Wardle avec mépris. Plus de
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|
_quarante_ et un ans!
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--Ce n'est pas vrai! s'écria la tante demoiselle, son indignation
|
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l'emportant sur son désir de se trouver mal.
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--C'est vrai, répliqua M. Wardle. Vous avez cinquante ans, comme un
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jour!»
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La tante demoiselle poussa un cri aigre, et perdit connaissance.
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M. Pickwick, avec son aménité accoutumée appela l'hôtesse, et lui
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demanda un verre d'eau.
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«Un verre d'eau! repartit le colérique vieillard; apportez-en un baquet
|
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et jetez-le sur elle. Cela lui fera du bien, et elle le mérite
|
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richement.
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--Fi! brute que vous êtes!» s'écria la compatissante hôtesse. Puis, avec
|
|
diverses exclamations de: «pauvre chère dame! Allons, allons, pauvre
|
|
chérie! buvez un peu de ça; ça vous fera du bien; ne vous laissez pas
|
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abattre comme ça; pauvre amour!» etc., etc. L'hôtesse, assistée par une
|
|
servante commença à humecter le front, à frapper dans les mains, à
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chatouiller le nez, à délacer le corset de la tante demoiselle, et à lui
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|
administrer enfin tous les calmants appliqués ordinairement par les
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|
sensibles matrones aux dames qui s'efforcent de se donner des attaques
|
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de nerfs.
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«La voiture est prête, monsieur, dit Sam, en paraissant à la porte.
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--Allons! venez, reprit M. Wardle. Je vais la porter dans la voiture.»
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|
A cette proposition les attaques de nerfs recommencèrent avec une
|
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nouvelle fureur.
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|
L'hôtesse était sur le point de protester violemment contre ce procédé,
|
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et avait déjà demandé avec indignation si M. Wardle se croyait seigneur
|
|
de la création, lorsque M. Jingle s'interposa.
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|
«Garçon, dit-il, amenez-moi un constable.
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--Attendez! attendez! dit le petit Perker. Considérez, monsieur,
|
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considérez.
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--Je ne veux rien considérer, répliqua Jingle. Elle est sa maîtresse.
|
|
Voyons qui osera l'emmener, sans son consentement.
|
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--Je ne veux pas être emmenée, murmura la dame évanouie. Je n'y consens
|
|
pas. (Ici il y eut une rechute effrayante.)
|
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|
--Mon cher monsieur, dit le petit avoué, en prenant à part M. Wardle et
|
|
M. Pickwick; mon cher monsieur, nous sommes dans une situation bien
|
|
embarrassante. C'est un cas désolant; je n'en ai jamais connu de plus
|
|
désolant, mais, réellement, mon cher monsieur, nous n'avons aucun
|
|
pouvoir pour contrôler les actions de cette dame. Je vous ai prévenu
|
|
avant de venir, mon cher monsieur, qu'il n'y avait pas d'autre remède
|
|
qu'un accommodement.
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--Quelle espèce d'accommodement voudriez-vous faire? demanda M.
|
|
Pickwick.
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|
--Voyez-vous, mon cher monsieur, votre ami est dans une position
|
|
très-déplaisante, excessivement déplaisante. Il faut qu'il consente à
|
|
subir quelques pertes pécuniaires.
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|
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--Je dépenserai tout ce qu'il faudra plutôt que de supporter ce
|
|
déshonneur, plutôt que de souffrir, toute folle qu'elle est, qu'elle se
|
|
rende misérable pour sa vie entière.
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|
|
--Je suppose que cela pourra s'arranger, dit le petit homme affairé. M.
|
|
Jingle, voulez-vous venir avec nous, pour un instant, dans la chambre à
|
|
côté?»
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|
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|
M. Jingle y consentit et le quatuor passa dans une pièce voisine.
|
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|
|
«Maintenant, monsieur, dit le petit homme en fermant soigneusement la
|
|
porte, n'y a-t-il aucun moyen d'accommoder cette affaire? Venez par ici,
|
|
monsieur, dans cette embrasure de croisée, où nous serons en
|
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tête-à-tête. Là, monsieur, là! Asseyez-vous s'il vous plaît, monsieur.
|
|
Maintenant, mon cher monsieur, entre vous et moi, nous savons très-bien,
|
|
mon cher monsieur, que vous avez enlevé cette dame pour l'amour de son
|
|
argent. Ne froncez pas le sourcil, monsieur, c'est inutile: je vous dis,
|
|
entre vous et moi, que _nous_ savons cela. Nous sommes tous les deux des
|
|
hommes du monde, et _nous_ savons très-bien que nos amis ici n'en sont
|
|
pas. N'est-ce pas, monsieur?»
|
|
|
|
Le visage de M. Jingle s'éclaircit graduellement pendant ce discours, et
|
|
quelque chose qui ressemblait à un clignement d'oeil trembla, pendant un
|
|
instant, dans sa paupière gauche.
|
|
|
|
«Très-bien! très-bien! poursuivit M. Perker, observant l'impression
|
|
qu'il avait faite. Maintenant, le fait est que la dame n'a rien, ou peu
|
|
de chose, jusqu'à la mort de sa mère.... Une personne bien constituée,
|
|
mon cher monsieur.
|
|
|
|
--Vieille! dit M. Jingle laconiquement, mais avec énergie.
|
|
|
|
--Oui, c'est vrai, reprit l'avoué avec une légère toux; vous avez
|
|
raison, mon cher monsieur, elle est assez vieille. Mais elle vient d'une
|
|
vieille famille, mon cher monsieur; vieille dans toutes les acceptions
|
|
du mot. Le fondateur de cette famille arriva dans le comté de Kent, lors
|
|
de l'invasion de Jules-César, et depuis ce temps-là il n'y a qu'un seul
|
|
de ses membres qui n'ait pas vécu jusqu'à quatre-vingt-cinq ans, encore
|
|
a-t-il été décapité par ordre d'un des Henry. La vieille dame n'a pas
|
|
soixante-treize ans, mon cher monsieur.»
|
|
|
|
Le petit homme s'arrêta et prit une prise de tabac.
|
|
|
|
«Eh bien? fit M. Jingle.
|
|
|
|
--Eh bien! mon cher monsieur.... Vous ne prenez pas de tabac? Vous avez
|
|
raison, c'est une habitude coûteuse. Eh bien! mon cher monsieur, vous
|
|
êtes un joli garçon, un homme du monde, capable de pousser votre
|
|
fortune, si vous aviez un capital, hein?
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|
|
--Eh bien! répéta M. Jingle.
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|
--Vous ne me comprenez pas?
|
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--Pas tout à fait.
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--Ne pensez-vous pas... Je viens au fait, mon cher monsieur. Ne
|
|
pensez-vous pas que cinquante guinées et la liberté seraient plus
|
|
agréables que miss Wardle et des espérances?
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|
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--Impossible! dit M. Jingle en se levant. Pas assez, de moitié!
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|
--Non! non! mon cher monsieur, reprit le petit avoué en l'arrêtant par
|
|
un bouton. Bonne somme ronde. Un homme comme vous pourrait la tripler en
|
|
un rien de temps. On peut faire bien des choses avec cinquante gainées,
|
|
mon cher monsieur.
|
|
|
|
--Bien plus avec cent cinquante, répliqua Jingle froidement.
|
|
|
|
--Allons, mon cher monsieur, nous ne perdrons pas notre temps à couper
|
|
un cheveu en quatre. Disons... disons quatre-vingts....
|
|
|
|
--Impossible!
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|
|
|
--Restez, mon cher monsieur. Dites-moi ce que vous voulez.
|
|
|
|
--Affaire coûteuse, déboursés, chevaux de poste, neuf guinées; licence,
|
|
trois guinées, douze guinées; compensation, cent guinées, cent douze.
|
|
Perte d'honneur et perte de la dame....
|
|
|
|
--Allons! mon cher monsieur, allons! interrompit l'homme d'affaires d'un
|
|
air malin. Ne parlons pas des deux derniers articles. Cela fait cent
|
|
douze guinées. Mettons cent, allons!
|
|
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|
--Cent vingt[14].
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|
[Footnote 14: 3000 francs.]
|
|
|
|
--Allons! allons! je vais vous écrire un mandat, reprit le petit homme
|
|
en s'asseyant près d'une table, et commençant à écrire. Je le ferai
|
|
payable pour après demain et nous pouvons emmener la dame d'ici là?»
|
|
ajouta-t-il en interrogeant M. Wardle du regard.
|
|
|
|
Celui-ci fit un sombre signe d'assentiment.
|
|
|
|
«Cent, dit le petit homme.
|
|
|
|
--Et vingt, ajouta Jingle.
|
|
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|
--Mon cher monsieur! reprit l'avoué.
|
|
|
|
--Donnez-les lui, interrompit M. Wardle. Et qu'il s'en aille au diable
|
|
avec!»
|
|
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|
Le mandat fut donc écrit par le petit gentleman, et empoché par M.
|
|
Jingle.
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|
|
«Maintenant quittez cette maison sur-le-champ! dit M. Wardle, en se
|
|
levant.
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|
--Mon cher monsieur... observa l'homme d'affaires.
|
|
|
|
--Et sachez, continua M. Wardle sans s'occuper de l'interrupteur, sachez
|
|
que rien au monde, pas même l'honneur de ma famille, n'aurait pu me
|
|
faire consentir à cet arrangement, si je n'étais pas convaincu que vous
|
|
deviendrez la proie du diable d'autant plus vite que vous aurez plus
|
|
d'argent.
|
|
|
|
--Mon cher monsieur, représenta de nouveau le petit homme.
|
|
|
|
--Tenez-vous tranquille, Perker, lui répondit son colère client. Quittez
|
|
cette chambre, monsieur!
|
|
|
|
--En route sur-le-champ, répliqua l'impassible Jingle. Adieu Pickwick.»
|
|
|
|
Si quelque spectateur désintéressé avait pu contempler, pendant la fin
|
|
de cette conversation, la contenance de l'homme illustre dont le nom
|
|
décore notre titre, il aurait été étonné que le feu de l'indignation qui
|
|
jaillissait de ses yeux ne fit pas fondre les verres de ses lunettes.
|
|
Ses narines s'enflèrent, ses poings se fermèrent involontairement, quand
|
|
il s'entendit nommer familièrement par le misérable. Mais il se contint;
|
|
il ne le pulvérisa point.
|
|
|
|
«Tenez, continua le scélérat endurci, en jetant la licence aux pieds de
|
|
M. Pickwick. Changez les noms, emmenez la dame,--fera l'affaire de
|
|
Tuppy.»
|
|
|
|
M. Pickwick était un philosophe. Mais, après tout, les philosophes ne
|
|
sont que des hommes revêtus d'une armure de sagesse. Le trait mordant
|
|
pénétra à travers le harnais philosophique de notre héros et déchira
|
|
profondément son coeur. Dans un accès de rage il lança, au hasard,
|
|
l'encrier qui avait servi à M. Perker, et se précipita dans la même
|
|
direction. Mais son adversaire était disparu et il se trouva arrêté dans
|
|
les bras de Sam.
|
|
|
|
«Ohé! dit cet excentrique fonctionnaire. Le mobilier n'est pas cher dans
|
|
vot' pays, vieux gentleman. Voilà une encre qui écrit toute seule, hein?
|
|
Elle vient d'écrire vot' nom sur ce mur. Laissez donc monsieur; à quoi
|
|
bon courir après un homme qui est, à présent, à l'autre bout du
|
|
Borough?»
|
|
|
|
L'esprit de M. Pickwick, comme celui de tous les hommes vraiment grands,
|
|
était ouvert à la persuasion, et comme il raisonnait puissamment et
|
|
rapidement, un seul instant de réflexion suffit pour le convaincre de
|
|
l'inutilité de son courroux. Il s'apaisa aussi vite qu'il s'était
|
|
enlevé, respira fortement, et jeta un regard bénin sur ses amis.
|
|
|
|
Rapporterons-nous les lamentations de miss Wardle quand elle apprit de
|
|
quelle manière son infidèle amant l'abandonnait? Imprimerons-nous les
|
|
détails de cette scène déchirante, si admirablement décrite par M.
|
|
Pickwick? Son livre de notes est ouvert devant nous; une légère
|
|
moisissure indique encore combien de larmes lui arracha l'humanité
|
|
sympathisante. Un seul mot, et ces notes seront entre les mains de
|
|
l'imprimeur. Mais non! nous résisterons à cette pensée! nous ne
|
|
désolerons pas le coeur du publie par la peinture de ces affreuses
|
|
souffrances.
|
|
|
|
Le lendemain, la lourde voiture de Muggleton ramena, lentement et
|
|
tristement, les deux amis avec la dame délaissée. Les ombres de la nuit
|
|
étaient tombées depuis bien longtemps sur toute la nature, quand ils
|
|
arrivèrent à la porte de Manoir-ferme.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
CHAPITRE XI.
|
|
|
|
Contenant un autre voyage et une découverte d'antiquité: annonçant la
|
|
résolution de M. Pickwick d'assister à une élection, et renfermant un
|
|
manuscrit donné par le vieil ecclésiastique.
|
|
|
|
|
|
Une nuit de repos et de tranquillité dans le profond silence de
|
|
Dingley-Dell, et, le lendemain matin, une heure d'immersion dans l'air
|
|
frais et parfumé de la campagne, effacèrent complétement, chez M.
|
|
Pickwick, les traces de la fatigue que son corps avait supportée et de
|
|
l'anxiété qui avait agité son esprit. Depuis deux jours cet homme
|
|
illustre était séparé de ses amis, de ses sectateurs, et lorsqu'au
|
|
retour de sa promenade matinale il rencontra M. Winkle et M. Snodgrass,
|
|
ce fut avec un sentiment de délices qui peut à peine être compris par
|
|
une imagination vulgaire, qu'il s'avança au-devant d'eux pour leur dire
|
|
bonjour. Le plaisir fut mutuel. Qui pourrait, en effet, contempler, sans
|
|
en éprouver, le visage rayonnant de M. Pickwick? Et cependant un nuage
|
|
semblait obscurcir le front de ses disciples. Ils avaient un air
|
|
mystérieux, aussi alarmant qu'extraordinaire. Le grand homme s'en
|
|
aperçut et ne put en deviner la cause.
|
|
|
|
Après avoir serré les mains des deux jeunes gens, et proféré de chaudes
|
|
expressions de bienvenue, M. Pickwick leur dit: «Comment va Tupman?»
|
|
|
|
M. Winkle, à qui cette question était plus particulièrement adressée, ne
|
|
fit point de réponse. Il détourna la tête et parut absorbé dans de
|
|
mélancoliques réflexions.
|
|
|
|
«Snodgrass, reprit M. Pickwick avec vivacité, comment va notre ami?
|
|
Est-il malade?
|
|
|
|
--Non! répliqua M. Snodgrass; et une larme trembla sur sa paupière
|
|
sentimentale, comme une goutte de pluie sur le bord d'une croisée. Non!
|
|
il n'est pas malade!»
|
|
|
|
M. Pickwick contempla tour à tour chacun de ses amis.
|
|
|
|
«Winkle! Snodgrass! leur dit-il quand il les eut suffisamment
|
|
contemplés, que signifie cela? Où est notre ami? Qu'est-il arrivé?
|
|
Parlez, je vous en supplie, je vous en conjure! Que dis-je? je vous le
|
|
commande, parlez!»
|
|
|
|
Il y avait dans le maintien et dans l'accent de M. Pickwick une dignité,
|
|
une solennité à laquelle il était impossible de résister. «Il nous a
|
|
quittés, répondit M. Snodgrass.
|
|
|
|
--Quittés! s'écria M. Pickwick.
|
|
|
|
--Quittés, répéta M. Snodgrass.
|
|
|
|
--Où est-il? demanda M. Pickwick.
|
|
|
|
--Nous pouvons seulement le soupçonner d'après cet écrit, répliqua M.
|
|
Snodgrass en tirant une lettre de sa poche et la plaçant entre les mains
|
|
de son ami. Hier matin, quand nous avons reçu une lettre de M. Wardle,
|
|
qui nous annonçait pour la nuit le retour de sa soeur, nous avons
|
|
remarqué que la mélancolie qui assombrissait l'âme de notre ami,
|
|
semblait s'accroître encore. Peu de temps après il disparut. Nous le
|
|
cherchâmes vainement durant tout le jour; et, dans la soirée, cette
|
|
lettre nous fut apportée par le palefrenier de la _Couronne_, à
|
|
Muggleton. Notre ami la lui avait laissée dès le matin, en lui
|
|
recommandant bien de ne nous la remettre que lorsque les ombres de la
|
|
nuit auraient obscurci la nature.»
|
|
|
|
M. Pickwick ouvrit la lettre. Elle était de l'écriture de M. Tupman, et
|
|
contenait ce qui suit;
|
|
|
|
«Mon cher Pickwick,
|
|
|
|
«Vous qui êtes placés dans une région supérieure aux faiblesses
|
|
humaines, vous ignorez quel coup fatal on reçoit lorsqu'on est abandonné
|
|
par une charmante, par une fascinante créature; et lorsqu'on devient la
|
|
victime d'un monstre qui cachait la ruse et le vice hideux sous le
|
|
masque de l'amitié. Ah! puissiez-vous ne l'apprendre jamais!
|
|
|
|
«Les lettres qui me seront adressées à la _Bouteille de cuir_, à
|
|
Cobham-Kent, me seront transmises, supposé que j'existe encore. Je
|
|
m'éloigne d'une partie du monde qui m'est devenue odieuse. Si je quitte
|
|
le monde tout entier, plaignez-moi, pardonnez-moi. La vie, mon cher ami,
|
|
m'est devenue insupportable! La flamme qui brûle au dedans de nous est
|
|
comme les crochets d'un porteur, sur lesquels repose l'énorme poids des
|
|
soins et des soucis du monde; quand cette flamme nous manque, le fardeau
|
|
devient trop pesant pour que nous puissions le supporter et nous tombons
|
|
accablés sur la terre. Vous pouvez dire à Rachel.... Ah! ce nom!... Quel
|
|
souvenir!...
|
|
|
|
«TRACY TUPMAN.»
|
|
|
|
«Nous allons partir sur-le-champ, dit M. Pickwick en refermant cette
|
|
lettre. Nous n'aurions pu, dans aucune circonstance, rester décemment
|
|
ici après les événements qui s'y sont passés; mais maintenant, c'est un
|
|
devoir pour nous d'aller à la recherche de notre ami.» En prononçant ces
|
|
nobles paroles, M. Pickwick prit le chemin de la maison.
|
|
|
|
Ses intentions furent promptement communiquées à ses hôtes. Leurs
|
|
prières pour le retenir furent instantes, mais inutiles. «D'importantes
|
|
affaires, leur dit-il, rendent mon départ indispensable.»
|
|
|
|
Le vieil ecclésiastique était présent.
|
|
|
|
«Vous êtes donc décidé à nous quitter?» dit-il à M. Pickwick, en le
|
|
prenant à part; et sur sa réponse affirmative, il ajouta: «S'il en est
|
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ainsi, voilà un petit manuscrit que j'espérais avoir le plaisir de vous
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lire moi-même. Ayant perdu un de mes amis, qui était médecin de notre
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hôpital des fous, j'ai trouvé ce manuscrit parmi beaucoup d'autres
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papiers qu'il m'avait chargé de brûler ou de conserver, à mon choix. Il
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n'est point de la main de mon ami, et j'ai peine à croire qu'il ne soit
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pas apocryphe: lisez-le, mon cher monsieur, et jugez par vous-même, s'il
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a été réellement écrit par un maniaque, ou, ce qui me paraît plus
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probable, si les rêveries d'un de ces infortunés ont été recueillies par
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une autre personne.»
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M. Pickwick reçut le manuscrit, et se sépara du bienveillant vieillard
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avec mille expressions d'estime et d'affection.
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C'était une tâche bien plus difficile de prendre congé des habitants de
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Manoir-ferme, où nos voyageurs avaient été reçus avec tant
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d'hospitalité, avec des attentions si délicates. M. Pickwick embrassa
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les jeunes ladies. Nous allions dire, _comme si elles avaient été ses
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propres filles_, mais la comparaison pourrait bien n'être pas
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entièrement exacte, car peut-être y mit-il un peu plus de chaleur. Il
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embrassa la vieille lady avec une tendresse filiale, et en glissant dans
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la main des servantes quelques preuves substantielles de sa
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bienveillance, il tapota leurs joues rosées, d'une manière toute
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patriarcale. Ensuite, des protestations bien plus cordiales encore, bien
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plus prolongées, furent échangées avec leur excellent amphytrion et avec
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M. Trundle. Cependant M. Snodgrass était disparu; et il fallut l'appeler
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plusieurs fois avant de le déterminer à sortir de certains corridors
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sombres.
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Miss Émily rentra bientôt après, et ses yeux, ordinairement si
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brillants, paraissaient ternes et battus. Enfin les trois amis
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s'arrachèrent des bras de leurs aimables hôtes, et tout en s'éloignant
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lentement de la ferme, ils jetèrent en arrière bien des regards
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attendris. On prétend même que M. Snodgrass lança d'innombrables baisers
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dans les airs, en reconnaissance de quelque chose de blanchâtre qui
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continua à s'agiter à une des croisées de la maison, jusqu'au moment où
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un détour du chemin leur cacha la vieille demeure: ce quelque chose
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ressemblait beaucoup à un mouchoir de femme.
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A Muggleton nos voyageurs prirent la voiture de Rochester, et lorsqu'ils
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arrivèrent dans ce dernier endroit, leur douleur s'était suffisamment
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apaisée pour leur permettre de faire un excellent dîner. Quelque temps
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après, ayant pris les informations nécessaires concernant le chemin
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qu'ils devaient suivre, ils se dirigèrent, en se promenant, vers Cobham.
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C'était par une charmante soirée du mois de juin. La route, qui
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serpentait à l'ombre d'un bois, était égayée par le chant des oiseaux,
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et rafraîchie par l'haleine du zéphir; le lierre grimpant et les mousses
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pendantes ornaient le tronc des vieux arbres; la terre était revêtue
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d'un vert gazon, aussi délicat qu'un tapis de soie. En sortant du bois,
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nos voyageurs se trouvèrent dans un parc ouvert, au milieu duquel
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s'élevait un ancien château construit dans le style pittoresque et
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singulier du temps d'Élisabeth. De longs points de vue s'étendaient de
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tous les côtés, au milieu des chênes et des ormes gigantesques; de
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nombreux troupeaux de daims paissaient l'herbe fraîche, et de temps en
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temps une biche effrayée traversait le chemin, légère comme l'ombre des
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nuages qui glisse rapidement sur un paysage inondé par la chaude lumière
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du soleil.
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«Si tous ceux qui sont attaqués de la maladie de notre ami se retiraient
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dans cette contrée, dit M. Pickwick, en regardant autour de lui, je
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m'imagine que leur vieil attachement pour le monde renaîtrait bientôt.
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--Je le pense aussi, dit M. Winkle.
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--Et réellement, ajouta M. Pickwick, lorsqu'une demi-heure de marche les
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eut amenés dans le village, réellement, quoique choisi par un
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misanthrope, cet endroit me semble le plus joli et le plus séduisant que
|
|
j'aie jamais rencontré.»
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M. Winkle et M. Snodgrass s'associèrent sans restriction à ces louanges.
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Bientôt après, ayant demandé _la Bouteille de cuir_, nos voyageurs
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furent dirigés vers une auberge d'assez bonne apparence, pour une
|
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auberge de village, et s'enquirent s'il s'y trouvait un gentleman nommé
|
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Tupman.
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«Tom, dit l'hôtesse, menez ces messieurs, dans la salle.»
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Sous la conduite d'un vigoureux paysan, les trois amis entrèrent dans
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une chambre longue et basse, dont les murailles étaient embellies d'une
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ribambelle de vieux portraits et d'images grossièrement coloriées, et
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dont le plancher était semé d'une multitude de chaises de cuir, d'une
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forme fantastique, au dos gigantesque. A l'extrémité de la salle une
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table se faisait remarquer par la blancheur éblouissante de sa nappe.
|
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Elle était décorée d'une volaille dodue, d'un jambon appétissant, d'un
|
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pot d'ale fraîche, etc. Et c'est à cette table séduisante qu'était assis
|
|
M. Tupman, n'ayant en aucune façon l'air d'un homme qui a pris congé de
|
|
ce monde.
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A l'arrivée de ses amis, il posa son couteau, sa fourchette, et s'avança
|
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au-devant d'eux d'un air sombre.
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«Je ne m'attendais pas à vous voir ici, dit-il en saisissant la main de
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|
M. Pickwick. C'est bien aimable.
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--Ah! fit M. Pickwick, en s'asseyant et en essuyant sur son front la
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sueur causée par sa promenade. Finissez votre dîner et venez dehors avec
|
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moi. Je désire vous parler, à vous seul.»
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M. Tupman fit comme il lui était enjoint, et M. Pickwick s'étant
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rafraîchi d'un copieux coup d'ale, attendit le loisir de son ami. En
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|
moins d'une heure le dîner fut dépêché, et ils sortirent ensemble.
|
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|
Pendant une demi-heure on put les voir passer et repasser dans le
|
|
cimetière, tandis que M. Pickwick combattait la résolution de M. Tupman.
|
|
Il serait inutile de répéter ses arguments, car quel langage pourrait
|
|
rendre l'énergie que leur communiquait l'action de ce grand orateur? Il
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|
n'est pas davantage nécessaire de savoir si M. Tupman était déjà fatigué
|
|
de la solitude, ou s'il lui fut impossible de résister à l'éloquent
|
|
appel qui lui fut adressé. En fait, il n'y résista pas.
|
|
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|
«Il lui importait peu, dit-il, où il traînerait les misérables restes de
|
|
son existence; et puisque ses amis attachaient tant d'importance à son
|
|
humble coopération, il consentait à partager leurs travaux.»
|
|
|
|
M. Pickwick sourit, une poignée de main fut échangée, et ils
|
|
retournèrent auprès de leurs compagnons.
|
|
|
|
C'est en ce moment que M. Pickwick fit l'immortelle découverte qui sera
|
|
à jamais un sujet d'orgueil pour ses amis, un sujet d'envie pour tous
|
|
les antiquaires des quatre parties du monde. Ils avaient dépassé la
|
|
porte de leur auberge, et ne se rappelant pas où elle était située, ils
|
|
avaient été un peu plus loin dans le village. Comme ils revenaient sur
|
|
leurs pas, les yeux de M. Pickwick tombèrent sur une petite pierre
|
|
brisée et à moitié ensevelie dans la terre, sur le devant d'une
|
|
chaumine.
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|
M. Pickwick s'arrêta.
|
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|
|
«Ceci est fort étrange! dit-il.
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|
--Qu'y a-t-il d'étrange? demanda M. Tupman, en regardant avec
|
|
empressement tous les objets qui l'entouraient, excepté celui dont il
|
|
était question. Eh! mais de quoi s'agit-il donc?»
|
|
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|
Cette dernière exclamation lui était arrachée par la vue de M. Pickwick
|
|
qui, dans son enthousiasme pour sa découverte, se jetait à genoux devant
|
|
la petite pierre, et en balayait la poussière avec son mouchoir.
|
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|
«Il y a une inscription ici! s'écria M. Pickwick.
|
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|
--Est-il possible? dit H. Tupman.
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|
--Je puis distinguer, continua M. Pickwick, en frottant de toutes ses
|
|
forces, et en regardant attentivement à travers ses lunettes, je puis
|
|
distinguer, une croix, et un _B_, et ensuite un _T_. Ceci est
|
|
très-important! poursuivit M. Pickwick en se relevant. C'est une
|
|
inscription fort ancienne, et qui existait peut-être longtemps avant
|
|
les antiques _Alms houses_[15] de cette petite ville. Il ne faut pas
|
|
laisser échapper cette trouvaille.»
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[Footnote 15: Petites maisons où les vieillards pauvres sont logés
|
|
gratuitement.]
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Ayant ainsi parlé, M. Pickwick frappa à la porte de la chaumière. Un
|
|
laboureur l'ouvrit.
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|
«Mon ami, lui demanda le philosophe d'un ton bienveillant, savez-vous
|
|
comment cette pierre est venue ici?
|
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--Nein, m'sieu, j'n'en savons rin, répondit l'homme civilement. All'
|
|
était là ben du temps avant moi, et avant l'pus ancien du village itou.»
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|
|
|
M. Pickwick regarda son compagnon avec triomphe.
|
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|
|
«Vous... vous n'y êtes pas bien attaché, j'imagine, poursuivit-il, en
|
|
tremblant d'anxiété. Vous ne seriez pas fâché de la vendre?
|
|
|
|
--Ah! ben oui! qui voudrait l'acheter? répondit l'homme avec une
|
|
expression de visage qu'il s'imaginait probablement rendre très-rusée.
|
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|
--Je vous en donnerai une demi-guinée sur-le-champ, reprit M. Pickwick,
|
|
si vous voulez la retirer de terre.»
|
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|
|
Lorsque la petite pierre eut été déracinée, moyennant quelques coups de
|
|
bêche, M. Pickwick l'enleva de ses propres mains, à grand'peine, et au
|
|
grand étonnement de tout le village. Il la porta dans l'auberge, et
|
|
après l'avoir soigneusement lavée, il la déposa sur la table.
|
|
|
|
Les transports de joie des pickwickiens ne connurent plus de bornes
|
|
quand ils virent couronner de succès leur patience et leur assiduité,
|
|
leurs lavages et leurs grattages. La pierre était anguleuse et brisée,
|
|
les lettres mal alignées et peu régulières, mais cependant on pouvait
|
|
déchiffrer le fragment suivant d'inscription:
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[Illustration: Croix]
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BIL
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STUM
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PS
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SAMA
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RK
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Les prunelles de M. Pickwick étincelèrent de délice lorsqu'il s'assit
|
|
auprès de la table, en couvant des yeux le trésor qu'il avait déterré.
|
|
Il avait atteint le plus grand objet de son ambition. Dans un comté
|
|
connu pour être couvert par des restes de l'antiquité, dans un village
|
|
où il existait encore quelques gages des anciens temps, lui, le
|
|
président du Pickwick-Club, avait découvert une étrange et curieuse
|
|
inscription, d'une antiquité incontestable, et qui avait entièrement
|
|
échappé aux observations de tous les savants hommes qui l'avaient
|
|
précédé. Il pouvait à peine en croire l'évidence de ses sens.
|
|
|
|
«Ceci, dit-il, ceci me détermine. Mous retournerons à la ville dès
|
|
demain.
|
|
|
|
--Demain! s'écrièrent ses disciples pleins d'admiration.
|
|
|
|
--Demain, répéta M. Pickwick. Ce trésor doit être déposé sur-le-champ
|
|
dans un endroit où il puisse être complétement étudié et convenablement
|
|
compris. J'ai une autre raison pour cette démarche. Dans quelques jours
|
|
une élection doit avoir lieu pour le bourg d'Eatanswill. Un gentleman
|
|
que j'ai rencontré dernièrement, M. Perker, est l'agent d'un des
|
|
candidats. Nous contemplerons, nous étudierons minutieusement une scène
|
|
intéressante pour quiconque est Anglais.
|
|
|
|
--Nous vous suivrons!» s'écrièrent en même temps trois voix, qui
|
|
semblaient n'en former qu'une.
|
|
|
|
M. Pickwick promena ses regards autour de lui. L'attachement, la ferveur
|
|
de ses disciples allumèrent dans son sein le feu de l'enthousiasme. Il
|
|
était leur maître, et il le sentit.
|
|
|
|
«Célébrons, reprit-il, célébrons cette réunion fortunée par des
|
|
libations amicales.» Cette nouvelle proposition ayant été également
|
|
accueillie par des applaudissements unanimes, M. Pickwick déposa
|
|
l'importante pierre dans une petite boîte de sapin, qu'il eut le bonheur
|
|
d'obtenir de l'hôtesse; puis il se plaça dans un fauteuil au haut bout
|
|
de la table, et la soirée tout entière fut consacrée à la gaieté et à la
|
|
conversation.
|
|
|
|
Il était onze heures passées, heure indue pour le petit village de
|
|
Cobham, lorsque M. Pickwick se retira dans la chambre à coucher qui lui
|
|
avait été préparée. Il leva la jalousie, et, posant sa lumière sur la
|
|
table, il se laissa aller à de profondes méditations sur les nombreux
|
|
événements des deux journées précédentes.
|
|
|
|
L'heure et l'endroit étaient favorables à la contemplation et M.
|
|
Pickwick n'en fut tiré que par le bruit de l'horloge de l'église, qui
|
|
frappait lentement minuit. Le premier coup de la cloche retentit à son
|
|
oreille d'une manière solennelle et lugubre à la fois; mais quand elle
|
|
cessa de tinter, le silence lui parut insupportable. Il lui semblait
|
|
qu'il venait de perdre un compagnon chéri. Son système nerveux était
|
|
excité et dérangé; il le sentit et, s'étant déshabillé rapidement, il
|
|
plaça sa lumière dans la cheminée et entra dans son lit.
|
|
|
|
Tout le monde a éprouvé cet état désagréable dans lequel une sensation
|
|
de lassitude corporelle lutte vainement contre l'insomnie: telle était
|
|
la situation de M. Pickwick en ce moment. Il se tourna sur un côté, puis
|
|
sur l'autre; il tint ses yeux fermés avec persévérance, comme pour
|
|
s'engager à dormir: mais ce fut en vain. Soit que cela provint de la
|
|
fatigue inaccoutumée qu'il avait soufferte, ou de la chaleur, ou du
|
|
grog, ou du changement de lit, le sommeil s'enfuyait loin de ses
|
|
paupières. Ses pensées se reportaient malgré lui et avec une obstination
|
|
pénible sur les peintures effrayantes qu'il avait vues dans la salle
|
|
d'en bas, sur les vieilles légendes qui avaient été racontées dans le
|
|
cours de la soirée. Après s'être vainement agité pendant une demi-heure,
|
|
il arriva à la triste conviction qu'il ne pourrait pas parvenir à
|
|
s'endormir. Il se rhabilla donc en partie, regardant comme la pire des
|
|
situations d'être étendu dans son lit à imaginer toutes sortes
|
|
d'horreurs. Une fois habillé, il mit la tête à la fenêtre; le temps
|
|
était affreusement sombre: il se promena dans sa chambre; elle était
|
|
déplorablement solitaire.
|
|
|
|
Il avait fait quelques promenades de la porte à la fenêtre et de la
|
|
fenêtre à la porte, lorsque le manuscrit du vieux ministre lui revint à
|
|
la mémoire. C'était une bonne pensée. Si ce manuscrit ne l'intéressait
|
|
pas, il pourrait toujours l'endormir. Notre philosophe le tira donc de
|
|
la poche de sa redingote, approcha une petite table de son lit, moucha
|
|
la chandelle, mit ses lunettes et s'arrangea pour lire. L'écriture était
|
|
étrange; le papier froissé et taché. Le titre du manuscrit fit courir un
|
|
frisson dans tous les membres de M. Pickwick, et il ne put s'empêcher de
|
|
jeter un regard inquiet autour de sa chambre. Cependant, réfléchissant à
|
|
l'absurdité de céder à de semblables idées, il moucha de nouveau sa
|
|
chandelle, et lut ce qui suit:
|
|
|
|
MANUSCRIT D'UN FOU.
|
|
|
|
«Oui, d'un fou!--Comme ces mots m'auraient glacé jusqu'au fond du coeur,
|
|
il y a quelques années! Comme ils auraient réveillé cet effroi qui
|
|
faisait bourdonner et bouillonner mon sang dans mes veines, jusqu'à ce
|
|
que mon front se couvrît de larges gouttes d'une sueur froide, jusqu'à
|
|
ce que mes genoux s'entre-choquassent d'épouvante! Et pourtant j'aime
|
|
ce nom maintenant, c'est un beau nom! Montrez-moi le monarque dont le
|
|
front courroucé ait jamais causé autant de peur que le regard brillant
|
|
d'un fou; dont la hache et la corde aient fait la besogne aussi sûrement
|
|
que les serres d'un fou. Oh! oh! c'est une grande chose d'être fou,
|
|
d'être regardé comme un lion sauvage à travers des barreaux, de grincer
|
|
des dents et de hurler pendant les longues nuits silencieuses, et de se
|
|
rouler sur la paille, aux sons joyeux d'une lourde chaîne. Hourra pour
|
|
la maison des fous! C'est un charmant endroit.
|
|
|
|
«Je me rappelle le temps où j'avais peur de devenir fou; où je
|
|
m'éveillais en sursaut, pour tomber sur mes genoux, et demander au ciel
|
|
de me délivrer du fléau de toute ma race; où je fuyais la vue de la
|
|
gaieté et du bonheur pour me cacher dans un coin solitaire, et consumer
|
|
les heures pesantes à guetter les progrès de la fièvre qui devait
|
|
dévorer mon cerveau. Je savais que la folie était mêlée dans mon sang
|
|
même, et jusque dans la moelle de mes os; qu'une génération avait passé
|
|
sans qu'elle reparût dans ma famille, et que j'étais le premier chez qui
|
|
elle devait revivre. Je savais que cela devait être ainsi, que cela
|
|
avait toujours été et devait toujours être de même; et quand je
|
|
m'isolais dans l'angle d'un salon plein de monde, quand je voyais les
|
|
invités parler bas et tourner les yeux vers moi, je savais qu'ils
|
|
s'entretenaient du fou prédestiné. Je m'enfuyais alors et j'allais me
|
|
nourrir de mes tristes pensées dans la solitude.
|
|
|
|
«J'ai fait cela pendant des années, de longues, de pénibles années. Les
|
|
nuits sont longues ici quelquefois, très-longues; mais ce n'est rien
|
|
auprès des nuits sans repos, des rêves épouvantables, qui me
|
|
tourmentaient dans ce temps-là. J'ai froid quand j'y pense. De grandes
|
|
figures sombres rampaient dans tous les coins de ma chambre; et pendant
|
|
la nuit leurs visages grimaçants et moqueurs se penchaient sur ma
|
|
couche, pour me faire perdre l'esprit. Ils me disaient, en murmurant
|
|
tout bas, que le plancher de notre vieille maison était souillé du sang
|
|
de mon grand père, versé par ses propres mains, dans un accès de fureur.
|
|
J'enfonçais mes doigts dans mes oreilles, de peur de les entendre, mais
|
|
leurs voix s'élevaient comme la tempête, et elles me criaient que la
|
|
folie avait sommeillé pendant une génération avant mon grand-père, et
|
|
que son grand-père, à lui, avait vécu pendant des années, avec ses mains
|
|
enchaînées à la terre, pour l'empêcher de se déchirer lui-même. Je
|
|
savais que c'était la vérité; je le savais bien, je l'avais découvert
|
|
nombre d'années auparavant, quoiqu'on s'efforçât de me le cacher. Ah!
|
|
ah! j'étais trop malin pour eux, quoiqu'ils me crussent fou.
|
|
|
|
«A la fin la folie vint sur moi, et je m'étonnai de l'avoir jamais
|
|
redoutée. Je pouvais aller dans le monde, et rire, et plaisanter, avec
|
|
les plus brillants d'entre eux. Je savais que j'étais fou, mais eux ils
|
|
ne s'en doutaient pas. Comme je jouissais, en moi-même, du tour que je
|
|
leur jouais, après tous leurs chuchotements et tous leurs airs effrayés,
|
|
lorsque je n'étais pas fou, lorsque je craignais seulement de le
|
|
devenir! Comme je riais, quand j'étais seul, en pensant que je gardais
|
|
si bien mon secret; en pensant à la terreur de mes bons amis, s'ils
|
|
avaient seulement soupçonné la vérité! Lorsque je dînais en tête-à-tête
|
|
avec quelque beau garçon tapageur, j'aurais pu hurler de délice, en
|
|
songeant comme il serait devenu pâle et comme il se serait enfui, s'il
|
|
avait su que ce cher ami, assis près de lui et qui aiguisait un couteau
|
|
effilé, était un fou, avec la puissance et presque la volonté de lui
|
|
plonger sa lame dans le coeur. Oh! c'était une joyeuse vie.
|
|
|
|
«D'immenses richesses devinrent mon partage, et je m'enivrai de plaisirs
|
|
qui étaient rehaussés mille fois par la conscience du secret que je
|
|
gardais si bien. J'héritai d'un château; la loi aux yeux de lynx, la loi
|
|
elle-même fut déçue; elle remit entre les mains d'un fou une fortune
|
|
prodigieuse et contestée. Où donc était l'esprit des hommes sages et
|
|
clairvoyants? Où était la dextérité des hommes de loi, si habiles à
|
|
découvrir le moindre vice de forme? La malice d'un fou les avait tous
|
|
abusés.
|
|
|
|
«J'avais de l'argent: comme j'étais courtisé! Je le dépensais largement:
|
|
comme j'étais loué! comme ces trois frères orgueilleux s'humiliaient
|
|
devant moi! Le vieux père aussi, avec sa tête blanche! Tant de
|
|
déférence, tant de respect, tant d'amitié dévouée! Véritablement ils
|
|
m'idolâtraient. Le vieux homme avait une fille; les jeunes gens avaient
|
|
une soeur; et tous les cinq étaient pauvres, et j'étais riche, et quand
|
|
j'épousai la jeune fille, je vis un sourire de triomphe sur le visage de
|
|
ses avides parents. Ils pensaient à leur plan, si bien conduit, à la
|
|
bonne prise qu'ils avaient faite: c'était à moi de sourire... de
|
|
sourire?... De rire aux éclats, et de me rouler sur la terre, en
|
|
m'arrachant les cheveux avec des cris de joie! Ils ne se doutaient guère
|
|
qu'ils l'avaient mariée à un fou.
|
|
|
|
«Un moment.... S'ils l'avaient su, aurait-elle été sauvé? La bonheur
|
|
d'une soeur contre l'or de son mari? Le plus léger duvet qui vole dans
|
|
l'air contre la superbe chaîne qui orne mon corps!
|
|
|
|
«Sur un point, cependant, je fus trompé, malgré toute ma malice. Si je
|
|
n'avais pas été fou... car, nous autres fous, quoique nous soyons assez
|
|
rusés, nous nous embrouillons quelquefois... si je n'avais pas été fou,
|
|
je me serais aperçu que la jeune fille aurait mieux aimé être placée,
|
|
roide et froide, dans un cercueil de plomb, que d'être amenée, riche et
|
|
noble mariée, dans ma maison fastueuse. J'aurais su que son coeur était
|
|
avec le jeune homme aux yeux noirs, dont je lui ai entendu murmurer le
|
|
nom pendant son sommeil agité; j'aurais su qu'elle m'était sacrifiée
|
|
pour secourir la pauvreté de son père aux cheveux blancs, et de ses
|
|
frères orgueilleux.
|
|
|
|
«Je ne me rappelle plus les visages maintenant, mais je sais que la
|
|
jeune fille était belle. Je le sais, car pendant les nuits où la lune
|
|
brille, quand je me réveille en sursaut et que tout est tranquille
|
|
autour de moi, je vois dans un coin de cette cellule une figure maigre
|
|
et blanche, qui se tient immobile et silencieuse. Ses longs cheveux
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noirs, épars sur ses épaules, ne sont jamais agités par le vent. Ses
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yeux, qui fixent sur moi leur regard brûlant, ne clignent jamais, et ne
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se ferment jamais.... Silence! mon sang se gèle dans mon coeur, en
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écrivant ceci. Cette figure, c'est elle!... Son visage est très-pâle et
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ses prunelles sont vitreuses; mais je la connais bien.... Cette figure
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ne bouge jamais, elle ne fronce point ses sourcils, elle ne grince pas
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des dents comme les autres fantômes qui peuplent souvent ma cellule; et
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cependant elle est bien plus affreuse pour moi que tous les autres; elle
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est plus affreuse que les esprits qui me tentaient jadis; elle sort de
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sa tombe, et la mort est sur son visage.
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«Pendant près d'un an je vis les couleurs de ses joues se ternir de jour
|
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en jour; pendant près d'un an je vis des larmes silencieuses couler de
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ses yeux battus. Je n'en savais pas la cause, mais je la découvris à la
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fin. Ils ne purent pas me la cacher plus longtemps. Elle ne m'avait
|
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jamais aimé; je n'avais pas pensé qu'elle m'aimât. Elle méprisait mes
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richesses, et détestait la splendeur où elle vivait; je ne m'étais pas
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attendu à cela. Elle en aimait un autre; cette idée ne m'était pas
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entrée dans la tête. D'étranges sentiments s'emparèrent de moi; des
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pensées inspirées par quelque pouvoir secret bouleversèrent ma
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cervelle. Je ne la haïssais pas, quoique je haïsse le jeune homme
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qu'elle pleurait encore. J'avais pitié... oui, j'avais pitié de la vie
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misérable à laquelle ses égoïstes parents l'avaient condamnée. Je savais
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qu'elle ne vivrait pas longtemps, mais la pensée qu'avant sa mort elle
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pouvait donner naissance à un être infortuné destiné à transmettre la
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folie à ses enfants.... Cette pensée me détermina.... Je résolus de la
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tuer.
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«Pendant plusieurs semaines je voulus la noyer; puis je songeai au
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poison, puis au feu. Quel beau spectacle, de voir la grande maison tout
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en flammes, et la femme du fou réduite en cendres! Quelle bonne charge
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de promettre, pour la sauver, une grande récompense, et ensuite de faire
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pendre, comme incendiaire, quelque homme sage et innocent! et tout cela
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par la malice d'un fou. J'y rêvais souvent, mais j'y renonçai à la fin.
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Oh! quel plaisir de repasser tous les jours le rasoir, d'essayer comme
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il était bien affilé et de penser à l'entaille que pourrait faire un
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seul coup de cette lame brillante!
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«A la fin les esprits qui avaient été si souvent avec moi auparavant,
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chuchotèrent dans mon oreille que le temps était venu. Ils me mirent un
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rasoir tout ouvert dans la main; je le serrai avec force; je me levai
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doucement du lit et me penchai sur ma femme endormie. Son visage était
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caché dans ses mains; je les écartai doucement, et elles tombèrent
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nonchalamment sur son sein. Elle avait pleuré, les traces de ses larmes
|
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étaient encore visibles sur ses joues pâles; cependant son visage était
|
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calme et heureux, et tandis que je la regardais, un tranquille sourire
|
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éclairait ses traits amaigris. Je posai doucement ma main sur son
|
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épaule; elle tressaillit, mais sans entr'ouvrir ses longues paupières.
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Je la touchai de nouveau: elle poussa un cri et s'éveilla.
|
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«Un mouvement de ma main, et elle n'aurait jamais fait entendre un autre
|
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son; mais je fus surpris, et je reculai. Ses yeux étaient fixés sur les
|
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miens. Je ne sais pas comment cela se fit, ils m'intimidèrent, j'étais
|
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dompté par ce regard. Elle se leva de son lit, en me regardant fixement
|
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et continuellement. Je tremblai, le rasoir était dans ma main, mais je
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ne pouvais faire aucun mouvement. Elle se dirigea vers la porte. Quand
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elle en fut proche elle se détourna, et retira ses yeux de dessus moi.
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Le charme était brisé: je fis un bond et je la saisis par le bras; elle
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tomba par terre en poussant des cris désespérés.
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«Alors j'aurais pu la tuer sans résistance, mais la maison était
|
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alarmée, j'entendais des pas sur l'escalier; je remis le rasoir à sa
|
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place, j'ouvris la porte et j'appelai moi-même du secours.
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«On vint, on la releva, on la plaça sur le lit. Elle resta sans
|
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connaissance pendant plusieurs heures, et quand elle recouvra la vie et
|
|
la parole, elle avait perdu l'esprit, elle délirait avec des transports
|
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furieux.
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«Des médecins furent appelés, de savants hommes qui roulaient jusqu'à ma
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|
porte dans d'excellents carrosses, avec des domestiques revêtus d'une
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livrée brillante. Ils restèrent près de son lit pendant des semaines. Il
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|
y eut une grande consultation, et ils conférèrent ensemble d'une voix
|
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solennelle. J'étais dans la pièce voisine; l'un des plus célèbres, parmi
|
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eux, vint m'y trouver, me prit à part, et, me disant de me préparer à la
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|
plus funeste nouvelle, m'apprit à moi, le fou! que ma femme était folle.
|
|
Le docteur était seul avec moi, tout auprès d'une fenêtre ouverte, ses
|
|
yeux fixés sur mon visage, sa main posée sur mon bras. D'un seul effort
|
|
j'aurais pu le précipiter dans la rue, ç'aurait été une fameuse farce!
|
|
mais mon secret était en jeu et je le laissai partir. Quelques jours
|
|
après, on me dit que je devrais la faire surveiller, lui choisir un
|
|
gardien, _moi!_ Je m'en allai dans la campagne où personne ne pouvait
|
|
m'entendre, et je poussai des éclats de rire, qui retentissaient au
|
|
loin.
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|
|
«Elle mourut le lendemain. Le vieillard aux cheveux blancs suivit son
|
|
cercueil, et les frères orgueilleux laissèrent tomber des larmes sur le
|
|
corps insensible de celle dont ils avaient contemplé la souffrance avec
|
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des muscles d'airain. Tout cela nourrissait ma gaieté secrète et, en
|
|
retournant à la maison, je riais derrière le mouchoir blanc que je
|
|
tenais sur mon visage, je riais tant que les larmes m'en venaient aux
|
|
yeux.
|
|
|
|
«Mais quoique j'eusse atteint mon but en la tuant, j'étais inquiet et
|
|
agité; je sentais que mon secret devait m'échapper avant longtemps. Je
|
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ne pouvais cacher la joie sauvage qui bouillonnait dans mon sang; et
|
|
qui, lorsque j'étais seul à la maison, me faisait sauter et battre des
|
|
mains, et danser, et tourner, et rugir comme un lion. Quand je sortais
|
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et que je voyais la foule affairée se presser dans les rues ou au
|
|
théâtre, quand j'entendais les sons de la musique, quand je regardais
|
|
les danseurs, je ressentais des transports si joyeux, que j'étais tenté
|
|
de me précipiter au milieu d'eux et d'arracher leurs membres pièce à
|
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pièce, et de hurler avec les instruments. Mais alors, je grinçais des
|
|
dents, je frappais du pied sur le plancher, j'enfonçais mes ongles aigus
|
|
dans mes mains, je maîtrisais la folie et personne ne se doutait encore
|
|
que j'étais un fou.
|
|
|
|
«Je me rappelle... quoique ce soit une des dernières choses que je
|
|
puisse me rappeler... car maintenant je mêle mes rêves avec les faits
|
|
réels, et j'ai tant de choses à faire ici et je sais si pressé que je
|
|
n'ai pas le temps de mettre un peu d'ordre dans cette étrange
|
|
confusion... je me rappelle comment cela éclata à la fin. Ha! ha! il me
|
|
semble que je vois encore leurs regards effrayés! Avec quelle facilité
|
|
je les rejetai loin de moi; comme je meurtrissais leur visage avec mes
|
|
poings fermés, et comme je m'enfuis avec la vitesse du vent, les
|
|
laissant huer et crier bien loin derrière moi. La force d'un géant
|
|
renaît en moi, lorsque j'y pense. Là! voyez comme cette barre de fer
|
|
ploie sous mon étreinte furieuse! Je pourrais la briser comme un roseau;
|
|
mais il y a ici de longues galeries, avec beaucoup de portes, je crois
|
|
que je ne pourrais pas y trouver mon chemin, et même si je pouvais le
|
|
trouver, il y a en bas des grilles de fer qu'ils tiennent soigneusement
|
|
fermées, car ils savent quel fou malin j'ai été, et ils sont fiers de
|
|
m'avoir pour me montrer aux visiteurs.
|
|
|
|
«Voyons... oui c'est cela... j'étais allé dehors; la nuit était avancée
|
|
quand je rentrai à la maison, et je trouvai le plus orgueilleux des
|
|
trois orgueilleux frères, qui m'attendait pour me voir. Affaire
|
|
pressante disait-il: je me le rappelle bien. Je haïssais cet homme avec
|
|
toute la haine d'un fou; souvent, bien souvent, mes mains avaient brûlé
|
|
de le mettre en pièces. On m'apprit qu'il était là; je montai rapidement
|
|
l'escalier. Il avait un mot à me dire; je renvoyai les domestiques.
|
|
|
|
«Il était tard et nous étions seuls ensemble, _pour la première fois_!
|
|
|
|
«D'abord je détournai soigneusement les yeux de dessus lui, car je
|
|
savais, ce qu'il n'imaginait guère, et je me glorifiais de le savoir...
|
|
que le feu de la folie brillait dans mes yeux comme une fournaise.--Nous
|
|
restâmes assis en silence pendant quelques minutes. Il parla à la fin.
|
|
Mes dissipations récentes et d'étranges remarques, faites aussitôt après
|
|
la mort de sa soeur, étaient une insulte à sa mémoire. Rassemblant
|
|
beaucoup de circonstances qui avaient d'abord échappé à ses
|
|
observations, il pensait que je n'avais pas bien traité la défunte, il
|
|
désirait savoir s'il devait en conclura que je voulais jeter quelques
|
|
reproches sur elle, et manquer de respect dû à sa famille. Il devait à
|
|
l'uniforme qu'il portait de me demander cette explication.
|
|
|
|
«Cet homme avait une commission dans l'armée; une commission achetée
|
|
avec mon argent, avec la misère de sa soeur! C'était lui qui avait été le
|
|
plus acharné dans le complot pour m'enlacer et pour s'approprier ma
|
|
fortune. C'était pour lui surtout, et par lui, que sa soeur avait été
|
|
forcée de m'épouser, quoiqu'il sut bien qu'elle avait donné son coeur à
|
|
ce jeune homme sentimental.--_Il devait à son uniforme!_--Son uniforme!
|
|
La livrée de sa dégradation! Je tournai mes yeux vers lui, je ne pus pas
|
|
m'en empêcher, mais je ne dis pas un mot.
|
|
|
|
«Je vis le changement soudain que mon regard produisit dans sa
|
|
contenance. C'était un homme hardi, et pourtant son visage devint
|
|
blafard. Il recula sa chaise, je rapprochai la mienne plus près de lui,
|
|
et comme je me mis à rire (j'étais très-gai alors), je le vis
|
|
tressaillir. Je sentis que la folie s'emparait de moi: lui, il avait
|
|
peur.
|
|
|
|
«Vous aimiez beaucoup votre soeur quand elle vivait, lui dis-je. Vous
|
|
l'aimiez beaucoup?»
|
|
|
|
«Il regarda avec inquiétude autour de lui, et je vis que sa main droite
|
|
serrait le dos de sa chaise; cependant il ne répondit rien.
|
|
|
|
«Misérable! m'écriai-je, je vous ai deviné! J'ai découvert votre complot
|
|
infernal contre moi. Je sais que son coeur était avec un autre lorsque
|
|
vous l'avez forcée de m'épouser. Je le sais, je le sais!»
|
|
|
|
«Il se leva brusquement, brandit sa chaise devant lui et me cria de
|
|
reculer; car je m'étais approché de lui, tout en parlant.
|
|
|
|
«Je hurlais plutôt que je ne parlais, et je sentais bouillonner dans mes
|
|
veines le tumulte des passions; j'entendais le vieux chuchotement des
|
|
esprits qui me défiaient d'arracher son coeur.
|
|
|
|
«Damnation! m'écriai-je en me précipitant sur lui. J'ai tué ta soeur! Je
|
|
suis fou! Mort! Mort! Du sang, du sang! J'aurai ton sang!»
|
|
|
|
«Je détournai la chaise, qu'il me lança dans sa terreur; je l'empoignai
|
|
corps à corps, et nous roulâmes tous les deux sur le plancher.
|
|
|
|
«Ce fut une belle lutte, car il était grand et fort; il combattait pour
|
|
sa vie, et moi j'étais un fou puissant, altéré de vengeance. Je savais
|
|
qu'aucune force humaine ne pouvait égaler la mienne, et j'avais raison,
|
|
raison, raison! quoique fou! Sa résistance s'affaiblit; je m'agenouillai
|
|
sur sa poitrine, je serrai fortement avec mes deux mains son cou
|
|
musculeux; son visage devint violet, les yeux lui sortaient de la tête,
|
|
et il tirait la langue comme s'il voulait se moquer. Je serrais toujours
|
|
plus fort.
|
|
|
|
«Tout à coup la porte s'ouvrit avec un grand bruit; beaucoup de gens se
|
|
précipitèrent dans la chambre en criant: «Arrêtez le fou! Mon secret
|
|
était découvert; il fallait lutter maintenant pour la liberté; je fus
|
|
sur mes pieds avant que personne pût me saisir; je m'élançai parmi les
|
|
assaillants, et je m'ouvris un passage d'un bras vigoureux. Ils
|
|
tombaient tous devant moi comme si je les avais frappés avec une massue.
|
|
Je gagnai la porte, je sautai par-dessus la rampe; en un instant j'étais
|
|
dans la rue.
|
|
|
|
«Je courus devant moi, droit et roide, et personne n'osait m'arrêter.
|
|
J'entendais le bruit des pas derrière moi, et je redoublais de vitesse.
|
|
Ce bruit devenait de plus en plus faible, à mesure que je m'éloignais,
|
|
et enfin il s'éteignit entièrement. Moi, je bondissais toujours
|
|
par-dessus les ruisseaux et les mares, par-dessus les murs et les
|
|
fossés, en poussant des cris sauvages, qui déchiraient les airs et qui
|
|
étaient répétés par les êtres étranges dont j'étais entouré. Les démons
|
|
m'emportaient dans leurs bras, au milieu d'un ouragan qui renversait en
|
|
passant les haies et les arbres; ils m'emportaient en tourbillonnant, et
|
|
je ne voyais plus rien autour de moi, tant j'étais étourdi par la fracas
|
|
et la rapidité de leur course. A la fin, ils me lancèrent loin d'eux, et
|
|
je tombai pesamment sur la terre.
|
|
|
|
«Quand je me réveillai, je me trouvai ici... ici dans cette gaie
|
|
cellule, ou les rayons du soleil viennent rarement, où les rayons de la
|
|
lune, quand ils s'y glissent, ne servent qu'à me faire mieux voir les
|
|
ombres menaçantes qui m'entourent, et cette figure silencieuse, toujours
|
|
debout dans ce coin. Quand je suis éveillé, je puis entendre quelquefois
|
|
des cris étranges, des gémissements affreux, qui retentissent dans ces
|
|
grands bâtiments antiques. Ce que c'est, je l'ignore; mais ils ne
|
|
viennent pas de cette pâle figure et n'ont aucun rapport avec elle, car
|
|
depuis les premières ombres du crépuscule jusqu'aux lueurs matinales de
|
|
l'aurore, elle reste immobile à la même place, écoutant l'harmonie de
|
|
mes chaînes de fer, et contemplant mes gambades sur mon lit de paille.»
|
|
|
|
* * * * *
|
|
|
|
A la fin du manuscrit la note suivante était écrite d'une autre main.
|
|
|
|
«L'infortuné dont on vient de lire les rêveries est un triste exemple du
|
|
résultat que peuvent avoir des passions effrénées et des excès
|
|
prolongés, jusqu'à ce que leurs conséquences deviennent irréparables. La
|
|
dissipation, les débauches répétées de sa jeunesse, amenèrent la fièvre
|
|
et le délire. Le premier effet de celui-ci fut, l'étrange illusion par
|
|
laquelle il se persuada qu'une folie héréditaire existait dans sa
|
|
famille. Cette idée, fondée sur une théorie médicale bien connue, mais
|
|
contestée aussi vivement qu'elle est appuyée, produisit chez lui une
|
|
humeur atrabilaire qui, avec le temps, dégénéra en folie, et se termina
|
|
enfin par la fureur. J'ai lieu de croire que les événements racontés par
|
|
lui sont réellement arrivés, quoiqu'ils aient été défigurés par son
|
|
imagination malade. Ce qui doit étonner davantage ceux qui ont eu
|
|
connaissance des vices de sa jeunesse, c'est que ses passions,
|
|
lorsqu'elles n'ont plus été contrôlées par la raison, ne l'aient point
|
|
poussé à commettre des crimes encore plus effroyables.»
|
|
|
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* * * * *
|
|
|
|
La chandelle de M. Pickwick s'enfonçait dans la bobèche, précisément au
|
|
moment où il achevait de lire le manuscrit du vieil ecclésiastique; et
|
|
comme la lumière s'éteignit tout d'un coup, sans même avoir vacillé,
|
|
l'obscurité soudaine fit une impression profonde sur ses nerfs déjà
|
|
excités. Il tressaillit et ses dents claquèrent de terreur. Otant donc
|
|
avec vivacité les vêtements qu'il avait mis pour se relever, il jeta
|
|
autour de la chambre un regard craintif et se fourra promptement entre
|
|
ses draps, où il ne tarda pas à s'endormir.
|
|
|
|
Lorsqu'il se réveilla, le soleil faisait resplendir tous les objets dans
|
|
sa chambre et la matinée était déjà avancée. La tristesse qui l'avait
|
|
accablé le soir précédant s'était dissipée avec les ombres qui
|
|
obscurcissaient le paysage; toutes ses pensées, toutes ses sensations
|
|
étaient aussi gaies et aussi gracieuses que le matin lui-même. Après un
|
|
solide déjeuner, les quatre philosophes, suivis par un homme qui portait
|
|
la pierre dans sa boîte de sapin, se dirigèrent à pied vers Gravesend,
|
|
où leur bagage avait été expédié de Rochester. Ils atteignirent
|
|
Gravesend vers une heure, et ayant été assez heureux pour trouver des
|
|
places sur l'impériale de la voiture de Londres, ils y arrivèrent, sains
|
|
et saufs, dans la soirée.
|
|
|
|
Trois ou quatre jours subséquents furent remplis par les préparatifs
|
|
nécessaires pour leur voyage au bourg d'Eatanswill; mais comme cette
|
|
importante entreprise exige un chapitre séparé, nous emploierons le
|
|
petit nombre de lignes qui nous restent à raconter, avec une grande
|
|
brièveté, l'histoire de l'antiquité rapportée par M. Pickwick.
|
|
|
|
Il résulte des mémoires du club, que M. Pickwick parla sur sa
|
|
découverte, dans une réunion générale qui eut lieu le lendemain de son
|
|
arrivée, et promena l'esprit charmé de ses auditeurs sur une multitude
|
|
de spéculations ingénieuses et érudites, concernant le sens de
|
|
l'inscription. Il paraît aussi qu'un artiste habile en exécuta le
|
|
dessin, qui fut gravé sur pierre et présenté à la Société royale des
|
|
antiquaires de Londres et aux autres sociétés savantes; que des
|
|
jalousies et des rivalités sans nombre naquirent des opinions émises à
|
|
ce sujet; que M. Pickwick lui-même écrivit un pamphlet de
|
|
quatre-vingt-seize pages, en très-petits caractères, où l'on trouvait
|
|
vingt-sept versions différentes de l'inscription; que trois vieux
|
|
gentlemen, dont les fils ainés avaient osé mettre en doute son
|
|
antiquité, les privèrent de leur succession, et qu'un individu
|
|
enthousiaste fit ouvrir prématurément la sienne, par désespoir de n'en
|
|
avoir pu sonder la profondeur; que M. Pickwick fut élu membre de
|
|
dix-sept sociétés savantes, tant nationales qu'étrangères, pour avoir
|
|
fait cette découverte; qu'aucune des dix-sept sociétés savantes ne put
|
|
en tirer la moindre chose, mais que toutes les dix-sept s'accordèrent
|
|
pour reconnaître que rien n'était plus curieux.
|
|
|
|
Il est vrai que M. Blotton, et son nom sera dévoué au mépris éternel de
|
|
tous ceux qui cultivent le mystérieux et le sublime; M. Blotton,
|
|
disons-nous, vétilleux et méfiant, comme le sont les esprits vulgaires,
|
|
se permit de considérer la chose sous un point de vue aussi dégradant
|
|
que ridicule. M. Blotton, dans le vil dessein de ternir le nom éclatant
|
|
de Pickwick, entreprit en personne le voyage de Cobham. A son retour, il
|
|
déclara ironiquement au club, qu'il avait vu l'homme dont la pierre
|
|
avait été achetée; que cet individu la croyait ancienne, mais qu'il
|
|
niait solennellement l'ancienneté de l'inscription, et assurait avoir
|
|
gravé lui-même, dans un instant de désoeuvrement, ces lettres grossières,
|
|
qui signifiaient tout bonnement: _Bill Stumps, sa marque_. M. Blotton
|
|
ajoutait que M. Stumps ayant peu l'habitude de la composition, et se
|
|
laissant guider par le son des mots plutôt que par les règles sévères de
|
|
l'orthographe, n'avait mis qu'un _l_ à la fin de son prénom, et avait
|
|
remplacé par un _k_ les lettres _qu_ et _e_ du nom marque.
|
|
|
|
Les illustres membres du Pickwick-Club, comme on pouvait l'attendre
|
|
d'une société aussi savante, reçurent cette histoire avec le mépris
|
|
qu'elle méritait, chassèrent de leur sein l'ignorant et présomptueux
|
|
Blotton, et votèrent à M. Pickwick une paire de besicles en or, comme un
|
|
gage de leur admiration et de leur confiance. Pour reconnaître cette
|
|
marque d'approbation, M. Pickwick se fit peindre en pied, et fit
|
|
suspendre son portrait dans la salle de réunion du club, portrait que,
|
|
par parenthèse, il n'eut aucune envie de voir disparaître lorsqu'il fut
|
|
moins jeune qu'on ne l'y représentait.
|
|
|
|
M. Blotton était expulsé, mais il ne se tenait pas pour battu. Il
|
|
adressa aux dix-sept sociétés savantes un pamphlet dans lequel il
|
|
répétait l'histoire qu'il avait émise, et laissait apercevoir assez
|
|
clairement qu'il regardait comme des gobe-mouches les membres des
|
|
dix-sept sociétés susdites.
|
|
|
|
A cette proposition malsonnante, les dix-sept sociétés furent remplies
|
|
d'indignation. Il parut plusieurs pamphlets nouveaux. Les sociétés
|
|
savantes étrangères correspondirent avec les sociétés savantes
|
|
nationales; les sociétés savantes nationales traduisirent en anglais les
|
|
pamphlets des sociétés savantes étrangères; les sociétés savantes
|
|
étrangères traduisirent dans toutes sortes de langages les pamphlets des
|
|
sociétés savantes nationales, et ainsi, commença cette lutte
|
|
scientifique, si connue de tout l'univers sous le nom de _Controverse
|
|
pickwickienne_.
|
|
|
|
Cependant les efforts calomnieux destinés à perdre M. Pickwick
|
|
retombèrent sur la tête de leur méprisable auteur. Les dix-sept sociétés
|
|
savantes votèrent unanimement que le présomptueux Blotton n'était qu'un
|
|
tatillon ignorant, et écrivirent contre lui des opuscules sans nombre;
|
|
enfin la pierre elle-même subsiste encore aujourd'hui, monument
|
|
illisible de la grandeur de M. Pickwick et de la petitesse de ses
|
|
détracteurs.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
CHAPITRE XII.
|
|
|
|
Qui contient une très-importante détermination de M. Pickwick, laquelle
|
|
fait époque dans sa vie non moins que dans cette véridique histoire.
|
|
|
|
|
|
Quoique l'appartement de M. Pickwick dans la rue Goswell fût d'une
|
|
étendue restreinte, il était propre et confortable, et surtout en
|
|
parfaite harmonie avec son génie observateur. Son parloir était au
|
|
rez-de-chaussée sur le devant, sa chambre à coucher sur le devant, au
|
|
premier étage; et ainsi, soit qu'il fût assis à son bureau, soit qu'il
|
|
se tînt debout devant son miroir à barbe, il pouvait également
|
|
contempler toutes les phases de la nature humaine dans la rue Goswell,
|
|
qui est presque aussi populeuse que populaire. Son hôtesse, Mme Bardell,
|
|
veuve et seule exécutrice testamentaire d'un douanier, était une femme
|
|
grassouillette, aux manières affairées, à la physionomie avenante. A ces
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avantages physiques, elle joignait de précieuses qualités morales: par
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une heureuse étude, par une longue pratique, elle avait converti en un
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talent exquis le don particulier qu'elle avait reçu de la nature pour
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tout ce qui concernait la cuisine. Il n'y avait dans la maison ni
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bambins, ni volatiles, ni domestiques. Un grand homme et un petit garçon
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en complétaient le personnel. Le premier était notre héros, le second
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une production de Mme Bardell. Le grand homme était rentré chaque soir
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précisément à dix heures, et peu de temps après il se condensait dans un
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petit lit français, placé dans un étroit parloir sur le derrière. Quant
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au jeune master Bardell, ses yeux enfantins et ses exercices
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gymnastiques étaient soigneusement restreints aux trottoirs et aux
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ruisseaux du voisinage. La propreté, la tranquillité régnaient donc dans
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tout l'édifice, et la volonté de M. Pickwick y faisait loi.
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La veille du départ projeté pour Eatanswill, vers le milieu de la
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matinée, la conduite de notre philosophe devait paraître singulièrement
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mystérieuse et inexplicable, pour quiconque connaissait son admirable
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égalité d'esprit et l'économie domestique de son établissement. Il se
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promenait dans sa chambre d'un pas précipité. De trois minutes en trois
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minutes, il mettait la tête à la fenêtre, il regardait constamment à sa
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montre et laissait échapper divers autres symptômes d'impatience, fort
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extraordinaires chez lui. Il était évident qu'il y avait en l'air
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quelque chose d'une grande importance; mais ce que ce pouvait être, Mme
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Bardell elle-même n'avait pas été capable de le deviner.
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«Madame Bardell? dit à la fin M. Pickwick, lorsque cette aimable dame
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fut sur le point de terminer l'époussetage, longtemps prolongé, de sa
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chambre.
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--Monsieur? répondit Mme Bardell.
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--Votre petit garçon est bien longtemps dehors.
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--Vraiment, monsieur, c'est qu'il y a une bonne course d'ici au Borough.
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--Ah! cela est juste,» repartit M. Pickwick, et il retomba dans le
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silence.
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Mme Bardell recommença à épousseter avec le même soin.
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«Madame Bardell? reprit M. Pickwick au bout de quelques minutes.
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--Monsieur?
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--Pensez-vous que la dépense soit beaucoup plus grande pour deux
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personnes que pour une seule?
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--Là! monsieur Pickwick! répliqua Mme Bardell en rougissant jusqu'à la
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garniture de son bonnet, car elle croyait avoir aperçu dans les yeux de
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son locataire un certain clignotement matrimonial. Là! monsieur
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Pickwick, quelle question!
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--Hé bien! qu'en pensez-vous?
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--Cela dépend! repartit Mme Bardell en approchant son plumeau près du
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coude de M. Pickwick; cela dépend beaucoup de la personne, vous savez,
|
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monsieur Pickwick; et si c'est une personne soigneuse et économe.
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--Cela est très-vrai; mais la personne que j'ai en vue (ici il regarda
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fixement Mme Bardell) possède, je pense, ces qualités. Elle a de plus
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une grande connaissance du monde, et beaucoup de finesse, madame
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Bardell. Cela me sera infiniment utile.
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--Là! monsieur Pickwick! murmura Mme Bardell, en rougissant de nouveau.
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--J'en suis persuadé! continua le philosophe avec une énergie toujours
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croissante, comme c'était son habitude quand il pariait sur un sujet
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intéressant; j'en suis persuadé, et pour vous dire la vérité, madame
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Bardell, c'est un parti pris.
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--Seigneur Dieu! s'écria Mme Bardell.
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--Vous trouverez peut-être étrange, poursuivit l'aimable M. Pickwick, en
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jetant à sa compagne un regard de bonne humeur; vous trouverez peut-être
|
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étrange que je ne vous aie pas consultée à ce sujet, et que je ne vous
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en aie même jamais parlé, jusqu'au moment où j'ai envoyé votre petit
|
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garçon dehors?»
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Mme Bardell ne put répondre que par un regard. Elle avait longtemps
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adoré M. Pickwick comme une divinité dont il ne lui était pas permis
|
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d'approcher, et voilà que tout d'un coup la divinité descendait de son
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piédestal et la prenait dans ses bras. M. Pickwick lui faisait des
|
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propositions directement, par suite d'un plan délibéré, car il avait
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envoyé son petit garçon au Borough pour rester seul avec elle. Quelle
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délicatesse! quelle attention!
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«Hé bien! dit le philosophe, qu'en pensez-vous?
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--Ah! monsieur Pickwick! répondit Mme Bardell toute tremblante
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d'émotion, vous êtes vraiment bien bon, monsieur!
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--Cela vous épargnera beaucoup de peines, n'est-il pas vrai?
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--Oh! je n'ai jamais pensé à la peine, et naturellement j'en prendrai
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plus que jamais pour vous plaire. Mais vous êtes si bon, monsieur
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Pickwick, d'avoir songé à ma solitude.
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--Ah! certainement. Je n'avais pas pensé à cela.... Quand je serai en
|
|
ville, vous aurez toujours quelqu'un pour causer avec vous. C'est, ma
|
|
foi, vrai.
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--Il est sûr que je dois me regarder comme une femme bien heureuse!
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--Et votre fils?
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--Que Dieu bénisse le cher petit! interrompit Mme Bardell avec des
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transports maternels.
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--Lui aussi aura un compagnon, poursuivit M. Pickwick en souriant
|
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gracieusement; un joyeux compagnon qui, j'en suis sûr, lui enseignera
|
|
plus de tours, en une semaine, qu'il n'en aurait appris tout seul en un
|
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an.
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--Oh! cher, excellent homme!» murmura Mme Bardell.
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M. Pickwick tressaillit.
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«Oh! cher et tendre ami!» Et sans plus de cérémonies, la dame se leva de
|
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sa chaise et jeta ses bras au cou de M. Pickwick, avec un déluge de
|
|
pleurs et une tempête de sanglots.
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|
|
«Le ciel me protège! s'écria M. Pickwick plein d'étonnement; madame
|
|
Bardell! ma bonne dame! Bonté divine, quelle situation! Faites
|
|
attention, je vous en prie! Laissez-moi, madame Bardell, si quelqu'un
|
|
venait!
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--Eh! que m'importe? répondit Mme Bardell avec égarement; je ne vous
|
|
quitterai jamais! Cher homme! excellent coeur! Et en prononçant ces
|
|
paroles elle s'attachait à M. Pickwick aussi fortement que la vigne à
|
|
l'ormeau.
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|
--Le Seigneur ait pitié de moi! dit M. Pickwick en se débattant de
|
|
toutes ses forces; j'entends du monde sur l'escalier. Laissez-moi, ma
|
|
bonne dame; je vous en supplie, laissez-moi!»
|
|
|
|
Mais les prières, les remontrances étaient également inutiles, car la
|
|
dame s'était évanouie dans les bras du philosophe, et avant qu'il eût eu
|
|
le temps de la déposer sur une chaise, master Bardell introduisit dans
|
|
la chambre MM. Tupman, Winkle et Snodgrass.
|
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|
M. Pickwick demeura pétrifié. Il était debout, avec son aimable fardeau
|
|
dans ses bras, et il regardait ses amis d'un air hébété, sans leur faire
|
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un signe d'amitié, sans songer à leur donner une explication. Eux, à
|
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leur tour, le considéraient avec étonnement, et master Bardell, plein
|
|
d'inquiétude, examinait tout le monde, sans savoir ce que cela voulait
|
|
dire.
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|
La surprise des pickwickiens était si étourdissante, et la perplexité de
|
|
M. Pickwick si terrible, qu'ils auraient pu demeurer exactement dans la
|
|
même situation relative jusqu'à ce que la dame évanouie eut repris ses
|
|
sens, si son tendre fils n'avait précipité le dénoûment par une belle et
|
|
touchante ébullition d'affection filiale. Ce jeune enfant, vêtu d'un
|
|
costume de velours rayé, orné de gros boutons de cuivre, était d'abord
|
|
demeuré, incertain et confus, sur le pas de la porte; mais, par degrés,
|
|
l'idée que sa mère avait souffert quelque dommage personnel s'empara de
|
|
son esprit à demi-développé. Considérant M. Pickwick comme l'agresseur,
|
|
il poussa un cri sauvage, et se précipitant tête baissée, il commença à
|
|
assaillir cet immortel gentleman aux environs du dos et des jambes, le
|
|
pinçant et le frappant aussi vigoureusement que le lui permettaient la
|
|
force de son bras et la violence de son emportement.
|
|
|
|
«Otez-moi ce petit coquin! s'écria M. Pickwick dans une agonie de
|
|
désespoir; il est enragé!
|
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|
--Qu'est-il donc arrivé? demandèrent les trois pickwickiens stupéfaits.
|
|
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|
--Je n'en sais rien, répondit le Mentor avec dépit; ôtez-moi cet
|
|
enfant!»
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|
M. Winkle porta à l'autre bout de l'appartement l'intéressant garçon,
|
|
qui criait et se débattait de toutes ses forces.
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|
«Maintenant, poursuivit M. Pickwick, aidez-moi à faire descendre cette
|
|
femme.
|
|
|
|
--Ah! je suis mieux maintenant, soupira faiblement Mme Bardell.
|
|
|
|
--Permettez-moi de vous offrir mon bras, dit M. Tupman, toujours galant.
|
|
|
|
--Merci, monsieur, merci!» s'écria la dame d'une voix hystérique, et
|
|
elle fut conduite en bas, accompagnée de son affectionné fils.
|
|
|
|
--Je ne puis concevoir, reprit M. Pickwick quand ses amis furent
|
|
revenus, je ne puis concevoir ce qui est arrivé à cette femme. Je venais
|
|
simplement de lui annoncer que je vais prendre un domestique,
|
|
lorsqu'elle est tombée dans le singulier paroxysme où vous l'avez
|
|
trouvée. C'est fort extraordinaire!
|
|
|
|
--Il est vrai, dirent ses trois amis.
|
|
|
|
--Elle m'a placé dans une situation bien embarrassante, continua le
|
|
philosophe.
|
|
|
|
--Il est vrai,» répétèrent ses disciples, en toussant légèrement et en
|
|
se regardant l'un l'autre d'un air dubitatif.
|
|
|
|
Cette conduite n'échappa pas à M. Pickwick. Il remarqua leur
|
|
incrédulité; son innocence était évidemment soupçonnée.
|
|
|
|
Après quelques instants de silence, M. Tupman prit la parole et dit:
|
|
|
|
«Il y a un homme en bas, dans le vestibule.
|
|
|
|
--C'est celui dont je vous ai parlé, répliqua M. Pickwick; je l'ai
|
|
envoyé chercher au bourg. Ayez la bonté de le faire monter, Snodgrass.»
|
|
|
|
M. Snodgrass exécuta cette commission, et M. Samuel Weller se présenta
|
|
immédiatement.
|
|
|
|
«Ha! ha! vous me reconnaissez, je suppose? lui dit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Un peu! répliqua Sam avec un clin d'oeil protecteur. Drôle de gaillard,
|
|
celui-là! Trop malin pour vous, hein? il vous a légèrement enfoncé,
|
|
n'est-ce pas?
|
|
|
|
--Il ne s'agit point de cela maintenant, reprit vivement le philosophe;
|
|
j'ai à vous parler d'autre chose. Asseyez-vous.
|
|
|
|
--Merci, monsieur, répondit Sam, et il s'assit sans autre cérémonie,
|
|
ayant préalablement déposé son vieux chapeau blanc sur le carré. Ça
|
|
n'est pas fameux, disait-il en parlant de son couvre-chef, et en
|
|
souriant agréablement aux pickwickiens assemblés, mais c'est étonnant à
|
|
l'user. Quand il avait des bords, c'était un beau bolivar; depuis qu'il
|
|
n'en a plus, il est plus léger; c'est quelque chose: et puis chaque trou
|
|
laisse entrer de l'air; c'est encore quelque chose. J'appelle ça un
|
|
feutre ventilateur.
|
|
|
|
--Maintenant, reprit M. Pickwick, il s'agit de l'affaire pour laquelle
|
|
je vous ai envoyé chercher, avec l'assentiment de ces messieurs.
|
|
|
|
--C'est ça, monsieur, accouchons, comme dit c't autre à son enfant qui
|
|
avait avalé un liard.
|
|
|
|
--Nous désirons savoir, en premier lieu, si vous avez quelque raison
|
|
d'être mécontent de votre condition présente.
|
|
|
|
--Avant de satisfaire cette question ici, je désirerais savoir, en
|
|
premier lieu, si vous en avez une meilleure à me donner.»
|
|
|
|
Un rayon de calme bienveillance illumina les traits de M. Pickwick
|
|
lorsqu'il répondit: «J'ai quelque envie de vous prendre à mon service.
|
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--Vrai?» demanda Sam.
|
|
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|
M. Pickwick fit un geste affirmatif.
|
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|
|
--Gages?
|
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|
|
--Douze guinées par an.
|
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--Habits?
|
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--Deux habillements.
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|
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|
--L'ouvrage?
|
|
|
|
--Me servir et voyager avec moi et ces gentlemen.
|
|
|
|
--Otez l'écriteau! s'écria Sam avec emphase. Je suis loué à un gentleman
|
|
seul, et le terme est convenu.
|
|
|
|
--Vous acceptez ma proposition?
|
|
|
|
--Certainement. Si les habits me prennent la taille moitié aussi bien
|
|
que la place, ça ira.
|
|
|
|
--Naturellement, vous pouvez fournir de bons certificats?
|
|
|
|
--Demandez à l'hôtesse du _Blanc-Cerf_, elle vous dira ça, monsieur.
|
|
|
|
--Pouvez-vous venir ce soir?
|
|
|
|
--Je vas endosser l'habit à l'instant même, s'il est ici, s'écria Sam
|
|
avec une grande allégresse.
|
|
|
|
--Revenez ce soir, à huit heures, répondit M. Pickwick, et si les
|
|
renseignements sont satisfaisants, nous verrons à vous faire habiller.»
|
|
|
|
Sauf une aimable indiscrétion, dont s'était en même temps rendue
|
|
coupable une des servantes de l'hôtel, la conduite de M. Weller avait
|
|
toujours été très-méritoire. M. Pickwick n'hésita donc pas à le prendre
|
|
à son service, et avec la promptitude et l'énergie qui caractérisaient
|
|
non seulement la conduite publique, mais toutes les actions privées de
|
|
cet homme extraordinaire, il conduisit immédiatement son nouveau
|
|
serviteur dans un de ces commodes _emporiums_, où l'on peut se procurer
|
|
des habits confectionnés ou d'occasion, et où l'on se dispense de la
|
|
formalité inconnue de prendre mesure. Avant la chute du jour, M. Weller
|
|
était revêtu d'un habit gris avec des boutons P.C., d'un chapeau noir
|
|
avec une cocarde, d'un gilet rayé, de culottes et de guêtres, et d'une
|
|
quantité d'autres objets trop nombreux pour que nous prenions la peine
|
|
de les récapituler.
|
|
|
|
Lorsque, le lendemain matin, cet individu, si soudainement transformé,
|
|
prit sa place à l'extérieur de la voiture d'Eatanswill: «Ma foi, se
|
|
dit-il, je ne sais point si je vas être un valet de pied, ou un groom,
|
|
ou un garde-chasse; j'ai la philosomie mitoyenne entre tout ça; mais
|
|
c'est égal, ça va me changer d'air; y'a du pays à voir, et pas
|
|
grand'chose à faire, ça va fameusement à ma maladie: ainsi donc vive
|
|
Pickwick, que je dis!»
|
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|
CHAPITRE XIII.
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|
Notice sur Eatanswill, sur les partis qui le divisent, et sur l'élection
|
|
d'un membre du parlement par ce bourg ancien, loyal et patriote.
|
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|
Nous confessons franchement que nous n'avions jamais entendu parler
|
|
d'Eatanswill, jusqu'au moment où nous nous sommes plongé dans les
|
|
volumineux papiers du Pickwick-Club. Nous reconnaissons, avec une égale
|
|
candeur, que nous avons cherché en vain des preuves de l'existence
|
|
actuelle de cet endroit. Sachant bien quelle profonde confiance on doit
|
|
placer dans toutes les notes de M. Pickwick, et ne nous permettant pas
|
|
d'opposer nos souvenirs aux énonciations de ce grand homme, nous avons
|
|
consulté, relativement à ce sujet, toutes les autorités auxquelles il
|
|
nous a été possible de recourir. Nous avons examiné tous les noms
|
|
contenus dans les tables A et B[16], sans trouver celui d'Eatanswill;
|
|
nous avons minutieusement collationné toutes les cartes des comtés,
|
|
publiées, dans l'intérêt de la science, par nos plus distingués
|
|
éditeurs, et le même résultat a suivi nos investigations.
|
|
|
|
[Footnote 16: C'est-à-dire dans la loi sur les élections.
|
|
|
|
(_Note du traducteur_.)]
|
|
|
|
Nous avons donc été conduit à supposer que, dans la crainte obligeante
|
|
de blesser quelqu'un, et par un sentiment de délicatesse dont M.
|
|
Pickwick était si éminemment doué, il avait, de propos délibéré,
|
|
substitué un nom fictif au nom réel de l'endroit où il avait fait ses
|
|
observations. Nous sommes confirmé dans cette opinion par une
|
|
circonstance qui peut sembler légère et frivole en elle-même, mais qui,
|
|
considérée sous ce point de vue, n'est point indigne d'être notée. Dans
|
|
le mémorandum de M. Pickwick, nous pouvons encore découvrir que sa place
|
|
et celles de ses disciples furent retenues dans la voiture de Norwich;
|
|
mais cette note fut ensuite rayée, apparemment pour ne point indiquer
|
|
dans quelle direction est situé le bourg dont il s'agit. Nous ne
|
|
hasarderons donc point de conjectures à ce sujet, et nous allons
|
|
poursuivre notre histoire sans autre digression.
|
|
|
|
Il paraît que les habitants d'Eatanswill, comme ceux de beaucoup
|
|
d'autres petits endroits, se croyaient d'une grande, d'une immense
|
|
importance dans l'État; et chaque individu ayant la conscience du poids
|
|
attaché à son exemple, se faisait une obligation de s'unir corps et âme
|
|
à l'un des deux grands partis qui divisaient la cité, les _bleus_ et les
|
|
_jaunes_. Or, les bleus ne laissaient échapper aucune occasion de
|
|
contrecarrer les jaunes, et les jaunes ne laissaient échapper aucune
|
|
occasion de contrecarrer les bleus; de sorte que quand les jaunes et les
|
|
bleus se trouvaient face à face dans quelque réunion publique, à l'hôtel
|
|
de ville, dans une foire, dans un marché, des gros mots et des disputes
|
|
s'élevaient entre eux. Il est superflu d'ajouter que dans Eatanswill
|
|
toutes choses devenaient une question de parti. Si les jaunes
|
|
proposaient de recouvrir la place du marché, les bleus tenaient des
|
|
assemblées publiques où ils démolissaient cette mesure. Si les bleus
|
|
proposaient d'ériger une nouvelle pompe dans la grande rue, les jaunes
|
|
se levaient comme un seul homme et déblatéraient contre une aussi infâme
|
|
motion. Il y avait des boutiques bleues et des boutiques jaunes, des
|
|
auberges bleues et des auberges jaunes; il y avait une aile bleue et une
|
|
aile jaune dans l'église elle-même.
|
|
|
|
Chacun de ces puissants partis devait nécessairement avoir un organe
|
|
avoué, et, en effet, il paraissait deux feuilles publiques dans la
|
|
ville, la _Gazette d'Eatanswill_ et l'_Indépendant d'Eatanswill_. La
|
|
première soutenait les principes bleus, le second se posait sur un
|
|
terrain décidément jaune. C'étaient d'admirables journaux. Quels beaux
|
|
articles politiques! quelle polémique spirituelle et courageuse. «La
|
|
_Gazette_, notre ignoble antagoniste....--L'_Indépendant_, ce méprisable
|
|
et dégoûtant journal....--La _Gazette_, cette feuille menteuse et
|
|
ordurière....--L'_Indépendant_, ce vil et scandaleux calomniateur....»
|
|
Telles étaient les récriminations intéressantes qui assaisonnaient les
|
|
colonnes de chaque numéro, et qui excitaient dans le sein des habitants
|
|
de l'endroit les sentiments les plus chaleureux de plaisir ou
|
|
d'indignation.
|
|
|
|
M. Pickwick, avec sa prévoyance et sa sagacité ordinaires, avait choisi,
|
|
pour visiter ce bourg, une époque singulièrement remarquable. Jamais il
|
|
n'y avait eu une telle lutte. L'honorable Samuel Slumkey, de
|
|
Slumkey-Hall[17], était le candidat bleu; Horatio Fizkin, esquire, de
|
|
Fizkin-Loge, près d'Eatanswill, avait cédé aux instances de ses amis, et
|
|
s'était laissé porter pour soutenir les intérêts jaunes. La _Gazette_
|
|
avertit les électeurs d'Eatanswill que les regards, non-seulement de
|
|
l'Angleterre, mais du monde civilisé tout entier, étaient fixés sur eux.
|
|
L'_Indépendant_ demanda d'un ton péremptoire si les électeurs
|
|
d'Eatanswill méritaient encore la renommée qu'ils avaient acquise d'être
|
|
de grands, de généreux citoyens, ou s'ils étaient devenus de serviles
|
|
instruments du despotisme, indignes également du nom d'Anglais et des
|
|
bienfaits de la liberté. Jamais une commotion aussi profonde n'avait
|
|
encore ébranlé la ville.
|
|
|
|
[Footnote 17: _Hall, château._]
|
|
|
|
La soirée était avancée quand M. Pickwick et ses compagnons, assistés
|
|
par Sam Weller, quittèrent l'impériale de la voiture d'Eatanswill. De
|
|
grands drapeaux bleus flottaient aux fenêtres de l'auberge des _Armes de
|
|
la ville_, et des écriteaux, placés derrière les vitres, indiquaient en
|
|
caractères gigantesques que le comité de l'honorable Samuel Slumkey, y
|
|
tenait ses séances. Un groupe de flâneurs, assemblés devant la porte de
|
|
l'auberge, regardaient un homme enroué, placé sur le balcon de
|
|
l'auberge, et qui paraissait parler en faveur de M. Samuel Slumkey, avec
|
|
tant de chaleur que son visage en devenait tout rouge. Mais la force et
|
|
la beauté de ses arguments étaient légèrement infirmées par le
|
|
roulement perpétuel de quatre énormes tambours, posés au coin de la rue
|
|
par le comité de M. Fizkin. Quoi qu'il en soit, un petit homme affairé,
|
|
qui se tenait auprès de l'orateur, ôtait de temps en temps son chapeau
|
|
et faisait signe à la foule d'applaudir. La foule applaudissait alors
|
|
régulièrement et avec beaucoup d'enthousiasme; et comme l'homme enroué
|
|
allait toujours parlant, quoique son visage devint de plus en plus
|
|
rouge, on pouvait croire que son but était atteint, aussi bien que si
|
|
l'on avait pu l'entendre.
|
|
|
|
Aussitôt que les pickwickiens furent descendus de leur voiture, ils se
|
|
virent entourés par une partie de la populace, qui, sur-le-champ, poussa
|
|
trois acclamations assourdissantes. Ces acclamations, répétées par le
|
|
rassemblement principal (car la foule n'a nullement besoin de savoir
|
|
pourquoi elle crie), s'enflèrent en un rugissement de triomphe si
|
|
effroyable, que l'homme au rouge visage en resta court sur son balcon.
|
|
|
|
«Hourra! hurla le peuple pour terminer.
|
|
|
|
--Encore une acclamation! s'écria le petit homme affairé sur le balcon.»
|
|
Et la multitude de rugir aussitôt, comme si elle avait eu un larynx de
|
|
fonte et des poumons d'acier trempé.
|
|
|
|
«Vive Slumkey! beugla la multitude.
|
|
|
|
--Vive Slumkey! répéta M. Pickwick en ôtant son chapeau.
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--A bas Fizkin! vociféra la foule.
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--Oui, assurément! s'écria M. Pickwick.
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--Hourra!» Et alors un autre rugissement s'éleva, semblable à celui de
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toute une ménagerie quand l'éléphant a sonné l'heure du repas.
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«Quel est ce Slumkey? demanda tout bas M. Tupman.
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--Je n'en sais rien, reprit M. Pickwick sur le même ton. Silence! ne
|
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faites point de question. Dans ces occasions, il faut faire comme la
|
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foule.
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--Mais supposez qu'il y ait deux partis, fit observer M. Snodgrass.
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--Criez avec les plus forts.» répliqua M. Pickwick.
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Des volumes n'auraient pu en dire davantage.
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Ils entrèrent dans la maison, la populace s'ouvrant à droite et à gauche
|
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pour les laisser passer et poussant des acclamations bruyantes. Ce qu'il
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y avait à faire, en premier lieu, c'était de s'assurer un logement pour
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la nuit.
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«Pouvons-nous avoir des lits ici? demanda M. Pickwick au garçon.
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--Je n'en sais rien, m'sieu. J'ai peur qu'ils ne soient tous pris,
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m'sieu. Je vais m'informer, m'sieu.»
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Il s'éloigna, mais revenant aussitôt, demanda si les gentlemen étaient
|
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_bleus_.
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Comme M. Pickwick et ses compagnons ne prenaient guère d'intérêt à la
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cause des candidats, la question était difficile à résoudre. Dans ce
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dilemme, M. Pickwick pensa à son nouvel ami, M. Perker.
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--Connaissez-vous, dit-il, un gentleman nommé Perker?
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--Certainement, m'sieu; l'agent de l'honorable M. Samuel Slumkey.
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--Il est bleu, je pense?
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--Oh! oui, m'sieu.
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--Alors nous sommes bleus,» dit M. Pickwick; mais remarquant que le
|
|
garçon recevait d'un air dubitatif cette profession de foi accommodante,
|
|
il lui donna sa carte en lui disant de la remettre sur-le-champ à M.
|
|
Perker, s'il était dans la maison. Le garçon disparut, mais il reparut
|
|
bientôt, pria M. Pickwick de le suivre, et le conduisit dans une grande
|
|
salle, où M. Perker était assis à une longue table, derrière un monceau
|
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de livres et de papiers.
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|
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|
«Ha! ha! mon cher monsieur, dit le petit homme en s'avançant pour
|
|
recevoir M. Pickwick. Très-heureux de vous voir, mon cher monsieur.
|
|
Asseyez-vous, je vous prie. Ainsi vous avez exécuté votre projet? Vous
|
|
êtes venu pour assister à l'élection, n'est-ce pas?»
|
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|
M. Pickwick répondit affirmativement.
|
|
|
|
«Une élection bien disputée, mon cher monsieur.
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--J'en suis charmé, répondit M. Pickwick en se frottant les mains.
|
|
J'aime à voir cette chaleur patriotique, n'importe pour quel parti:
|
|
c'est donc une élection disputée?
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--Oh! oui, singulièrement. Nous avons retenu toutes les auberges de
|
|
l'endroit et n'avons laissé à nos adversaires que les boutiques de
|
|
bière. C'est un coup de maître, mon cher monsieur, qu'en dites-vous?»
|
|
|
|
Le petit homme, en parlant ainsi, souriait complaisamment et insérait
|
|
dans ses narines une large prise de tabac.
|
|
|
|
«Et quel est le résultat probable de l'élection?
|
|
|
|
--Douteux, mon cher monsieur, douteux jusqu'à présent. Les gens de
|
|
Fizkin ont trente-trois votante dans les remises du _Blanc-Cerf_.
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|
|
--Dans les remises! s'écria M. Pickwick, singulièrement étonné par cet
|
|
autre coup de maître.
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|
|
--Ils les y tiennent enfermés jusqu'au moment où ils en auront besoin,
|
|
afin de nous empêcher, comme vous vous en doutez bien, d'arriver jusqu'à
|
|
eux. Mais quand même nous pourrions leur parler, cela ne nous servirait
|
|
pas à grand'chose, car ils les maintiennent exprès constamment gris. Un
|
|
habile homme, l'agent de Fizkin! Un habile homme, en vérité!»
|
|
|
|
M. Pickwick ouvrit de grands yeux, mais il ne dit rien.
|
|
|
|
«Malgré cela, poursuivit M. Perker en baissant la voix, malgré cela,
|
|
nous avons bonne espérance. Nous avons donné un thé ici, la nuit
|
|
dernière. Quarante-cinq femmes, mon cher monsieur, et lorsqu'elles sont
|
|
parties, nous avons offert à chacune d'elles un parasol vert.
|
|
|
|
--Un parasol! s'écria M. Pickwick.
|
|
|
|
--Oui, mon cher monsieur, oui, quarante-cinq parasols verts, à sept
|
|
shillings et six pence la pièce. Toutes les femmes sont coquettes: ces
|
|
parasols ont produit un effet incroyable; assuré tous les maris et la
|
|
moitié des frères; enfoncé les bas, la flanelle et toutes ces sortes de
|
|
choses. Idée de moi, mon cher monsieur, entièrement de moi. Grêle,
|
|
pluie, soleil, vous ne pouvez pas faire quinze pas dans la ville, sans
|
|
rencontrer une demi-douzaine de parasols verts.»
|
|
|
|
Ici le petit avoué se laissa aller à des convulsions de gaieté qui ne
|
|
furent interrompues que par l'entrée en scène d'un troisième
|
|
interlocuteur.
|
|
|
|
C'était un homme long et fluet. Sa tête, d'un roux ardent, paraissait
|
|
inclinée à devenir chauve; sur son visage se peignaient une importance
|
|
solennelle, une profondeur incommensurable. Il était revêtu d'une longue
|
|
redingote brune, d'un gilet et d'un pantalon de drap noir. Un double
|
|
lorgnon se dandinait sur sa poitrine; sur sa tête il portait un chapeau
|
|
dont la forme était étonnamment basse et les bords étonnamment larges.
|
|
Ce nouveau venu fut présenté à M. Pickwick comme M. Pott, éditeur de la
|
|
_Gazette d'Eatanswill_.
|
|
|
|
Après quelques remarques préliminaires, M. Pott se tourna vers M.
|
|
Pickwick et lui dit avec solennité:
|
|
|
|
«Cette élection excite un grand intérêt dans la métropole, monsieur.
|
|
|
|
--Je le pense, répondit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Auquel je puis me flatter, continua M. Pott en regardant M. Perker de
|
|
manière à faire confirmer ses paroles, auquel je puis me flatter
|
|
d'avoir contribué en quelque chose par mon article de samedi dernier.
|
|
|
|
--Sans aucun doute, assura le petit homme.
|
|
|
|
--Monsieur, poursuivit M. Pott, la presse est un puissant engin.»
|
|
|
|
M. Pickwick donna un assentiment complet à cette proposition.
|
|
|
|
«Mais je me flatte, monsieur, que je n'ai jamais abusé de l'énorme
|
|
pouvoir que je possède. Je me flatte, monsieur, que je n'ai jamais
|
|
dirigé le noble instrument placé entre mes mains par la Providence,
|
|
contre le sanctuaire inviolable de la vie privée, contre la réputation
|
|
des individus, cette fleur tendre et fragile. Je me flatte, monsieur,
|
|
que j'ai dévoué toute mon énergie à... à des efforts... faibles
|
|
peut-être, oui, j'en conviens, à de faibles efforts, pour inculquer ces
|
|
principes que... dont... pour lesquels....»
|
|
|
|
L'éditeur de la _Gazette d'Eatanswill_ paraissant s'embrouiller, M.
|
|
Pickwick vint à son secours en lui disant:
|
|
|
|
«Certainement, monsieur.
|
|
|
|
--Et permettez-moi de vous demander, monsieur, de vous demander comme à
|
|
un homme impartial ce que le public de Londres pense de ma polémique
|
|
avec l'_Indépendant_?»
|
|
|
|
M. Perker s'interposa et dit avec un sourire malicieux qui n'était pas
|
|
tout à fait accidentel:
|
|
|
|
«Le public de Londres s'y intéresse beaucoup, sans aucun doute.
|
|
|
|
--Cette polémique, poursuivit le journaliste, sera continuée aussi
|
|
longtemps qu'il me restera un peu de santé et de force, un peu de ces
|
|
talents que j'ai reçus de la nature. A cette polémique, monsieur,
|
|
quoiqu'elle puisse déranger l'esprit des hommes, exaspérer leurs
|
|
opinions et les rendre incapables de s'occuper des devoirs prosaïques de
|
|
la vie ordinaire; à cette polémique, monsieur, je consacrerai toute mon
|
|
existence, jusqu'à ce que j'aie broyé sous mon pied l'_Indépendant
|
|
d'Eatanswill_. Je désire, monsieur, que le peuple de Londres, que le
|
|
peuple de mon pays sache qu'il peut compter sur moi, que je ne
|
|
l'abandonnerai point, que je suis résolu, monsieur, à demeurer son
|
|
champion jusqu'à la fin.
|
|
|
|
--Votre conduite est très-noble, monsieur, s'écria M. Pickwick, et il
|
|
secoua chaleureusement la main du magnanime éditeur.
|
|
|
|
--Je m'aperçois, monsieur, répondit celui-ci, tout essoufflé par la
|
|
véhémence de sa déclaration patriotique; je m'aperçois que vous êtes un
|
|
homme de sens et de talent. Je suis très-heureux, monsieur, de faire la
|
|
connaissance d'un tel homme.
|
|
|
|
--Et moi, monsieur, rétorqua M, Pickwick, je me sens profondément honoré
|
|
par cette expression de votre opinion. Permettez-moi, monsieur, de vous
|
|
présenter mes compagnons de voyage, les autres membres correspondants du
|
|
club que je suis orgueilleux d'avoir fondé.»
|
|
|
|
M. Pott ayant déclaré qu'il en serait enchanté, M. Pickwick alla
|
|
chercher ses trois amis, et les présenta formellement à l'éditeur de la
|
|
_Gazette d'Eatanswill_.
|
|
|
|
«Maintenant, mon cher Pott, dit le petit M. Perker, la question est de
|
|
savoir ce que nous ferons de nos amis ici présents.
|
|
|
|
--Nous pouvons rester dans cette maison, je suppose? dit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Pas un lit de reste, monsieur, pas un seul lit.
|
|
|
|
--Extrêmement embarrassant! reprit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Extrêmement, répétèrent ses acolytes.
|
|
|
|
--J'ai à ce sujet, dit M. Pott, une idée qui, je l'espère, peut être
|
|
adoptée avec beaucoup de succès. Il y a deux lits au _Paon d'argent_, et
|
|
je puis dire hardiment, au nom de Mme Pott, qu'elle sera enchantée de
|
|
donner l'hospitalité à M. Pickwick et à l'un de ses compagnons, si les
|
|
deux autres gentlemen et leur domestique consentent à s'arranger de leur
|
|
mieux au _Paon d'argent_.»
|
|
|
|
Après des instances répétées de M. Pott, et des protestations nombreuses
|
|
de M. Pickwick, qu'il ne pouvait pas consentir à déranger l'aimable
|
|
épouse de l'éditeur, il fut décidé que c'était là le seul arrangement
|
|
exécutable; aussi fut-il exécuté. Après avoir dîné ensemble aux _Armes
|
|
de la ville_, et être convenus de se réunir le lendemain matin dans le
|
|
même lieu pour accompagner la procession de l'honorable Samuel Slumkey,
|
|
nos amis se séparèrent, M. Tupman et M. Snodgrass se retirant au _Paon
|
|
d'argent_, M. Pickwick et M. Winkle se réfugiant sous le toit
|
|
hospitalier de M. Pott.
|
|
|
|
Le cercle domestique de M. Pott se composait de lui-même et de sa femme.
|
|
Tous les hommes qu'un puissant génie a élevés à un poste éminent dans le
|
|
monde, ont ordinairement quelque petite faiblesse, qui n'en paraît que
|
|
plus remarquable par le contraste qu'elle forme avec leur caractère
|
|
public. Si M. Pott avait une faiblesse, c'était apparemment d'être un
|
|
peu trop soumis à la domination légèrement méprisante de son épouse.
|
|
Cependant noua n'avons pas le droit d'insister sur ce fait, car, dans la
|
|
circonstance actuelle, toutes les manières les plus engageantes de Mme
|
|
Pott furent employées à recevoir les deux gentlemen amenés par son mari.
|
|
|
|
«Chère amie, dit M. Pott, M. Pickwick, M. Pickwick de Londres.»
|
|
|
|
Mme Pott reçut avec une douceur enchanteresse le serrement de main
|
|
paternel de M. Pickwick, tandis que M. Winkle, qui n'avait pas été
|
|
annoncé du tout, salua et se glissa dans un coin obscur.
|
|
|
|
«Mon cher, dit la dame.
|
|
|
|
--Chère amie, répondit l'éditeur.
|
|
|
|
--Présentez l'autre gentleman.
|
|
|
|
--Je vous demande un million de pardons, dit M. Pott. Permettez-moi....
|
|
Madame Pott, monsieur....
|
|
|
|
--Winkle, dit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Winkle, répéta M. Pott; et la cérémonie de l'introduction fut
|
|
complète.
|
|
|
|
--Nous vous devons beaucoup d'excuses, madame, reprit M. Pickwick, pour
|
|
avoir ainsi troublé vos arrangements domestiques.
|
|
|
|
--Je vous prie de n'en point parler, monsieur, répliqua avec vivacité la
|
|
moitié féminine de Pott. C'est, je vous assure, un grand plaisir pour
|
|
moi d'apercevoir de nouveaux visages, vivant comme je le fais de jour en
|
|
jour, de semaine en semaine, dans ce triste endroit, et sans voir
|
|
personne.
|
|
|
|
--Personne! ma chère? s'écria M. Pott, avec finesse.
|
|
|
|
--Personne que vous, rétorqua son épouse avec aspérité.
|
|
|
|
--En effet, monsieur Pickwick, reprit leur hôte pour expliquer les
|
|
lamentations de sa femme; en effet, nous sommes privés de beaucoup de
|
|
plaisirs que nous devrions partager. Ma position comme éditeur de la
|
|
_Gazette d'Eatanswill_, le rang que cette feuille occupe dans le pays,
|
|
mon immersion constante dans le tourbillon de la politique....»
|
|
|
|
Mme Pott interrompit son époux. «Mon cher, dit-elle.
|
|
|
|
--Chère amie, répondit l'éditeur.
|
|
|
|
--Je désirerais que vous voulussiez bien trouver un autre sujet de
|
|
conversation, afin que ces messieurs puissent y prendre quelque intérêt.
|
|
|
|
--Mais, mon amour, dit M. Pott avec humilité, M. Pickwick y prend grand
|
|
intérêt.
|
|
|
|
--C'est fort heureux pour lui! Mais _moi_ je suis lasse, à mourir, de
|
|
votre politique, de vos querelles avec l'_Indépendant_, et de toutes ces
|
|
sottises. Je suis tout à fait étonnée, Pott, que vous donniez ainsi en
|
|
spectacle vos absurdités.
|
|
|
|
--Mais, chère amie, murmura le malheureux époux.
|
|
|
|
--Sottises! ne me parlez pas. Jouez-vous à l'écarté, monsieur?
|
|
|
|
--Je serai enchanté, madame, d'apprendre avec vous, répondit galamment
|
|
M. Winkle.
|
|
|
|
--Eh bien! alors, tirez cette table auprès de la fenêtre, pour que je
|
|
n'entende plus cette éternelle politique.
|
|
|
|
--Jane, dit M. Pott à la servante, qui apportait de la lumière,
|
|
descendez dans le bureau, et montez-moi la collection des gazettes pour
|
|
l'année 1830. Je vais vous lire, continua-t-il en se tournant vers M.
|
|
Pickwick, je vais vous lire quelques-uns des articles de fond que j'ai
|
|
écrits, à cette époque, sur la conspiration des jaunes pour faire nommer
|
|
un nouveau péager à notre Turnpike. Je me flatte qu'ils vous amuseront.
|
|
|
|
--Je serai véritablement charmé de vous entendre,» répondit M. Pickwick.
|
|
|
|
Son voeu fut bientôt exaucé. La servante revint avec une collection de
|
|
gazettes, et l'éditeur s'étant assis auprès de son hôte, se mit à lire
|
|
immédiatement.
|
|
|
|
Nous avons feuilleté le mémorandum de M. Pickwick, dans l'espoir de
|
|
retrouver au moins un sommaire de ces magnifiques compositions; mais ce
|
|
fut vainement. Nous avons cependant des raisons de croire que la vigueur
|
|
et la fraîcheur du style le ravirent entièrement, car M. Winkle a noté
|
|
que ses yeux, comme par un excès de plaisir, restèrent fermés pendant
|
|
toute la durée de la lecture.
|
|
|
|
L'annonce que le souper était servi mit un terme au jeu d'écarté et à la
|
|
récapitulation des beautés de la _Gazette_. M. Winkle avait déjà fait
|
|
des progrès considérables dans les bonnes grâces de Mme Pott. Elle était
|
|
d'une humeur charmante, et n'hésita pas à l'informer confidentiellement
|
|
que M. Pickwick était un vieux bonhomme tout à fait aimable. Il y a dans
|
|
ces expressions une familiarité que ne se serait permise aucun de ceux
|
|
qui connaissaient intimement l'esprit colossal de ce philosophe.
|
|
Cependant nous les avons conservées parce qu'elles prouvent d'une
|
|
manière touchante et convaincante la facilité avec laquelle il gagnait
|
|
tous les coeurs, et le cas immense que faisaient de lui toutes les
|
|
classes de la société.
|
|
|
|
La nuit était avancée, M. Tupman et M. Snodgrass dormaient depuis
|
|
longtemps sous l'aile du _Paon d'argent_, lorsque nos deux amis se
|
|
retirèrent dans leurs chambres. Le sommeil s'empara bientôt de leurs
|
|
sens, mais, quoiqu'il eût rendu M. Winkle insensible à tous les objets
|
|
terrestres, le visage et la tournure de l'agréable Mme Pott se
|
|
présentèrent, pendant longtemps encore, à sa fantaisie excitée.
|
|
|
|
Le mouvement et le bruit de la matinée suivante étaient suffisants pour
|
|
chasser de l'imagination la plus romantique toute autre idée que celle
|
|
de l'élection. Le roulement des tambours, le son des cornes et des
|
|
trompettes, les cris de la populace, le piétinement des chevaux,
|
|
retentissaient dans les rues depuis le point du jour; et de temps en
|
|
temps une escarmouche entre les enfants perdus des deux partis égayait
|
|
et diversifiait les préparatifs de la cérémonie.
|
|
|
|
Sam parut à la porte de la chambre à coucher de M. Pickwick, justement
|
|
comme il terminait sa toilette. Hé! bien, Sam, lui dit-il, tout le monde
|
|
est en mouvement, aujourd'hui?
|
|
|
|
«Oh! personne ne caponne, monsieur. Nos particuliers sont rassemblés aux
|
|
_Armes de la ville_, et ils ont tant crié déjà qu'ils en sont tout
|
|
enrouillés.
|
|
|
|
--Ah! ont-ils l'air dévoué à leur parti, Sam?
|
|
|
|
--Je n'ai jamais vu de dévouement comme ça, monsieur.
|
|
|
|
--Énergique, n'est-ce pas?
|
|
|
|
--Je crois bien. Je n'ai jamais vu boire ni bâfrer si énergiquement. Il
|
|
pourrait bien en crever quelques-uns, voilà tout.
|
|
|
|
--Cela vient de la générosité malentendue des bourgeois de cette ville.
|
|
|
|
--C'est fort probable, répondit Sam d'un ton bref.
|
|
|
|
--Ha! dit M. Pickwick, en regardant par la fenêtre, de beaux gaillards,
|
|
bien vigoureux, bien frais.
|
|
|
|
--Très-frais, pour sûr. Les deux garçons du _Paon d'argent_ et moi, nous
|
|
avons pompé sur tous les électeurs qui y ont soupé hier.
|
|
|
|
--Pompé sur des électeurs indépendants!
|
|
|
|
--Oui, monsieur. Ils ont ronflé cette nuit oùs qu'ils étaient tombés
|
|
ivres-morts hier soir. Ce matin, nous les avons insinués, l'un après
|
|
l'autre, sous la pompe, et voilà! Ils sont tous en bon état maintenant.
|
|
Le comité nous a donné un shilling par tête pour ce service-là!...
|
|
|
|
--Est-il possible qu'on fasse des choses semblables! s'écria M. Pickwick
|
|
plein d'étonnement.
|
|
|
|
--Bah! monsieur, ça n'est rien, rien du tout.
|
|
|
|
--Rien?
|
|
|
|
--Rien du tout, monsieur. La nuit d'avant le dernier jour de la dernière
|
|
élection, ici, l'autre parti a gagné la servante des _Armes de la ville_
|
|
pour épicer le grog de quatorze électeurs qui restaient dans la maison,
|
|
et qui n'avaient pas encore voté.
|
|
|
|
--Qu'est-ce que vous entendez par _épicer_ du grog?
|
|
|
|
--Mettre de l'eau d'ânon dedans, monsieur. Que le bon Dieu m'emporte si
|
|
ça ne les a pas fait roupiller douze heures après l'élection. Ils en ont
|
|
porté un sur un brancard, tout endormi, pour essayer, mais bernique! le
|
|
maire n'a pas voulu de son vote; ainsi ils l'ont rapporté et replanté
|
|
dans son lit.
|
|
|
|
--Quel étrange expédient! murmura M. Pickwick, moitié pour lui-même,
|
|
moitié pour son domestique.
|
|
|
|
--Pas si farce qu'une histoire qu'est arrivée à mon père, en temps
|
|
d'élection, à ce même endroit ici, monsieur.
|
|
|
|
--Contez-moi cela, Sam.
|
|
|
|
--Voilà, monsieur. Il conduisait une mail-coach[18] de Londres ici, dans
|
|
ce temps-là. L'élection arrive, et il est retenu par un parti pour
|
|
charrier des voteurs de Londres. La veille du jour où il allait se
|
|
mettre en route, le comité de l'autre parti l'envoie chercher tout
|
|
tranquillement. Il s'en va avec le commissionnaire, qui le fait entrer
|
|
dans une grande chambre. Tas de gentlemen, montagnes de papiers, plumes
|
|
et le reste. «Ah! monsieur Weller, dit le président, charmé de vous
|
|
voir. Comment ça va-t-il? qu'il dit.--Très-bien, mossieur, merci, dit
|
|
mon père. J'espère que vous ne maigrissez pas, non plus, qu'il
|
|
dit.--Merci, ça ne va pas mal, dit le gentleman. Asseyez-vous, monsieur,
|
|
je vous en prie.» Ainsi mon père s'asseoit, et le gentleman et lui se
|
|
regardent fisquement leurs deux boules. «Vous ne me reconnaissez pas?
|
|
dit l'autre.--Peux pas dire que je vous aie jamais vu, répond mon
|
|
père.--Oh! moi je vous connais, dit l'autre. Je vous ai connu tout
|
|
petit, dit-il.--C'est égal, je ne vous remets pas du tout, dit mon
|
|
père.--C'est fort drôle, dit l'autre.--Joliment, dit mon père.--Faut qu'
|
|
vous ayez une mauvaise mémoire, monsieur Weller, dit l'autre.--C'est
|
|
vrai qu'a n'est pas fameuse, dit mon père.--Je m'en avais douté, dit
|
|
l'autre.» Comme ça, il lui verse un verre de vin, et il le chatouille
|
|
sur sa manière de conduire, et il le met dans une bonne humeur soignée,
|
|
et à la fin il lui montre une banknote de vingt livres sterling[19].
|
|
«C'est une mauvaise route d'ici à Londres? qu'il lui dit.--Par-ci par-là
|
|
y a de vilains endroits, dit mon père.--Et surtout près du canal, je
|
|
crois? dit le gentleman.--Pour un vilain endroit, c'est un vilain
|
|
endroit, dit mon père.--Hé bien! monsieur Weller, dit l'autre, vous êtes
|
|
un excellent cocher, et vous pouvez faire tout ce que vous voulez avec
|
|
vos chevaux, on sait ça. Nous avons tous bien de l'amitié pour vous,
|
|
monsieur Weller. Ainsi, dans le cas qu'il vous arriverait _par hasard_
|
|
un accident quand vous amènerez les électeurs ici, dans le cas que vous
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les verseriez dans le canal, sans leur faire aucun mal, ceci est pour
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vous, qu'il dit.--Mossieur, vous êtes extrêmement bon, dit mon père, et
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je vais boire à vot' santé un autre verre de vin, dit-il.» Alors il
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boit, empoche la monnaie, et il salue son monde. Hé bien! monsieur,
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continua Sam en regardant son maître avec un air d'impudence
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inexprimable, croiriez-vous que, justement le jour où il menait ces
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mêmes électeurs, sa voiture fut versée précisément dans cet endroit-là,
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et tous les voyageurs lancés dans le canal?
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[Footnote 18: Sorte de diligence.]
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[Footnote 19: 500 francs.]
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--Et retirés sur-le-champ? demanda vivement M. Pickwick.
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--Pour ça, répliqua Sam très-lentement, on dit qu'il y manquait un vieux
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gentleman. Je sais bien qu'on a repêché son chapeau, mais je ne suis pas
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bien certain si sa boule était dedans, oui-z-ou non. Mais ce que je
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regarde, c'est la hextraordinaire coïncidence que la voiture de mon père
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s'est versée, juste au même endroit et le même jour, après ce que le
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gentleman lui avait dit.
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--Sans aucun doute, c'est un hasard bien extraordinaire, répondit M.
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Pickwick; mais brossez mon chapeau, Sam, car j'entends M. Winkle qui
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m'appelle pour déjeuner.»
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M. Pickwick descendit dans le parloir, où il trouva le déjeuner servi et
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la famille déjà rassemblée. Le repas disparut rapidement; les chapeaux
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des gentlemen furent décorés d'énormes cocardes bleues, faites par les
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belles mains de Mme Pott elle-même; et M. Winkle se chargea
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d'accompagner cette dame sur le toit d'une maison voisine des
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_hustings_, tandis que M. Pickwick se rendrait avec M. Pott aux _Armes
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de la ville_. Un membre du comité de M. Slumkey haranguait, d'une des
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fenêtres de cet hôtel, six petits garçons et une jeune fille, qu'il
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appelait pompeusement à tout bout de champ: _hommes d'Eatanswill_; sur
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quoi les six petits garçons susmentionnés applaudissaient
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prodigieusement.
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La cour de l'hôtel offrait des symptômes moins équivoques de la gloire
|
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et de la puissance des bleus d'Eatanswill. Il y avait une armée entière
|
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de bannières et de drapeaux, étalant des devises appropriées à la
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circonstance, en caractères d'or, de quatre pieds de haut et d'une
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largeur proportionnée. Il y avait une bande de trompettes, de bassons et
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de tambours, rangés sur quatre de front et gagnant leur argent en
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conscience, principalement les tambours, qui étaient fort musculeux. Il
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y avait des troupes de constables, avec des bâtons bleus, vingt membres
|
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du comité avec des écharpes bleues, et tout un monde d'électeurs, avec
|
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des cocardes bleues. Il y avait des électeurs à cheval et des électeurs
|
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à pied. Il y avait un carrosse découvert, à quatre chevaux, pour
|
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l'honorable Samuel Slumkey. Et les drapeaux flottaient, et les musiciens
|
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jouaient, et les constables juraient, et les vingt membres du comité
|
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haranguaient, et la foule braillait, et les chevaux piaffaient et
|
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reculaient, et les postillons suaient; et toutes les choses, tous les
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|
individus réunis en cet endroit, s'y trouvaient pour l'avantage, pour
|
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l'honneur, pour la renommée, pour l'usage spécial de l'honorable Samuel
|
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Slumkey, de Slumkey-Hall, l'un des candidats pour la représentation du
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bourg d'Eatanswill, dans la chambre des communes du parlement du
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Royaume-Uni.
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Longues et bruyantes furent les acclamations, et l'un des drapeaux
|
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bleus, portant ces mots: LIBERTÉ DE LA PRESSE, s'agita convulsivement
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quand la tête rousse de M. Pott fut aperçue par la foule à l'une des
|
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fenêtres. Mais l'enthousiasme fut épouvantable quand l'honorable Samuel
|
|
Slumkey lui-même, en bottes à revers et en cravate bleue, s'avança,
|
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saisit la main dudit Pott, et témoigna à la multitude par des gestes
|
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mélodramatiques, sa reconnaissance ineffaçable des services que lui
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avait rendus la _Gazette d'Eatanswill_.
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«Tom est-il prêt? demanda ensuite l'honorable Samuel Slumkey à M.
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Perker.
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--Oui, mon cher monsieur, répliqua le petit homme.
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--On n'a rien oublié, j'espère?
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--Rien du tout, mon cher monsieur; pas la moindre chose. Il y a vingt
|
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hommes, bien lavés, à qui vous donnerez des poignées de main, à la
|
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porte; et six enfants, dans les bras de leurs mères, que vous caresserez
|
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sur la tête et dont vous demanderez l'âge. Surtout ne négligez pas les
|
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enfants, mon cher monsieur. Ces sortes de choses produisent toujours un
|
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bon effet.
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--J'y penserai, dit l'honorable Samuel Slumkey.
|
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--Et, peut-être, mon cher monsieur, ajouta le prévoyant petit homme, si
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vous pouviez... je ne dis pas que cela soit indispensable... mais si
|
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vous pouviez prendre sur vous de baiser un des bambins, cela produirait
|
|
une grande impression sur la foule.
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--L'effet ne serait-il pas le même si vous vous chargiez de la besogne?
|
|
demanda M. Samuel Slumkey.
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--J'ai peur que non, mon cher monsieur. Mais si vous le faisiez
|
|
vous-même, je pense que cela vous rendrait très-populaire.
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--Très-bien, dit l'honorable Samuel Slumkey d'un air résigné, il faut en
|
|
passer par là, voilà tout.
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--Arrangez la procession!» crièrent les vingt membres du comité.
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|
Au milieu des acclamations de la multitude, musiciens, constables,
|
|
membres du comité, électeurs, cavaliers, carrosses prirent leurs places.
|
|
Chacune des voitures à deux chevaux contenait autant de gentlemen
|
|
empilés et debout qu'il avait été possible d'en faire tenir. Celle qui
|
|
était assignée à M. Perker renfermait M. Pickwick, M. Tupman, M.
|
|
Snodgrass et une demi-douzaine de membres du comité.
|
|
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|
Il y eut un moment de silence solennel, lorsque la procession attendit
|
|
que l'honorable Samuel Slumkey montât dans son carrosse.
|
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|
Tout d'un coup la foule poussa une acclamation.
|
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|
«Il est sorti!» s'écria le petit Perker, d'autant plus ému que sa
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|
position ne lui permettait pas de voir ce qui se passait en avant.
|
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|
Une autre acclamation, plus forte:
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«Il a donné des poignées de main aux hommes!» dit le petit agent.
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|
Une autre acclamation, beaucoup plus violente:
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«Il a caressé les bambins sur la tête!» continua M. Perker tremblant
|
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d'anxiété.
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Un tonnerre d'applaudissements qui déchirent les airs:
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«Il en a baisé un!» s'écria le petit homme enchanté.
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Un second tonnerre:
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«Il en a baisé un autre!»
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Un troisième tonnerre, assourdissant:
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«Il les baise tous!» vociféra l'enthousiaste petit gentleman, et au
|
|
même instant la procession se mit en marche, saluée par les acclamations
|
|
retentissantes de la multitude.
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|
Comment et par quelle cause les deux processions se heurtèrent, et
|
|
comment la confusion qui s'ensuivit fut enfin terminée, c'est ce que
|
|
nous ne pouvons entreprendre de décrire: car au commencement de la
|
|
bagarre le chapeau de M. Pickwick fut enfoncé sur ses yeux, sur son nez
|
|
et sur sa bouche, par l'application d'un drapeau jaune. D'après ce que
|
|
cet illustre philosophe put conclure du petit nombre de rayons visuels
|
|
qui passaient entre ses joues et son feutre, il se représente comme
|
|
entouré de tous côtés par des physionomies irritées et féroces, par un
|
|
vaste nuage de poussière et par une foule épaisse de combattants. Il
|
|
raconte qu'il fut arraché de sa voiture par un pouvoir invisible, et
|
|
qu'il prit part personnellement à des exercices pugilastiques; mais avec
|
|
qui, ou comment, ou pourquoi, c'est ce qu'il lui est absolument
|
|
impossible d'établir. Ensuite il fut poussé sur des gradins de bois par
|
|
les personnes qui étaient derrière lui, et, en retirant son chapeau, il
|
|
se trouva environné de ses amis, sur le premier rang du côté gauche des
|
|
_hustings_. Le côté droit était réservé pour le parti jaune; le centre
|
|
pour le maire et ses assistants. L'un de ceux-ci, le gros crieur
|
|
d'Eatanswill, secouait une énorme cloche, ingénieux moyen de faire faire
|
|
silence. Cependant M. Horatio Fizkin et l'honorable Samuel Slumkey, leur
|
|
main droite posée sur leur coeur, s'occupaient à saluer, avec la plus
|
|
grande affabilité, la mer orageuse de têtes qui inondait la place et de
|
|
laquelle s'élevait une tempête de gémissements, d'acclamations, de
|
|
sifflements, de hurlements, qui aurait fait honneur à un tremblement de
|
|
terre.
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|
|
|
«Voilà Winkle, dit M. Tupman à son illustre ami, en le tirant par la
|
|
manche.
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|
|
|
--Où? demanda M. Pickwick en ajustant sur son nez ses lunettes, qu'il
|
|
avait heureusement gardées jusque-là dans sa poche.
|
|
|
|
--Là, répondit M. Tupman, sur le toit de cette maison.»
|
|
|
|
Et en effet, dans une large gouttière de plomb, M. Winkle et Mme Pott
|
|
étaient confortablement assis sur une couple de chaises, agitant leurs
|
|
mouchoirs pour se faire mieux reconnaître.
|
|
|
|
M. Pickwick rétorqua ce compliment en envoyant un baiser de sa main à la
|
|
dame.
|
|
|
|
L'élection n'avait pas encore commencé, et comme une multitude inactive
|
|
est généralement disposée à être facétieuse, cette innocente action fut
|
|
suffisante pour faire naître mille plaisanteries.
|
|
|
|
«Ohé! là-haut! vieux renard! C'est-il beau de faire des galanteries aux
|
|
filles?
|
|
|
|
--Oh! le vénérable pécheur!
|
|
|
|
--Il met ses besicles pour lorgner les femmes mariées.
|
|
|
|
--Le scélérat! Il lui fait les yeux doux, à travers ses carreaux.
|
|
|
|
--Surveillez votre femme, Pott!» Et ces lazzis furent suivis de grands
|
|
éclats de rire.
|
|
|
|
Comme ces brocards étaient accompagnés d'odieuses comparaisons entre M.
|
|
Pickwick et un vieux bouc, ainsi que d'autres traits d'esprit du même
|
|
genre, et comme elles tendaient, en outre, à entacher l'honneur d'une
|
|
innocente dame, l'indignation de notre héros fut excessive: mais le
|
|
silence étant proclamé dans cet instant, il se contenta de jeter à la
|
|
populace un regard de mépris et de pitié, qui la fit rire plus
|
|
bruyamment que jamais.
|
|
|
|
«Silence! beuglèrent les acolytes du maire.
|
|
|
|
--Whiffin, proclamez le silence! dit le maire d'un air pompeux, qui
|
|
convenait à sa position élevée. Le crieur, pour obéir à cet ordre,
|
|
exécuta un autre concerto sur sa sonnette, après quoi un gentleman de la
|
|
foule cria, de toutes ses forces, _Fifine!_ ce qui occasiona d'autres
|
|
éclats de rire.
|
|
|
|
--Gentlemen! dit le maire, en donnant toute l'étendue possible à sa
|
|
voix. Gentlemen, frères électeurs du bourg d'Eatanswill, nous sommes
|
|
assemblés aujourd'hui pour élire un représentant à la place de notre
|
|
dernier....»
|
|
|
|
Ici, le maire fut interrompu car une voix qui criait dans la foule:
|
|
|
|
«Bonne chance à M. le maire! et qu'il reste toujours dans les clous et
|
|
les casseroles qu'ils y ont fait sa fortune.»
|
|
|
|
Cette allusion aux entreprises commerciales de l'orateur excita un
|
|
ouragan de gaieté qui, avec son accompagnement de sonnette, empêcha
|
|
d'entendre un seul mot de la harangue du maire, à l'exception,
|
|
cependant, de la dernière phrase, par laquelle il remerciait ses
|
|
auditeurs de l'attention bienveillante qu'ils lui avaient prêtée. Cette
|
|
expression de gratitude fut accueillie par une autre explosion de joie,
|
|
qui dura environ un quart d'heure.
|
|
|
|
Un grand gentleman efflanqué, dont le cou était comprimé par une
|
|
cravate blanche très-roide, parut alors en scène, au milieu des
|
|
interruptions fréquentes de la foule, qui l'engageait à envoyer
|
|
quelqu'un chez lui pour voir s'il n'avait pas oublié sa voix sous son
|
|
traversin. Il demanda la permission de présenter une personne propre et
|
|
convenable, pour représenter au parlement les électeurs d'Eatanswill, et
|
|
quand il déclara que c'était Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge,
|
|
près Eatanswill, les fizkiniens applaudirent et les slumkéïens
|
|
grognèrent, si longtemps et si bruyamment, que le parrain du candidat,
|
|
au lieu de parler, aurait pu chanter des chansons bachiques sans que
|
|
personne s'en fût douté.
|
|
|
|
Les amis d'Horatio Fizkin, Esquire, ayant joui de leur primauté, un
|
|
petit homme, au visage colérique et rouge comme un oeillet, s'avança afin
|
|
de nommer une autre personne propre et convenable, pour représenter au
|
|
parlement les électeurs d'Eatanswill; mais la nature de cet individu
|
|
était trop irritable pour lui permettre de cheminer tranquillement parmi
|
|
les forces de la multitude. Après quelques sentences d'éloquence
|
|
figurative, le gentleman colérique se mit à tonner contre les
|
|
interrupteurs; puis il échangea des provocations avec les gentlemen
|
|
placés sur les hustings. Alors il se leva de toutes parts un tapage qui
|
|
l'obligea d'exprimer ses sentiments par une pantomime sérieuse, au bout
|
|
de laquelle il céda la place à l'orateur chargé de seconder sa motion.
|
|
Celui-ci, pendant une bonne demi-heure, psalmodia un discours écrit,
|
|
qu'aucun tumulte ne put lui faire interrompre; car il l'avait envoyé
|
|
d'avance à la _Gazette d'Eatanswill_, qui devait l'imprimer mot pour
|
|
mot.
|
|
|
|
Enfin, Fizkin, Esquire de Fizkin-Loge, près d'Eatanswill, se présenta
|
|
pour parler aux électeurs, mais aussitôt les bandes de musiciens
|
|
employées par l'honorable Samuel Slumkey, commencèrent à exécuter une
|
|
fanfare avec une vigueur toute nouvelle. En échange de cette attention,
|
|
la multitude jaune se mit à caresser la tête et les épaules de la
|
|
multitude bleue; la multitude bleue voulut se débarrasser de l'incommode
|
|
voisinage de la multitude jaune, et il s'ensuivit une scène de
|
|
bousculades, de luttes, de combats, que nous désespérons de pouvoir
|
|
représenter. Le maire s'efforça vainement d'y mettre fin; vainement il
|
|
ordonna d'un ton impératif à douze constables de saisir les principaux
|
|
meneurs, qui pouvaient être au nombre de deux cent cinquante; le tumulte
|
|
continua. Durant l'émeute, Horatio Fizkin, Esquire de Fiskin-Loge et ses
|
|
amis devinrent de plus en plus furieux; enfin, Horatio Fiskin demanda,
|
|
d'un ton péremptoire, à son adversaire l'honorable Samuel Slumkey, de
|
|
Slumkey-Hall, si ces musiciens jouaient par son ordre. L'honorable
|
|
Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, refusant de répondre à cette question,
|
|
Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin Loge, montra le poing à l'honorable
|
|
Samuel Slumkey-Hall: sur quoi, le sang de l'honorable Samuel Slumkey
|
|
s'étant échauffé, il provoqua, en combat mortel, Horatio Fizkin,
|
|
Esquire. Quand le maire entendit cette violation de toutes les règles
|
|
connues et de tous les précédents, il ordonna une nouvelle fantaisie sur
|
|
la sonnette, et déclara que son devoir l'obligeait à faire comparaître
|
|
devant lui, Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge, et l'honorable
|
|
Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, pour leur faire prêter serment de ne
|
|
point troubler la paix de Sa Majesté. A cette menace terrible, les amis
|
|
des deux candidats s'interposèrent, et lorsque les deux partis se furent
|
|
querellés, deux à deux, pendant trois quarts d'heure, Horatio Fizkin,
|
|
Esquire, mit la main à son chapeau, en regardant l'honorable Samuel
|
|
Slumkey; l'honorable Samuel Slumkey mit la main à son chapeau en
|
|
regardant Horatio Fizkin, Esquire, les musiciens furent interrompus; la
|
|
multitude s'apaisa en partie, et Horatio Fizkin, Esquire, put continuer
|
|
sa harangue.
|
|
|
|
Les discours des deux candidats, quoique différents sous tous les autres
|
|
rapports, s'accordaient pour offrir un tribut touchant au mérite et à la
|
|
noblesse d'âme des électeurs d'Eatanswill. Chacun exprima son intime
|
|
conviction, qu'il n'avait jamais existé, sur la terre, une réunion
|
|
d'hommes plus indépendants, plus éclairés, plus patriotes, plus
|
|
vertueux, plus désintéressés que ceux qui avaient promis de voter pour
|
|
_lui_: chacun fit entendre obscurément qu'il soupçonnait les électeurs
|
|
de l'autre parti d'être influencés par de honteux motifs, d'être adonnés
|
|
à d'ignobles habitudes d'ivrognerie, qui les rendaient tout à fait
|
|
indignes d'exercer les importantes fonctions confiées à leur honneur
|
|
pour le bonheur de la patrie. Fizkin exprima son empressement à faire
|
|
tout ce qui lui serait proposé[20]; Slumkey, sa détermination de ne
|
|
jamais rien accorder de ce qui lui serait demandé. L'un et l'autre
|
|
mirent en fait, que l'agriculture, les manufactures, le commerce, la
|
|
prospérité d'Eatanswill, seraient toujours plus chers à leur coeur que
|
|
tous les autres objets terrestres. Chacun d'eux, enfin, était heureux
|
|
de pouvoir déclarer que, grâce à sa confiance dans le discernement des
|
|
électeurs, il était sûr que c'était lui qui serait nommé.
|
|
|
|
[Footnote 20: Le ministère était apparemment libéral.
|
|
|
|
(_Note du traducteur._)]
|
|
|
|
A la suite de ce discours, on procéda par main levée; le maire décida en
|
|
faveur de l'honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall; Horatio Fizkin,
|
|
Esquire, de Fizkin-Loge, demanda un scrutin: et en conséquence un
|
|
scrutin fut décrété. Ensuite on vota des remerciements au maire, pour
|
|
son admirable façon de présider, et le maire remercia l'assemblée, en
|
|
souhaitant de tout son coeur que _le fauteuil de la présidence_ n'eût pas
|
|
été un vain mot, car il avait été debout pendant toute la durée de
|
|
l'opération. Les processions se reformèrent; les voitures roulèrent
|
|
lentement à travers la foule, et celle-ci applaudit ou siffla, suivant
|
|
ce que lui dictaient ses affections ou ses caprices.
|
|
|
|
Pendant toute la durée du scrutin, la ville entière sembla agitée d'une
|
|
fièvre d'enthousiasme. Tout se passait de la manière la plus libérale et
|
|
la plus délicieuse. Les spiritueux étaient remarquablement bon marché,
|
|
chez tous les débitants. Des brancards parcouraient les rues pour la
|
|
commodité des électeurs qui se trouvaient incommodés d'étourdissements
|
|
passagers; car, durant toute la lutte électorale, cette espèce
|
|
d'indisposition épidémique s'étant développée chez les votants avec une
|
|
rapidité singulière et tout à fait alarmante, on les voyait souvent
|
|
étendus sur le pavé des rues, dans un état d'insensibilité complète. Le
|
|
dernier jour il y avait encore un petit nombre d'électeurs qui n'avaient
|
|
point voté. C'étaient des individus réfléchis, calculateurs, qui
|
|
n'étaient pas suffisamment convaincus par les raisons de l'un ou l'autre
|
|
parti, quoiqu'ils eussent eu de nombreuses conférences avec tous les
|
|
deux. Une heure avant la fermeture du scrutin, M. Perker sollicita
|
|
l'honneur d'avoir une entrevue privée avec ces nobles, ces intelligents
|
|
patriotes. Les arguments qu'il employa furent brefs, mais convaincants.
|
|
Les retardataires allèrent en troupe au scrutin, et quand ils en
|
|
sortirent, l'honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, était sorti déjà
|
|
de l'urne électorale.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
CHAPITRE XIV.
|
|
|
|
Contenant une courte description de la compagnie assemblée au _Paon
|
|
d'argent_, et de plus une histoire racontée par un commis-voyageur.
|
|
|
|
|
|
C'est avec un plaisir toujours nouveau, qu'après avoir contemplé les
|
|
tourments et les combats de la vie politique, on ramène son attention
|
|
sur la tranquillité de la vie privée. Quoique en réalité, M. Pickwick ne
|
|
tint pas beaucoup à l'un ou à l'autre parti, il avait été assez enflammé
|
|
par l'enthousiasme de Pott, pour appliquer ses immenses facultés
|
|
intellectuelles aux opérations que nous venons de raconter, d'après son
|
|
mémorandum. Pendant qu'il était ainsi occupé, M. Winkle ne restait pas
|
|
oisif, mais il dévouait tout son temps à d'agréables promenades, à de
|
|
petites excursions romantiques avec Mme Pott; car, lorsque l'occasion
|
|
s'en présentait, cette aimable dame ne manquait jamais de chercher
|
|
quelque soulagement à l'ennuyeuse monotonie dont elle se plaignait avec
|
|
tant d'amertume. M. Pickwick et M. Winkle, étant ainsi complétement
|
|
acclimatés dans la maison de l'éditeur, M. Tupman et M. Snodgrass, se
|
|
trouvèrent en grande partie réduits à leurs propres ressources. Prenant
|
|
peu d'intérêt aux affaires publiques, ils eurent recours, pour charmer
|
|
leurs loisirs, aux amusements que pouvait offrir le _Paon d'argent_. Ces
|
|
amusements se composaient d'un jeu de bagatelle, au premier étage, et
|
|
d'un solitaire jeu de quilles, dans l'arrière-cour. Grâce au dévouement
|
|
de Sam, nos voyageurs furent graduellement initiés dans les mystères de
|
|
ces passe-temps, beaucoup plus abstraits que ne le supposent les hommes
|
|
ordinaires. C'est ainsi qu'ils parvinrent à charmer la lenteur des
|
|
heures paresseuses, quoiqu'ils fussent en grande partie deshérités de la
|
|
société de M. Pickwick.
|
|
|
|
C'était principalement le soir que le _Paon d'argent_ offrait, aux deux
|
|
amis, des attractions qui leur permettaient de résister aux invitations
|
|
pressantes de l'éloquent, quoique verbeux, journaliste. C'était le soir
|
|
que le café de l'hôtel se remplissait d'un cercle d'originaux, dont les
|
|
caractères et les manières présentaient à M. Tupman des observations
|
|
délicieuses et dont les discours et les actions étaient habituellement
|
|
notés par M. Snodgrass.
|
|
|
|
On sait ce que sont ordinairement les cafés où se rassemblent messieurs
|
|
les commis voyageurs. Celui du _Paon d'argent_ ne sortait point de la
|
|
règle commune. C'était une vaste pièce toute nue, dont le maigre
|
|
ameublement avait, sans aucun doute, été meilleur lorsqu'il était plus
|
|
neuf. Une curieuse collection de chaises, aux formes grotesques et
|
|
variées, était distribuée autour d'une grande table placée au centre de
|
|
la salle, et d'une infinité de petites tables rondes, carrées ou
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triangulaires, qui en occupaient tous les coins. Un vieux tapis de
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Turquie faisait, sur le plancher, l'effet d'un petit mouchoir de femme
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sur le plancher d'une guérite. Les murs étaient garnis de deux ou trois
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grandes cartes géographiques, et de plusieurs grosses houppelandes, qui
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pendaient à une rangée de champignons. On voyait, sur la cheminée, un
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livre de poste; une histoire du Comté, moins la couverture; les restes
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mortels d'une truite, contenus dans un cercueil de verre; un encrier de
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bois, contenant un tronçon de plume, avec la moitié d'un pain à
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cacheter. Le buffet s'honorait de porter une quantité d'objets divers,
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parmi lesquels se faisaient remarquer principalement, une burette fort
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nuageuse; deux ou trois fouets; autant de châles de voyage; un
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assortiment de couteaux et de fourchettes, et surtout la moutarde.
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Enfin, l'atmosphère, épaissie par la fumée de tabac, avait communiqué
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une teinte de bistre à tous les objets, et principalement à des rideaux
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rouges et poussiéreux, qui pendaient tristement aux croisées.
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C'est là que MM. Tupman et Snodgrass buvaient et fumaient, dans la
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soirée qui suivit l'élection, avec plusieurs autres habitants
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temporaires de l'hôtel.
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«Allons! messieurs, dit _ex abrupto_, un grand et vigoureux personnage,
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qui ne possédait qu'un seul oeil, mais un petit oeil noir étincelant,
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comme quatre, de malice et de bonne humeur. Allons! messieurs, à nos
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nobles santés! Je propose toujours ce toast-là à la compagnie, mais dans
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mon for intérieur je bois à la santé de Mary. Pas vrai, Mary?...
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--Laissez-moi, monstre! répondit la servante, qui, toutefois, était
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évidemment flattée du compliment.
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--Ne vous en allez pas, Mary, reprit l'homme à l'oeil noir.
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--Laissez-moi tranquille, impertinent!
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--Ne pleurez pas d'être obligée de me quitter, Mary, poursuivit le
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personnage à l'oeil unique, tandis que la jeune fille quittait la
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chambre; j'irai vous retrouver tout à l'heure, ne vous chagrinez pas, ma
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chère! En disant ces mots il cligna son oeil solitaire du côté de la
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compagnie, à la grande satisfaction d'un personnage assez figé, qui
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avait une pipe de terre et un visage également _culottés_.
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--Les femmes, c'est des drôles de créatures, dit l'homme au visage
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culotté, après une pause.
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--Ah! c'est fameusement vrai!» s'écria, derrière son cigare, un second
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monsieur au visage couperosé.
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Après ce petit bout de philosophie, il y eut une autre pause.
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«Malgré cela, voyez-vous, il y a dans ce monde des choses plus drôles
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que les femmes, reprit l'homme à l'oeil noir, en remplissant gravement
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une pipe hollandaise d'une énorme dimension.
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--Êtes-vous marié? demanda le visage culotté.
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--Pas que je sache.
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--Je m'en avais douté.»
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En parlant ainsi, l'homme au visage culotté tomba dans une extase de
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joie, occasionnée par sa propre répartie; ce en quoi il fut imité par un
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individu à la voix douce, au visage pacifique, qui avait pour principe
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d'être toujours d'accord avec tout le monde.
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«Après tout, gentlemen, dit l'enthousiaste M. Snodgrass, les femmes sont
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le charme et la consolation de notre existence.
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--Cela est vrai, répliqua le personnage à l'air doucereux.
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--Quand elles sont de bonne humeur, ajouta le visage culotté.
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--Oh! cela est très-vrai, dit le gentleman pacifique.
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--Je repousse cette restriction! reprit M. Snodgrass dont la pensée
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retournait rapidement vers Émily Wardle. Je la repousse avec dédain.
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Montrez-moi l'homme qui profère quelque chose contre les femmes, en tant
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que femmes, et je déclare hardiment qu'il n'est pas un homme. En
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prononçant ces mots, M. Snodgrass ôta son cigare de sa bouche, et frappa
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violemment sur la table avec son poing fermé.
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--Voilà un bon argument, dit l'homme pacifique.
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--Contenant une assertion que je nie, interrompit le visage culotté.
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--Et il y a certainement aussi beaucoup de vérité dans ce que vous
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observez, monsieur, répliqua le pacifique.
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--Votre santé, monsieur, reprit le commis voyageur, à l'oeil unique, en
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le dirigeant amicalement vers M. Snodgrass.
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Le pickwickien répondit à cette politesse comme il convenait.
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«J'aime toujours à entendre un bon argument, continua le commis
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voyageur; un argument frappant comme celui-ci. C'est fort instructif.
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Mais cette petite discussion sur les femmes m'a fait souvenir d'une
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histoire que j'ai entendu raconter à mon oncle. C'est ce qui m'a fait
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dire tout à l'heure qu'il y a des choses plus drôles que les femmes.
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--Je voudrais bien entendre cette histoire-là, dit l'homme au cigare et
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au visage rouge.
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--Votre parole d'honneur? répliqua laconiquement le commis voyageur; et
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il continua à fumer avec grande véhémence.
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--Et moi aussi, ajouta M. Tupman, qui parlait pour la première fois, et
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qui était toujours désireux d'augmenter son bagage d'expérience.
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--Et vous aussi? Eh bien! je vais vous la raconter. Pourtant ce n'est
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pas trop la peine; je suis sûr que vous ne la croirez pas.»
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Et pendant que le commis voyageur parlait ainsi, son oeil solitaire
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clignait d'une façon singulièrement malicieuse.
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«Si vous m'assurez que l'histoire est vraie, je la croirai certainement,
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dit M. Tupman.
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--Moyennant cette condition, je vais vous la raconter. Avez-vous entendu
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parler de la maison Bilson et Slum? Au reste, que vous en ayez entendu
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parler ou non, cela ne fait pas grand'chose, puisqu'ils sont retirés du
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commerce depuis longtemps. Il y a quatre-vingts ans que l'histoire en
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question arriva à un commis voyageur de cette maison; il était ami
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intime avec mon oncle, et mon oncle m'a raconté l'histoire à peu près
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comme vous allez l'entendre. Il l'appelait
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L'HISTOIRE DE TOM SMART, LE COMMIS VOYAGEUR.
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Par une soirée d'hiver, au moment où l'obscurité commençait à tomber, on
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aurait pu voir sur la route qui traverse le plateau de Marlborough, une
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carriole, et dans cette carriole un homme qui pressait son cheval
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fatigué. Je dis _qu'on aurait pu voir_, et je n'ai pas le moindre doute
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qu'on aurait vu, s'il était passé par là quelque personne qui n'eût pas
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été aveugle. Mais la saison était si froide et la nuit si pluvieuse,
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qu'excepté l'eau qui tombait il n'y avait pas un chat dehors. Si un
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commis voyageur de cette époque avait rencontré ce casse-cou de petite
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carriole, avec sa caisse grise, ses roues écarlates, et sa jument baie à
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l'allure allongée, un caractère capricieux, qui avait l'air de descendre
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d'un cheval de boucher et d'une rosse de la petite poste, il aurait
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conclu du premier coup, que le conducteur de la carriole était
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nécessairement Tom Smart, de la grande maison Bilson et Slum, de
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Cateaton-Street, dans la Cité; mais comme il ne se trouvait là aucun
|
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commis voyageur, personne ne se doutait de l'affaire, et Tom Smart, sa
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carriole grise, ses roues écarlates et sa jument capricieuse, gardaient
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mutuellement leur secret, en cheminant de compagnie.
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Même dans ce triste monde, il y a bien des endroits plus agréables que
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la plaine de Marlborough, quand le vent souffle violemment. Si vous y
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joignez une sombre soirée d'hiver, une route défoncée et fangeuse, une
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pluie froide et battante, et que vous en fassiez l'expérience sur votre
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propre individu, vous comprendrez toute la force de cette observation.
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Le vent ne soufflait pas en face, ni par derrière, quoique ce soit assez
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mauvais, mais il venait en travers de la route, poussait la pluie
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obliquement, comme les lignes qu'on traçait dans nos cahiers d'écriture
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pour nous apprendre à bien pencher nos lettres: il s'apaisait par
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instants, et le voyageur commençait à se flatter qu'épuisé par sa furie,
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il s'était enfin endormi. Mais pfffouh! il recommençait à hurler et à
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siffler au loin; il arrivait en roulant par-dessus les collines; il
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balayait la plaine, et s'approchant avec une violence toujours
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croissante, il tourbillonnait autour de l'homme et du cheval; il
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fouettait dans leurs yeux, dans leurs oreilles, des bouffées d'une pluie
|
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froide et piquante; il soufflait son haleine humide et glacée jusque
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dans la moelle de leurs os; puis, quand il les avait dépassés il
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tempêtait au loin avec des mugissements étourdissants, comme s'il avait
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voulu se moquer de leur faiblesse, et se glorifier de sa puissance.
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La jument baie pataugeait dans la boue, les oreilles pendantes, et de
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temps en temps secouait la tête, comme pour exprimer le dégoût que lui
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inspirait la conduite inconvenante des éléments. Cependant elle allait
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toujours d'un bon pas, quand tout à coup, entendant venir un tourbillon,
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plus furieux que tous les autres, elle s'arrêta court, écarta ses quatre
|
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pieds, et les planta solidement sur la terre. Ce fut par une grâce
|
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spéciale de la Providence qu'elle agit ainsi, car la carriole était si
|
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légère, Tom-Smart si mince, et la jument capricieuse si efflanquée,
|
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qu'une fois enlevée par l'ouragan, tous les trois auraient
|
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infailliblement roulé, l'un par-dessus l'autre, jusqu'à ce qu'ils
|
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eussent atteint les bornes de la terre, où jusqu'à ce que le vent se fût
|
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apaisé. Or, dans l'une comme dans l'autre hypothèse, il est probable que
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ni la jument capricieuse, ni Tom Smart, ni la carriole grise aux roues
|
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écarlates, n'auraient jamais pu être remis en état de service.
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«Par mes sous-pieds et mes favoris! s'écria Tom Smart (Il avait parfois
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la mauvaise habitude de jurer); par mes sous-pieds et mes favoris!
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s'écria Tom, voilà un temps gracieux, que le diable m'évente!»
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On me demandera probablement pourquoi Tom Smart exprimait le voeu d'être
|
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éventé sur nouveaux frais, lorsqu'il était soumis à ce genre de
|
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traitement depuis si longtemps. Je n'en sais rien: seulement je sais que
|
|
Tom Smart parla de la sorte, ou du moins raconta à mon oncle, qu'il
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avait ainsi parlé; ce qui revient au même.
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«Que le diable m'évente!» dit Tom Smart; et la jument renifla comme si
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|
elle avait été précisément du même avis.
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«Allons! ma vieille fille, reprit Tom, en lui caressant le cou avec le
|
|
bout de son fouet; il n'y a pas moyen d'avancer cette nuit. Nous
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resterons à la première auberge. Ainsi plus tu iras vite, plus vite ça
|
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sera fini. Oh! oh! bellement! bellement!»
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La jument capricieuse était-elle assez habituée à la voix de son maître
|
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pour comprendre sa pensée, ou trouvait-elle qu'il faisait plus froid à
|
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rester en place qu'à marcher, c'est ce que je ne saurais dire; mais ce
|
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qu'il y a de sûr, c'est que Tom avait à peine cessé de parler, qu'elle
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|
releva ses oreilles et recommença à trotter. Elle allait grand train et
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secouait si bien la carriole grise, que Tom s'attendait à chaque instant
|
|
à voir les rayons rouges de ses roues voler à droite et à gauche, et
|
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s'enfoncer dans le sol humide. Tout bon conducteur qu'il était, Tom ne
|
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put ralentir sa course jusqu'au moment où la courageuse bête s'arrêta
|
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d'elle-même devant une auberge, à main droite de la route, à environ
|
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deux milles des collines de Marlborough.
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Le voyageur déposa son fouet, et jeta les rênes au valet d'écurie, tout
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en examinant la maison. C'était un drôle de vieux bâtiment, construit
|
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avec une sorte de cailloutage et des poutres entre-croisées. Les
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fenêtres, surmontées d'un petit toit pointu, s'avançaient sur la route;
|
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la porte était basse, et pour entrer dans la maison, il fallait
|
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descendre deux marches assez raides, sous un porche obscur, au lieu de
|
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monter au perron extérieur, comme c'est l'usage moderne. Cependant
|
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l'auberge avait l'air confortable; il s'échappait de la fenêtre de la
|
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salle commune une lumière réjouissante, qui rayonnait sur la route et
|
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jusque sur la haie opposée. Une seconde clarté, tantôt vacillante et
|
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faible, tantôt vive et ardente, perçait à travers les rideaux fermés
|
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d'une croisée de la même salle, indice flatteur de l'excellent feu qui
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flambait dans l'intérieur. Remarquant ces petits symptômes avec l'oeil
|
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d'un voyageur expérimenté, Tom descendit aussi agilement que le lui
|
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permirent ses membres à moitié gelés, et s'empressa d'entrer dans la
|
|
maison.
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En moins de cinq minutes, il était établi dans la salle (c'était bien
|
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celle qu'il avait rêvée), en face du comptoir, et non loin d'un feu
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substantiel, composé d'à peu près un boisseau de charbon de terre et
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d'assez de broussailles pour former une douzaine de buissons fort
|
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décents. Ces combustibles étaient empilés jusqu'à la moitié de la
|
|
cheminée, et ronflaient, en pétillant, avec un bruit qui aurait suffi
|
|
pour réchauffer le coeur de tout homme raisonnable. Cela était
|
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confortable, mais ce n'était pas tout; car une piquante jeune fille, à
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|
l'oeil brillant, au pied fin, à la mise coquette, mettait sur la table
|
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une nappe parfaitement blanche. De plus, Tom, ses pieds dans ses
|
|
pantoufles et ses pantoufles sur le garde-feu, le dos tourné à la porte
|
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ouverte, voyait, par réflexion dans la glace de la cheminée, la
|
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charmante perspective du comptoir, avec ses délicieuses rangées de
|
|
fromages, de jambons bouillis, de boeuf fumé, de bouteilles portant des
|
|
inscriptions d'or, de pots de marinades et de conserves; le tout disposé
|
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sur des tablettes d'une manière séduisante. Eh bien! cela était
|
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confortable; mais cela n'était pas encore tout, car dans le comptoir une
|
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veuve appétissante était assise pour prendre le thé, à la plus jolie
|
|
petite table possible, près du plus brillant petit feu imaginable, et
|
|
cette veuve, qui avait à peine quarante-huit ans et dont le visage était
|
|
aussi confortable que le comptoir, était évidemment la dame et maîtresse
|
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de l'auberge, l'autocrate suprême de toutes ces agréables possessions.
|
|
Malheureusement il y avait une vilaine ombre à ce charmant tableau:
|
|
c'était un grand homme, un homme très-grand, en habit brun à énormes
|
|
boutons de métal, avec des moustaches noires et des cheveux noirs
|
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bouclés. Il prenait le thé à côté de la veuve, et, comme on pouvait le
|
|
deviner sans grande pénétration, il était en beau chemin de prendre la
|
|
veuve elle-même, en lui persuadant de confier à Sa Grandeur le
|
|
privilège de s'asseoir dans ce comptoir, à perpétuité.
|
|
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|
Le caractère de Tom Smart n'était nullement irritable ni envieux, et
|
|
pourtant, d'une manière ou d'une autre, le grand homme à l'habit brun
|
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fit fermenter le peu d'humeur qui entrait dans sa composition. Ce qui le
|
|
vexait surtout, c'était d'observer de temps en temps dans la glace
|
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certaines petites familiarités innocentes, mais affectueuses, qui
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|
s'échangeaient entre la veuve et le grand homme, et qui le posaient
|
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évidemment comme le favori de la dame. Tom aimait le grog chaud--je puis
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même dire qu'il l'aimait beaucoup;--aussi, après s'être assuré que sa
|
|
jument avait de bonne avoine et de bonne litière, après avoir savouré,
|
|
sans en laisser une bouchée, l'excellent petit dîner que la veuve avait
|
|
apprêté pour lui de ses propres mains, Tom demanda un verre de grog, par
|
|
manière d'essai. Or, s'il y avait une chose que la veuve sut fabriquer
|
|
mieux qu'une autre, parmi toutes les branches de l'art culinaire,
|
|
c'était précisément cet article-là. Le premier verre se trouva donc
|
|
adapté si heureusement au goût de Tom, qu'il ne tarda pas à en ordonner
|
|
un second. Le punch chaud est une chose fort agréable, gentlemen, une
|
|
chose fort agréable dans toutes les circonstances; mais dans ce vieux
|
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parloir si propre, devant ce feu si pétillant, au bruit du vent qui
|
|
rugissait en dehors à faire craquer tous les ais de la vieille maison,
|
|
Tom trouva son punch absolument délicieux. Il en demanda un troisième
|
|
verre, puis un quatrième, puis un cinquième; je ne sais pas trop s'il
|
|
n'en ordonna pas encore un autre après celui-là. Quoi qu'il en soit,
|
|
plus il buvait de punch, plus il s'irritait contre le grand homme.
|
|
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«Le diable confonde son impudence! pensa Tom Smart en lui-même;
|
|
qu'a-t-il à faire dans ce charmant comptoir, ce vilain museau? Si la
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|
veuve avait un peu de goût, elle pourrait assurément ramasser un
|
|
gaillard mieux tourné que cela.» Ici les yeux de Tom quittèrent la glace
|
|
et tombèrent sur son verre de punch. Il le vida, car il devenait
|
|
sentimental, et il en ordonna encore un.
|
|
|
|
Tom Smart, gentlemen, avait toujours ressenti le noble désir de servir
|
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le public. Il avait longtemps ambitionné d'être établi dans un comptoir
|
|
qui lui appartînt, avec une grande redingote verte, en culottes de
|
|
velours à côtes et des bottes à revers. Il se faisait une haute idée de
|
|
présider à des repas de corps; il s'imaginait qu'il parlerait joliment
|
|
dans une salle à manger qui serait à lui, et qu'il donnerait de fameux
|
|
exemples à ses pratiques, en buvant avec intrépidité. Toutes ces choses
|
|
passèrent rapidement dans l'esprit de Tom, pendant qu'il sirotait son
|
|
punch, auprès du feu jovial, et il se sentit justement indigné contre le
|
|
grand homme, qui paraissait sur le point d'acquérir cette excellente
|
|
maison, tandis que lui, Tom Smart, en était aussi éloigné que jamais. En
|
|
conséquence, après s'être demandé, pendant ses deux derniers verres,
|
|
s'il n'avait pas le droit de chercher querelle au grand homme pour
|
|
s'être insinué dans les bonnes grâces de l'appétissante veuve, Tom Smart
|
|
arriva finalement à cette conclusion peu satisfaisante, qu'il était un
|
|
pauvre homme fort maltraité, fort persécuté, et qu'il ferait mieux de
|
|
s'aller jeter sur son lit.
|
|
|
|
La jolie fille précéda Tom dans un large et vieil escalier: elle
|
|
abritait sa chandelle avec sa main, pour la protéger contre les courants
|
|
d'air qui, dans un vieux bâtiment aussi peu régulier que celui-là,
|
|
auraient certainement pu trouver mille recoins pour prendre leurs ébats,
|
|
sans venir précisément souffler la lumière. Ils la soufflèrent
|
|
cependant, et donnèrent ainsi aux ennemis de Tom une occasion d'assurer
|
|
que c'était _lui_, et non pas le vent, qui avait éteint la chandelle, et
|
|
que, tandis qu'il prétendait souffler dessus pour la rallumer, il
|
|
embrassait effectivement la servante. Quoi qu'il en soit, la chandelle
|
|
fut rallumée, et Tom fut conduit, à travers un labyrinthe de corridors,
|
|
dans l'appartement qui avait été préparé pour sa réception. La jeune
|
|
fille lui souhaita une bonne nuit, et le laissa seul.
|
|
|
|
Il se trouvait dans une grande chambre, accompagnée de placards énormes;
|
|
le lit aurait pu servir pour un bataillon tout entier; les deux
|
|
armoires, en chêne bruni par le temps, auraient contenu le bagage d'une
|
|
petite armée: mais ce qui frappa le plus l'attention de Tom, ce fut un
|
|
étrange fauteuil, au dos élevé, à l'air refrogné, sculpté de la manière
|
|
la plus bizarre, couvert d'un damas à grands ramages, et dont les pieds
|
|
étaient soigneusement enveloppés dans de petits sacs rouges, comme s'ils
|
|
avaient eu la goutte dans les talons. De tout autre fauteuil singulier,
|
|
Tom aurait pensé simplement que c'était un singulier fauteuil; mais il y
|
|
avait dans ce fauteuil-là quelque chose,--il lui aurait été impossible
|
|
de dire quoi,--quelque chose qu'il n'avait jamais remarqué dans aucune
|
|
autre pièce d'ameublement, quelque chose qui semblait le fasciner. Il
|
|
s'assit auprès du feu et il regarda de tous ses yeux le vieux fauteuil,
|
|
pendant plus d'une demi-heure. Damnation sur ce fauteuil! C'était une
|
|
vieillerie si étrange, qu'il n'en pouvait pas détacher ses regards.
|
|
|
|
«Sur ma foi! dit Tom en se déshabillant lentement et en considérant
|
|
toujours le vieux fauteuil, qui se tenait d'un air mystérieux auprès du
|
|
lit, je n'ai jamais vu rien de si drôle de ma vie ni de mes jours;
|
|
farcement drôle! dit Tom, qui, grâce au punch, était devenu
|
|
singulièrement penseur. Farcement drôle!» Il secoua la tête avec un air
|
|
de profonde sagesse et regarda le fauteuil sur nouveaux frais; mais il
|
|
eut beau regarder, il n'y pouvait rien comprendre. Ainsi, il se fourra
|
|
dans son lit, se couvrit chaudement, et s'endormit.
|
|
|
|
Au bout d'une demi-heure, Tom s'éveilla en sursaut au milieu d'un rêve
|
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confus de grands hommes et de verres de punch. Le premier objet qui
|
|
s'offrit à son imagination engourdie, ce fut l'étrange fauteuil.
|
|
|
|
«Je ne veux plus le regarder,» se dit Tom à lui-même, en fermant
|
|
solidement ses paupières; et il tâcha de se persuader qu'il allait se
|
|
rendormir. Impossible! une quantité de fauteuils bizarres dansaient
|
|
devant ses yeux, battaient des entrechats avec leurs pieds, jouaient à
|
|
saute-mouton et faisaient toutes sortes de bamboches.
|
|
|
|
«Autant voir un fauteuil réel que deux ou trois douzaines de fauteuils
|
|
imaginaires,» pensa Tom, en sortant sa tête de dessous la couverture.
|
|
|
|
L'objet de son étonnement était toujours là, fantastiquement éclairé par
|
|
la lumière vacillante du feu.
|
|
|
|
Tom le contemplait fixement, lorsque soudain il le vit changer de
|
|
figure. Les sculptures du dossier prirent graduellement les traits et
|
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l'expression d'une face humaine, vieillotte et ridée; le damas à ramages
|
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devint un antique gilet flamboyant; les pieds s'allongèrent, enfoncés
|
|
dans des pantoufles rouges; et le fauteuil, enfin, offrit l'apparence
|
|
d'un très-vieux et très-vilain bourgeois du siècle précédent, qui se
|
|
serait campé là, les poings sur les hanches. Tom s'assit sur son lit et
|
|
se frotta les yeux, pour chasser cette illusion. Mais non! le fauteuil
|
|
était bien réellement un vieux gentleman; et qui plus est, il commença à
|
|
cligner de l'oeil en regardant Tom Smart.
|
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|
|
Tom était naturellement un gaillard audacieux, et par-dessus le marché
|
|
il avait dans l'estomac cinq verres de punch. Quoiqu'il eût été d'abord
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un peu démoralisé, il sentit que sa bile s'échauffait en voyant
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l'antique gentleman le lorgner ainsi d'un air impudent. A la fin, il
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résolut de ne pas le souffrir et comme la vieille face continuait à
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cligner de l'oeil aussi vite qu'un oeil peut cligner, Tom lui dit d'un ton
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courroucé:
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«Pourquoi diantre me faites-vous toutes ces grimaces-là?
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--Parce que cela me plaît, Tom Smart,» répondit le fauteuil, ou le vieux
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gentleman, comme vous voudrez l'appeler. Cependant il cessa de cligner
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de l'oeil, mais il se mit à ricaner en montrant ses dents, comme un vieux
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singe décrépit.
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«Comment savez-vous mon nom, vieille face de casse-noisettes? demanda
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Tom un peu ébranlé, quoiqu'il voulût avoir l'air de faire bonne
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contenance.
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--Allons! allons! Tom, ce n'est pas comme cela qu'on doit parler à de
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l'acajou massif. Dieu me damne! on ne traiterait pas ainsi le plus mince
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plaqué.» En disant ces mots, le vieux gentleman avait l'air si féroce,
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que Tom commença à s'effrayer.
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«Je n'avais pas l'intention de vous manquer de respect, monsieur,
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répondit-il d'un ton beaucoup plus humble.
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--Bien! bien! reprit le bonhomme; je le crois, je le crois. Tom?
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--Monsieur?
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--Je sais toute votre histoire, Tom; toute votre histoire. Vous n'êtes
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pas riche, Tom.
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--C'est vrai; mais comment savez-vous...?
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--Cela n'y fait rien. Écoutez-moi, Tom: Vous aimez trop le punch.»
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Tom était sur le point de protester qu'il n'en avait pas tâté une goutte
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depuis le dernier anniversaire de sa fête, lorsque ses yeux
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rencontrèrent ceux du fauteuil. Il avait l'air si malin, que Tom rougit,
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et garda le silence.
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«Tom! la veuve est une belle femme: une femme bien appétissante! eh!
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Tom?» En parlant ainsi, le vieil amateur tourna la prunelle, fit claquer
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ses lèvres, et releva une de ses petites jambes grêles d'un air si roué,
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que Tom prit en dégoût la légèreté de ses manières, à son âge surtout.
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«Tom! reprit le vieux gentleman, je suis son tuteur.
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--Vraiment?
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--J'ai connu sa mère, Tom, et sa grand'mère aussi. Elle était folle de
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moi. C'est elle qui m'a fait ce gilet-là, Tom.
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--Oui-da!
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--Et ces pantoufles-là, continua le vieux camarade en levant un de ses
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échalas. Mais n'en parlez pas, Tom; je ne voudrais pas qu'on sût
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combien elle m'était attachée; cela pourrait occasionner quelques
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désagréments dans sa famille.» En disant ces mots, le vieux débauché
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avait l'air si impertinent, que Tom a déclaré depuis qu'il aurait pu
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s'asseoir dessus sans le moindre remords.
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«J'étais la coqueluche des femmes dans mon temps. J'ai tenu bien des
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jolies femmes sur mes genoux pendant des heures entières! Eh! Tom, qu'en
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dites-vous?» Le vieux farceur allait poursuivre et raconter sans doute
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quelque exploit de sa jeunesse, lorsqu'il lui prit un si violent accès
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de craquements qu'il lui fut impossible de continuer.
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«C'est bien fait, vieux libertin! pensa Tom. Mais il ne dit rien.
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--Ah! reprit son étrange interlocuteur, cette maladie m'incommode
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beaucoup maintenant. Je deviens vieux, Tom, et j'ai perdu presque tous
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mes bâtons. On m'a fait dernièrement une vilaine opération: on m'a mis
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dans le dos une petite pièce. C'était une épreuve terrible, Tom.
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--Je le crois, monsieur.
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--Mais il ne s'agit point de cela, Tom; je veux vous marier à la veuve.
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--Moi! monsieur?
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--Vous.
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--Que Dieu bénisse vos cheveux blancs! (le fauteuil conservait encore
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une partie de ses crins). Elle ne voudrait pas de moi! Et Tom soupira
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involontairement, car il songeait au comptoir.
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--Allons donc! dit le vieux gentleman avec fermeté.
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--Non, non. Il y a un autre vent qui souffle: un damné coquin, d'une
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taille superbe, avec des favoris noirs!
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--Tom! reprit le vieillard solennellement, il ne l'épousera jamais!
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--Ah! si vous aviez été dans le comptoir, vieux gentleman, vous
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conteriez un autre conte.
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--Bah! bah! je sais toute cette histoire-là....
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--Quelle histoire?
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--Les baisers dérobés derrière la porte, et caetera,» dit le vieillard
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avec un regard impudent qui fit bouillonner le sang de Tom; car, je vous
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le demande, messieurs, y a-t-il rien de plus vexant que d'entendre
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parler de la sorte un homme de cet âge, qui devrait s'occuper de choses
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plus convenables.
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«Je sais tout cela, Tom; j'en ai vu faire autant à bien d'autres, que
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je ne veux pas nommer; mais, après tout, il n'en est rien résulté.
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|
--Vous devez avoir vu de drôles de choses dans votre temps?»
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--Vous pouvez en jurer, Tom, répondit le vieillard avec une grimace fort
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compliquée. Puis il ajouta en poussant un profond soupir: hélas! je suis
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le dernier de ma famille.
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--Était-elle nombreuse?
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--Nous étions douze gaillards solidement bâtis, nous tenant droits comme
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des i. Quelle différence avec vos avortons modernes! Et nous avions reçu
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un si beau poli (quoique je ne dusse peut-être pas le dire moi-même), un
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si beau poli, qu'il vous aurait réjoui le coeur.
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--Et que sont devenus les autres, monsieur?»
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Le vieux gentleman appliqua son coude à son oeil, et répondit tristement:
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«Défunts! Tom, défunts! Nous avons fait un rude service, et ils
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n'avaient pas tous ma constitution. Ils ont attrapé des rhumatismes dans
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les pieds et dans les bras, si bien qu'on les a relégués à la cuisine et
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dans d'autres hôpitaux. L'un d'eux, par suite de longs services et de
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mauvais traitements, devint si disloqué, si branlant, qu'on prit le
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parti de le mettre au feu. Une fin bien rude, Tom!
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--Épouvantable!»
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Le pauvre vieux bonhomme fit une pause. Il luttait contre la violence de
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ses émotions. Enfin, il continua en ces termes:
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«Il ne s'agit point de cela, Tom. Ce grand homme est un coquin
|
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d'aventurier. Aussitôt qu'il aurait épousé la veuve, il vendrait tout le
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mobilier, et il s'en irait. Qu'arriverait-il ensuite? Elle serait
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abandonnée, ruinée, et moi je mourrais de froid dans la boutique de
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quelque brocanteur.
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--Oui, mais....
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--Ne m'interrompez pas, Tom. J'ai de vous une opinion bien différente.
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Je sais que si une fois vous étiez établi dans une taverne vous ne la
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quitteriez jamais, tant qu'il y resterait quelque chose à boire.
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--Je vous suis très-obligé de votre bonne opinion, monsieur.
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--C'est pourquoi, reprit le vieux gentleman d'un ton doctoral, c'est
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pourquoi vous l'épouserez et il ne l'épousera point.
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--Et qui l'en empêchera? demanda Tom avec vivacité.
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--Une petite circonstance: il est déjà marié.
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--Comment pourrai-je le prouver? s'écria Tom, en sautant à moitié de
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son lit.
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--Il ne se doute guère qu'il a laissé dans le gousset droit d'un
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pantalon enfermé dans cette armoire, une lettre de sa malheureuse femme,
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|
qui le supplie de revenir pour donner du pain à ses six,... remarquez
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bien, Tom, à ses six enfants, tous en bas âge.»
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Lorsque le vieux gentleman eut prononcé ces mots avec solennité, ses
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|
traits devinrent de moins en moins distincts et sa personne plus
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vaporeuse; un voile semblait s'étendre sur les yeux de Tom; l'antique
|
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gilet du vieillard se résolut en un coussin de damas; ses pantoufles
|
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rouges devinrent de petites enveloppes: toute sa personne, enfin, reprit
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l'apparence d'un vieux fauteuil. Alors la lumière du feu s'éteignit, et
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|
Tom Smart, retombant sur son oreiller, s'endormit profondément.
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Le matin le tira du sommeil léthargique qui s'était emparé de lui, après
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la disparition du vieil homme. Il s'assit sur son lit, et, pendant
|
|
quelques minutes, il s'efforça vainement de se rappeler les événements
|
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de la soirée précédente. Tout d'un coup ils lui revinrent à la mémoire.
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|
Il regarda le fauteuil; c'était certainement un meuble gothique, sombre,
|
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fantastique, mais il aurait fallu une imagination plus ingénieuse que
|
|
celle de Tom pour y découvrir quelque ressemblance avec un vieillard.
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«Comment ça va-t-il, vieux garçon?» dit Tom, car il se trouvait plus
|
|
brave à la lumière, comme il arrive à la plupart des hommes.
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|
Le fauteuil resta immobile et ne répondit pas un seul mot.
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|
«Vilaine matinée!» continua Tom.
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Motus. Le fauteuil ne voulait pas se laisser entraîner à causer.
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«Quelle armoire m'avez-vous montrée? poursuivit Tom. Vous pouvez bien me
|
|
dire cela?»
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|
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|
Même rengaine, le fauteuil ne consentait pas à souffler un seul mot.
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«Quoi qu'il en soit, il n'est pas bien difficile de l'ouvrir», pensa
|
|
Tom. Il sortit du lit résolument et s'approcha d'une des armoires. La
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|
clef était à la serrure; il la tourna et ouvrit la porte. Il y avait
|
|
dans l'armoire un pantalon; Tom fourra sa main dans la poche et en tira
|
|
la lettre même, dont le vieux gentleman avait parlé.
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|
«Drôle d'histoire, dit Tom en regardant d'abord le fauteuil, ensuite
|
|
l'armoire, puis la lettre, et en revenant enfin au fauteuil. Drôle
|
|
d'histoire!» Mais il avait beau regarder, cela n'en devenait pas plus
|
|
clair et il pensa qu'il ferait aussi bien de s'habiller et de terminer
|
|
l'affaire du grand homme, simplement pour ne pas le laisser en suspens.
|
|
|
|
En descendant au parloir il examina les localités avec l'oeil scrutateur
|
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du maître, pensant qu'il n'était pas impossible que toutes ces chambres,
|
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avec leur contenu, devinssent avant peu sa propriété. Le grand homme
|
|
était debout dans le séduisant comptoir, ses mains derrière son dos,
|
|
comme chez lui. Il sourit à Tom, d'un air distrait. Un observateur
|
|
superficiel aurait pu supposer qu'il n'agissait ainsi que pour montrer
|
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ses dents blanches, mais Tom pensa qu'un sentiment de triomphe remuait
|
|
l'endroit où aurait dû être l'esprit du grand homme, si toutefois il en
|
|
avait. Tom lui rit au nez et appela l'hôtesse.
|
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«Bonjour, madame, dit Tom Smart, en fermant la porte du petit parloir,
|
|
après que la veuve fut entrée.
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--Bonjour, monsieur, répondit la veuve, que voulez-vous prendre pour
|
|
déjeuner, monsieur?»
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|
Tom ne répondit point, car il cherchait de quelle manière il devait
|
|
entamer l'affaire.
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|
«Il y a un excellent jambon, reprit la veuve, et une excellente volaille
|
|
froide. Vous les enverrai-je, monsieur?»
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|
Ces mots firent cesser les réflexions de Tom, et son admiration pour la
|
|
veuve s'en augmenta. Soigneuse créature! prévoyante! confortable!
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|
«Madame, demanda-t-il, qui est ce monsieur dans le comptoir?
|
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--Il s'appelle Jinkins, monsieur, répondit la veuve en rougissant un
|
|
peu.
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--C'est un grand homme.
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--C'est un très-bel homme, monsieur, et un gentleman fort distingué.
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|
--Hum! fit le voyageur.
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|
--Désirez-vous quelque chose, monsieur, reprit la veuve un peu
|
|
embarrassée par les manières de son interlocuteur.
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--Mais oui, vraiment, répliqua-t-il. Ma chère dame voulez-vous avoir la
|
|
bonté de vous asseoir un instant?»
|
|
|
|
La veuve parut fort étonnée, mais elle s'assit, et Tom s'assit auprès
|
|
d'elle. Je ne sais pas comment cela se fit, gentlemen, et mon oncle
|
|
avait coutume de dire que Tom Smart ne savait pas lui-même comment cela
|
|
s'était fait; mais d'une manière ou d'une autre, la paume de sa main
|
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tomba sur le dos de la main de la veuve et y resta tout le temps de la
|
|
conférence.
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|
«Ma chère dame, dit Tom, car il savait fort bien se rendre aimable; ma
|
|
chère dame, vous méritez un excellent mari, en vérité.
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--Seigneur! monsieur! s'écria la veuve; et elle n'avait pas tort: cette
|
|
manière d'entamer la conversation était assez inusitée, pour ne pas dire
|
|
plus, surtout si l'on considère qu'elle n'avait jamais vu Tom avant la
|
|
soirée précédente. Seigneur! monsieur!
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--Je ne suis point un flatteur, ma chère dame. Vous méritez un mari
|
|
parfait et ce sera un homme bien heureux.»
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|
Tandis que Tom parlait ainsi, ses yeux s'égaraient involontairement du
|
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visage de la veuve sur les objets confortables qui l'environnaient.
|
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|
|
La veuve eut l'air plus embarrassé que jamais; elle fit un mouvement
|
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pour se lever; mais Tom pressa doucement sa main comme pour la retenir
|
|
et elle resta sur son siége. Les veuves, messieurs, sont rarement
|
|
craintives, comme disait mon oncle.
|
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|
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«Vraiment, monsieur, je vous suis bien obligée, de votre bonne opinion,
|
|
dit-elle en riant à moitié; et si jamais je me marie....
|
|
|
|
--Si? interrompit Tom en la regardant très-malignement du coin droit de
|
|
son oeil gauche.
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|
--Eh bien! _quand_ je me marierai, j'espère que j'aurai un aussi bon
|
|
mari que vous le dites.
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|
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--C'est-à-dire Jinkins?
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--Seigneur! monsieur!
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--Allons! ne m'en parlez point, je le connais....
|
|
|
|
--Je suis sûre que ceux qui le connaissent ne connaissent pas de mal de
|
|
lui, reprit la dame un peu piquée par l'air mystérieux du voyageur.
|
|
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|
--Hum!» fit Tom.
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|
|
La veuve commença à croire qu'il était temps de pleurer. Elle tira donc
|
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son mouchoir et elle demanda si Tom voulait l'insulter; s'il croyait que
|
|
c'était l'action d'un gentleman de dire du mal d'un autre gentleman, en
|
|
arrière; pourquoi, s'il avait quelque chose à dire, il ne l'avait pas
|
|
dit à son homme, comme un homme, au lieu d'effrayer une pauvre faible
|
|
femme de cette manière, etc., etc.
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|
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|
«Je ne tarderai pas à lui dire deux mots à lui-même, répondit Tom.
|
|
Seulement je désire que vous m'entendiez auparavant.
|
|
|
|
--Eh bien! dites, demanda la veuve en le regardant avec attention.
|
|
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--Je vais vous étonner, répliqua-t-il, en mettant la main dans sa poche.
|
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|
--Si c'est qu'il n'a pas d'argent, je sais cela déjà et ce n'est pas la
|
|
peine de vous déranger.
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|
--Pouh! cela n'est rien. _Moi non plus_, je n'ai point d'argent! Ce
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|
n'est pas ça.
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--Oh! mon Dieu! qu'est-ce que c'est donc? s'écria la pauvre femme.
|
|
|
|
--Ne vous effrayez pas, reprit Tom en tirant la lettre. Et ne criez pas:
|
|
poursuivit-il en dépliant lentement le papier.
|
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|
--Non! non! laissez-moi voir.
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--Vous n'allez pas vous trouver mal ni vous livrer à d'autres
|
|
démonstrations de ce genre?
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|
--Non, je vous le promets.
|
|
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|
--Ni vous précipiter vers la salle commune pour lui dire son affaire?
|
|
ajouta Tom; car, voyez-vous, je ferai tout ça pour vous: ce n'est donc
|
|
pas la peine de vous agiter.
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|
|
--Allons, allons, fit la veuve, laissez-moi lire.
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|
|
|
--Voilà,» répliqua Tom Smart, qui plaça la lettre dans les mains de la
|
|
veuve.
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|
|
|
Les lamentations de la pauvre femme, quand elle en eut pris lecture,
|
|
auraient percé un coeur de pierre. Tom avait toujours eu le coeur
|
|
très-tendre, aussi fut-il percé de part en part. La veuve se roulait sur
|
|
sa chaise en se tordant les mains.
|
|
|
|
«Oh! la trahison! oh! la scélératesse des hommes! s'écriait-elle.
|
|
|
|
--Effroyables, ma chère dame; mais calmez-vous.
|
|
|
|
--Non! Je ne veux pas me calmer! sanglotait la veuve. Je ne trouverai
|
|
jamais personne que je puisse aimer comme lui.
|
|
|
|
--Si, si, oh! si, ma chère dame!» s'écria Tom Smart en laissant tomber
|
|
une pluie d'énormes larmes sur les infortunes de la veuve. Il avait
|
|
passé un bras autour de sa taille, dans l'énergie de sa compassion; et
|
|
la veuve, dans son transport de chagrin, avait serré la main de Tom.
|
|
Elle regarda le visage du voyageur et elle sourit à travers ses larmes:
|
|
Tom se pencha vers elle, il contempla ses traits, et il sourit aussi à
|
|
travers ses pleurs.
|
|
|
|
Je n'ai jamais pu découvrir si Tom embrassa la veuve dans ce moment-là.
|
|
Il disait souvent à mon oncle qu'il n'en avait rien fait, mais j'ai des
|
|
doutes là-dessus. Entre nous, messieurs, je m'imagine qu'il l'embrassa.
|
|
|
|
Quoi qu'il en soit, Tom jeta le grand homme à la porte, et il épousa la
|
|
veuve dans le mois. On le voyait souvent se promener aux environs avec
|
|
sa jument capricieuse, qui traînait lestement la carriole grise aux
|
|
roues écarlates. Après beaucoup d'années il se retira des affaires et
|
|
s'en alla en France avec sa femme. L'antique maison fut alors abattue.
|
|
|
|
Un vieux gentleman curieux prit la parole après le commis voyageur.
|
|
|
|
«Voulez-vous me permettre, lui dit-il, de vous demander ce que devint le
|
|
fauteuil?
|
|
|
|
--On remarqua qu'il craquait beaucoup le jour de la noce, mais Tom Smart
|
|
ne pouvait pas dire positivement si c'était de plaisir ou par suite de
|
|
souffrances corporelles. Cependant il pensait plutôt que c'était pour la
|
|
dernière cause, car il ne l'entendit plus parler depuis.
|
|
|
|
--Et tout le monde crut cette histoire-là, hein? demanda le visage
|
|
culotté en remplissant sa pipe.
|
|
|
|
--Tout le monde, excepté les ennemis de Tom. Ceux-ci disaient que
|
|
c'était une _blague_. D'autres prétendirent qu'il était gris, qu'il
|
|
avait rêvé tout cela et qu'il s'était trompé de culotte. Mais personne
|
|
ne s'arrêta à ce qu'ils disaient.
|
|
|
|
--Tom Smart soutint que tout était vrai?
|
|
|
|
--Chaque mot.
|
|
|
|
--Et votre oncle?
|
|
|
|
--Chaque lettre.
|
|
|
|
--Ça devait faire deux jolis gaillards tous les deux.
|
|
|
|
--Oui, deux fameux gaillards, répondit le commis voyageur. Deux fameux
|
|
gaillards, véritablement.»
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
CHAPITRE XV.
|
|
|
|
Dans lequel se trouva un portrait fidèle de deux personnes distinguées,
|
|
et une description exacte d'un grand déjeuner qui eut lieu dans leur
|
|
maison et domaine. Ledit déjeuner amène la rencontre d'une vieille
|
|
connaissance, et le commencement d'un autre chapitre.
|
|
|
|
|
|
La conscience de M. Pickwick lui reprochait d'avoir un peu négligé ses
|
|
amis du _Paon d'argent_, et dans la matinée du troisième jour après
|
|
l'élection, il allait sortir pour les visiter, lorsque son fidèle
|
|
domestique remit entre ses mains une carte de visite, sur laquelle était
|
|
gravée l'inscription suivante, en lettres gothiques.
|
|
|
|
MADAME CHASSE-LION.
|
|
|
|
_La Caverne. Eatanswill._
|
|
|
|
--La personne attend, dit Sam.
|
|
|
|
--C'est bien moi qu'elle demande?
|
|
|
|
--C'est vous particulièrement et sans remplacement, comme dit le
|
|
secrétaire privé du diable quand il vint emporter le docteur Faust.
|
|
C'est bien vous qu'il demande.
|
|
|
|
--_Il?_ c'est donc un gentleman?
|
|
|
|
--Si ça n'en est pas un, c'en est une imitation soignée.
|
|
|
|
--Mais c'est la carte d'une dame.
|
|
|
|
--Je l'ai reçue d'un monsieur, malgré ça. Il attend dans le salon et il
|
|
dit qu'il attendra toute la journée plutôt que de ne pas vous voir.»
|
|
|
|
Ayant appris cette détermination, M. Pickwick descendit au parloir. Un
|
|
homme grave y était assis. Il se leva promptement en voyant entrer notre
|
|
philosophe, et dit avec un air de profond respect:
|
|
|
|
«Monsieur Pickwick? je présume.
|
|
|
|
--Oui, monsieur.
|
|
|
|
--Permettez-moi, monsieur, d'avoir l'honneur de presser votre main.
|
|
Permettez-moi de la secouer.
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|
|
--Avec plaisir,» répondit M. Pickwick.
|
|
|
|
L'étranger secoua la main qui lui était offerte, et continua ainsi.
|
|
|
|
«Monsieur la renommée nous a parlé de vous comme d'un savant antiquaire.
|
|
Le bruit de vos découvertes a frappé l'oreille de Mme Chasselion, ma
|
|
femme, monsieur; _moi_, je suis M. Chasselion.»
|
|
|
|
Ici l'homme grave s'arrêta, comme s'il avait cru que M. Pickwick devait
|
|
être étourdi par cette communication; mais voyant que le philosophe
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demeurait parfaitement calme, il poursuivit en ces termes:
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--Ma femme, monsieur, mistress Chasselion, est fière de compter parmi
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ses connaissances tous ceux qui se sont illustrés par leurs ouvrages et
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par leurs talents. Permettez-moi, monsieur, de placer dans cette liste
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le nom de M. Pickwick, et celui de ses confrères du club qu'il a fondé.
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--Je serai très-heureux, monsieur, de faire la connaissance d'une dame
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aussi distinguée.
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--Vous la ferez, monsieur. Demain matin, nous donnons un grand déjeuner,
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une fête champêtre, à un nombre considérable de ceux qui se sont rendus
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célèbres par leurs ouvrages et par leurs talents. Accordez à Mme
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Chasselion la satisfaction de vous voir à la Caverne.
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--Avec grand plaisir.
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--Mme Chasselion donne beaucoup de ces déjeuners, monsieur; _galas de la
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raison, effluves de l'âme_[21], comme l'observe avec un sentiment plein
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d'originalité quelqu'un qui a adressé un sonnet à Mme Chasselion, sur
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ces déjeuners.
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[Footnote 21: _Feast of reason, flow of soul_ est une citation de je ne
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sais quel poëte, devenue proverbiale pour se moquer des réunions où il
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n'y a rien à boire ni à manger.]
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--Était-il célèbre par ses ouvrages et par ses talents? demanda M.
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Pickwick.
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--Certainement, monsieur. Toutes les connaissances de Mme Chasselion
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sont célèbres: c'est son ambition, monsieur, de n'avoir pas d'autres
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connaissances.
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--C'est une très-noble ambition.
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--Quand j'informerai Mme Chasselion que cette remarque est tombée de vos
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lèvres, monsieur, elle en sera fière, en vérité. Vous avez avec vous,
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monsieur, un gentleman qui, je crois, a produit quelques petits poëmes
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d'une grande beauté?
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--Mon ami, M. Snodgrass, a beaucoup de goût pour la poésie.
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--C'est comme Mme Chasselion, monsieur. Elle adore la poésie, monsieur;
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elle en est folle. Je puis dire que toute son âme et tout son esprit
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sont pétris de poésie. Elle-même a produit quelques pièces délicieuses,
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monsieur. Vous pouvez avoir rencontré son ode _A une grenouille
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expirante_.
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--Je ne le crois pas.
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--Vous m'étonnez. Elle a fait une immense sensation. Elle a paru
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originairement dans le _Magasin des dames_, et était signée d'un _C_ et
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de neuf étoiles. Elle commençait ainsi:
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Puis-je te voir sanglante et pantelante,
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Sur ton ventre, sans soupirer?
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Puis-je sans pleurs te contempler mourante,
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Sur un rocher,
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Grenouille expirante?
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--Charmant! s'écria M. Pickwick.
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--Beau, dit l'homme grave. Si simple!
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--Sublime!
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--La strophe suivante est plus touchante encore. Voulez-vous que je la
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répète?
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--S'il vous plaît.
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--- La voici, continua l'homme grave, d'un ton encore plus grave.
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Dis-moi si des démons avec leur voix hurlante,
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Sous la figure de gamins,
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Loin des marais t'auraient chassée, errante,
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Avec des chiens,
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Grenouille expirante!
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--Joliment exprimé, dit M. Pickwick.
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--C'est un diamant, monsieur. Mais vous entendrez Mme Chasselion vous
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réciter cette ode. _Elle_ seule peut la faire valoir. Demain matin,
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monsieur, elle la récitera en costume.
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--En costume!
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--Sous la figure de Minerve.... Mais j'oubliais... c'est un déjeuner
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costumé.
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--Eh! mais, eh mais! s'écria M. Pickwick, en jetant un coup d'oeil sur sa
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personne: Je ne puis vraiment pas me travestir.
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--Pourquoi pas, monsieur? pourquoi pas? Salomon Lucas, le juif, dans la
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grande rue, a mille habillements de fantaisie. Voyez, monsieur, combien
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de caractères convenables vous pouvez choisir: Platon, Zénon, Epicure,
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Pythagore, tous fondateurs de clubs.
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--Je le sais bien, mais comme je ne puis me comparer à ces grands
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hommes, je ne saurais me permettre de porter leur habit.»
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L'homme grave médita profondément, pendant quelques minutes, et dit
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ensuite.
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«En y réfléchissant, monsieur, je ne sais pas si Mme Chasselion ne sera
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pas charmée de faire voir à ses hôtes une personne de votre célébrité,
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dans le costume qui lui est habituel, plutôt que sous une enveloppe
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étrangère. Je crois pouvoir prendre sur moi de vous promettre, au nom de
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mistress Chasselion, qu'elle fera une exception en votre faveur. Oui,
|
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monsieur, je suis tout à fait certain que je puis me le permettre.
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--En ce cas, répondit M. Pickwick, j'aurai grand plaisir à me rendre à
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votre invitation.
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--Mais je vous fais perdre votre temps, monsieur, dit soudainement
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l'homme grave, d'un ton pénétré. J'en connais la valeur, monsieur, et je
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ne veux pas vous retenir plus longtemps. Je dirai donc à Mme Chasselion
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qu'elle peut vous attendre avec confiance, ainsi que vos illustres amis.
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|
Adieu monsieur. Je suis fier d'avoir vu un personnage aussi éminent. Pas
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un pas, monsieur; pas une parole.» Et sans donner à M. Pickwick le temps
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de lui répondre, M. Chasselion s'éloigna gravement.
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Le philosophe prit son chapeau et se rendit au _Paon d'argent_. M.
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Winkle y avait déjà parlé du bal déguisé.
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«Mme Pott y va, furent les premières paroles dont il salua son mentor.
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--Ah! ah! fit M. Pickwick.
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--Sous la figure d'Apollon. Seulement Pott s'oppose à la tunique.
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--Il a raison! il a parfaitement raison! dit le savant homme avec
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emphase.
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--Oui; aussi elle portera une robe de satin blanc, avec des paillettes
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d'or.
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--N'aura-t-on pas de la peine à reconnaître son personnage? demanda M.
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Snodgrass.
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--Par exemple! riposta M. Winkle avec indignation. Est-ce qu'on ne verra
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pas sa lyre?
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--C'est vrai: je n'avais pas pensé à la lyre.
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--Et moi, dit alors M. Tupman, j'irai en bandit.
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--Quoi? s'écria M. Pickwick en faisant un soubresaut.
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--En bandit, répéta M. Tupman avec douceur.
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--Vous ne prétendez pas, répliqua M. Pickwick, en examinant son ami avec
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|
une sévérité solennelle, vous ne prétendez pas, monsieur Tupman, que
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|
c'est votre intention de porter une veste de velours vert avec des pans
|
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longs de deux doigts?
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--C'est pourtant mon intention, monsieur, répondit avec chaleur M.
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Tupman; et pourquoi pas s'il vous plaît?
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--Parce que, dit M. Pickwick, considérablement excité, parce que vous
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êtes trop vieux, monsieur!
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--Trop vieux! s'écria M. Tupman.
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--Et s'il est besoin d'une autre raison, parce que vous êtes trop gras,
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monsieur!...»
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La figure de M. Tupman devint pourpre.
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«Monsieur! cria-t-il, ceci est une insulte....
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--Monsieur! répliqua M. Pickwick, sur le même ton, si vous paraissiez
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devant moi avec une veste de velours vert et des pans longs de deux
|
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doigts, ce serait pour moi une insulte beaucoup plus grave.
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--Monsieur! vous êtes un impertinent!
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--Monsieur! vous en êtes un autre!»
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M. Tupman s'avança d'un pas ou deux et jeta à M. Pickwick un regard de
|
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défi. M. Pickwick lui renvoya un regard semblable, concentré en un foyer
|
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dévorant par le moyen de ses lunettes. M. Snodgrass et M. Winkle
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demeuraient immobiles, pétrifiés de voir une telle scène entre de tels
|
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hommes.
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Après une courte pause, M. Tupman reprit sur un ton plus bas, mais
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profondément accentué: «Vous m'avez appelé vieux monsieur!
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--Oui.
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--Et gras.
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--Je le répète.
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--Et impertinent.
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--C'est vrai.»
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|
Il y eut un instant de silence épouvantable.
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«Mon attachement à votre personne, monsieur, repartit M. Tupman, en
|
|
parlant d'une voix tremblante d'émotion, et en relevant en même temps
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ses manchettes; mon attachement à votre personne est grand, très-grand;
|
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mais il faut que je prenne sur cette même personne une vengeance
|
|
sommaire.
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--Avancez, monsieur,» répliqua M. Pickwick.
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Stimulé par la nature excitante de ce dialogue, l'homme immortel prit
|
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immédiatement une attitude de paralytique, persuadé sans aucun doute,
|
|
comme le supposèrent les deux témoins de cette scène, que c'était une
|
|
posture défensive.
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|
Heureusement que M. Snodgrass se précipita entre les deux combattants,
|
|
au hasard imminent de recevoir sur les tempes un coup de poing de chacun
|
|
d'eux.
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|
«Quoi! s'écria-t-il, recouvrant tout à coup le don de la parole, que
|
|
l'excès de son étonnement lui avait ravi jusqu'alors. Quoi! monsieur
|
|
Pickwick, vous! sur qui les yeux de l'univers sont attachés! Monsieur
|
|
Tupman! vous qui êtes illuminé, comme nous tous, par l'éclat divin de
|
|
son nom! Quelle honte, messieurs, quelle honte!»
|
|
|
|
De même que les traces de la mine de plomb cèdent à la douce influence
|
|
de la gomme élastique, de même les sillons inaccoutumés imprimés par une
|
|
colère passagère sur le front lisse et ouvert de M. Pickwick,
|
|
s'effacèrent graduellement pendant le discours de son jeune ami.
|
|
Celui-ci parlait encore, et déjà la physionomie du philosophe avait
|
|
repris son expression habituelle de bénignité.
|
|
|
|
«J'ai été trop vif, dit M. Pickwick: beaucoup trop vif. Tupman, votre
|
|
main.»
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|
Un nuage sombre qui couvrait la figure de M. Tupman se dissipa à ces
|
|
mots, et il pressa chaleureusement la main de son ami en répondant: J'ai
|
|
été trop vif aussi.»
|
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|
--Non, non, reprit précipitamment M. Pickwick, c'est moi qui ai tort:
|
|
vous mettrez la veste de velours vert.
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--Pas du tout, pas du tout.
|
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--Pour m'obliger, vous la mettrez....
|
|
|
|
--Eh! bien, eh! bien, je la mettrai donc.»
|
|
|
|
Il fut en conséquence décidé que M. Tupman, M. Winkle et M. Snodgrass
|
|
porteraient des costumes de fantaisie, et c'est ainsi que M. Pickwick
|
|
fut entraîné, par la chaleur de ses sentiments, à approuver une conduite
|
|
dont son excellent jugement l'eût détourné. On ne pourrait trouver une
|
|
preuve plus frappante de son aimable caractère, quand même les
|
|
événements racontés dans ce volume seraient entièrement le produit de
|
|
l'imagination.
|
|
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|
M. Chasselion n'avait pas exagéré les ressources de M. Salomon Lucas.
|
|
Ses costumes étaient nombreux, innombrables: non pas strictement
|
|
classiques, peut-être; pas entièrement neufs, et ne représentant
|
|
précisément les modes d'aucun âge ni d'aucun pays; mais ils étaient tous
|
|
plus ou moins pailletés; et qu'y a-t-il de plus joli que des paillettes?
|
|
On peut objecter qu'elles ne font point d'effet à la clarté du soleil;
|
|
mais tout le monde sait qu'elles étincelleraient s'il y avait des
|
|
bougies; or, quand on veut donner des bals déguisés pendant le jour, si
|
|
les costumes ne brillent pas comme ils auraient brillé à la lumière, la
|
|
faute n'en est nullement au paillettes, elle est entièrement aux gens
|
|
qui donnent des bals dans la matinée. Tels furent les raisonnements
|
|
convaincants de M. Salomon Lucas, et sous leur influence, MM. Tupman,
|
|
Winkle et Snodgrass s'engagèrent à porter les déguisements que son goût
|
|
et son expérience lui firent recommander comme admirablement appropriés
|
|
à l'occasion.
|
|
|
|
Une calèche fut louée par les pickwickiens, dans leur hôtel: un coupé,
|
|
tiré du même endroit, devait transporter M. et Mme Pott sur le domaine
|
|
de Mme Chasselion. Comme un remerciement délicat de l'invitation qu'il
|
|
avait reçue, M. Pott avait déjà prédit avec confiance, dans la _Gazette
|
|
d'Eatanswill_, que la Caverne offrirait une scène d'enchantement aussi
|
|
variée que délicieuse, un éblouissant foyer de beautés et de talents, un
|
|
spectacle touchant d'hospitalité abondante et prodigue, et surtout un
|
|
degré de splendeur, adouci par le goût le plus délicieux; un luxe
|
|
embelli par une parfaite harmonie et par le plus exquis bon ton, et
|
|
auprès duquel les merveilles fabuleuses des _Mille et une Nuits_
|
|
paraîtraient revêtues de couleurs aussi lugubres et aussi sombres que
|
|
doit l'être l'esprit de l'être atrabilaire et grossier qui oserait
|
|
souiller du venin de l'envie les préparatifs faits par l'illustre et
|
|
vertueuse dame, à l'autel de laquelle est offert cet humble tribut
|
|
d'admiration. Cette dernière phrase était un mordant sarcasme dirigé
|
|
contre l'_Indépendant_, qui n'ayant pas été invité à la fête, avait
|
|
affecté, dans ses quatre derniers numéros, de la tourner en ridicule; et
|
|
qui avait imprimé ses plaisanteries à ce sujet avec ses plus gros
|
|
caractères, en écrivant, qui pis est, tous les adjectifs en lettres
|
|
majuscules.
|
|
|
|
Le matin arriva. C'était un séduisant spectacle de voir M. Tupman, en
|
|
costume complet de brigand, avec une veste tellement serrée qu'elle en
|
|
était plissée sur son dos et sur ses épaules. La portion supérieure de
|
|
ses jambes se trouvait comprimée dans une culotte de velours, et la
|
|
partie inférieure était enlacée dans les bandages compliqués, pour
|
|
lesquels tous les brigands ont un attachement si inconcevable. C'était
|
|
plaisir de voir ses moustaches retroussées et son col de chemise ouvert,
|
|
d'où sortait un visage plus ouvert encore; c'était plaisir de contempler
|
|
son chapeau en pain de sucre décoré de rubans de toutes couleurs, et que
|
|
le brigand était obligé de porter sur ses genoux, car nul mortel ne
|
|
saurait mettre un semblable chapeau sur sa tête, dans une voiture
|
|
fermée. L'apparence de M. Snodgrass était également agréable et
|
|
réjouissante: il avait des chausses de satin bleu, des souliers de satin
|
|
et de soie; sa tête était ombragée d'un casque grec; et, comme tout le
|
|
monde le sait, comme l'affirmait M. Salomon Lucas, il possédait ainsi le
|
|
costume journalier, authentique, des troubadours, depuis les temps les
|
|
plus reculés jusqu'à l'époque où ils disparurent finalement de la
|
|
surface de la terre.
|
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|
|
La calèche qui transportait le brigand et le troubadour s'arrêta
|
|
derrière le coupé de M. Pott, lequel coupé lui-même s'était arrêté à la
|
|
porte de M. Pott, laquelle porte s'ouvrit, et parmi les cris de la
|
|
populace laissa voir le grand journaliste, accoutré comme un officier
|
|
de justice russe, et tenant dans sa main un terrible knout, symbole
|
|
élégant du redoutable pouvoir que possédait la _Gazette d'Eatanswill_,
|
|
et des flagellations effrayantes qu'elle infligeait aux coupables
|
|
politiques.
|
|
|
|
«Bravo! s'écrièrent M. Tupman et M. Snodgrass en voyant cette allégorie
|
|
marchante.
|
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--Bravo! répéta la voix de M. Pickwick du fond du couloir.
|
|
|
|
--Hou! hou! Pott! ohé! Pott!» beugla la populace.
|
|
|
|
Pendant ces salutations, l'éditeur montait dans le coupé, tout en
|
|
souriant avec une sorte de dignité gracieuse, qui témoignait
|
|
suffisamment qu'il sentait son pouvoir et savait comment l'exercer.
|
|
|
|
Après lui on vit sortir de la maison Mme Pott, qui aurait parfaitement
|
|
ressemblé à Apollon, si elle n'avait pas eu de robe. Elle était conduite
|
|
par M. Winkle, et celui-ci, avec son petit habit rouge, se serait fait
|
|
nécessairement reconnaître pour un chasseur, s'il n'avait point
|
|
également ressemblé à un facteur de Londres. Enfin parut M. Pickwick, et
|
|
il fut applaudi par les gamins, aussi bruyamment que les autres,
|
|
probablement parce que sa culotte et ses guêtres passaient à leurs yeux
|
|
pour quelque reste de l'antiquité.
|
|
|
|
Les deux voitures se dirigèrent ensemble vers la demeure de Mme
|
|
Chasselion: celle qui contenait M. Pickwick, portait aussi sur le siége
|
|
Sam Weller, qui devait aider au service.
|
|
|
|
Tous les individus, hommes et femmes, garçons et filles, bambins et
|
|
vieillards, qui étaient assemblés pour voir les visiteurs dans leurs
|
|
costumes, se pâmèrent de délice quand ils aperçurent M. Pickwick donnant
|
|
le bras d'un côté au brigand, de l'autre au troubadour: mais lorsque M.
|
|
Tupman, pour faire son entrée dans le bon style, s'efforça de fixer sur
|
|
sa tête son chapeau pointu, des cris tumultueux s'élevèrent, tels qu'on
|
|
n'en avait jamais entendu auparavant.
|
|
|
|
Les immenses et somptueux préparatifs de la fête réalisaient
|
|
complétement les prophétiques louanges de Pott, _sur les merveilles
|
|
fabuleuses des Mille et une Nuits_, et contredisaient, du même coup, les
|
|
insinuations perfides du venimeux _Indépendant_. Le jardin, qui avait
|
|
plus d'une acre d'étendue, était rempli de monde. Jamais on n'avait vu
|
|
un tel foyer de beauté, d'élégance et de littérature. La jeune lady, qui
|
|
_faisait_ la poésie dans la _Gazette d'Eatanswill_, s'était revêtue ou
|
|
plutôt dévêtue d'un costume d'odalisque. Elle s'appuyait sur le bras du
|
|
jeune gentleman, qui _faisait_ la critique, et qui portait fort
|
|
convenablement un uniforme de feld-maréchal, moins les bottes. Il y
|
|
avait une armée de génies de la même force, et toute personne
|
|
raisonnable aurait regardé comme un honneur suffisant de se rencontrer
|
|
là avec eux; mais il y avait mieux encore, il y avait une demi-douzaine
|
|
de _lions_ de Londres,--des auteurs, des auteurs réels, qui avaient
|
|
écrit des livres tout entiers, et qui les avaient fait imprimer. On
|
|
pouvait les voir, marchant comme des hommes ordinaires, souriant,
|
|
parlant, oui, et disant même pas mal de sottises, sans doute dans
|
|
l'intention bénigne de se rendre intelligibles aux gens vulgaires qui
|
|
les entouraient. Il y avait en outre une bande de musiciens en chapeaux
|
|
de carton doré; quatre chanteurs, soi-disant italiens, dans leur costume
|
|
national, et une douzaine de domestiques de louage, aussi dans leur
|
|
costume national, costume fort mal propre, par parenthèse. Enfin, et
|
|
par-dessus tout, il y avait Mme Chasselion, en Minerve, recevant la
|
|
compagnie, et laissant déborder l'orgueil et le plaisir qu'elle
|
|
éprouvait à voir rassemblés autour d'elle tant d'individus distingués.
|
|
|
|
«M. Pickwick, madame,» dit un domestique; et cet illustre personnage
|
|
s'approcha de la divinité présidente, ayant ses deux bras passés dans
|
|
ceux du brigand et du troubadour, et tenant son chapeau à sa main.
|
|
|
|
«Quoi! où? s'écria Mme Chasselion, en tressaillant avec un ravissement
|
|
immense.
|
|
|
|
--Ici, madame, dit M. Pickwick d'une voix douce.
|
|
|
|
--Est-il possible que j'aie réellement la satisfaction de voir M.
|
|
Pickwick lui-même!!!
|
|
|
|
--En personne, madame, répliqua le philosophe, en saluant très-bas.
|
|
Permettez-moi de présenter mes amis, M. Tupman, M. Winkle, M. Snodgrass,
|
|
à l'auteur de _la Grenouille expirante_.»
|
|
|
|
Peu de personnes, à moins de l'avoir essayé savent combien il est
|
|
difficile de saluer avec d'étroites culottes de velours vert, une veste
|
|
serrée et un chapeau en pain de sucre; ou bien avec un justaucorps de
|
|
satin bleu et des bas de soie, où bien avec des jarretières et des
|
|
bottes à la russe; surtout quand toutes ces choses n'ont point été
|
|
faites pour celui qui les porte, et ont été fixées sur lui sans la plus
|
|
légère attention aux dimensions respectives de l'habillement et de
|
|
l'habillé. Jamais on ne vit de contorsions semblables à celles que
|
|
faisait M. Tupman pour paraître à son aise et gracieux; jamais on ne vit
|
|
de postures aussi ingénieuses que celles de ses compagnons de
|
|
déguisement.
|
|
|
|
«Monsieur Pickwick, dit Mme Chasselion, il faut que vous me promettiez
|
|
de rester auprès de moi durant toute la journée. Il y a ici des
|
|
centaines de personnes que je dois absolument vous présenter.
|
|
|
|
--Vous êtes bien bonne, madame, répondit M. Pickwick.
|
|
|
|
--En premier lieu voici mes fillettes; je les avais presque oubliées,»
|
|
dit Minerve, en montrant d'un air négligent deux demoiselles
|
|
parfaitement développées, qui pouvaient avoir de vingt à vingt-deux ans,
|
|
et qui portaient l'une et l'autre des costumes enfantins. Était-ce pour
|
|
les faire paraître plus modestes, où pour faire paraître leur maman plus
|
|
jeune? M. Pickwick ne nous en informe pas clairement.
|
|
|
|
«Elles sont charmantes, dit M. Pickwick, lorsque ces aimables enfants se
|
|
retirèrent, après lui avoir été présentées.
|
|
|
|
--Monsieur, répliqua M. Pott avec un air de majesté, c'est qu'elles
|
|
ressemblent comme deux gouttes d'eau à leur maman.
|
|
|
|
--Taisez-vous, méchant homme! s'écria gaiement Mme Chasselion, en
|
|
frappant de l'éventail le bras de l'éditeur. (Minerve avec un éventail!)
|
|
|
|
--Certainement, ma chère madame Chasselion, reprit M. Pott, qui était le
|
|
trompette attitré de la Caverne. Vous savez bien que l'année dernière,
|
|
quand votre portrait était à l'exposition, tout le monde demandait si
|
|
c'était le vôtre ou celui de votre plus jeune fille; car vous vous
|
|
ressembliez tant qu'il n'y avait pas moyen de faire la différence.
|
|
|
|
--Eh bien! quand cela serait, qu'est-ce que vous avez besoin de le
|
|
répéter devant des étrangers? répliqua Minerve en accordant un autre
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coup d'éventail au lion endormi de _la Gazette d'Eatanswill_.
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--Comte! comte! cria tout à coup Mme Chasselion à un individu qui
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passait à portée de sa voix, et qui avait un uniforme étranger, surmonté
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d'énormes moustaches.
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--Ah! fous fouloir te moi, dit le comte en se retournant.
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--Je veux présenter l'un à l'autre deux hommes fort spirituels. Monsieur
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Pickwick, je suis heureuse de vous présenter le comte Smorltork.» Mme
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Chasselion ajouta à l'oreille du philosophe: «Le fameux étranger qui
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rassemble des matériaux pour son ouvrage sur l'Angleterre, vous
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savez?--Le comte Smorltork, monsieur Pickwick.»
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M. Pickwick salua le comte avec toute la révérence due à un si grand
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homme, et le comte tira ses tablettes.
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«Comment fous tire, madame Châsse-long? demanda le comte en souriant
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gracieusement à la dame enchantée. Monsieur Pigwig, hé? ou Bigwig...
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un... avocat, n'est-ce pas? Je vois, c'est ça, j'inscris monsieur
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Bigwig[22].»
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[Footnote 22: _Big-wig_, grosse perruque, sobriquet par lequel on
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désigne les avocats.]
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Le comte allait enregistrer M. Pickwick sur ses tablettes comme un
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gentleman qui se chargeait de faire les affaires des autres, et dont le
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nom était dérivé de sa profession, lorsque Mme Chasselion l'arrêta en
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disant:
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«Non, non! comte. Pick-wick.
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--Ha! ha! je vois. Pique, nom de baptême; Figue, nom de famille.
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Très-fort bien, très-fort bien. Comment portez-fous, Figue?
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--Très-bien, je vous remercie, répondit M. Pickwick, avec son affabilité
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accoutumée. Y a-t-il longtemps que vous êtes en Angleterre?
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--Long, très-fort longtemps. Quinzaine... plus....
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--Resterez-vous encore longtemps?
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--Ein semaine.
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--Vous avez beaucoup à faire, poursuivit M. Pickwick en souriant, pour
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rassembler en aussi peu de temps tous les matériaux dont vous avez
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besoin.
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--Eh! elles sont rassembler, dit le comte.
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--En vérité! s'écria M. Pickwick.
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--Elles sont là, ajouta le comte en se frappant le front d'un air
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significatif. Dans mon patrie... fort livre... comblé de notes...
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mousique, science, poésie, politique, tout....
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--Le mot _politique_, monsieur, comprend en soi-même une étude difficile
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et d'une immense étendue.
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--Ah! s'écria le comte en tirant ses tablettes; très-fort bon! Beaux
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paroles pour commencer une capitle. Capitle sept et quarante: _Le mot
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politique surprend_ en soi-même....» Et la remarque de M. Pickwick fut
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notée dans les tablettes du comte Smorltork, avec les additions et
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variantes occasionnées par son imagination ardente et sa connaissance
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imparfaite de la langue.
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«Comte! dit Mme Chasselion.
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--Madame Châsse? répondit le comte.
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--Voici M. Snodgrass, un ami de M. Pickwick, et un poëte.
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--Attendez! s'écria le comte en tirant ses tablettes sur nouveaux
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frais. Lifre, poisie; capitle, amis littéraires; nom, l'Homme-grasse.
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Très-fort bien. Présenté à l'Homme-grasse, ami de Pique-Figue, par
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madame Châsse, qui d'autres délicats poimes a produits. Comment
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s'appelle? Grenouille.... Grenouille soupirante. Très-fort bien.» Et le
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comte referma ses tablettes, fit mille révérences, mille remercîments,
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et s'éloigna, persuadé qu'il venait d'ajouter à ses connaissances sur
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l'Angleterre, les plus importantes et les plus utiles observations.
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«C'est un homme bien étonnant! s'écria Minerve.
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--Un philosophe profond! ajouta Pott.
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--Un esprit fort et pénétrant!» continua M. Snodgrass.
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Un choeur d'invités relevèrent les louanges du comte Smorltork, en
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secouant gravement leur tête et en disant d'une voix unanime:
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«Étonnant!!!»
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Comme l'enthousiasme en faveur du comte Smorltork s'allumait de plus en
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plus, ses louanges auraient pu être célébrées jusqu'à la fin de la fête,
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si les quatre soi-disant chanteurs italiens, rangés autour d'un petit
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pommier, pour produire un effet pittoresque, ne s'étaient pas mis à
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dérouler leurs chansons nationales. Il faut avouer qu'elles ne
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paraissaient point d'une exécution bien difficile, et tout le secret
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semblait consister à ce que trois des soi-disant chanteurs italiens
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grognaient, tandis que le quatrième miaulait. Cet intéressant morceau
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étant terminé, aux applaudissements de toute la compagnie, un jeune
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garçon commença à se faufiler entre les bâtons d'une chaise, et à sauter
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par-dessus, et à ramper par-dessous, et à se culbuter avec, et à en
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faire toutes les choses imaginables, excepté de s'asseoir dessus.
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Ensuite il se fit une cravate de ses jambes et les attacha autour de son
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cou; puis il fit voir avec quelle facilité une créature humaine peut
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prendre l'apparence d'un crapaud. Les nombreux spectateurs étaient
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transportés de jouissance et d'admiration. Bientôt après on entendit
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gazouiller faiblement: c'était la voix de Mme Pott, et ses auditeurs
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pleins de courtoisie s'imaginèrent entendre une chanson parfaitement
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classique, une vraie chanson de caractère, car Apollon était un
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compositeur, et les compositeurs chantent très-rarement leurs propres
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oeuvres, et pas davantage celles d'autrui. Enfin Mme Chasselion s'avança
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et récita son ode immortelle à une Grenouille expirante. Des _bravo_,
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des _brava_, des _bravi_, des _encore_ se firent entendre; et elle la
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récita une seconde fois. Elle allait la réciter une troisième, mais la
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majorité de ses hôtes, pensant qu'il était bien temps de manger quelque
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chose, s'écrièrent que c'était une honte d'abuser de la complaisance de
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Mme Chasselion. Vainement Mme Chasselion protesta qu'elle était tout à
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fait disposée à réciter son ode sur nouveaux frais; ses amis étaient
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trop polis, trop discrets, trop soigneux de sa santé, pour consentir à
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l'entendre encore, sous aucun prétexte. La salle des rafraîchissements
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fut donc ouverte, et tous ceux qui étaient déjà venus chez Mme
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Chasselion se précipitèrent en tumulte, pour y arriver les premiers. Ils
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savaient, en effet, que l'habitude de cette illustre dame était de faire
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faire un déjeuner pour cinquante et des invitations pour trois cents;
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ou, en d'autres termes, de nourrir les _lions_ les plus remarquables, et
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de laisser les petits animaux se tirer d'affaire comme ils pouvaient.
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«Où donc est monsieur Pott? demanda Mme Chasselion en s'occupant de
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placer les susdits lions autour d'elle.
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--Me voici! s'écria l'éditeur du bout le plus reculé de la chambre, hors
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de toute espérance de nourriture, à moins que son hôtesse ne fit quelque
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chose d'extraordinaire pour lui.
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--Voulez-vous venir par ici? lui cria-t-elle.
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--Oh! je vous en prie, ne vous tourmentez pas pour lui, interrompit Mme
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Pott de sa voix la plus obligeante. Vous vous donnez beaucoup trop de
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peine, madame Chasselion. Il est très-bien là-bas. N'est-ce pas, mon
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cher, que vous êtes très-bien là-bas?
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--Certainement, mon amour,» répliqua l'infortuné Pott avec un triste
|
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sourire. Hélas! à quoi lui servait son knout? Le bras nerveux qui le
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faisait tomber sur les hommes publics avec une vigueur gigantesque,
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était paralysé par un coup d'oeil de l'impérieuse Mme Pott.
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Mme Chasselion regarda autour d'elle avec triomphe. Le comte Smorltork
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était activement occupé à prendre note de ce que contenaient les plats;
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M. Tupman, avec plus de grâce que n'en avaient jamais déployé tous les
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brigands de l'Italie, faisait à diverses lionnes les honneurs d'une
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salade de homard; M. Snodgrass, ayant supplanté le jeune gentleman
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chargé des _éreintements_ dans la _Gazette d'Eatanswill_, était enfoncé
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dans une dissertation passionnée avec la jeune lady qui _faisait_ la
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poésie; et M. Pickwick, enfin, se rendait universellement agréable: rien
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ne semblait manquer à ce cercle choisi, lorsque M. Chasselion, dont le
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département, dans ces occasions, était de se tenir debout près de la
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porte, et de parler aux gens les moins importants, cria de toutes ses
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forces à Minerve:
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«Ma chère, voici M. Charles Fitz-Marshall.
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--Enfin! s'écria Mme Chasselion. Avec quelle anxiété je l'ai attendu!
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Messieurs, je vous prie, laissez passer M. Fitz-Marshall. Mon cher,
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dites à M. Fitz-Marshall de venir me trouver sur-le-champ, pour que je
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le gronde d'être arrivé si tard.
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--Voilà, ma chère dame, dit une voix claire. Aussi vite que
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possible,--foule étonnante,--chambre comble,--fort difficile
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d'approcher, très-difficile.»
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Le couteau et la fourchette de M. Pickwick lui tombèrent des mains. Il
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regarda M. Tupman, qui avait aussi laissé tomber sa fourchette et son
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couteau, et qui paraissait prêt à s'abîmer sous terre.
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«Ah!» s'écria la voix, tandis que son possesseur s'ouvrait un passage à
|
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travers une vingtaine de Turcs, d'officiers, de cavaliers et de Charles
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II, qui formaient une dernière barricade entre lui et la table.
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«Voilà mes vêtements tout cylindrés,--brevet d'invention,--pas un pli
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dans mon habit,--joliment pressé!--Pas besoin de faire repasser mon
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linge, ha! ha!--la bonne idée,--drôle de chose, malgré ça, de faire
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cylindrer son linge sur soi,--opération fatigante, très-fatigante.»
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|
En prononçant ces phrases brisées, un jeune homme, vêtu en officier de
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marine, parvint à s'approcher de la table, et présenta aux regards
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étonnés des pickwickiens la tournure et les traits identiques de M.
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Alfred Jingle.
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Il avait à peine eu le temps de prendre la main que lui tendait Mme
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Chasselion, lorsque ses yeux rencontrèrent les orbes indignés de M.
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Pickwick.
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«Tiens! tiens! s'écria le coupable; oublié,--pas d'ordre aux
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postillons,--j'y vais moi-même,--revenu dans un instant.
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--Le domestique, ou bien M. Chasselion, donnera vos ordres, monsieur
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Fitz-Marshall, dit la maîtresse de la maison.
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--Non! non!--moi-même, ne serai pas long,--revenu dans un clin d'oeil,»
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répliqua Jingle, et il disparut dans la foule.
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M. Pickwick se leva plein d'indignation.
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«Madame, dit-il, permettez-moi de vous demander qui est ce jeune homme,
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et où il réside?
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--C'est un gentleman d'une grande fortune, monsieur Pickwick, à qui je
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meurs d'envie de vous présenter. Le comte aussi sera enchanté de le
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connaître.
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--Oui, oui, comptez là-dessus, dit M. Pickwick avec vivacité. Il
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demeure?
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--A Bury, hôtel de l'Ange.
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--A Bury?
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--A Bury Saint-Edmunds, à quelques milles d'ici.... Mais, mon Dieu!
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monsieur Pickwick, vous n'allez pas nous quitter. Vous ne pouvez pas,
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|
monsieur Pickwick, songer à vous en aller sitôt.»
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Longtemps avant que Mme Chasselion eut prononcé ces paroles, M. Pickwick
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s'était plongé dans la foule et avait atteint le jardin. Il y fut
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bientôt rejoint par M. Tupman, qui l'avait suivi de près et qui lui dit:
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«Cela est inutile, il est parti.
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--Je le sais, répondit M. Pickwick, avec chaleur, et je le suivrai!
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--Vous le suivrez! Ou donc?
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--A Bury, hôtel de l'Ange. Comment savons-nous s'il n'abuse point
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quelqu'un dans cet endroit? Il a trompé une fois un digne homme, et nous
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en étions la cause innocente: cela n'arrivera plus, si je puis
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l'empêcher! Je veux le démasquer.--Sam! où est mon domestique?
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--Voilà! ici, monsieur, dit Sam, en sortant d'un endroit écarté, où il
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était occupé à examiner une bouteille de vin de Madère, qu'il avait
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enlevée sur la table une heure ou deux auparavant. Voilà vot' serviteur,
|
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monsieur, et fier du titre encore, comme disait au public l'esquelette
|
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vivant qu'on faisait voir pour trois pence.
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--Suivez-moi sur-le-champ! reprit M. Pickwick.--Tupman, si je reste à
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Bury, vous pourrez m'y rejoindre quand je vous écrirai. Jusque-là,
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|
adieu!»
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Les remontrances devenaient inutiles: M. Pickwick était animé, et sa
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résolution était prise. M. Tupman retourna vers ses compagnons, et, une
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heure après, il avait noyé tout souvenir de M. Alfred Jingle, ou de M.
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Charles Fitz-Marshall, au moyen d'une bouteille de vin de Champagne et
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d'une contredanse, également pétillantes.
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Pendant ce temps, M. Pickwick et Sam Weller, perchés à l'extérieur d'une
|
|
voiture publique, voyaient de minute en minute diminuer la distance qui
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les séparait de la bonne ville de Bury Saint-Edmunds.
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CHAPITRE XVI.
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Trop plein d'aventures pour qu'on puisse les résumer brièvement.
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Il n'y a pas, dans toute l'année, de mois où la nature ait un plus joli
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visage que durant le mois d'août. Le printemps a bien des charmes, et
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mai, certainement, est frais et joli, et son éclat est rehaussé par le
|
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contraste des frimas qui viennent de finir. Août n'a pas de semblables
|
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avantages: lorsqu'il arrive, nos sens sont accoutumés à la pureté du
|
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ciel, au verdoiement des prairies, au parfum embaumé des fleurs; le
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brouillard, le givre, la neige et les glaces sont effacés de notre
|
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mémoire, comme de la surface de la terre. Et cependant, quelle saison
|
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charmante! Les champs, les vergers, sont animés par la voix, par la
|
|
présence des travailleurs; les arbres, chargés de fruits, inclinent
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leurs branches jusqu'à terre; les blés, réunis en gerbes gracieuses ou
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se balançant au souffle du zéphir comme pour agacer la faucille,
|
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couvrent le paysage d'une teinte dorée; une douce langueur semble
|
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répandue sur toute la nature, et l'on dirait même que la molle influence
|
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de la saison s'étend jusque sur les charrettes dont l'oeil aperçoit le
|
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mouvement uniforme à travers les champs moissonnés, sans que l'oreille
|
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soit déchirée par aucun bruit inharmonieux.
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Pendant que la voiture publique roule rapidement à travers les champs et
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|
les vergers qui bordent la route, des groupes de femmes et d'enfants,
|
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empilant des fruits dans des corbeilles ou recueillant les épis de blé
|
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dispersés, suspendent un instant leur travail, abritent leurs visages
|
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brunis par le soleil avec une main plus brune encore, et suivent les
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|
voyageurs d'un regard curieux; quelque vigoureux bambin, trop jeune pour
|
|
travailler, mais trop turbulent pour être laissé à la maison, se hisse
|
|
sur le bord du grand panier où il a été emprisonné, et gigotte et
|
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braille avec délices; le moissonneur arrête sa faucille, se redresse,
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|
croise les bras et contemple la voiture qui passe auprès de lui comme un
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tourbillon; les lourds chevaux de son char rustique suivent l'attelage
|
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brillant et animé d'un regard endormi, qui dit aussi clairement que le
|
|
peut dire un regard de cheval: «Tout cela est fort joli à regarder,
|
|
mais marcher lentement dans une terre pesante vaut encore mieux, après
|
|
tout, que de galoper si chaudement sur une route pleine de poussière!»
|
|
Cependant les voyageurs volent, et, profitant d'un détour, jettent un
|
|
dernier coup d'oeil derrière eux: les femmes et les enfants ont repris
|
|
leur travail; le moissonneur s'est courbé de nouveau sur sa faucille;
|
|
les chevaux de labour poursuivent leur marche mesurée; et tout se
|
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montre, comme tout à l'heure, plein de vie et de mouvement.
|
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|
|
Une semblable scène ne pouvait manquer d'influer sur l'esprit délicat et
|
|
bien réglé de M. Pickwick. Préoccupé de la résolution qu'il avait formée
|
|
de démasquer le véritable caractère de Jingle, en quelque lieu qu'il pût
|
|
le découvrir, il était demeuré d'abord taciturne et rêveur,
|
|
réfléchissant aux moyens qu'il devait employer pour réussir dans son
|
|
projet; mais peu à peu son attention fut attirée par les objets
|
|
environnants, et à la fin il y prit autant de plaisir que s'il avait
|
|
entrepris ce voyage pour la cause la plus agréable du monde.
|
|
|
|
«Délicieux paysage, Sam! dit-il à son domestique.
|
|
|
|
--Enfonce les toits et les cheminées, monsieur, répondit celui-ci en
|
|
touchant son chapeau.
|
|
|
|
--En effet, reprit M. Pickwick avec un sourire, je suppose que vous
|
|
n'avez guère vu, toute votre vie, que des toits et des cheminées, du
|
|
mortier et des briques.
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|
|
--Je n'ai pas toujours été valet d'auberge, monsieur, répliqua Sam en
|
|
secouant la tête. J'ai été autrefois garçon de roulier.
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|
--Quand cela?
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|
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|
--Quand j'ai été jeté la tête la première dans le monde pour jouer à
|
|
saute-mouton avec ses soucis. Donc, pour commencer, j'ai été garçon d'un
|
|
charretier, et puis ensuite d'un roulier, et puis ensuite
|
|
commissionnaire, et puis ensuite valet d'auberge. A présent v'là que je
|
|
suis domestique d'un gentleman. Je serai peut-être un gentleman moi-même
|
|
un de ces jours, avec ma pipe dans ma bouche et un berceau dans mon
|
|
jardin. Qui sait? je n'en serais pas surpris, moi.
|
|
|
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--Vous êtes un véritable philosophe, Sam.
|
|
|
|
--Je crois que ça court dans la famille, monsieur. Mon père est dans
|
|
cette profession-là maintenant. Quand ma belle-mère le tarabuste, il se
|
|
met à siffler; elle s'enlève comme une soupe au lait, et elle lui casse
|
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sa pipe: il s'en va pacifiquement, et il en rapporte une autre; alors
|
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elle braille tant qu'elle peut, et elle tombe dans des attaques de
|
|
nerfs: il ne bouge pas, il fume confortablement jusqu'à ce qu'elle
|
|
revienne. C'est ça de la philosophie, monsieur!...
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|
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--Ou du moins un très-bon équivalent, répondit en riant M. Pickwick.
|
|
Cela doit vous avoir été fort utile dans votre vie errante, Sam.
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|
|
|
--Utile, monsieur! vous pouvez bien le dire. Après que je me suis sauvé
|
|
d'avec le charretier et avant que j'aie rentré avec le roulier, j'ai
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|
couché pendant une quinzaine dans un appartement sans meubles.
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--Un appartement sans meubles!
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|
--Oui, les arches à sec du pont de Waterloo. Jolie chambre à coucher; à
|
|
dix minutes du centre des affaires. Seulement s'il y a quelque chose à
|
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lui reprocher, c'est qu'elle est un peu aérée. J'ai vu là des drôles de
|
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spectacles.
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--Ha! je le suppose, dit M. Pickwick d'un air plein d'intérêt.
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--Des spectacles qui perceraient votre tendre coeur, monsieur, et qui
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|
ressortiraient de l'autre côté. On n'y trouve pas les mendiants
|
|
réguliers; vous pouvez vous fier à ceux-là pour savoir se tirer
|
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d'affaire. De jeunes mendiants, mâles et femelles, qui n'ont pas encore
|
|
fait leur chemin dans la profession, s'y logent quelquefois; mais c'est
|
|
généralement les pauvres créatures sans asile, éreintées, mourant de
|
|
faim, qui se roulent dans les coins sombres de ces tristes places; les
|
|
pauvres créatures qui ne peuvent pas se repasser la corde de deux pence.
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|
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--Dites-moi, Sam, qu'est-ce que c'est que la corde de deux pence?
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|
--C'est une auberge, monsieur, où les lits coûtent deux pence par
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|
nuit....
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--Pourquoi donnent-ils aux lits le nom de _cordes_?
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--Que vous êtes donc jeune, monsieur! Quand les ladies et les gentlemen
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|
qui tiennent ces hôtels-là ont ouvert leur bazar, ils faisaient les lits
|
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sur le plancher, mais ils ne faisaient pas leurs affaires. Au lieu de
|
|
prendre un somme raisonnable pour deux pence, les logeurs s'y vautraient
|
|
la moitié de la journée. Aussi, maintenant, ils ont deux cordes,
|
|
éloignées d'à peu près six pieds, et à trois pieds du plancher, qui vont
|
|
tout du long de la chambre, et les lits sont faits avec des grosses
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toiles tendues en travers.
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--Eh bien?
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--Eh bien! l'avantage du plan est visible. Tous les matins, à six
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heures, ils laissent aller une des cordes, et patatra, v'là tous les
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logeurs par terre. Ça les réveille fameusement, ils se relèvent de bonne
|
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humeur, et ils s'en vont comme des jolis garçons.... Demande pardon,
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monsieur, dit Sam, en interrompant tout à coup son verbeux discours,
|
|
c'est-il Bury Saint-Edmunds qu'est là-bas?
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--Précisément, répondit M. Pickwick.»
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|
Bientôt après la voiture roula dans les rues propres et bien pavées
|
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d'une jolie petite ville, et s'arrêta devant une auberge située au
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milieu de la grande route, presque en face de l'antique abbaye.
|
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|
«Voici l'Ange, dit M. Pickwick, en regardant l'enseigne. Nous descendons
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|
ici, Sam. Mais il faut prendre quelques précautions. Demandez une
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chambre particulière et ne mentionnez pas mon nom; vous comprenez.
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--Compris! monsieur,» répondit Sam, avec un clin d'oeil intelligent. Il
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tira le portemanteau du coffre de derrière, où il avait été jeté à
|
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Eatanswill, et disparut pour faire sa commission. Une chambre
|
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particulière fut facilement retenue, et M. Pickwick y fut introduit sans
|
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délai.
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«Maintenant, Sam, dit M. Pickwick, la première chose à faire....
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--C'est de commander le dîner, monsieur, suggéra Sam: il est fort tard,
|
|
monsieur.
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|
--Ah! c'est vrai, répliqua le philosophe en regardant sa montre. Vous
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avez raison, Sam.
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--Et si c'était moi, monsieur, je voudrais prendre juste une bonne nuit
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de repos avant de demander des renseignements sur ce finaud. Il n'y a
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rien pour rafraîchir l'esprit comme un bon somme, monsieur, comme dit la
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servante avant d'avaler son petit verre de l'eau d'ânon.
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--Je crois que vous avez raison, Sam; mais je veux d'abord m'assurer
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qu'il est dans cet hôtel et qu'il ne m'échappera point.
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--Laissez-moi c'te affaire-là, monsieur. Je vas vous ordonner un joli
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petit dîner et faire une enquête en bas, pendant qu'on l'apprêtera. Je
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tirerai tous les secrets du décrotteur, en cinq minutes.
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--A la bonne heure,» dit M. Pickwick, et Sam se retira.
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Au bout d'une demi-heure M. Pickwick était assis devant un dîner
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très-satisfaisant, et un quart d'heure plus tard, Sam lui rapportait
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l'assurance que M. Charles Fitz-Marshall avait retenu, jusqu'à nouvel
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ordre, sa chambre particulière; il était allé passer la soirée dans une
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maison du voisinage, avait ordonné au garçon de l'attendre et avait
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emmené son domestique avec lui.
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«Maintenant, monsieur, continua Sam, après avoir fait son rapport, si je
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puis causer un brin avec ce domestique ici, il me contera toutes les
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affaires de son maître.
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--Comment savez-vous cela? demanda M. Pickwick.
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--Que vous êtes donc jeune monsieur! Tous les domestiques en font
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autant.
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--Oh! oh! fit le philosophe, j'avais oublié cela: c'est bon.
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--Alors, vous verrez ce qu'il y a de mieux à faire, monsieur, nous
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agirons en conséquence.»
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Comme cet arrangement paraissait le meilleur possible, il fut finalement
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adopté. Sam se retira, avec la permission de son maître, pour passer la
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soirée comme il l'entendrait. Il dirigea ses pas vers la buvette de la
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maison, et peu de temps après, fut élevé au fauteuil par la voix unanime
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de l'assemblée. Une fois parvenu à ce poste honorable, il fit éclater
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tant de mérite, que les éclats de rire des gentlemen habitués, et les
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marques bruyantes de leur satisfaction, parvinrent jusqu'à la chambre à
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coucher de M. Pickwick, et raccourcirent, de plus de trois heures, la
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durée naturelle de son sommeil.
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Le lendemain, dès le matin, Sam Weller s'occupa de calmer l'agitation
|
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fiévreuse qui lui restait de la veille, par l'application d'une douche
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d'un penny; c'est-à-dire que, moyennant cette pièce de monnaie, il
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engagea un jeune gentleman du département de l'écurie à faire jouer la
|
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pompe sur sa tête et sur sa face, jusqu'à l'entière restauration de ses
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facultés intellectuelles. Tandis qu'il subissait ce traitement médical,
|
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son attention fut attirée par un jeune homme, assis sur un banc, dans la
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cour. Il était vêtu d'une livrée violette, et lisait dans un livre
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d'hymnes, avec un air d'abstraction profonde, qui ne l'empêchait
|
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cependant pas de jeter de temps en temps un coup d'oeil vers Sam, comme
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s'il avait pris grand intérêt à l'opération qu'il se faisait faire.
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«Voilà un drôle de corps, pensa celui-ci, la première fois que ses yeux
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rencontrèrent ceux de l'étranger en livrée violette. Et, en effet, avec
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son pâle visage, large et plat, avec ses yeux enfoncés et sa tête
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énorme, d'où pendaient plusieurs mèches de cheveux noirs et lisses,
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l'étranger pouvait passer pour un drôle de corps. «Voilà un drôle de
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corps,» pensa donc Sam Weller, et après avoir pensé cela, il continua de
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se laver, et n'y pensa pas davantage.
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Cependant l'homme en livrée violette continuait à regarder Sam et son
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livre d'hymnes, son livre d'hymnes et Sam, comme s'il avait eu envie
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d'entamer la conversation. A la fin, pour lui en fournir l'occasion, Sam
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lui dit, avec un signe de tête familier: «Comment ça va-t-il, mon
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bonhomme?
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--Je suis heureux de pouvoir dire que je vais assez bien, monsieur,
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répondit l'homme violet d'une voix mesurée et en fermant son livre avec
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précaution. J'espère que vous allez de même, monsieur?
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--Eh! eh! je serais plus solide sur mes jambes si je ne me sentais pas
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comme une bouteille d'eau-de-vie ambulante; mais vous, mon vieux,
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restez-vous dans cette maison ici?»
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L'homme violet répondit affirmativement.
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«Comment se fait-il donc que vous n'étiez pas avec nous hier soir?
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demanda Sam, en se frottant la face avec un essuie-mains. Vous me faites
|
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l'effet d'un bon vivant, l'air aussi gaillard qu'une truite dans un
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panier plein de chaux, ajouta-t-il d'un ton un peu plus bas.
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--J'étais sorti avec mon maître, répondit l'étranger.
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--Comment s'appelle-t-il? demanda vivement Sam Weller, dont le visage
|
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devint tout rouge par l'effet combiné de la surprise et du frottement de
|
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son essuie-mains.
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--Fitz-Marshall, répliqua l'homme violet.
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--Donnez-moi la patte, dit Sam en s'avançant vers lui. J'ai envie de
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vous connaître, votre philosomie me va, mon fiston.
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--Eh bien! voilà qui est très-extraordinaire, rétorqua l'homme violet,
|
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avec une grande simplicité de manières. La vôtre m'a plus si fort, que
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j'ai eu envie de vous parler, dès le premier moment où je vous ai vu
|
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sous la pompe.
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--C'est-il vrai.
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--Sur mon honneur! Cela n'est-il pas curieux, hein?
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--Très-curieux, répondu Sam, en se congratulant intérieurement sur la
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bonhomie de l'étranger. Comment nous appelons-nous, mon patriarche?
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--Job.
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--Et c'est un fameux nom. Le seul nom, à ma connaissance, qui n'a pas
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reçu une abréviation. Et l'autre nom?
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--Trotter, dit l'étranger. Et le vôtre?»
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Sam se rappela les ordres de son maître et répondit: «Mon nom est
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|
Walker, le nom de mon maître est Wilkins. Voulez-vous prendre une goutte
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|
de quelque chose ce matin, M. Trotter?»
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|
M. Trotter donna son complet assentiment à cette agréable proposition,
|
|
et ayant déposé son livre dans la poche de son habit, il accompagna M.
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Walker à la buvette. Là, ils s'occupèrent à discuter le mérite d'un
|
|
agréable mélange, contenu dans un vase d'étain et composé de l'essence
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parfumée du clou de girofle et d'une certaine quantité de genièvre de
|
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Hollande, fabriqué en Angleterre.
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«Et c'est-il une bonne place que vous avez? demanda Sam, en remplissant
|
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pour la seconde fois le verre de son compagnon.
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--Mauvaise, répondit Job, en se léchant les lèvres, très-mauvaise.
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--Vrai?
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--Oui, sûr; et pire que cela; mon maître va se marier.
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|
--Pas possible!
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--Si, et pire que cela. Il va enlever une grosse héritière dans une
|
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pension.
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--Quel dragon! dit Sam, en remplissant encore le verre de son camarade.
|
|
C'est quelque pension de cette ville, je suppose?»
|
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|
|
Cette question fut faite du ton le plus indifférent qu'on puisse
|
|
imaginer. Cependant M. Job Trotter montra clairement, par ses manières,
|
|
qu'il remarquait avec quelle anxiété son nouvel ami attendait sa
|
|
réponse. Il vida son verre, regarda mystérieusement Sam Weller, cligna
|
|
l'un après l'autre chacun de ses petits yeux, et finalement fit avec sa
|
|
main le geste de manier une pompe imaginaire, donnant à entendre par là
|
|
qu'il considérait son compagnon comme trop désireux de pomper ses
|
|
secrets.
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|
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«Non, non, observa-t-il, en conclusion. Cela ne se dit pas à tout le
|
|
monde. C'est un secret; un grand secret, M. Walker.»
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|
|
En prononçant ces paroles, l'homme violet retourna son verre sens dessus
|
|
dessous, afin de faire remarquer ingénieusement à son compagnon qu'il
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|
n'y restait plus rien pour assouvir sa soif. Sam comprit l'apologue; il
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|
en apprécia la délicatesse, et ordonna de remplir, sur nouveaux frais,
|
|
le vase d'étain. Cet ordre fit briller de plaisir les petits yeux de
|
|
l'homme violet.
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|
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«Ainsi donc, c'est un secret? reprit Sam.
|
|
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--Je l'imagine comme cela, répliqua l'autre en sirotant sa liqueur avec
|
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complaisance.
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--Je suppose que votre maître est un richard?»
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M. Trotter sourit, et, tenant son verre de la main gauche, il donna,
|
|
avec sa main droite, quatre tapes distinctes sur le gousset de sa
|
|
culotte violette, comme pour faire entendre que son maître aurait pu
|
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agir de même sans alarmer personne par le bruit de son argent.
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|
|
|
«Ah! reprit Sam, voilà l'histoire?»
|
|
|
|
L'homme violet baissa la tête d'une manière significative.
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|
|
|
«Et est-ce que vous n'imaginez pas, mon vieux, que vous seriez une
|
|
fameuse canaille si vous laissiez votre maître empoigner cette jeune
|
|
demoiselle?
|
|
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|
--Je sais cela, répliqua Job Trotter, en soupirant profondément et en
|
|
tournant vers son interlocuteur un visage plein de contrition. Je sais
|
|
cela, et c'est ce qui pèse sur mon esprit; mais qu'est-ce que je peux
|
|
faire?
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|
--Faire? s'écria Sam, chanter à la maîtresse et enfoncer votre maître.
|
|
|
|
--Qui est-ce qui me croirait? La jeune lady est regardée comme un modèle
|
|
de prudence et de discrétion; elle dirait que non, et mon maître aussi.
|
|
Qui est-ce qui me croirait? Je perdrais ma place et je me verrais
|
|
poursuivi comme diffamateur ou quelque chose comme ça. Voilà tout ce que
|
|
j'y gagnerais.
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|
|
--Il y a du vrai, dit Sam en ruminant; il y a du vrai dans ce que vous
|
|
dites là.
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|
|
--Si je connaissais quelque respectable gentleman qui voulût se charger
|
|
de l'affaire, je pourrais espérer d'empêcher l'enlèvement. Mais il y a
|
|
la même difficulté, monsieur Walker; juste la même. Je ne connais pas de
|
|
gentleman respectable en ce pays, et si j'en connaissais un, il y a dix
|
|
à parier contre un qu'il ne croirait pas mon récit.
|
|
|
|
--Venez par ici, cria Sam, en se levant tout d'un coup et en saisissant
|
|
son compagnon par le bras. Mon maître est l'homme qu'il vous faut.»
|
|
|
|
Après une légère résistance, Job Trotter fut conduit dans l'appartement
|
|
de M. Pickwick, et lui fut présenté, avec un court sommaire du dialogue
|
|
que nous venons de rapporter.
|
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|
«Je suis bien fâché de trahir mon maître, monsieur, dit Job Trotter, en
|
|
appliquant à son oeil un mouchoir rouge d'environ trois pouces carrés.
|
|
|
|
--Ce sentiment vous fait beaucoup d'honneur, répliqua M. Pickwick.
|
|
Mais, cependant, c'est votre devoir....
|
|
|
|
--Je sais que c'est mon devoir, monsieur, reprit Job avec une grande
|
|
émotion. Nous devons tous nous efforcer de remplir nos devoirs,
|
|
monsieur, et je m'efforce humblement de remplir les miens, monsieur.
|
|
Mais c'est une dure épreuve de trahir un maître, monsieur, dont vous
|
|
portez les habits, dont vous mangez le pain, même quand c'est un coquin,
|
|
monsieur.
|
|
|
|
--Vous êtes un brave garçon, dit M. Pickwick fort affecté, un honnête
|
|
garçon.
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|
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--Allons! allons! observa Sam, qui avait vu avec beaucoup d'impatience
|
|
les larmes de M. Trotter; assez d'arrosage comme ça; ça n'est bon à
|
|
rien.
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|
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--Sam, reprit M. Pickwick d'un ton de reproche, je suis fâché de voir
|
|
que vous ayez si peu de respect pour les sentiments de ce jeune homme.
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|
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--Ses sentiments sont très-beaux, monsieur, et mêmes si beaux que c'est
|
|
une pitié qu'il les perde comme ça; et je pense qu'il ferait mieux de
|
|
les garder dans son estomac que de les laisser évaporiser en eau chaude,
|
|
espécialement comme ça ne sert à rien. Des larmes, ça n'a jamais servi à
|
|
remonter une horloge ni à faire marcher une machine. La première fois
|
|
que vous irez dans le monde, fourrez-vous ça dans la caboche, mon vieux;
|
|
et pour le présent introduisez ce morceau de guingamp rouge dans votre
|
|
poche. Il n'est pas assez beau pour le secouer comme ça en l'air, comme
|
|
si vous étiez un danseur de corde.
|
|
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|
--Sam a raison, remarqua M. Pickwick, en s'adressant à Job: Sam a
|
|
raison, quoique sa manière de s'exprimer soit un peu commune et
|
|
quelquefois incompréhensible.
|
|
|
|
--Il a tout à fait raison, monsieur, répliqua M. Trotter, et je ne
|
|
céderai pas davantage à cette faiblesse.
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|
|
|
--Très-bien, reprit notre sage; et maintenant, où est cette pension de
|
|
demoiselles?
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|
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|
--C'est une vieille maison de briques rouges, tout juste en dehors de la
|
|
ville, monsieur.
|
|
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--Et quand ce perfide dessein sera-t-il exécuté? Quand est-ce que
|
|
l'enlèvement doit avoir lieu?
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--Cette nuit, monsieur.
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|
|
|
--Cette nuit?
|
|
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--Cette nuit même, monsieur. C'est ce qui me fâche tant.
|
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|
|
--Il faut prendre des mesures instantanées. Je vais voir immédiatement
|
|
la dame qui dirige l'établissement.
|
|
|
|
--Je vous demande pardon, monsieur, mais cela ne servira à rien.
|
|
|
|
--Pourquoi donc?
|
|
|
|
--Mon maître, monsieur, est un homme très-artificieux.
|
|
|
|
--Je le sais bien.
|
|
|
|
--Et il s'est si bien entortillé autour du coeur de la vieille dame
|
|
qu'elle ne croirait rien à son préjudice, quand vous en feriez serment
|
|
sur vos deux genoux. D'ailleurs vous n'avez pas d'autre preuve que la
|
|
parole d'un domestique; mon maître ne manquera pas de dire qu'il m'a
|
|
renvoyé pour quelque chose, et que je fais cela afin de me venger.
|
|
|
|
--Qu'est-ce que nous pourrions donc faire, alors?
|
|
|
|
--Rien ne pourra convaincre la vieille dame, monsieur, si elle ne le
|
|
prend pas sur le fait de l'enlèvement.
|
|
|
|
--Ces vieilles mules-là, interposa Sam, en guise de parenthèse, ces
|
|
vieilles mules-là, s'obstinent à prendre des vessies pour des lanternes.
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|
--Mais, fit observer M. Pickwick, j'ai peur qu'il ne soit infiniment
|
|
difficile de le prendre sur le fait.
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|
|
--Je ne sais pas, monsieur, répondit Job après un instant de réflexion;
|
|
il me semble que cela pourrait se faire très-aisément.
|
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|
|
--Comment cela?
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--Voyez-vous, mon maître a gagné les deux servantes, et elles doivent
|
|
nous introduire dans la cuisine, ce soir, à dix heures. Quand toute la
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|
maison se sera retirée pour dormir, nous sortirons de la cuisine, et
|
|
alors la jeune personne descendra de sa chambre; il y aura une chaise de
|
|
poste, et en route!
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|
--Eh bien? fit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Eh bien! monsieur; je crois que si vous nous attendiez dans le jardin,
|
|
tout seul....
|
|
|
|
--Tout seul! Pourquoi tout seul?
|
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|
|
--Je pensais que la vieille demoiselle n'aimerait pas qu'une découverte
|
|
aussi désagréable se fît devant beaucoup de monde; et puis la jeune
|
|
lady, monsieur, considérez sa confusion!...
|
|
|
|
--Vous avez tout à fait raison. Cette réflexion montre une grande
|
|
délicatesse de sentiments. Poursuivez; vous avez raison....
|
|
|
|
--Eh bien! monsieur; je pensais donc que si vous attendiez tout seul
|
|
dans le jardin, je pourrais vous introduire dans la maison, à onze
|
|
heures et demie précises, et qu'alors vous vous trouveriez juste à temps
|
|
pour m'aider à démonter les projets de ce méchant homme, par qui j'ai eu
|
|
le malheur d'être séduit.»
|
|
|
|
Ici. M. Trotter soupira profondément.
|
|
|
|
«Ne vous tourmentez pas de cela, dit M. Pickwick; s'il avait un grain de
|
|
la probité qui vous distingue, malgré votre humble condition, je ne
|
|
désespérerais pas de lui.»
|
|
|
|
Job salua très-bas, et, en dépit des précédentes remontrances de Sam,
|
|
ses yeux se remplirent de larmes.
|
|
|
|
«Je n'ai jamais vu un pleurard comme ça, dit Sam. Dieu me pardonne, s'il
|
|
n'a pas un robinet toujours ouvert dans la tête!
|
|
|
|
--Sam! dit M. Pickwick avec une grande sévérité, retenez votre langue.
|
|
|
|
--Oui, monsieur.
|
|
|
|
--Je n'aime pas ce plan, poursuivit notre philosophe après une profonde
|
|
méditation. Pourquoi ne pas communiquer avec les amis de la jeune
|
|
personne?
|
|
|
|
--Parce qu'ils habitent à cinquante lieues d'ici, monsieur.
|
|
|
|
--Il n'y a rien à répondre à ça, remarqua Sam, à part.
|
|
|
|
--Ensuite, ce jardin, reprit M. Pickwick, comment y entrerai-je?
|
|
|
|
--Le mur est très-bas, monsieur, et votre domestique vous fera la courte
|
|
échelle.
|
|
|
|
--Mon domestique me fera la courte échelle, répéta machinalement M.
|
|
Pickwick, et vous ne manquerez pas de m'ouvrir la porte de la maison?...
|
|
|
|
--Vous ne pouvez pas vous tromper, monsieur. Il n'y a qu'une porte dans
|
|
le jardin; tapez-y quand vous entendrez sonner l'horloge, et je vous
|
|
ouvrirai sur-le-champ.
|
|
|
|
--Je n'aime pas ce plan, redit M. Pickwick; mais il faut bien l'adopter,
|
|
car je n'en vois pas d'autre, et il s'agit du bonheur de cette jeune
|
|
personne, pour toute sa vie. J'y irai, soyez-en sûr.»
|
|
|
|
Ainsi, pour la seconde fois, la bonté naturelle de M. Pickwick
|
|
l'entraîna dans une entreprise, dont son excellent jugement l'aurait
|
|
détourné.
|
|
|
|
«Comment s'appelle la maison? demanda-t-il.
|
|
|
|
--Westgate-House, monsieur. Vous tournez un peu à droite quand vous
|
|
arrivez au bout de la ville; la maison est isolée, à une petite distance
|
|
de la route, et son nom est sur une plaque de cuivre, sur la porte.
|
|
|
|
--Je le sais répondit M. Pickwick; j'avais remarqué cette maison la
|
|
première fois que j'ai visité cette ville. Vous pouvez compter sur moi.»
|
|
|
|
M. Trotter salua et se détourna pour partir. M. Pickwick lui mit une
|
|
gainée dans la main.
|
|
|
|
«Vous êtes un brave garçon, lui dit-il, et j'admire la bonté de votre
|
|
coeur. Pas de remercîments. Souvenez-vous: onze heures et demie.
|
|
|
|
--Il n'y a pas de danger que je l'oublie, monsieur, répondit Job
|
|
Trotter, et il quitta la chambre.
|
|
|
|
--Camarade, lui dit Sam, qui l'avait suivi, ce n'est pas une mauvaise
|
|
chose, cette pleurnicherie. Je voudrais pleurer comme une gouttière dans
|
|
une averse, à ce prix-là. Comment donc que vous faites?
|
|
|
|
--Cela vient du coeur, monsieur Walker, répondit Job solennellement. Je
|
|
vous souhaite le bonjour.
|
|
|
|
--Voilà un gaillard facile à émouvoir, pensa Sam Weller en le voyant
|
|
s'éloigner. C'est égal, nous lui avons tiré les vers du nez, toujours.»
|
|
|
|
Nous ne pouvons pas dire précisément quelles étaient les pensées qui
|
|
occupaient l'esprit de M. Trotter, attendu que nous n'en savons rien du
|
|
tout.
|
|
|
|
Cependant le jour s'écoula, le soir vint, et, un peu avant dix heures,
|
|
Sam rapporta à son maître que M. Jingle et Job étaient sortis ensemble,
|
|
que leurs bagages étaient empaquetés, et qu'ils avaient commandé une
|
|
chaise. Le complot était évidemment en voie d'exécution, comme M.
|
|
Trotter l'avait prédit.
|
|
|
|
Dix heures et demie arrivèrent. C'était l'instant où M. Pickwick devait
|
|
partir pour sa délicate entreprise. Afin de ne pas être embarrassé pour
|
|
escalader le mur, il refusa le pardessus que lui offrait Sam, et sortit,
|
|
suivi de ce fidèle serviteur.
|
|
|
|
La lune était sur l'horizon, mais cachée derrière des nuages, la nuit
|
|
était belle et sèche, mais singulièrement sombre; les sentiers, les
|
|
haies, les champs, les maisons et les arbres étaient enveloppés d'une
|
|
ombre épaisse; l'atmosphère était lourde et brûlante; des éclairs de
|
|
chaleur illuminaient de temps en temps les nuages, et c'était la seule
|
|
chose qui animât un peu la triste obscurité dont la terre était
|
|
couverte; aucun son ne se faisait entendre, excepté l'aboiement éloigné
|
|
de quelque chien inquiet.
|
|
|
|
Nos aventuriers trouvèrent la maison, reconnurent l'inscription de
|
|
cuivre, firent le tour du mur, et s'arrêtèrent vers le fond du jardin.
|
|
|
|
«Sam, dit M. Pickwick, vous retournerez à l'auberge quand vous m'aurez
|
|
aidé à monter par-dessus le mur.
|
|
|
|
--Très-bien, monsieur.
|
|
|
|
--Et vous m'attendrez.
|
|
|
|
--Certainement, monsieur.
|
|
|
|
--Prenez ma jambe, et quand je dirai: _haut!_ élevez-moi doucement.
|
|
|
|
--Me voilà prêt, monsieur....»
|
|
|
|
Ayant arrangé ces préliminaires, M. Pickwick empoigna le sommet du mur,
|
|
et donna la mot _haut!_ qui fut obéi très-littéralement; car, soit que
|
|
son corps participât en quelque degré de l'élasticité de son esprit,
|
|
soit que les idées de Sam sur une _douce élévation_ ne fussent pas
|
|
exactement les mêmes que celles de son maître, l'effet immédiat de son
|
|
assistance fut de le jeter par-dessus le mur. Après avoir écrasé trois
|
|
framboisiers et un rosier, cet immortel gentleman descendit enfin de
|
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toute sa longueur sur la terre.
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«Vous ne vous êtes pas blessé, monsieur? demanda Sam, aussitôt qu'il fut
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revenu de la surprise que lui avait causée la mystérieuse disparition du
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philosophe.
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--Non, certainement, je ne me suis pas blessé, répondit celui-ci, de
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l'autre côté du mur. Je croirais plutôt que c'est vous qui m'avez
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blessé, Sam.
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--J'espère que non, monsieur!
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--Ne vous tourmentez point, reprit notre sage en se relevant; ce n'est
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rien... quelques égratignures.... Allez vous-en, car nous serions
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entendus.
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--Bonne chance, monsieur.
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--Bonsoir.»
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Sam s'éloigna donc doucement, laissant M. Pickwick seul dans le jardin.
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Des lumières se montraient de temps en temps aux différentes fenêtres du
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bâtiment, ou passaient dans les escaliers, comme pour indiquer que les
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pensionnaires se retiraient dans leurs chambres. N'ayant nulle envie
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d'approcher de la porte avant l'heure fixée, M. Pickwick se blottit dans
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un angle du mur pour attendre qu'elle arrivât.
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Il était alors dans une position qui aurait abattu l'audace de bien des
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héros, et cependant il ne ressentit ni inquiétude ni découragement: il
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savait que son dessein était honorable, et il se confiait, sans nulle
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hésitation, aux nobles sentiments de Job Trotter. La situation était
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triste certainement, pour ne pas dire accablante; mais un esprit
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contemplatif peut toujours se distraire par la méditation. A force de
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méditer, M. Pickwick était tombé dans une sorte d'assoupissement,
|
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lorsqu'il en fut tiré par l'horloge de l'église voisine, qui sonnaient
|
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onze heures et demie.
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«Voici le moment,» pensa-t-il, en se mettant avec précaution sur ses
|
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pieds. Il examina la maison: les lumières avaient disparu, les volets
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étaient fermés; tout le monde était au lit, sans aucun doute. Il
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s'avança à pas de loup vers la porte, et frappa doucement. Deux ou trois
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minutes s'étaient passées sans réponse, il frappa un autre coup plus
|
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fort, puis un autre plus fort encore.
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A la fin, un bruit de pas se fit entendre dans l'escalier; la lumière
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d'une chandelle brilla à travers le trou de la serrure; des barres, des
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verrous furent tirés, et la porte s'ouvrit lentement.
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La porte s'ouvrit lentement, et à mesure qu'elle s'ouvrait de plus en
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plus, M. Pickwick se retirait de plus en plus derrière elle. Il allongea
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la tête avec précaution pour reconnaître la personne qui s'avançait;
|
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mais quel fut son étonnement lorsqu'il aperçut, au lieu de Job Trotter,
|
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une servante inconnue, qui tenait une chandelle dans sa main. M.
|
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Pickwick retira sa tête avec la vivacité déployée par Polichinelle, cet
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admirable comédien, quand il craint d'être découvert par le commissaire.
|
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«Sarah, dit la servante en s'adressant à quelqu'un dans la maison, c'est
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apparemment le chat. Minet! minet! petit! petit! petit!»
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Aucun animal n'ayant été attiré par ces incantations, la servante
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referma lentement la porte, et la reverrouilla, laissant M. Pickwick
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aplati contre le mur.
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«Ceci est fort étrange, pensa-t-il avec tristesse. Elles veillent, à ce
|
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que je suppose, plus tard qu'à l'ordinaire. Il est bien malheureux
|
|
qu'elles aient choisi précisément cette nuit-ci, extrêmement
|
|
malheureux!» Tout en faisant ces réflexions, M. Pickwick se retirait
|
|
avec précaution dans l'angle du mur, où il avait été originairement
|
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caché, résolu d'attendre là assez longtemps pour pouvoir répéter, sans
|
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danger, son signal.
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Il y était à peine depuis cinq minutes, lorsque la lueur éblouissante
|
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d'un éclair fut immédiatement suivie d'un violent coup de tonnerre, qui
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fit retentir les cieux d'un épouvantable roulement puis vint un autre
|
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éclair plus éblouissant que le premier; puis un autre coup de tonnerre,
|
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plus épouvantable que le précédent; puis enfin arriva la pluie, plus
|
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terrible encore que les uns et les autres.
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M. Pickwick savait parfaitement qu'un arbre est un très-dangereux voisin
|
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pendant un orage: or, il avait un arbre à sa droite, un autre à sa
|
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gauche, un troisième devant lui, un quatrième derrière. S'il restait où
|
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il était, il risquait d'être foudroyé; s'il se montrait au milieu du
|
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jardin, il pouvait être saisi et livré aux constables. Une ou deux fois
|
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il essaya d'escalader le mur; mais, n'ayant alors aucun aide, le seul
|
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résultat de ses efforts fut de mettre toute sa personne dans un état de
|
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transpiration abondante, et d'opérer sur ses genoux et sur les os de ses
|
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jambes une infinité d'égratignures.
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«Quelle épouvantable situation!» se dit-il à lui-même, en s'arrêtant
|
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après cet exercice pour essuyer son front et pour frotter ses genoux. En
|
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même temps, il regardait vers la maison, et n'y voyant plus de lumière,
|
|
il se flatta que tout le monde serait couché; il résolut donc de répéter
|
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son signal.
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Il marche sur la pointe du pied, dans le sable humide; il frappe à la
|
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porte; il retient son haleine; il écoute à travers le trou de la
|
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serrure. Pas de réponse. C'est singulier. Un autre coup. Il écoute de
|
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nouveau; un chuchotement se fait entendre dans l'intérieur, et une voix
|
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crie ensuite:
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«Qui va là?
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--Ce n'est pas Job, pensa M. Pickwick en s'aplatissant contre le mur.
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|
C'est une voix de femme.»
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|
A peine était-il arrivé à cette conclusion, qu'une fenêtre du premier
|
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étage s'ouvrit, et trois ou quatre voix de femmes répétèrent la
|
|
question: «Qui est là?»
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M. Pickwick n'osa pas bouger. Il était clair que toute la maison était
|
|
réveillée. Il résolut de rester où il était jusqu'à ce que l'alarme fût
|
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apaisée, et ensuite de faire un effort surnaturel, d'escalader le mur,
|
|
ou de périr dans cette noble entreprise.
|
|
|
|
Comme toutes les résolutions de M. Pickwick, celle-ci était la meilleure
|
|
qu'il pût prendre dans les circonstances données; mais malheureusement
|
|
elle était fondée sur l'hypothèse que les habitants de la maison
|
|
n'oseraient point rouvrir la porte. Quel fut donc son désappointement
|
|
lorsqu'il entendit tirer barres et verrous, et lorsqu'il vit la porte
|
|
s'entre-bâiller lentement, mais de plus en plus. Il fit retraite, pas à
|
|
pas, jusqu'auprès des gonds; mais ce fut en vain qu'il s'effaça contre
|
|
le mur: l'interposition de sa personne empêchait la porte de s'ouvrir
|
|
tout à fait.
|
|
|
|
«Qui est là?» s'écria, de l'escalier, un choeur nombreux de voix de
|
|
soprano. C'étaient la vieille demoiselle, maîtresse de l'établissement,
|
|
trois sous-maîtresses, cinq domestiques femelles, et trente
|
|
pensionnaires, toutes à demi-vêtues, toutes ombragées d'une forêt de
|
|
papillotes.
|
|
|
|
Comme on s'en doute bien, M. Pickwick ne répondit point _qui était là_,
|
|
et alors le refrain du choeur fut changé en celui-ci: «Mon Dieu! mon
|
|
Dieu! comme j'ai peur!
|
|
|
|
--Cuisinière, dit la vieille demoiselle, qui avait pris soin de rester
|
|
au haut de l'escalier, la dernière du groupe; cuisinière, pourquoi
|
|
n'avancez-vous pas dans le jardin?
|
|
|
|
--Si vous plaît, ma'ame, je n'en avons pas envie.
|
|
|
|
--Mon Dieu! mon Dieu! que cette cuisinière est stupide! s'écrièrent les
|
|
trente pensionnaires.
|
|
|
|
--Cuisinière! reprit la vieille demoiselle avec grande dignité, ne me
|
|
raisonnez pas, s'il vous plaît. Je vous ordonne de regarder dans le
|
|
jardin, sur-le-champ.»
|
|
|
|
Ici la cuisinière commença à pleurer: la servante dit que c'était une
|
|
honte de la traiter ainsi, et pour cet acte de rébellion elle reçut son
|
|
congé sur la place.
|
|
|
|
«Cuisinière! entendez-vous? cria la vieille demoiselle en frappant du
|
|
pied avec colère.
|
|
|
|
--Cuisinière! entendez-vous votre maîtresse? crièrent les trois
|
|
sous-maîtresses.
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--Cette cuisinière est-elle impudente!» crièrent les trente
|
|
pensionnaires.
|
|
|
|
L'infortunée cuisinière, ainsi poussée en avant, fit un pas ou deux en
|
|
ayant soin de tenir sa chandelle de manière qu'il lui fût impossible de
|
|
rien apercevoir. Elle déclara donc qu'elle ne voyait rien dans le
|
|
jardin, et que ce devait être le vent.
|
|
|
|
La porte allait se refermer, en conséquence, lorsqu'une pensionnaire
|
|
curieuse s'étant hasardée à regarder entre les gonds, jeta un cri
|
|
effroyable qui fit rentrer en un clin d'oeil la cuisinière, la servante
|
|
et les plus aventureuses.
|
|
|
|
«Qu'est-ce qui est donc arrivé à miss Smithers? demanda la vieille
|
|
demoiselle, tandis que ladite miss Smithers tombait dans une attaque de
|
|
nerfs de la puissance de quatre jeunes ladies.
|
|
|
|
--Mon Dieu! mon Dieu! chère miss Smithers! dirent les vingt-neuf autres
|
|
pensionnaires.
|
|
|
|
--Oh! l'homme! l'homme derrière la porte!» cria miss Smithers d'une
|
|
voix entrecoupée.
|
|
|
|
Aussitôt que la vieille demoiselle eut entendu ces mots effrayants, elle
|
|
battit en retraite jusque dans sa chambre à coucher, ferma la porta à
|
|
double tour, et se trouva mal tout à son aise. Cependant les
|
|
pensionnaires, les sous-maîtresses, les servantes se précipitaient sur
|
|
l'escalier, les unes par-dessus les autres; et jamais on n'avait vu tant
|
|
de bousculades, tant d'évanouissements, tant de cris. Au milieu du
|
|
tumulte, M. Pickwick sortit de sa cachette et se présenta devant ces
|
|
colombes effarouchées.
|
|
|
|
«Ladies! chères ladies! leur dit-il.
|
|
|
|
--Oh! Il nous appelle _chères_, cria la plus laide et la plus vieille
|
|
des sous-maîtresses. Dieux! le misérable!
|
|
|
|
--Ladies! vociféra M. Pickwick, devenu désespéré par le danger de sa
|
|
situation. Écoutez-moi! je ne suis point un voleur! Tout ce que je veux,
|
|
c'est la maîtresse de la maison!
|
|
|
|
--Oh! quel monstre féroce! s'écria une autre sous-maîtresse. Il en veut
|
|
à miss Tomkins!»
|
|
|
|
Ici les gémissements devinrent universels.
|
|
|
|
--Sonnez la cloche d'alarme! dirent une douzaine de voix.
|
|
|
|
--Non! non! cria M. Pickwick, regardez-moi! ai-je l'air d'un voleur? Mes
|
|
chères dames, vous pouvez m'attacher, m'enfermer, pieds et poings liés,
|
|
dans un cabinet, si cela vous fait plaisir. Seulement écoutez ce que
|
|
j'ai à dire! seulement écoutez-moi!
|
|
|
|
--Comment êtes-vous entré dans notre jardin? balbutia la servante.
|
|
|
|
--Appelez la maîtresse de la maison, et je lui dirai tout, tout!
|
|
continua M. Pickwick de toutes les forces de ses poumons. Appelez-la
|
|
donc; seulement soyez calmes, et appelez-la: vous entendrez tout!»
|
|
|
|
Était-ce grâce à la figure de M. Pickwick, ou à son éloquence, ou à la
|
|
tentation irrésistible pour des esprits féminins d'entendre quelque
|
|
chose de mystérieux? nous l'ignorons; mais les femelles les plus
|
|
raisonnables de l'établissement, au nombre d'environ quatre ou cinq,
|
|
parvinrent enfin à recouvrer une tranquillité comparative. Elles
|
|
proposèrent à M. Pickwick de se soumettre immédiatement à une contrainte
|
|
personnelle, afin de prouver sa sincérité: il y consentit, et, pour
|
|
obtenir de conférer avec miss Tomkins, il entra spontanément dans le
|
|
cabinet où les externes pendaient leurs bonnets et leurs sacs durant
|
|
les classes. Lorsqu'il y fut soigneusement renfermé, les brebis
|
|
effrayées commencèrent peu à peu à reprendre courage. Miss Tomkins fut
|
|
tirée de son évanouissement et de sa chambre; ses acolytes l'apportèrent
|
|
au rez-de-chaussée, et la conférence commença.
|
|
|
|
«Eh bien! l'homme, dit miss Tomkins d'une voix faible, que faisiez-vous
|
|
dans mon jardin?
|
|
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|
--Je venais pour vous avertir qu'une de vos jeunes demoiselles doit
|
|
s'échapper cette nuit, répondit M. Pickwick de l'intérieur du cabinet.
|
|
|
|
--S'échapper! s'écrièrent miss Tomkins, les trois sous-maîtresses et les
|
|
trente pensionnaires. Et avec qui?
|
|
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|
--Avec votre ami, M. Charles Fitz-Marshall.
|
|
|
|
--_Mon_ ami! je ne connais personne de ce nom.
|
|
|
|
--Eh bien! M. Jingle alors.
|
|
|
|
--Je n'ai jamais entendu ce nom de ma vie.
|
|
|
|
--Alors j'ai été trompé! abusé! dit M. Pickwick; j'ai été la victime
|
|
d'un complot, d'un lâche et vil complot! Envoyez à l'hôtel de l'Ange, ma
|
|
chère madame, si vous ne me croyez pas. Je vous en supplie, madame,
|
|
envoyez à l'hôtel de l'Ange, et faites demander le domestique de M.
|
|
Pickwick.
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|
|
|
--Il paraît que c'est un homme respectable, puisqu'il garde un
|
|
domestique! dit miss Tomkins à la maîtresse d'écriture et de calcul.
|
|
|
|
--J'imagine plutôt, répondit celle-ci, que c'est son domestique qui le
|
|
garde. Je pense qu'il est fou, miss Tomkins, et que l'autre est son
|
|
gardien.
|
|
|
|
--Je crois que vous avez raison, miss Gwynn, répondit la vieille
|
|
demoiselle. Il faut que deux des servantes aillent à l'hôtel de l'Ange,
|
|
et que les autres restent ici pour nous protéger.»
|
|
|
|
Deux des servantes furent en conséquence dépêchées à l'hôtel de l'Ange,
|
|
en quête de M. Samuel Weller, tandis que les trois autres restèrent pour
|
|
protéger miss Tomkins, les trois sous-maîtresses et les trente
|
|
pensionnaires. M. Pickwick s'assit par terre, dans le cabinet, et
|
|
attendit le retour des deux messagers avec toute la philosophie, tout le
|
|
courage qu'il put appeler à son aide.
|
|
|
|
Une heure et demie s'écoulèrent dans cette pénible situation, et lorsque
|
|
les deux servantes revinrent enfin, M. Pickwick reconnut, outre la voix
|
|
de Samuel Weller, deux autres voix dont l'accent paraissait familier à
|
|
son oreille, mais dont il n'aurait pas pu deviner les propriétaires,
|
|
quand il se serait agi de sa vie.
|
|
|
|
Une courte conférence s'ensuivit; la porte fut ouverte; M. Pickwick
|
|
sortit du cabinet et se trouva en présence de toute la pension, de Sam
|
|
Weller, du vieux M. Wardle et de son futur gendre.
|
|
|
|
«Mon cher ami! dit M. Pickwick en se précipitant vers M. Wardle et en
|
|
saisissant ses mains; mon cher ami! au nom du ciel! expliquez à ces
|
|
dames la malheureuse, l'horrible situation dans laquelle je me trouve
|
|
placé. Vous devez l'avoir apprise de mon domestique. Dites-leur à tout
|
|
hasard, mon cher camarade, que je ne suis ni un brigand, ni un fou.
|
|
|
|
--Je l'ai dit, mon cher ami, je l'ai dit, répliqua M. Wardle en secouant
|
|
la main droite du philosophe, tandis que M. Trundle secouait sa main
|
|
gauche.
|
|
|
|
--Et ceux qui disent, ou bien qui ont dit qu'il l'était, s'écria Sam en
|
|
s'avançant au milieu de la société, ils disent quelque chose qui n'est
|
|
pas vrai, mais au contraire qu'est tout à fait l'opposite. Et s'il y a
|
|
ici des hommes, n'importe combien, qui disent ça, je leur y donnerai une
|
|
preuve convaincante du contraire, dans cette même chambre ici, si ces
|
|
très-respectables ladies veulent avoir la bonté de se retirer et de
|
|
faire monter leurs hommes, un à un.» Ayant exprimé ce défi chevaleresque
|
|
avec une grande volubilité, Sam Weller frappa énergiquement la paume de
|
|
sa main avec son poing fermé, et regarda miss Tomkins d'un air gracieux
|
|
et en clignant de l'oeil. Mais la galanterie de Sam ne produisit aucun
|
|
effet sur cette vertueuse personne, qui avait entendu avec une horreur
|
|
indicible la supposition, implicitement exprimée, qu'il pouvait se
|
|
trouver _des hommes_ dans l'enceinte d'une pension de demoiselles.
|
|
|
|
L'apologie de M. Pickwick fut bientôt terminée, mais on ne put tirer de
|
|
lui aucune parole, ni pendant son retour à l'hôtel, ni lorsqu'il fut
|
|
assis, avec ses amis, entre un bon feu et le souper dont il avait tant
|
|
besoin. Il semblait étourdi, stupéfié. Une fois, une fois seulement, il
|
|
se tourna vers M. Wardle et lui demanda:
|
|
|
|
«Comment êtes-vous venu ici?
|
|
|
|
--J'avais arrangé, pour le premier du mois, une partie de chasse avec
|
|
Trundle. Nous sommes arrivés cette nuit, et avons été fort étonnés
|
|
d'apprendre que vous étiez dans ce pays. Mais je suis charmé de vous y
|
|
voir, continua l'enjoué vieillard en frappant M. Pickwick sur le dos; je
|
|
suis charmé de vous y voir; nous aurons une partie de chasse au premier
|
|
jour, et nous donnerons à Winkle une autre chance. N'est-ce pas, vieux
|
|
camarade?»
|
|
|
|
M. Pickwick ne répondit point. Il ne demanda pas même des nouvelles de
|
|
ses amis de Dingley-Dell; et peu après il se retira pour la nuit, après
|
|
avoir ordonné à Sam de venir prendre sa chandelle lorsqu'il sonnerait.
|
|
|
|
Au bout d'un certain temps, la sonnette retentit, et Sam Weller se
|
|
présenta devant son maître.
|
|
|
|
«Sam! dit M. Pickwick en écartant un peu ses draps, pour le regarder.
|
|
|
|
--Monsieur?» répondit Sam.
|
|
|
|
M. Pickwick fit une pause, et Sam moucha la chandelle.
|
|
|
|
«Sam! répéta M. Pickwick avec un effort désespéré.
|
|
|
|
--Monsieur? répondit Sam de nouveau.
|
|
|
|
--Où est ce Trotter?
|
|
|
|
--Job, monsieur?
|
|
|
|
--Oui.
|
|
|
|
--Parti, monsieur.
|
|
|
|
--Avec son maître, je suppose.
|
|
|
|
--Son maître ou son ami, ou son je ne sais quoi. Ils sont filés
|
|
ensemble. Ça fait un joli couple, monsieur.
|
|
|
|
--Jingle aura soupçonné mon projet, et vous aura détaché ce fripon-là,
|
|
avec son histoire, reprit M. Pickwick, que ces paroles semblaient
|
|
étouffer.
|
|
|
|
--Juste la chose, monsieur.
|
|
|
|
--Nécessairement c'était une invention.
|
|
|
|
--D'un bout à l'autre, monsieur. On nous a mis dedans. C'est adroit,
|
|
tout de même!
|
|
|
|
--Je ne pense pas qu'ils nous échappent aussi aisément la première fois,
|
|
Sam?
|
|
|
|
--Je ne le pense pas, monsieur.
|
|
|
|
--En quelque lieu, en quelque endroit que je rencontre ce Jingle,
|
|
s'écria M. Pickwick en se levant sur son lit et en déchargeant sur son
|
|
oreiller un coup terrible, je ne me contenterai point de le démasquer,
|
|
comme il le mérite si richement, mais je lui infligerai un châtiment
|
|
personnel. Oui, je le ferai, ou mon nom n'est pas Pickwick.
|
|
|
|
--Et quand j'attraperai une patte de ce pleurnichard-là, avec sa
|
|
tignasse noire, si je ne lui tire pas de l'eau réelle de ses quinquets,
|
|
mon nom n'est pas Weller!--Bonne nuit, monsieur.»
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
CHAPITRE XVII.
|
|
|
|
Montrant qu'une attaque de rhumatisme peut quelquefois servir de
|
|
stimulant à un génie inventif.
|
|
|
|
|
|
Quoique la constitution de M. Pickwick fût capable de soutenir une somme
|
|
très-considérable de travaux et de fatigues, elle n'était cependant
|
|
point à l'épreuve d'une combinaison de semblables assauts. Il est aussi
|
|
dangereux que peu ordinaire d'être lavé à l'air de la nuit, et d'être
|
|
séché ensuite dans un cabinet fermé: M. Pickwick apprit cet aphorisme à
|
|
ses dépens, et fut confiné dans son lit par une attaque de rhumatisme.
|
|
|
|
Mais si les forces corporelles de ce grand homme étaient anéanties, il
|
|
n'en conservait pas moins toute la vigueur, toute l'élasticité de son
|
|
esprit, toutes les grâces de sa bonne humeur. La vexation même, causée
|
|
par sa dernière aventure, s'était entièrement évanouie, et il se
|
|
joignait sans colère et sans embarras au rire joyeux de M. Wardle,
|
|
chaque fois qu'on faisait une allusion à ce sujet. Pendant deux jours
|
|
notre philosophe fut retenu dans son lit et reçut de son domestique les
|
|
soins les plus empressés. Le premier jour, Sam s'efforça de l'amuser en
|
|
lui racontant une foule d'anecdotes; le second jour, M. Pickwick demanda
|
|
son écritoire et fut profondément occupé jusqu'à la nuit. Le troisième
|
|
jour, se trouvant assez bien pour rester assis dans sa chambre, il
|
|
dépêcha son valet à M. Wardle et à M. Trundle, pour les engager à venir
|
|
le soir prendre un verre de vin chez lui. L'invitation fut avidement
|
|
acceptée, et lorsque la société se trouva réunie, en conséquence, autour
|
|
d'une table chargée de verres, M. Pickwick, avec une modeste rougeur,
|
|
produisit la petite nouvelle suivante, comme ayant été _éditée_ par
|
|
lui-même, durant sa récente indisposition, d'après le récit non
|
|
sophistiqué de Sam Weller.
|
|
|
|
LE CLERC DE PAROISSE,
|
|
|
|
_Histoire d'un véritable amour._
|
|
|
|
Il y avait une fois, dans une toute petite ville de province, à une
|
|
distance considérable de Londres, un petit homme nommé Nathaniel
|
|
Pipkin. Il était clerc de la paroisse, et habitait une petite maison,
|
|
dans la petite Grande-Rue, à dix minutes de chemin de la petite église.
|
|
Tous les jours, depuis neuf heures jusqu'à quatre, on le trouvait en
|
|
train d'enseigner à des petits enfants une petite dose d'instruction.
|
|
Nathaniel Pipkin était un être doux, bienveillant, inoffensif, avec un
|
|
nez retroussé, des jambes tant soit peu cagneuses, des yeux un peu
|
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louches et une allure boiteuse. Il partageait son temps entre l'église
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et son école, et il croyait fermement qu'il n'y avait pas dans le monde
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un homme aussi savant que le curé, un appartement aussi imposant que la
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sacristie, une institution aussi bien tenue que la sienne. Une fois, et
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une fois seulement dans sa vie, Nathaniel Pipkin avait vu un évêque, un
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évêque véritable, avec ses bras dans des manches de linon et sa tête
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dans une perruque. Il l'avait vu marcher, il l'avait entendu parler,
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lors de la confirmation; et dans cette majestueuse cérémonie, quand
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l'évêque avait posé les mains sur la tête de Nathaniel Pipkin, celui-ci
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avait été tellement saisi d'une crainte respectueuse, qu'il avait
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entièrement perdu connaissance et avait été emporté, hors de l'église,
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dans les bras du bedeau.
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C'était là une ère importante, un événement terrible dans la vie de
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notre héros, et c'était le seul qui eût jamais troublé le cours régulier
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de sa paisible existence, lorsqu'une après-midi, comme il était occupé à
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poser sur une ardoise un effroyable problème d'addition composée qu'il
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voulait faire résoudre par un coupable gamin, il s'avisa de lever les
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yeux, dans un accès d'abstraction mentale, et aperçut à une fenêtre, de
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l'autre côté de la rue, le visage riant de Maria Lobbs. Maria Lobbs
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était la fille unique du vieux Lobbs, le grand sellier de la Grande-Rue.
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Bien des fois déjà, soit à l'église, soit ailleurs, les yeux de M.
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Pipkin s'étaient arrêtés sur la jolie figure de Maria Lobbs; mais les
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noires prunelles de Maria Lobbs n'avaient jamais été si brillantes, les
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joues de Maria Lobbs n'avaient jamais été si fleuries que dans cette
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occasion particulière. Il était donc naturel que le maître d'école n'eût
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pas la force de détacher ses regards du visage de miss Lobbs; il était
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naturel que miss Lobbs, en s'apercevant qu'elle était contemplée par un
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jeune homme, retirât sa tête, fermât la croisée et abaissât le store; il
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était naturel enfin que Nathaniel Pipkin, immédiatement après cela,
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tombât sur le coupable moutard et le gifflât de tout son coeur. Tout cela
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était parfaitement naturel et n'avait absolument rien d'étonnant.
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Mais ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'un homme d'un caractère timide
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et discret, comme Nathaniel Pipkin, un homme dont le revenu était si
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imperceptible, ait osé aspirer, depuis ce jour, à la main et au coeur de
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la fille unique de l'orgueilleux Lobbs, du grand sellier qui aurait pu
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acheter tout le village d'un trait de plume, sans se gêner en aucune
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façon; du vieux Lobbs, qui était connu pour avoir des trésors déposés à
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la banque de la province et qui, suivant la voix publique, avait en
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outre des monceaux d'argent dans un petit coffre-fort de fer, placé sur
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le manteau de la cheminée, dans l'arrière-parloir; de Lobbs, qui, au vu
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et au su de tout le village, garnissait sa table, les jours de fête,
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avec une théière, un pot à crème et un sucrier de véritable argent,
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lesquels, comme il avait coutume de s'en vanter dans l'orgueil de son
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coeur, devaient un jour devenir la propriété de l'homme assez heureux
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pour plaire à sa fille. Je le répète, on ne saurait suffisamment
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s'étonner, s'émerveiller, que Nathaniel Pipkin jetât ses regards dans
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cette direction; mais l'amour est aveugle et Nathaniel était louche: ces
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deux circonstances réunies l'empêchèrent apparemment de voir les choses
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sous leur véritable point de vue.
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Or, si le vieux Lobbs avait pu soupçonner, le moins du monde, l'état des
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affections de Nathaniel Pipkin, il aurait fait raser l'école jusque dans
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ses fondements, ou il aurait exterminé le maître de la surface de la
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terre, ou il aurait commis quelque autre atrocité encore plus
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hyperbolique; car c'était un terrible vieillard que ce Lobbs, quand son
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orgueil était blessé, quand sa colère était excitée; il jurait
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alors!!!--Quelquefois, quand il maudissait la paresse de son apprenti
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aux jambes grêles, on entendait rouler jusque dans la rue un tonnerre
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retentissant de jurons, qui faisaient trembler d'horreur Nathaniel
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Pipkin dans ses souliers, tandis que les cheveux de ses disciples
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épouvantés se dressaient sur leur tête.
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Cependant, chaque soirée, quand les devoirs étaient terminés, quand les
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élèves étaient partis, Nathaniel Pipkin s'asseyait auprès de sa fenêtre,
|
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et faisant semblant de lire, il lançait de côté des regards qui
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cherchaient à rencontrer les yeux brillants de Maria Lobbs. O bonheur!
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quelques jours à peine s'étaient écoulés, lorsque ces yeux brillants
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apparurent à une fenêtre du deuxième étage, occupés aussi, en apparence,
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à lire attentivement. Quelle délicieuse pâture pour le coeur de Nathaniel
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Pipkin! Quel plaisir de rester là, ensemble, pendant des heures, et de
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considérer ce joli visage tandis que ces yeux charmants étaient
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baissés. Mais lorsque Maria Lobbs commença à lever les yeux de son
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livre, et à darder leurs rayons dans la direction de Nathaniel Pipkin,
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ses transports et son admiration ne connurent plus de bornes. A la fin,
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un beau jour, sachant que le vieux Lobbs était dehors, le maître d'école
|
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eut la témérité d'envoyer un baiser à Maria Lobbs, et Maria Lobbs, au
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lieu de fermer la fenêtre et de baisser le rideau, sourit et lui renvoya
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son baiser. Sur cela, et quoiqu'il en pût arriver, Nathaniel Pipkin prit
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la résolution de développer à Maria Lobbs, sans plus de délai, l'état de
|
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ses sentiments.
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Un plus joli pied, un coeur plus gai, un visage plus riant, une taille
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plus gracieuse, ne passèrent jamais sur la terre aussi légèrement que le
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pied mignon, que le coeur d'or, que le visage heureux, que la taille
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séduisante de Maria Lobbs, la fille du vieux sellier. Il y avait dans
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ses yeux brillants une étincelle de friponnerie qui aurait enflammé un
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coeur bien moins susceptible que celui du maître d'école. Il y avait tant
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de gaieté dans le son contagieux de ses éclats de rire, que le plus
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farouche misanthrope n'aurait pu s'empêcher de sourire en les entendant.
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Le vieux Lobbs lui-même, au plus haut degré de sa férocité, ne savait
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pas résister aux câlineries de sa jolie fille. Lorsqu'elle se mettait
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après lui (ce qui pour dire la vérité arrivait assez souvent), et
|
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lorsqu'elle était secondée par sa cousine Kate, petite personne à l'air
|
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agaçant, effronté, scélérat, le pauvre bonhomme était incapable
|
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d'articuler un refus, même si elles lui avaient demandé une partie des
|
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trésors inouïs entassés dans son coffre-fort.
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Par une belle soirée d'été, le coeur de Nathaniel Pipkin battit
|
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violemment dans sa poitrine d'homme, lorsqu'il vit ce couple séduisant
|
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arriver dans le champ même où tant de fois il s'était promené, à la
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brune, en ruminant sur les beautés de Maria Lobbs. Il avait souvent
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pensé, alors, à l'air dégagé avec lequel il s'approcherait d'elle pour
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lui peindre sa passion, s'il pouvait seulement la rencontrer. Mais
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maintenant qu'elle se présentait inopinément devant lui, il sentait que
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tout son sang refluait vers son visage, au détriment manifeste de ses
|
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jambes, qui, privées de leur portion habituelle de ce fluide,
|
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tremblaient et s'entre-choquaient violemment. Quand les deux jeunes
|
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filles s'arrêtaient pour cueillir une fleur dans la haie, ou pour
|
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écouter un oiseau, le maître d'école s'arrêtait aussi, en prenant un air
|
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profondément rêveur; et il n'en avait pas l'air seulement, car il
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songeait avec égarement à ce qu'il allait devenir, quand les cousines
|
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reviendraient sur leurs pas, et le rencontreraient face à face, comme
|
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cela devait inévitablement arriver au bout d'un certain temps.
|
|
Toutefois, quoiqu'il n'osât pas les rejoindre, il eût été désolé de les
|
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perdre de vue. Aussi, quand elles couraient, il courait; quand elles
|
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marchaient, il marchait; quand elles s'arrêtaient, il s'arrêtait; et il
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aurait pu continuer ce manège jusqu'à ce que la nuit les eût surpris, si
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la maligne Kate n'avait regardé derrière elle, et n'avait fait à
|
|
Nathaniel un signe encourageant, pour le déterminer à s'approcher. Il y
|
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avait quelque chose d'irrésistible dans les manières de Kate, aussi
|
|
Nathaniel obéit-il à son invitation. Puis, avec beaucoup de confusion de
|
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sa part, et tandis que la méchante petite cousine riait de tout son
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coeur, Nathaniel Pipkin se mit à genoux sur l'herbe humide, et déclara sa
|
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ferme résolution de rester là pour toujours, à moins qu'il ne lui fût
|
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permis de se relever comme l'amoureux accepté de Maria Lobbs. A cette
|
|
déclaration, le rire joyeux de Maria Lobbs retentit à travers la calme
|
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atmosphère du soir, sans la troubler néanmoins, tant c'était un son
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harmonieux. La maligne petite cousine éclata de rire encore plus
|
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immodérément, et Nathaniel Pipkin rougit plus que jamais. A la fin,
|
|
Maria Lobbs, violemment pressée par le petit homme rongé d'amour,
|
|
détourna la tête, et murmura à sa cousine de dire, ou du moins sa
|
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cousine dit pour elle: qu'elle se sentait très-honorée de la demande de
|
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M. Pipkin; que sa main et son coeur étaient à la disposition de son père;
|
|
mais que personne ne pouvait être insensible au mérite de monsieur
|
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Pipkin. Comme tout cela fut fait avec beaucoup de gravité, et comme
|
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Nathaniel Pipkin reconduisit Maria Lobbs et s'efforça de lui dérober un
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baiser, en partant, il se mit au lit le plus heureux des petits hommes,
|
|
et rêva toute la nuit qu'il amollissait le vieux Lobbs, recevait la clef
|
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du coffre-fort, et épousait Maria.
|
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|
Le lendemain, Nathaniel vit le sellier partir sur son vieux bidet gris;
|
|
il vit, à la croisée, la maligne petite cousine qui lui faisait un grand
|
|
nombre de signes, auxquels il ne pouvait rien comprendre; et enfin il
|
|
vit venir vers lui l'apprenti aux jambes grêles. Celui-ci dit à
|
|
Nathaniel que son maître ne reviendrait pas avant le lendemain, et que
|
|
ces dames attendaient M. Pipkin, pour prendre le thé, à six heures
|
|
précises. Comment les leçons furent récitées ce jour-là, ni Nathaniel
|
|
Pipkin, ni ses élèves ne le savent mieux que vous: mais elles furent
|
|
récitées bien ou mal, et lorsque les enfants furent partis, Nathaniel
|
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Pipkin s'occupa, jusqu'à six heures sonnées, de sa toilette, avant
|
|
d'être habillé à son goût. Ce n'est pas qu'il lui fallut beaucoup de
|
|
temps pour choisir les vêtements qu'il devait porter, attendu qu'il n'y
|
|
avait aucun choix à faire dans sa garde-robe, mais c'était une tâche
|
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pleine de difficultés et d'importance que de les nettoyer et de les
|
|
mettre de la manière la plus avantageuse.
|
|
|
|
Nathaniel trouva chez le sellier une petite société choisie, composée de
|
|
Maria Lobbs, de sa cousine Kate et de trois ou quatre jeunes filles
|
|
folâtres, réjouies, rosées. Il eut alors une preuve positive que les
|
|
rumeurs relatives aux trésors du vieux Lobbs n'étaient pas exagérées; il
|
|
vit, de ses yeux, la théière en véritable argent massif, et les petites
|
|
cuillers en argent pour remuer le thé, et les tasses en véritable
|
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porcelaine, pour le boire, et les plats de même matière, qui contenaient
|
|
les gâteaux et les rôties. Le seul revers de la médaille, c'était un
|
|
frère de Kate, un cousin de Maria Lobbs, qu'elle appelait Henry, et qui
|
|
semblait garder sa cousine pour lui tout seul, à un bout de la table. Il
|
|
est délicieux de voir les membres d'une même famille avoir de
|
|
l'affection l'un pour l'autre, mais cette affection peut être poussée
|
|
trop loin, et Nathaniel Pipkin ne put s'empêcher de penser que Maria
|
|
Lobbs devait aimer bien particulièrement tous ses parents, si elle avait
|
|
pour chacun d'eux autant d'attentions que pour le cousin dont il s'agit.
|
|
Ce n'est pas tout: après le thé, lorsque la maligne petite cousine eut
|
|
proposé de jouer au colin-maillard, il arriva, d'une manière ou d'une
|
|
autre, que Nathaniel Pipkin avait presque toujours les yeux bandés; et
|
|
chaque fois qu'il mettait la main sur le cousin, il ne manquait pas de
|
|
trouver Maria Lobbs auprès de lui. La petite cousine et les autres
|
|
jeunes filles étaient sans cesse occupées à le pousser, à lui tirer les
|
|
cheveux, à lui jeter des chaises dans les jambes, à lui faire toutes les
|
|
misères imaginables; mais Maria Lobbs ne semblait jamais l'approcher, et
|
|
une fois Nathaniel Pipkin aurait pu jurer qu'il avait entendu le bruit
|
|
d'un baiser suivi d'une faible remontrance de Maria Lobbs, et des rires
|
|
à demi étouffés de ses bonnes amies. Tout cela était singulier, et on ne
|
|
saurait dire ce que le petit homme aurait pu faire ou ne pas faire, en
|
|
conséquence, si ses pensées n'avaient pas été forcées soudainement de
|
|
prendre un autre cours.
|
|
|
|
La circonstance qui força ses pensées à prendre un autre cours, c'est
|
|
qu'il entendit frapper violemment à la porte de la rue, et la personne
|
|
qui frappait à la porte de la rue n'était autre que le vieux Lobbs
|
|
lui-même. Il était revenu inopinément, et il tapait, il tapait, comme un
|
|
fabricant de cercueils, car il n'avait pas encore soupé. Aussitôt que
|
|
cette nouvelle alarmante eut été communiquée par l'apprenti, les jeunes
|
|
filles grimpèrent les escaliers, quatre à quatre pour se réfugier dans
|
|
la chambre à coucher de Maria Lobbs, et, faute d'une meilleure cachette,
|
|
le cousin et Nathaniel furent fourrés dans deux cabinets du parloir.
|
|
Enfin quand la maligne petite cousine et Maria Lobbs les eurent enfermés
|
|
et eurent remis la chambre en ordre, elles ouvrirent la porte de la rue
|
|
au vieux Lobbs, qui n'avait pas cessé de frapper un seul instant.
|
|
|
|
Il arriva malheureusement que le vieux Lobbs avait faim, et qu'il était
|
|
d'une monstrueuse mauvaise humeur. Nathaniel Pipkin l'entendait
|
|
grommeler comme un vieux dogue enroué, et chaque fois que le malheureux
|
|
apprenti aux jambes grêles entrait dans la chambre, le vieux Lobbs se
|
|
mettait à jurer après lui comme un atroce païen, sans autre but apparent
|
|
que de soulager sa poitrine par la décharge de quelques jurons
|
|
surabondants. A la fin, le souper qu'on avait fait chauffer fut placé
|
|
sur la table; le vieux Lobbs tomba dessus comme la misère sur le pauvre
|
|
monde, et ayant fait les plats nets en un rien de temps, il baisa sa
|
|
fille et demanda sa pipe.
|
|
|
|
La nature avait placé les genoux de Nathaniel Pipkin fort près l'un de
|
|
l'autre, mais ils s'entre-choquèrent à se briser lorsqu'il entendit le
|
|
vieux Lobbs demander sa pipe. En effet, depuis cinq ans au moins,
|
|
Nathaniel avait vu le vieux sellier fumer régulièrement, tous les soirs,
|
|
dans la même pipe à fourneau d'argent, et cette pipe était suspendue
|
|
précisément dans le cabinet où l'infortuné maître d'école était
|
|
renfermé. Les deux jeunes filles descendirent pour chercher la pipe,
|
|
montèrent pour chercher la pipe, et en un mot cherchèrent la pipe
|
|
partout, excepté où elles savaient fort bien qu'elle se trouvait.
|
|
Pendant ce temps, le vieux Lobbs tempêtait de la manière la plus
|
|
épouvantable. Tout d'un coup il pensa au cabinet et se leva pour y
|
|
regarder. Il était complétement inutile qu'un petit homme, comme
|
|
Nathaniel Pipkin, cherchât à retenir la porte en dedans, quand un grand
|
|
et vigoureux gaillard, comme le sellier, la tirait en dehors. Elle
|
|
s'ouvrit donc et découvrit Nathaniel Pipkin debout dans le cabinet et
|
|
tremblant comme un voleur. Dieu nous bénisse! quel effroyable regard le
|
|
vieux Lobbs lui jeta, en le saisissant par le collet, et en le tenant,
|
|
pour le considérer, à l'extrémité de son bras.
|
|
|
|
«De par tous les diables! que faites-vous là?» s'écria le sellier d'une
|
|
voix terrible.
|
|
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|
Nathaniel Pipkin ne put faire de réponse, et le vieux Lobbs le secoua de
|
|
toutes ses forces, pendant deux ou trois minutes, pour l'aider à mettre
|
|
de l'ordre dans ses idées.
|
|
|
|
«Que faites-vous ici? Vous êtes venu pour ma fille, apparemment?»
|
|
|
|
Le vieux Lobbs ne disait cela qu'en manière de sarcasme, car il ne
|
|
croyait pas que la présomption d'un mortel pût conduire Nathaniel Pipkin
|
|
aussi loin. Quelle fut donc son indignation, lorsque le pauvre maître
|
|
d'école répondit:
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|
|
«C'est vrai, monsieur Lobbs, je suis venu pour votre fille, j'aime votre
|
|
fille, monsieur Lobbs.
|
|
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|
--Comment, misérable petit singe! balbutia le vieux Lobbs, paralysé par
|
|
cette étrange confession; qu'est-ce que cela signifie? Me dire cela à ma
|
|
barbe! Dieu me damne! je vais vous étrangler.»
|
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|
Il n'est nullement improbable que le vieux Lobbs, dans l'excès de sa
|
|
rage, eût exécuté cette menace, s'il n'en avait pas été empêché par une
|
|
apparition complétement inattendue: à savoir le cousin, qui, sortant de
|
|
son cabinet, lui dit en s'approchant:
|
|
|
|
«Je ne puis laisser cette innocente personne qui a été invitée ici par
|
|
une plaisanterie de jeune fille, prendre sur elle, d'une manière
|
|
très-noble, la faute (si faute il y a) dont je suis seul coupable, et
|
|
que je suis prêt à avouer. J'aime votre fille, monsieur, et je suis venu
|
|
pour la voir.»
|
|
|
|
Pendant cette déclaration imprévue, le vieux Lobbs ouvrait de grands
|
|
yeux, mais pas plus grands que Nathaniel. A la fin, lorsqu'il retrouva
|
|
assez de souffle pour parler:
|
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|
«Ah! vous êtes venu pour voir ma fille!
|
|
|
|
--Oui, monsieur.
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--Et ne vous avais-je pas défendu d'entrer ici?
|
|
|
|
--Oui, monsieur, et sans cela je ne serais pas venu en cachette.»
|
|
|
|
Je suis fâché de rapporter cela du vieux Lobbs, mais je crois qu'il
|
|
aurait assommé le cousin, si sa jolie fille, dont les yeux brillants
|
|
étaient noyés de larmes, ne s'était point suspendue à son bras.
|
|
|
|
«Ne le retenez pas, Maria, dit le jeune homme. S'il a envie de frapper
|
|
le fils de sa soeur, laissez-le faire. Pour toutes les richesses du
|
|
monde, je ne toucherais pas un de ses cheveux blancs.»
|
|
|
|
Les yeux du vieillard s'abaissèrent sous ce reproche, et rencontrèrent
|
|
ceux de Maria. J'ai déjà dit plusieurs fois que c'étaient des yeux
|
|
très-brillants, et quoique alors ils fussent pleins de larmes, leur
|
|
influence n'en était aucunement diminuée. Le vieux Lobbs détourna la
|
|
tête pour éviter d'être persuadé par les regards de sa fille, mais la
|
|
fortune voulut qu'il rencontra ceux de la maligne petite cousine, qui, à
|
|
moitié effrayée pour son frère, à moitié riante et moqueuse en pensant à
|
|
Nathaniel Pipkin, avait une physionomie si touchante et si comique à la
|
|
fois, qu'elle devait nécessairement séduire l'homme qui la regardait,
|
|
jeune ou vieux. Elle passa son bras d'un air câlin dans le bras du
|
|
sellier, et elle lui chuchota quelque chose à l'oreille; et il eut beau
|
|
faire, le vieux Lobbs, il ne put s'empêcher de sourire, tandis qu'une
|
|
larme coulait en même temps sur sa joue.
|
|
|
|
Cinq minutes après, les jeunes filles furent tirées de la chambre à
|
|
coucher de Maria, avec beaucoup de ricanements et de rougeur; puis,
|
|
tandis que les jeunes gens s'arrangeaient pour être parfaitement
|
|
heureux, le vieux Lobbs aveignit sa pipe et la fuma: c'est une
|
|
circonstance remarquable, que cette pipe de tabac fut précisément la
|
|
plus douce et la plus consolante qu'il eût jamais fumée de sa vie.
|
|
|
|
Nathaniel Pipkin jugea convenable de garder son secret. Par ce moyen il
|
|
se trouva graduellement en grande faveur auprès du riche sellier, qui
|
|
lui apprit à fumer en mesure. Pendant un grand nombre d'années, on put
|
|
les voir tous les deux, assis le soir dans le jardin du vieux Lobbs,
|
|
fumant et buvant en grande pompe. Nathaniel se rétablit apparemment
|
|
bientôt de sa passion, car, dans le registre de la paroisse, nous
|
|
trouvons son nom parmi ceux des témoins du mariage de Maria Lobbs avec
|
|
son cousin. Il paraît en outre, d'après un autre document, que dans la
|
|
nuit des noces, il fut conduit au violon du village pour avoir, dans un
|
|
état complet d'ivresse, commis dans les rues différents excès, dont
|
|
l'apprenti aux jambes grêles s'était rendu fauteur et complice.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
CHAPITRE XVIII.
|
|
|
|
Qui prouve brièvement deux points: savoir, le pouvoir des attaques de
|
|
nerfs et la force des circonstances.
|
|
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|
|
|
Pendant deux jours, après le déjeuner de mistress Chasselion et le
|
|
départ précipité de M. Pickwick, les trois disciples de ce savant homme
|
|
restèrent à Eatanswill, attendant avec anxiété quelque nouvelle de leur
|
|
respectable ami. M. Tupman et M. Snodgrass étaient de nouveau abandonnés
|
|
à leurs propres ressources, car M. Winkle, cédant aux invitations les
|
|
plus pressantes, continuait de résider chez M. Pott, et de dévouer tout
|
|
son temps à la société de son aimable épouse. M. Pott lui-même, pour
|
|
compléter leur félicité, se joignait de temps en temps à la
|
|
conversation. Habituellement absorbé par la profondeur de ses
|
|
spéculations pour le bien public et pour la destruction de
|
|
l'_Indépendant_, ce grand homme n'était pas accoutumé à s'abaisser des
|
|
hauteurs de l'intelligence dans les humbles vallées qu'habitent les
|
|
esprits ordinaires. Toutefois, dans cette occasion et comme pour honorer
|
|
un disciple de M. Pickwick, il se dérida, il se courba, il descendit de
|
|
son piédestal, il consentit à marcher sur la terre, adaptant avec
|
|
bénignité ses remarques à la compréhension du vulgaire et se confondant,
|
|
du moins quant aux formes extérieures, avec le troupeau des humains.
|
|
|
|
Telle ayant été la conduite de cet illustre publiciste vis-à-vis de M.
|
|
Winkle, on comprendra facilement la surprise de celui-ci, lorsqu'un
|
|
matin où il se trouvait seul, assis dans la salle à manger, il entendit
|
|
la porte s'ouvrir avec violence et se refermer de même, et vit M. Pott
|
|
s'avancer majestueusement, repousser la main qu'il lui tendait avec
|
|
amitié, grincer des dents comme pour rendre ses paroles plus incisives,
|
|
et dire avec une voix semblable au cri aigu d'une scie:
|
|
|
|
«Serpent!
|
|
|
|
--Monsieur! s'écria M. Winkle en tressaillant et en se levant de sa
|
|
chaise.
|
|
|
|
--Serpent, monsieur!» répéta Pott en élevant la voix. Puis, en
|
|
l'abaissant tout à coup, il ajouta: «J'ai dit serpent, monsieur. Vous me
|
|
comprenez, j'espère?»
|
|
|
|
Or, quand on a quitté un homme à deux heures du matin, avec des
|
|
expressions d'intérêt, de bienveillance et d'amitié réciproques, et
|
|
quand on le revoit à neuf heures et demie et qu'il vous traite de
|
|
_serpent_, il n'est point déraisonnable de conclure qu'il doit être
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arrivé dans l'intervalle quelque chose d'une nature déplaisante. C'est
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aussi ce que pensa M. Winkle. Il renvoya à M. Pott son regard glacial,
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et, conformément à l'espoir exprimé par ce gentleman, il fit tous ses
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efforts pour comprendre le _serpent_, mais il n'en put venir à bout, et
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après un profond silence, qui dura plusieurs minutes, il dit:
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«Serpent, monsieur? Serpent, M. Pott? Qu'est-ce que vous entendez par
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là, monsieur? c'est une plaisanterie apparemment?
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--Une plaisanterie, monsieur! s'écria l'éditeur avec un mouvement de la
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main qui indiquait un violent désir de jeter à la tête de son hôte la
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théière de métal anglais; une plaisanterie, monsieur!... Mais, non; je
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serai calme; je veux être calme, monsieur!... Et pour prouver qu'il
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était calme, M. Pott se jeta dans un fauteuil en écumant de la bouche.
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--Mon cher monsieur... lui représenta M. Winkle.
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--Cher monsieur! Comment osez-vous m'appeler _cher monsieur_, monsieur?
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Comment osez-vous me regarder en face, en m'appelant ainsi?
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--Ma foi, monsieur, si nous en venons-là, comment osez-vous me regarder
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en face, en m'appelant _serpent_?
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--Parce que vous en êtes un.
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--Prouvez-le, s'écria M. Winkle avec chaleur. Prouvez-le!»
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Un nuage sombre et menaçant passa sur le visage profond de l'éditeur. Il
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tira de sa poche _l'Indépendant_, qu'on venait de lui apporter, et le
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passa par-dessus la table à M. Winkle, en lui montrant du doigt un
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paragraphe.
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Le Pickwickien étonné prit le journal et lut tout haut ce qui suit:
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«Notre obscur et ignoble contemporain, dans ses observations dégoûtantes
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sur les dernières élections de cette cité, a eu l'infamie de violer le
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sanctuaire sacré de la vie privée et de faire des allusions fort claires
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aux affaires personnelles de notre dernier candidat; oui, et nous dirons
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même, malgré le honteux résultat de l'intrigue, aux affaires
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personnelles de notre futur représentant, M. Fizkin, qui, malgré un
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échec dû à d'ignobles menées, n'en sera pas moins notre représentant un
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jour ou l'autre. A quoi pense donc notre lâche contemporain? Que
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dirait-il, ce malheureux, si, méprisant comme lui les convenances de la
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société, nous levions le rideau qui, heureusement pour lui, dérobe les
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turpitudes de sa vie privée au ridicule public, pour ne pas dire à
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l'exécration publique? Que dirait-il si nous indiquions, si nous
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commentions des circonstances notoires et aperçues par tout le monde,
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excepté par notre aveugle contemporain? Que dirait-il, si nous
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imprimions l'effusion suivante, que nous avons reçue au moment de mettre
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sous presse et qui nous est adressée par un de nos concitoyens de cette
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ville, l'un de nos plus spirituels correspondants?...
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VERS ADRESSÉS A UN POT DE CUIVRE.
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O pot, si vous aviez prévu,
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Ce qui de tout le monde est maintenant connu,
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Quand les cloches pour vous dans l'église ont fait _tinkle_;
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Vous auriez fait alors ce qui ne se peut plus,
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Et, donnant à madame un bel et bon refus,
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Vous l'auriez envoyée à W....
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--Eh bien! dit M. Pott avec solennité; eh bien! scélérat! qu'est-ce qui
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rime avec _tinkle_?
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--Ce qui rime avec _tinkle_? interrompit mistress Pott, qui entrait dans
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la chambre en ce moment et qui n'avait entendu que les derniers mots, ce
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qui rime avec _tinkle_? c'est _Winkle_, j'imagine.»
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En prononçant ces paroles, mistress Pott sourit gracieusement au
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Pickwickien agité, en lui tendant la main. Dans sa confusion l'honnête
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jeune homme allait serrer cette main, lorsque M. Pott indigné se jeta
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entre eux deux.
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«Arrière, madame! arrière! s'écria-t-il. Prendre sa main à mon nez, à ma
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barbe!
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--Monsieur Pott! fit son épouse étonnée.
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--Misérable femme! regardez ici! regardez ici, madame! _Vers adressés à
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un Pot_... C'est moi, madame! _Vous l'auriez renvoyée à Winkle_....
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C'est vous, madame, vous!» Avec cette ébullition de rage, accompagnée
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cependant d'une sorte de tremblement, occasionné par l'expression du
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visage de sa femme, M. Pott lança à ses pieds le numéro de
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_l'Indépendant_.
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«Eh bien, monsieur? dit mistress Pott en se baissant, tout étonnée, pour
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|
ramasser le journal; eh bien, monsieur?»
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M. Pott fléchit sous le regard méprisant de sa femme. Il fit un effort
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désespéré pour rassembler tout son courage, mais ce fut en vain.
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Lorsqu'on lit cette courte phrase: «Eh bien, monsieur?» il ne semble pas
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qu'elle contienne rien de bien effrayant. Mais le ton de voix dont elle
|
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fut prononcée, le regard qui l'accompagna, paraissaient annoncer quelque
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future vengeance, suspendue par un cheveu sur la tête de l'éditeur, et
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qui produisit sur lui un effet magique. L'observateur le plus inhabile
|
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aurait découvert, dans son maintien troublé, un singulier empressement à
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céder sa culotte à quiconque aurait consenti à s'y tenir dans ce moment.
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Mme Pott lut le paragraphe, poussa un cri déchirant, et se jeta tout de
|
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son long sur le tapis du foyer; là, étendue sur le dos, elle frappa le
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plancher de ses talons avec une assiduité et une violence qui ne
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laissaient aucun doute sur la délicatesse de ses sentiments, dans cette
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occasion.
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«Ma chère, balbutia M. Pott, dans sa terreur, ma chère, je n'ai pas dit
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que je croyais cela. Je... je n'ai pas....» Mais la voix du malheureux
|
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mari était couverte par les hurlements de sa gracieuse moitié.
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«Madame Pott, reprit M. Winkle, ma chère dame, permettez-moi de vous
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supplier de vous tranquilliser un peu.» Inutile! les cris et les coups
|
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de talons étaient plus violents et plus fréquents que jamais.
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«Ma chère, recommença l'éditeur, je suis bien fâché.... Si ce n'est pas
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|
pour votre santé, que ce soit pour moi.... Vous allez attirer toute la
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populace autour de notre maison....» Mais plus M. Pott mettait de
|
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chaleur dans ses supplications, plus son épouse mettait de vigueur dans
|
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ses cris.
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|
Très-heureusement cependant, Mme Pott avait attaché à sa personne une
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sorte de garde du corps, dans la personne d'une jeune _lady_ dont
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l'emploi ostensible était de présider à la toilette de sa maîtresse,
|
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mais qui se rendait utile d'une infinité d'autres manières, et
|
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principalement en aidant cette aimable femme à contrecarrer chaque
|
|
désir, chaque inclination du malheureux journaliste. Les hurlements
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|
hystériques de Mme Pott atteignirent bientôt les oreilles de ladite
|
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garde du corps, et l'amenèrent dans le parloir, avec une rapidité qui
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menaçait de déranger matériellement l'harmonie exquise de son bonnet et
|
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de sa chevelure.
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«O ma chère maîtresse! ma chère maîtresse! s'écria la jeune personne, en
|
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s'agenouillant d'un air égaré à côté de la gisante Mme Pott; ô ma chère
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maîtresse! qu'est-ce que vous avez?
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--Votre maître!... votre brutal de maître....» balbutia la malade.
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Pott faiblissait évidemment.
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«C'est une honte! dit la jeune fille d'un ton de reproche. Je suis sûre
|
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qu'il vous fera mourir, madame. Pauvre cher ange!»
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Pott faiblit encore plus: l'autre parti continua ses attaques.
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|
«Oh! ne m'abandonnez pas! Ne m'abandonnez pas, Goodwin! murmura Mme
|
|
Pott, en s'attachant avec une force convulsive au poignet de la jeune
|
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demoiselle. Vous êtes la seule personne qui m'aimiez, Goodwin!»
|
|
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|
A cette apostrophe touchante, miss Goodwin monta, de son côté, une
|
|
petite tragédie, et versa des larmes en abondance.
|
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|
«Jamais! madame, soupira-t-elle. Ah! monsieur, vous devriez prendre
|
|
garde.... Vous devriez être prudent! vous ne savez pas quel mal vous
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pouvez faire à ma maîtresse. Vous en seriez fâché un jour.... Je le sais
|
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bien... je l'ai toujours dit!»
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Le malheureux Pott regarda sa moitié d'un air timide, mais il ne dit
|
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rien.
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|
«Goodwin.... dit Mme Pott, d'une voix douce.
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--Madame?
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--Si vous saviez combien j'ai aimé cet homme-là!
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--Ne vous tourmentez pas en vous rappelant ça, madame.»
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Pott laissa voir qu'il était effrayé; c'était le moment de frapper un
|
|
coup décisif.
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«Et maintenant! sanglota Mme Pott, maintenant! Après tant d'amour, être
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|
traitée comme cela! Être méconnue! être insultée! en présence d'un
|
|
tiers, d'un _étranger_! Mais je ne me soumettrai pas à cela, Goodwin,
|
|
continua Mme Pott en se soulevant, dans les bras de sa suivante. Mon
|
|
frère le lieutenant me protégera.... Je veux une séparation, Goodwin.
|
|
|
|
--Certainement, madame. Il le mériterait bien.»
|
|
|
|
Quelles que fussent les pensées qu'une menace de séparation pût exciter
|
|
dans l'esprit de l'éditeur, il ne les exprima pas; mais il se contenta
|
|
de dire avec grande humilité: «Ma chère âme, voulez-vous m'entendre?»
|
|
|
|
Une nouvelle décharge de sanglots fut la seule réponse, et Mme Pott,
|
|
devenue encore plus nerveuse, demanda, d'une voix entrecoupée, pourquoi
|
|
elle avait été mise au monde, pourquoi elle s'était mariée, et voulut
|
|
être informée d'une foule d'autres secrets de ce genre.
|
|
|
|
«Ma chère, lui remontra M. Pott, ne vous abandonnez pas à ces
|
|
sentiments exaltés. Je n'ai jamais cru que ce paragraphe eût aucun
|
|
fondement; aucun, ma chère! Impossible! J'étais seulement irrité, je
|
|
puis dire furieux, ma chère, contre les éditeurs de l'_Indépendant_ qui
|
|
ont eu l'insolence de l'insérer. Voilà tout.» En parlant ainsi, M. Pott
|
|
jeta un regard suppliant à le cause innocente du grabuge, pour l'engager
|
|
à ne point parler du _serpent_.
|
|
|
|
«Et quelles démarches ferez-vous, monsieur, pour obtenir satisfaction?
|
|
demanda M. Winkle, qui reprenait du courage, en voyant que M. Pott
|
|
perdait le sien.
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|
|
--O Goodwin, murmura Mme Pott; va-t-il cravacher l'éditeur de
|
|
l'_Indépendant_? le fera-t-il, Goodwin?
|
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--Chut! chut! madame. Calmez-vous, je vous en prie! Certainement, il le
|
|
cravachera si vous le désirez, madame.
|
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|
--Assurément, reprit Pott, en voyant que sa moitié était sur le point de
|
|
retomber en faiblesse. Nécessairement, je le cravacherai....
|
|
|
|
--Quand? Goodwin, quand? poursuivit Mme Pott, ne sachant pas encore si
|
|
elle devait retomber.
|
|
|
|
--Sans délai, naturellement, répondit l'éditeur: avant que le jour soit
|
|
terminé.
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|
--O Goodwin! reprit la dame, c'est le seul moyen d'apaiser le scandale,
|
|
et de me remettre sur un bon pied dans le monde.
|
|
|
|
--Certainement, madame; aucun homme, s'il est un homme, ne peut se
|
|
refuser à faire cela.»
|
|
|
|
Cependant les attaques de nerfs planaient toujours sur l'horizon. M.
|
|
Pott répéta de nouveau qu'il cravacherait, mais Mme Pott était si
|
|
accablée par la seule idée d'avoir été soupçonnée, qu'elle fut une
|
|
douzaine de fois sur le point de retomber; et probablement une rechute
|
|
serait arrivée, sans les efforts infatigables de l'attentive Goodwin, et
|
|
sans les supplications repentantes du parti vaincu. A la fin, quand le
|
|
malheureux Pott fut convenablement maté et complétement remis à sa
|
|
place, Mme Pott se trouva mieux, et nos trois personnages commencèrent à
|
|
déjeuner.
|
|
|
|
«J'espère, dit Mme Pott avec un sourire qui brillait à travers les
|
|
traces de ses larmes, j'espère, monsieur Winkle, que les basses
|
|
calomnies de ce journal n'accourciront pas votre séjour avec nous.
|
|
|
|
--J'espère que non, ajouta M. Pott, qui dans son coeur souhaitait
|
|
ardemment que son hôte s'étouffât avec le morceau de rôtie qu'il portait
|
|
dans ce moment à sa bouche, et terminât ainsi ses visites. J'espère que
|
|
non.
|
|
|
|
--Vous êtes bien bon, répondit M. Winkle; mais, ce matin, j'ai trouvé à
|
|
la porte de ma chambre à coucher une note de M. Tupman, pour m'annoncer
|
|
que M. Pickwick nous écrit de le rejoindre aujourd'hui à Bury. Nous
|
|
devons partir par la voiture de midi....
|
|
|
|
--Mais vous reviendrez? dit mistress Pott.
|
|
|
|
--Oh! certainement.
|
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|
|
--En êtes-vous bien sûr? continua la dame en jetant à la dérobée un
|
|
tendre regard à son hôte.
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|
|
|
--Certainement, répondit M. Winkle.»
|
|
|
|
Le déjeuner se termina en silence, car chacun des assistants ruminait
|
|
sur ses chagrins: mistress Pott regrettait la perte de son cavalier; M.
|
|
Pott, son imprudente promesse de cravacher l'Indépendant; M. Winkle, les
|
|
galanteries qui l'avaient placé dans une si embarrassante situation.
|
|
L'heure de midi approchait, et après beaucoup d'adieux et de promesses
|
|
de retour, M. Winkle s'arracha de cette famille, où il avait été si bien
|
|
reçu.
|
|
|
|
«S'il revient jamais, je l'empoisonne! pensa M. Pott en se retirant dans
|
|
le petit bureau où il préparait les foudres de son éloquence.
|
|
|
|
--Si jamais je reviens m'empêtrer parmi ces gens-là, pensa M. Winkle en
|
|
se rendant au Paon d'argent, je mérite d'être cravaché moi-même; voilà
|
|
tout.»
|
|
|
|
Ses amis étaient prêts, la voiture arriva bientôt, et au bout d'une
|
|
demi-heure les trois pickwickiens accomplissaient leur voyage, par la
|
|
même route que M. Pickwick avait si heureusement parcourue avec Sam.
|
|
Comme nous en avons déjà parlé, nous ne croyons pas devoir extraire la
|
|
belle et poétique description qu'en donne M. Snodgrass.
|
|
|
|
Sam Weller les attendait à la porte de l'Ange et les introduisit dans
|
|
l'appartement de M. Pickwick. Là, à la grande surprise de M. Winkle et
|
|
de M. Snodgrass, et à l'immense confusion de M. Tupman, ils trouvèrent
|
|
le vieux Wardle avec M. Trundle.
|
|
|
|
«Comment ça va-t-il? dit le vieillard en serrant la main de M. Tupman.
|
|
Allons! allons! ne prenez pas un air sentimental. Il n'y a pas de remède
|
|
à cela, vieux camarade. Pour l'amour d'elle je voudrais qu'elle vous eût
|
|
épousé, mais dans votre intérêt je suis bien aise qu'elle ne l'ait pas
|
|
fait. Un jeune gaillard comme vous réussira mieux un de ces jours, eh!»
|
|
Tout en proférant ces consolations, le vieux Wardle tapait sur le dos de
|
|
M. Tupman, et riait de tout son coeur.
|
|
|
|
«Et vous, mes joyeux compagnons, comment ça va-t-il? poursuivit le vieux
|
|
gentleman, en secouant à la fois la main de M. Winkle, et celle de M.
|
|
Snodgrass. Je viens de dire à Pickwick que je voulais vous avoir tous à
|
|
Noël. Nous aurons une noce; une noce réelle, cette fois-ci.
|
|
|
|
--Une noce! s'écria M. Snodgrass en pâlissant.
|
|
|
|
--Oui, une noce. Mais ne vous effrayez pas, répliqua le bienveillant
|
|
vieillard; c'est seulement Trundle que voici, et Bella.
|
|
|
|
--Oh! est-ce là tout? reprit M. Snodgrass, soulagé d'un doute pénible
|
|
qui avait étreint son coeur comme une main de fer. Je vous fais mon
|
|
compliment, monsieur. Comment va Joe?
|
|
|
|
--Lui? très-bien. Toujours endormi.
|
|
|
|
--Et madame votre mère? et le vicaire? et tout le monde?
|
|
|
|
--Parfaitement bien.
|
|
|
|
--Monsieur, dit M. Tupman avec effort; où est... où est-_elle_?» En
|
|
parlant ainsi il détourna la tête et couvrit ses yeux de ses mains.
|
|
|
|
«_Elle?_ répliqua le vieux gentleman, en secouant la tête d'un air
|
|
malin. Voulez-vous dire ma soeur, eh?»
|
|
|
|
M. Tupman indiqua par un signe que sa question se rapportait à la
|
|
demoiselle abandonnée.
|
|
|
|
«Oh! elle est partie; elle demeure chez une parente, assez loin. Elle ne
|
|
pouvait plus soutenir la vue de mes filles, si bien que je l'ai laissée
|
|
aller. Mais voici le dîner; vous devez être affamé après votre voyage,
|
|
et moi je le suis sans cela. Ainsi donc, à l'oeuvre!»
|
|
|
|
Ample justice fut faite au repas, et lorsque les restes en eurent été
|
|
enlevés, lorsque nos amis furent établis commodément autour de la table,
|
|
M. Pickwick raconta les mésaventures qu'il avait subies, et le succès
|
|
qui avait couronné la ruse infâme du diabolique Jingle. Ses disciples
|
|
étaient pétrifiés d'indignation et d'horreur.
|
|
|
|
«Enfin, dit en concluant M. Pickwick, le rhumatisme que j'ai attrapé
|
|
dans ce jardin me rend encore boiteux.
|
|
|
|
--Moi aussi, j'ai eu une espèce d'aventure, dit M. Winkle, avec un
|
|
sourire; et à la requête de M. Pickwick il rapporta le malicieux
|
|
libelle de l'Indépendant d'Eatanswill, et l'irritation subséquente de
|
|
leur ami, l'éditeur de la Gazette.
|
|
|
|
Le front de M. Pickwick s'obscurcit pendant ce récit; ses amis s'en
|
|
aperçurent et, lorsque M. Winkle se tut, gardèrent un profond silence.
|
|
M. Pickwick frappa emphatiquement la table avec son poing fermé, et
|
|
parla ainsi qu'il suit:
|
|
|
|
«N'est-ce pas une circonstance étonnante, que nous semblions destinés à
|
|
ne pouvoir entrer sous le toit d'un homme que pour y porter le trouble
|
|
avec nous. Je vous le demande, ne dois-je pas croire à l'indiscrétion,
|
|
ou, bien pis encore, à l'immoralité de mes disciples, lorsque je les
|
|
vois, dans chaque maison où ils pénètrent, détruire la paix du coeur, le
|
|
bonheur domestique de quelque femme confiante. N'est-ce pas, je le
|
|
dis....»
|
|
|
|
Suivant toutes les probabilités, M. Pickwick aurait continué sur ce ton
|
|
pendant un certain temps, si l'entrée de Sam avec une lettre n'avait pas
|
|
interrompu son éloquent discours. Il passa son mouchoir sur son front,
|
|
ôta ses lunettes, les essuya et les remit sur son nez: c'était assez; sa
|
|
voix avait recouvré sa douceur habituelle lorsqu'il demanda: «Qu'est-ce
|
|
que vous m'apportez là, Sam?
|
|
|
|
--Je viens de la poste, monsieur, et j'y ai trouvé cette lettre ici:
|
|
elle y a attendu deux jours; elle est cachetée avec un pain enchanté et
|
|
l'adresse est figurée en ronde.
|
|
|
|
--Je ne connais pas cette écriture-là, dit M. Pickwick en ouvrant la
|
|
lettre. Le ciel aie pitié de nous! qu'est-ce que ceci? Il faut que ce
|
|
soit un songe! Cela... cela ne peut pas être vrai!
|
|
|
|
--Qu'est-ce que c'est donc? demandèrent tous les convives.
|
|
|
|
--Personne de mort! j'espère?» dit M. Wardle, alarmé par l'expression
|
|
d'horreur qui contractait le visage de M. Pickwick.
|
|
|
|
Le philosophe ne fit pas de réponse, mais passant la lettre par-dessus
|
|
la table, il pria M. Tupman de la lire tout haut, et se laissa retomber
|
|
sur sa chaise avec un air d'étonnement et d'égarement, qui faisait peine
|
|
à voir.
|
|
|
|
M. Tupman, d'une voix tremblante, lut la lettre ci-dessous rapportée.
|
|
|
|
«Freeman's-Court, Cornhill, August, 28e, 1831.
|
|
|
|
«BARDELL CONTRE PICKWICK.
|
|
|
|
«Monsieur,
|
|
|
|
«Ayant été chargés par Mme Martha Bardell de commencer une action
|
|
contre vous pour violation d'une promesse de mariage, pour
|
|
laquelle la plaignante fixe ses dommages à quinze cents guinées,
|
|
nous prenons la liberté de vous informer qu'une citation a été
|
|
lancée contre vous devant la cour de _Common pleas_; et désirons
|
|
savoir, courrier pour courrier, le nom de votre avoué à Londres,
|
|
qui sera chargé de suivre cette affaire.
|
|
|
|
«Nous sommes, monsieur, vos obéissants serviteurs.
|
|
|
|
«DODSON et FOGG.
|
|
|
|
«_M. Samuel Pickwick,_»
|
|
|
|
Le muet étonnement avec lequel cette lecture fut accueillie avait
|
|
quelque chose de tellement solennel, que chacun des assistants
|
|
paraissait craindre de rompre le silence, et regardait tour à tour ses
|
|
voisins et M. Pickwick. A la fin M. Tupman répéta machinalement: «Dodson
|
|
et Fogg!
|
|
|
|
--Bardell contre Pickwick, chuchota M. Snodgrass d'un air distrait.
|
|
|
|
--La paix du coeur, le bonheur domestique de quelque femme confiante!
|
|
murmura M. Winkle avec abstraction.
|
|
|
|
--C'est un complot! s'écria M. Pickwick, recouvrant enfin le pouvoir de
|
|
parler. C'est un infâme complot de ces deux avoués rapaces. Mme Bardell
|
|
n'aurait jamais fait cela. Elle n'aurait pas le coeur de le faire; elle
|
|
n'en aurait pas le droit. Ridicule! ridicule!
|
|
|
|
--Quant à son coeur, reprit M. Wardle avec un sourire, vous en êtes
|
|
certainement le meilleur juge; mais pour son droit je vous dirai, sans
|
|
vouloir vous décourager, que Dodson et Fogg en sont meilleurs juges
|
|
qu'aucun de nous ne peut l'être.
|
|
|
|
--C'est une basse tentative pour m'escroquer de l'argent.
|
|
|
|
--Je l'espère, répliqua M. Wardle avec une toux sèche et courte.
|
|
|
|
--Qui m'a jamais entendu lui parler autrement qu'un locataire doit
|
|
parler à sa propriétaire? continua M. Pickwick avec grande véhémence.
|
|
Qui m'a jamais vu avec elle? Non! pas même mes amis ici présents.
|
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--Excepté une seule fois, interrompit M. Tupman.
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M. Pickwick changea de couleur.
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«Ah! reprit M. Wardle, ceci est important. Il n'y avait rien de suspect
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cette fois-là, je suppose?»
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M. Tupman lança un coup d'oeil timide à son mentor. «Vraiment, dit-il, il
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n'y avait rien de suspect, mais... je ne sais comment cela était
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arrivé.... Il la tenait certainement dans ses bras.
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--Juste ciel! s'écria M. Pickwick, le souvenir de la scène en question
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se retraçant avec vivacité à son esprit. Cela est vrai! cela est vrai!
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Quelle affreuse preuve du pouvoir des circonstances!
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--Et notre ami tâchait de la consoler, ajouta M. Winkle avec un grain de
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malice.
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--Cela est vrai, dit M. Pickwick. Je ne le nierai point, cela est vrai!
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--Ho! ho! cria M. Wardle, pour une affaire dans laquelle il n'y a rien
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de suspect, cela a l'air assez drôle. Eh! Pickwick, ah! ah! rusé
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garnement! rusé garnement!» Et il éclata de rire avec tant de force que
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les verres en retentirent sur le buffet.
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«Quelle épouvantable réunion d'apparences! s'écria M. Pickwick en
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appuyant son menton sur ses deux mains. Winkle! Tupman! je vous prie de
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me pardonner les observations que je viens de faire à l'instant. Nous
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sommes tous les victimes des circonstances, et moi la plus grande des
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trois!»
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Ayant fait cette apologie, M. Pickwick ensevelit sa tête dans ses mains
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et se mit à réfléchir, tandis que M. Wardle adressait aux autres membres
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de la compagnie une collection de clignements d'oeil et de signes de
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tête.
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«Quoi qu'il en soit, dit M. Pickwick en relevant son front indigné, et
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en frappant sur la table, je veux que tout cela s'explique. Je verrai ce
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Dodson et ce Fogg. J'irai à Londres, demain.
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--Non, pas demain, reprit M. Wardle, vous êtes trop boiteux.
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--Eh bien! alors, après-demain.
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--Après-demain est le premier septembre, et vous avez promis de venir
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avec nous jusqu'au manoir de sir Geoffrey Manning, pour nous tenir tête
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au déjeuner, si vous ne nous accompagnez pas à la chasse.
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--Eh bien! alors, le jour suivant, jeudi. Sam!
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--Monsieur?
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--Retenez deux places d'impériale pour Londres, pour jeudi matin.
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--Très-bien, monsieur.»
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Sam Weller partit donc pour exécuter sa commission. Il avait ses mains
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dans ses poches, ses yeux fixés sur la terre et il marchait lentement,
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en se parlant à lui-même.
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«Drôle de corps que mon empereur! Faire la cour à cette Mme Bardell,
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une femme qui a un petit moutard! Toujours comme ça qu'ils sont ces
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vieux garçons qui ont l'air si sage. Quoique ça, je n'aurais pas cru ça
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de lui, je n'aurais pas cru ça de lui!» Tout en moralisant de la sorte,
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M. Weller était arrivé au bureau des voitures.
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CHAPITRE XIX.
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Un jour heureux, terminé malheureusement.
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Les oiseaux saluèrent la matinée du 1er septembre 1831 comme l'une des
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plus agréables de la saison, car ils ignoraient, heureusement pour la
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paix de leur coeur, les immenses préparatifs qu'on faisait pour les
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exterminer. Plus d'une jeune perdrix, qui trottait complaisamment dans
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les prés, avec toute la gracieuse coquetterie de la jeunesse; et plus
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d'une mère perdrix, qui, de son petit oeil rond, considérait cette
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légèreté avec l'air dédaigneux d'un oiseau plein d'expérience et de
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sagesse, ignorant également le destin qui les attendait, se baignaient
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dans l'air frais du matin, avec un sentiment de bonheur et de gaieté.
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Quelques heures plus tard, leurs cadavres devaient être étendus sur la
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terre! Mais silence! il est temps de terminer cette tirade, car nous
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devenons trop sentimental.
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Donc, pour parler d'une manière simple et pratique, c'était une belle
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matinée, si belle qu'on aurait eu peine à croire que les mois rapides
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d'un été anglais étaient déjà presque écoulés. Les haies, les champs,
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les arbres, les coteaux, les marais, se paraient de mille teintes
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variées. A peine une feuille tombée, à peine une nuance de jaune mêlée
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aux couleurs du printemps, vous avertissaient que l'automne allait
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commencer. Le ciel était sans nuage; le soleil s'était levé, chaud et
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brillant; l'air retentissait du chant des oiseaux et du bourdonnement
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des insectes; les jardins étaient remplis de fleurs odorantes, qui
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étincelaient sous la rosée comme des lits de joyaux éblouissants; toutes
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choses enfin portaient la marque de l'été, et pas une de ses beautés ne
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s'était encore effacée.
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Malgré le charme de la saison, M. Snodgrass ayant préféré demeurer au
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logis, les trois autres pickwickiens montèrent dans une voiture
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découverte avec M. Wardle et M. Trundle, tandis que Sam Weller se
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plaçait sur le siége à côté du cocher.
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Au bout d'une couple d'heures leur carrosse s'arrêta devant une vieille
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maison, sur le bord de la route. Ils étaient attendus, et trouvèrent à
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la porte, outre deux chiens d'arrêt, un garde-chasse, grand et sec, avec
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un enfant, dont les jambes étaient couvertes de guêtres de cuir. L'un et
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l'autre portaient une carnassière d'une vaste dimension.
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«Dites-moi donc, murmura M. Winkle à M. Wardle, pendant qu'on abaissait
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le marchepied. Est-ce qu'ils supposent que nous allons tuer du gibier
|
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plein ces deux sacs-là.
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--Plein ces deux sacs! s'écria le vieux Wardle. Que Dieu vous bénisse!
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vous en remplirez un et moi l'autre, et quand ils seront pleins, les
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|
poches de nos vestes en tiendront encore autant.»
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M. Winkle descendit sans rien répondre; mais il ne put s'empêcher de
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penser que s'ils devaient tous rester en plein air jusqu'à ce qu'il eût
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rempli un de ces sacs, ses amis et lui couraient un danger assez
|
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considérable d'attraper des fraîcheurs et des rhumatismes.
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«Hi! Junon, hi! vieille fille! A bas, Deph! à bas! dit M. Wardle en
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caressant les chiens. Sir Geoffrey est encore en Écosse, Martin?»
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|
Le grand garde-chasse répondit affirmativement, en promenant des regards
|
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surpris de M. Winkle, qui tenait son fusil comme s'il avait voulu que sa
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veste lui épargnât la peine de tirer la gâchette, à M. Tupman, qui
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portait le sien comme s'il en avait été effrayé; et il y a tout lieu de
|
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croire qu'il l'était effectivement.
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M. Wardle remarqua l'air inquiet du grand garde-chasse, «Mes amis, lui
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dit-il, n'ont pas beaucoup l'habitude de ces sortes de choses. Vous
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savez... ce n'est qu'en forgeant qu'on devient forgeron.... Ils seront
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bons tireurs un de ces jours.... Je demande pardon à mon ami Winkle, il
|
|
a déjà quelque habitude, cependant.»
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|
Pour reconnaître ce compliment, M. Winkle sourit faiblement par-dessus
|
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sa cravate bleue, et dans sa modeste confusion il se trouva si
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|
mystérieusement emmêlé avec son fusil, que si celui-ci avait été chargé,
|
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il se serait infailliblement tué sur la place.
|
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«Il ne faut pas manier votre fusil dans cette imagination ici monsieur,
|
|
quand vous aurez de la charge dedans, dit le grand garde-chasse d'un air
|
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rechigné; ou je veux être damné si vous ne faites pas de la viande
|
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froide avec quelqu'un de nous.»
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Ainsi admonesté, M. Winkle changea brusquement de position, et dans son
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|
empressement il amena le canon de son fusil en contact assez intime avec
|
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la tête de Sam.
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«Holà! cria Sam en ramassant son chapeau et en frottant les tempes.
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Holà! monsieur, si vous y allez comme ça, vous remplirez grandement un
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de ces sacs ici, et du premier coup, encore.»
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A ces mots le petit garçon aux guêtres de cuir laissa échapper un éclat
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de rire, et s'efforça au même instant de reprendre un air grave, comme
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si ce n'avait pas été lui. M. Winkle fronça le sourcil majestueusement.
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«Martin, demanda M. Wardle, où avez-vous dit au garçon de nous retrouver
|
|
avec le goûter?
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--Sur le coteau du chêne, monsieur, à midi.
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--Est-ce que c'est sur la terre de sir Geoffrey?
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|
--Non, monsieur, c'est tout à côté. C'est sur la terre du capitaine
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Boldwig, mais il ne s'y trouvera personne pour nous déranger, et il y a
|
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là un joli brin de gazon.
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--Très-bien, dit le vieux Wardle. Maintenant, plus tôt nous partirons,
|
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mieux cela vaudra. Vous nous rejoindrez à midi, Pickwick.»
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|
M. Pickwick désirait voir la chasse, principalement parce qu'il avait
|
|
quelques inquiétudes pour la vie et l'intégrité des membres de M.
|
|
Winkle. D'ailleurs, par une si belle matinée, il était cruel de voir
|
|
partir ses amis et de rester en arrière. C'est donc avec un air fort
|
|
piteux qu'il répondit: «Il le faut bien, je suppose....
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--Est-ce que le gentleman ne tire point? demanda le long garde-chasse.
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|
--Non, répondit M. Wardle, et de plus il est boiteux.
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--J'aimerais beaucoup à aller avec vous, dit M. Pickwick, beaucoup.»
|
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Il y eut un court silence de commisération. Le petit garçon le rompit en
|
|
disant: «Il y a là, de l'aut' côté de la haie, une brouette. Si le
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|
domestique du gentleman voulait le brouetter dans le sentier, il
|
|
pourrait venir avec nous, et nous le ferions passer par-dessus les
|
|
barrières, et tout ça.
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--Voilà la chose, s'empressa de dire Sam Weller, qui était partie
|
|
intéressée, car il désirait ardemment voir la chasse. Voilà la chose.
|
|
Bien dit, p'tit môme. Je vas l'avoir dans un instant.»
|
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|
Mais ici une autre difficulté s'éleva. Le grand garde-chasse protesta
|
|
résolument contre l'introduction d'un gentleman brouetté dans une partie
|
|
de chasse, soutenant que c'était une violation flagrante de toutes les
|
|
règles établies et de tous les précédents.
|
|
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L'objection était forte, mais elle n'était pas insurmontable. On cajola
|
|
le garde-chasse, on lui graissa la patte; lui-même se soulagea le coeur
|
|
en ramollissant la tête inventive du jeune garçon qui avait suggéré
|
|
l'usage de la machine, et enfin la caravane se mit en route. M. Wardle
|
|
et le garde-chasse ouvraient la marche; M. Pickwick, dans sa brouette
|
|
poussée par Sam, formait l'arrière-garde.
|
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|
«Arrêtez, Sam! cria M. Pickwick lorsqu'ils eurent traversé le premier
|
|
champ.
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--Qu'est-ce qu'il y a maintenant? demanda M. Wardle.
|
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--Je ne souffrirai pas que cette brouette avance un pas de plus, déclara
|
|
M. Pickwick d'un air résolu, à moins que Winkle ne porte son fusil d'une
|
|
autre manière.
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--Et comment dois-je le porter? dit le misérable Winkle.
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--Portez-le avec le canon en bas.
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--Cela a l'air si peu chasseur, représenta M. Winkle.
|
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--Je ne me soucie pas si cela a l'air chasseur ou non; mais je n'ai pas
|
|
envie d'être fusillé dans une brouette pour l'amour des apparences.
|
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|
--Sûr que le gentleman mettra cette charge ici dans le corps de
|
|
quelqu'un, grommela le grand homme.
|
|
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|
--Bien! bien! reprit le malheureux Winkle en renversant son fusil; cela
|
|
m'est égal; voilà....
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--C'est les concessions mutuelles qui fait le charme de la vie,» fit
|
|
observer Sam, et la caravane se remit en marche.
|
|
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|
Elle n'avait point fait cent pas lorsque M. Pickwick cria de nouveau:
|
|
«Arrêtez!
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|
|
|
--Qu'est-ce qu'il y a encore? demanda M. Wardle.
|
|
|
|
--Le fusil de Tupman est aussi dangereux que l'autre; j'en suis sûr.
|
|
|
|
--Eh quoi? dangereux! s'écria M. Tupman, fort alarmé.
|
|
|
|
--Dangereux si vous le portez comme cela. Je suis très-fâché de faire de
|
|
nouvelles objections, mais je ne puis consentir à continuer si vous ne
|
|
l'abaissez point comme Winkle.
|
|
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|
--J'imagine que vous feriez mieux, monsieur, ajouta le grand
|
|
garde-chasse, autrement vous pourriez mettre votre bourre dans votre
|
|
gilet aussi bien que dans celui des autres.»
|
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|
M. Tupman, avec l'empressement le plus obligeant, plaça son fusil dans
|
|
la position requise, et le convoi repartit encore, les deux amateurs
|
|
marchant avec leur fusil renversé comme une couple de soldats à des
|
|
funérailles.
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Tout d'un coup les chiens s'arrêtèrent, et leurs maîtres en firent
|
|
autant.
|
|
|
|
«Qu'est-ce qu'ils ont donc dans les jambes? demanda M. Winkle. Comme ils
|
|
ont l'air drôle.
|
|
|
|
--Chut! répliqua M. Wardle doucement. Ne voyez-vous pas qu'ils arrêtent!
|
|
|
|
--Ils s'arrêtent! répéta M. Winkle en regardant tout autour de lui,
|
|
comme pour chercher la cause qui avait interrompu leur progrès. Pourquoi
|
|
s'arrêtent-ils?
|
|
|
|
--Attention! murmura M. Wardle, qui, dans l'intérêt du moment, n'avait
|
|
pas entendu cette question. Allons maintenant.»
|
|
|
|
Un violent battement d'ailes se fit entendre si soudainement que M.
|
|
Winkle en recula comme si lui-même avait été tiré. Pan! pan! deux coups
|
|
de fusil retentirent, et la fumée s'éleva tranquillement dans l'air en
|
|
décrivant des courbes gracieuses.
|
|
|
|
«Où sont-elles? s'écria M. Winkle dans le plus grand enthousiasme et se
|
|
retournant dans toutes les directions. Où sont elles? Dites-moi quand il
|
|
faudra faire feu! Où sont-elles? où sont-elles?
|
|
|
|
--Ma foi! les voilà, dit M. Wardle en ramassant deux perdrix que les
|
|
chiens avaient déposées à ses pieds.
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|
--Non! non! je veux dire les autres! reprit M. Winkle encore tout
|
|
effaré.
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|
|
--Assez loin, à présent, si elles courent toujours, répliqua froidement
|
|
M. Wardle en rechargeant son fusil.
|
|
|
|
--J'imagine que nous en trouverons une autre compagnie dans cinq
|
|
minutes, observa le grand garde-chasse. Si le gentleman commence à tirer
|
|
maintenant, son plomb sortira peut-être du canon quand nous les ferons
|
|
lever.
|
|
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|
--Ah! ah! ah! fit M. Weller.
|
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|
|
--Sam! dit M. Pickwick, touché de la confusion de son disciple.
|
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|
--Monsieur?
|
|
|
|
--Ne riez pas.
|
|
|
|
--Très-bien, monsieur,» répondit Sam. Mais en guise d'indemnité il se
|
|
mit à contourner ses traits, derrière la brouette, pour l'amusement
|
|
exclusif du jeune Bas de cuir. L'innocent jeune homme laissa éclater un
|
|
bruyant ricanement, et fut sommairement calotté par le grand
|
|
garde-chasse, qui avait besoin d'un prétexte pour se détourner et cacher
|
|
sa propre envie de rire.
|
|
|
|
Peu de temps après M. Wardle dit à M. Tupman: «Bravo! camarade. Vous
|
|
avez au moins tiré à temps cette fois-là.
|
|
|
|
--Oui, répliqua M. Tupman avec un sentiment d'orgueil, j'ai lâché mon
|
|
coup.
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|
|
|
--A merveille! vous abattrez quelque chose la première fois, si vous
|
|
regardez bien. C'est très-aisé, n'est-ce pas?
|
|
|
|
--Oui, c'est très-aisé. Mais malgré cela, comme ça vous abîme l'épaule!
|
|
J'ai presque cru que j'en tomberais à la renverse. Je n'imaginais pas
|
|
que des petites armes à feu comme cela repoussaient tant.
|
|
|
|
--Oh! dit le vieux gentleman en souriant, vous vous y habituerez avec le
|
|
temps. Maintenant, sommes-nous prêts? Tout va-t-il bien là-bas, dans la
|
|
brouette?
|
|
|
|
--Tout va bien, monsieur, répliqua Sam.
|
|
|
|
--En route donc.
|
|
|
|
--Tenez ferme, monsieur, dit Sam en levant la brouette.
|
|
|
|
--Oui, oui, repartit M. Pickwick;» et ils cheminèrent aussi vite que
|
|
besoin était.
|
|
|
|
«Maintenant, dit M. Wardle, après que la brouette eût été passée
|
|
par-dessus une barrière, et lorsque M. Pickwick y fut déposé de nouveau.
|
|
Maintenant, tenez cette brouette en arrière.
|
|
|
|
--Bien, monsieur, répondit Sam en s'arrêtant.
|
|
|
|
--A présent, Winkle, continua le vieux gentleman, suivez-moi doucement
|
|
et ne soyez pas en retard, cette fois-ci.
|
|
|
|
--N'ayez pas peur, dit M. Winkle. Arrêtent-ils?
|
|
|
|
--Non! non! pas encore. Du silence, maintenant, du silence!»
|
|
|
|
Et en effet ils s'avançaient silencieusement, lorsque M. Winkle, voulant
|
|
exécuter une évolution fort délicate avec son fusil, le fit partir par
|
|
accident, au moment critique, et envoya sa charge juste au-dessus de la
|
|
tête du petit garçon, et à l'endroit précis où aurait été la cervelle du
|
|
grand homme s'il s'était trouvé là au lieu de son jeune substitut.
|
|
|
|
«Au nom du ciel, pourquoi avez-vous fait feu? demanda M. Wardle,
|
|
pendant que les oiseaux s'envolaient en toute sûreté.
|
|
|
|
--Je n'ai jamais vu un fusil comme cela dans toute ma vie, répondit le
|
|
pauvre Winkle en regardant la batterie, comme si cela avait pu remédier
|
|
à quelque chose. Il part de lui-même, il veut partir bon gré mal gré.
|
|
|
|
--Ah! il veut partir! répéta M. Wardle avec un peu d'irritation. Plût au
|
|
ciel qu'il voulût aussi tuer quelque chose!
|
|
|
|
--Il le fera avant peu, monsieur, dit le grand garde-chasse.
|
|
|
|
--Qu'est-ce que vous entendez par cette observation, monsieur? demanda
|
|
aigrement M. Winkle.
|
|
|
|
--Rien du tout, monsieur, rien du tout. Moi, je n'ai pas de famille, et
|
|
la mère de ce garçon ici aura quelque chose de sir Geoffrey, si le
|
|
moutard est tué sur ses terres. Rechargez, monsieur, rechargez votre
|
|
arme.
|
|
|
|
--Otez-lui son fusil! s'écria de sa brouette M. Pickwick, frappé
|
|
d'horreur par les sombres insinuations du grand homme. Otez-lui son
|
|
fusil! M'entendez-vous, quelqu'un!»
|
|
|
|
Personne cependant ne s'offrit pour exécuter ce commandement, et M.
|
|
Winkle, après avoir lancé un regard de rébellion au philosophe,
|
|
rechargea son fusil et marcha en avant avec les autres chasseurs.
|
|
|
|
Nous sommes obligé de dire, d'après l'autorité de M. Pickwick, que la
|
|
manière de procéder de M. Tupman paraissait beaucoup plus prudente et
|
|
plus rationnelle que celle adoptée par M. Winkle. Cependant ceci ne doit
|
|
en aucune manière diminuer la grande autorité de ce dernier dans tous
|
|
les exercices corporels; car, depuis un temps immémorial, comme
|
|
l'observe admirablement M. Pickwick, beaucoup de philosophes, et des
|
|
meilleurs, qui ont été de parfaites lumières pour les sciences, en
|
|
matière de théorie, n'ont jamais pu parvenir à faire quelque chose dans
|
|
la pratique.
|
|
|
|
Comme la plupart des plus sublimes découvertes, la manière d'agir de M.
|
|
Tupman paraissait extrêmement simple. Avec la pénétration intuitive d'un
|
|
homme de génie, il avait remarqué, du premier coup, que les deux grands
|
|
points à obtenir étaient: 1° de décharger son fusil sans se nuire; 2° de
|
|
le décharger sans endommager les assistants. Donc et évidemment,
|
|
lorsqu'on était parvenu à surmonter la difficulté de faire feu, la
|
|
meilleure chose était de fermer les yeux solidement et de tirer en
|
|
l'air. Q.E.D.
|
|
|
|
Une fois, après avoir exécuté ce tour de force, M. Tupman, en rouvrant
|
|
les yeux, vit une grosse perdrix qui tombait blessée sur la terre. Il
|
|
allait congratuler M. Wardle sur ses invariables succès, quand celui-ci
|
|
s'avança vers lui et lui serrant chaudement la main:
|
|
|
|
«Tupman, vous avez choisi cette perdrix-là parmi les autres?
|
|
|
|
--Non! non!
|
|
|
|
--Si, je l'ai remarqué. Je vous ai vu la choisir. J'ai observé comment
|
|
vous leviez votre fusil pour l'ajuster; et je dirai ceci: que le
|
|
meilleur tireur du monde n'aurait pas pu l'abattre plus admirablement.
|
|
Vous êtes moins novice que je ne le croyais, Tupman: vous avez déjà
|
|
chassé?»
|
|
|
|
Vainement M. Tupman protesta, avec un sourire de modestie, que cela ne
|
|
lui était jamais arrivé. Son sourire même fut regardé comme une preuve
|
|
du contraire, et depuis cette époque sa réputation fut établie. Ce n'est
|
|
pas la seule réputation qui ait été acquise aussi aisément, et l'on peut
|
|
admirer les effets heureux du hasard ailleurs que dans la chasse aux
|
|
perdrix.
|
|
|
|
Pendant ce temps, M. Winkle s'environnait de feu, de bruit et de fumée,
|
|
sans produire aucun résultat positif digne d'être noté. Quelquefois il
|
|
envoyait sa charge au milieu des airs; quelquefois il lui faisait raser
|
|
la surface du globe, de manière à rendre excessivement précaire
|
|
l'existence des deux chiens. Sa manière de tirer, considérée comme une
|
|
oeuvre d'imagination et de fantaisie, était extrêmement curieuse et
|
|
variée; mais matériellement et quant au produit réel, c'était peut-être,
|
|
au total, un non-succès. C'est un axiome établi que _chaque boulet a son
|
|
adresse_; si on peut l'appliquer également à des grains de petit plomb,
|
|
ceux de M. Winkle étaient de malheureux bâtards, privés de leurs droits
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naturels, jetés au hasard dans le monde, et qui n'étaient adressés nulle
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part.
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«Eh bien! dit M. Wardle en s'approchant de la brouette et en essuyant la
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sueur de son visage joyeux et rougeaud; une journée un peu chaude, hein?
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--C'est vrai, répondit M. Pickwick. Le soleil est effroyablement
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brûlant, même pour moi. Je ne sais pas comment vous devez le trouver.
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--Ma foi! pas mal chaud, mais c'est égal. Il est midi passé; voyez-vous
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ce coteau vert, là?
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--Certainement.
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--C'est l'endroit où nous devons déjeuner. De par Jupiter! le gamin y
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est déjà avec son panier. Exact comme une horloge!
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--Je le vois, dit M. Pickwick, dont le visage devint rayonnant. Un bon
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garçon! je lui donnerai un shilling pour sa peine. Allons! Sam,
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roulez-moi.
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--Tenez-vous ferme, monsieur, répliqua Sam, ravigoté par l'apparition du
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déjeuner. Gare de là, jeune cuirassier! Si vous appréciez ma précieuse
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vie, ne me versez pas, comme dit le gentleman au charretier qui le
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conduisait à la potence.» Avec cette heureuse citation, Sam partit au
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pas de charge, brouetta habilement son maître jusqu'au sommet du coteau
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vert, et le déchargea, avec adresse, à côté du panier de provision,
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qu'il se mit à dépaqueter sans perdre une minute.
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--Pâté de veau, disait Sam, tout en arrangeant les comestibles sur le
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gazon. Très-bonne chose, le pâté de veau, quand vous connaissez la lady
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qui l'a fait et que vous êtes sûr que ce n'est pas du minet. Et après
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tout, qu'est-ce que ça fait encore, puisqu'il ressemble si bien au veau
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que les pâtissiers eux-mêmes n'en font pas la différence?
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--Ils n'en font pas la différence, Sam?
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--Non, monsieur, repartit Sam en touchant son chapeau. J'ai logé dans la
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même maison avec un vendeur de pâtés, une fois, et un homme bien
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agréable, monsieur, et pas bête du tout. Il savait faire des pâtés,
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n'importe avec quoi. Voilà que je lui dis, quand j'ai été amical avec
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lui: Quel troupeau de chats que vous avez-là! monsieur Brook.--Ah!
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dit-il, c'est vrai, j'en ai beaucoup, qu'il dit.--Faut que vous aimiez
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bien les chats, que je dis.--Oui, dit-il, en clignant de l'oeil, y a des
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gens qui les aiment. Malgré ça, qu'il me dit, c'est pas encore leur
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saison, faut attendre l'hiver.--C'est pas leur saison?--Non, dit-il.
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Quand le fruit mûrit, le chat maigrit.--Qu'est-ce que vous me
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chantez-là? J'y entends rien, que je dis.--Voyez-vous, dit-il, je ne
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veux pas entrer dans la coalition des bouchers pour augmenter la viande
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au pauvre monde. Mossieu Weller, qu'il me dit, en me serrant la main
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gentiment et en me soufflant dans l'oreille; mossieu Weller, qu'il me
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dit, ne répétez pas ça; mais c'est l'assaisonnement qui fait tout: ils
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sont tous faits avec ces nobles animaux ici, dit-il, en m'indiquant un
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joli petit minet. Et je les assaisonne en beefteak, en veau, en rognon,
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au goût de la pratique. Et mieux que ça, qu'il dit, je peux faire du
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beefteak avec du veau ou du rognon avec du beefteak, ou du mouton avec
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les deux, en prévenant trois minutes d'avance, selon les besoins du
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marché ou l'appétit public, qu'il me dit.
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--Ce devait être un jeune homme fort ingénieux, dit M. Pickwick avec un
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léger frisson.
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--Je crois bien, monsieur, et ses pâtés étaient superbes, répliqua Sam
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en continuant de vider le panier. Langue; bien ça. C'est une très-bonne
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chose, quand c'est pas une langue de femme. Pain, jambon, frais comme
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une peinture. Boeuf froid en tranches. Très-bon. Qu'est-ce qu'il y a dans
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ces cruches-là, jeune évaporé?
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--De la bière dans stelle-ci et du punch froid dans stelle-là, répondit
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le jeune paysan en ôtant de dessus ses épaules deux vastes bouteilles de
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grès, attachées ensemble par une courroie.
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--Et v'là un petit goûter bien organisé, reprit Sam en examinant avec
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grande satisfaction les préparatifs. Et maintenant, gentlemen,
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commencez, comme les Anglais dirent aux Français, en mettant leurs
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baïonnettes.»
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Il ne fallut pas une seconde invitation pour engager la société à rendre
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pleine justice au repas, et il ne fallut pas plus d'instances pour
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décider Sam, le grand garde-chasse et les deux gamins à s'asseoir sur
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l'herbe, à une petite distance, et à battre en brèche une proportion
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décente de la victuaille. Un vieux chêne accordait son agréable ombrage
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aux deux groupes de convives, tandis que devant eux se déroulait un
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superbe paysage, entrecoupé de haies verdoyantes et richement orné de
|
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bois.
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«Ceci est délicieux! tout à fait délicieux! s'écria M. Pickwick, avec un
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visage rayonnant, dont la peau pelait rapidement sous l'influence
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brûlante du soleil.
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--Oui vraiment, vieux camarade, répliqua M. Wardle, allons, un verre de
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punch?
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--Avec grand plaisir, répondit M. Pickwick; et l'expression radieuse de
|
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sa physionomie, après qu'il eût bu, témoigna de la sincérité de ses
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paroles.
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--Bon! dit le philosophe en faisant claquer ses lèvres; très-bon! J'en
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vais prendre un autre verre. Frais! très-frais!... Allons! messieurs,
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poursuivit-il sans lâcher la bouteille, un toast! Nos amis de
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Dingley-Dell!»
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Le toast fut bu avec de bruyantes acclamations.
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|
«Je vais vous apprendre comment je m'y prendrai pour retrouver mon
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|
adresse à la chasse, dit alors M. Winkle, qui mangeait du pain et du
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jambon avec un couteau de poche. Je mettrai une perdrix empaillée sur
|
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un poteau, et je m'exercerai à tirer dessus, en commençant à une petite
|
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distance, et en reculant par degrés. C'est un excellent moyen.
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--Monsieur, dit Sam, je connais un gentleman qui a fait ça et qui a
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|
commencé à quatre pieds; mais il n'a jamais continué, car du premier
|
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coup il avait si bien ajusté son oiseau que le diable m'emporte si on en
|
|
a jamais revu une plume depuis.
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--Sam! dit M. Pickwick.
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--Monsieur?
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--Ayez la bonté de garder vos anecdotes jusqu'à ce qu'on vous les
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demande.
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--Certainement, monsieur.»
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Sam se tut, mais il cligna si facétieusement l'oeil qui n'était point
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caché par le pot de bière dont il humectait ses lèvres, que les deux
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petits paysans tombèrent dans des convulsions spontanées, et que le
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grand garde-chasse, lui-même, condescendit à sourire.
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«Voilà, ma foi, d'excellent punch froid, dit M. Pickwick en regardant
|
|
avec tendresse la bouteille de grès; et le jour est extrêmement chaud,
|
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et... Tupman, mon cher ami, un verre de punch?
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--Très-volontiers,» répliqua M. Tupman.
|
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Après avoir bu ce verre, M. Pickwick en prit un autre, seulement pour
|
|
voir s'il n'y avait pas de pelure d'orange dans le punch, parce que la
|
|
pelure d'orange lui faisait toujours mal. S'étant convaincu qu'il n'y en
|
|
avait point, M. Pickwick but un autre verre à la santé de M. Snodgrass;
|
|
puis il se crut obligé, en conscience, de proposer un toast en l'honneur
|
|
du fabricant de punch anonyme.
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|
Cette constante succession de verres de punch produisit un effet
|
|
remarquable sur notre sage. Sa physionomie resplendissait de la plus
|
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douce gaieté; le sourire se jouait sur ses lèvres; la bonne humeur la
|
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plus franche étincelait dans ses yeux. Cédant, par degrés, à l'influence
|
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combinée de ce liquide excitant et de la chaleur, il exprima un violent
|
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désir de se rappeler une chanson qu'il avait entendue dans son enfance;
|
|
mais ses efforts furent inutiles. Il voulut stimuler sa mémoire par un
|
|
autre verre de punch, qui malheureusement parut produire sur lui un
|
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effet entièrement opposé; car, non content d'avoir oublié la chanson, il
|
|
finit par ne plus pouvoir articuler une seule parole. Ce fut donc en
|
|
vain qu'il se leva sur ses jambes pour adresser à la compagnie un
|
|
éloquent discours, il retomba dans la brouette et s'endormit presque au
|
|
même instant.
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Le panier fut rempaqueté, mais on trouva qu'il était tout à fait
|
|
impossible de réveiller M. Pickwick de sa torpeur. On discuta s'il
|
|
fallait que Sam recommençât à le brouetter ou s'il valait mieux le
|
|
laisser où il était, jusqu'au retour de ses amis. Ce dernier parti fut
|
|
adopté à la fin, et comme leur expédition ne devait pas durer plus d'une
|
|
heure, comme Sam demandait avec instance à les accompagner, ils se
|
|
décidèrent à abandonner M. Pickwick endormi dans sa brouette et à le
|
|
prendre au retour. La compagnie s'éloigna donc, laissant notre
|
|
philosophe ronfler harmonieusement et paisiblement, à l'ombre antique du
|
|
vieux chêne.
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|
|
On peut affirmer avec certitude que M. Pickwick eût continué de ronfler
|
|
à l'ombre du vieux chêne jusqu'au retour de ses amis, ou, à leur défaut,
|
|
jusqu'au subséquent lever de soleil, s'il lui avait été permis de rester
|
|
en paix dans sa brouette; mais cela ne lui fut pas permis, et voici
|
|
pourquoi.
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|
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|
Le capitaine Boldwig était un petit homme violent, vêtu d'une redingote
|
|
bleue soigneusement boutonnée jusqu'au menton et surmontée d'un col noir
|
|
bien roide. Lorsqu'il daignait se promener sur sa propriété, il le
|
|
faisait en compagnie d'un gros rotin plombé, d'un jardinier et d'un
|
|
aide-jardinier, qui luttaient d'humilité en recevant les ordres qu'il
|
|
leur donnait avec toute la grandeur et toute la sévérité convenables:
|
|
car la soeur de la femme du capitaine avait épousé un marquis; et la
|
|
maison du capitaine était une _villa_, et sa propriété une _terre_; et
|
|
tout était chez lui très-haut, très-puissant et très-noble.
|
|
|
|
M. Pickwick avait à peine dormi une demi-heure lorsque le petit
|
|
capitaine, suivi de son escorte, arriva en faisant des enjambées aussi
|
|
grandes que le lui permettaient sa taille et son importance. Quand il
|
|
fut auprès du vieux chêne, il s'arrêta, il enfla ses joues et en chassa
|
|
l'air avec noblesse; il regarda le paysage comme s'il eût pensé que le
|
|
paysage devait être singulièrement flatté d'être regardé par lui; et
|
|
enfin, ayant emphatiquement frappé la terre de son rotin, il convoqua le
|
|
chef jardinier.
|
|
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--Hunt! dit le capitaine Boldwig.
|
|
|
|
--Oui, monsieur, répondit le jardinier.
|
|
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--Cylindrez le gazon de cet endroit demain matin. Entendez-vous, Hunt?
|
|
|
|
--Oui, monsieur.
|
|
|
|
--Et prenez soin de me tenir cet endroit proprement. Entendez-vous,
|
|
Hunt?
|
|
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--Oui, monsieur.
|
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--Et faites-moi penser à faire mettre un écriteau menaçant de pièges à
|
|
loup, de chausse-trapes et tout cela, pour les petites gens qui se
|
|
permettront de se promener sur mes terres. Entendez-vous, Hunt?
|
|
entendez-vous?
|
|
|
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--Je ne l'oublierai pas, monsieur.
|
|
|
|
--Pardon, excuse, monsieur, dit l'autre jardinier en s'avançant avec son
|
|
chapeau à la main.
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|
|
|
--Eh bien! Wilkins, qu'est-ce qui vous prend?
|
|
|
|
--Pardon, excuse, monsieur, mais je pense qu'il y a des gens qui sont
|
|
entrés ici aujourd'hui.
|
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|
--Ha! fit le capitaine en jetant autour de lui un regard farouche.
|
|
|
|
--Oui, monsieur, ils ont dîné ici, comme je pense.
|
|
|
|
--Damnation! c'est vrai, dit le capitaine en voyant les croûtes de pain
|
|
étendues sur le gazon; ils ont véritablement dévoré leur nourriture sur
|
|
ma terre. Ha! les vagabonds! si je les tenais ici!... dit le capitaine
|
|
en serrant son gros rotin.
|
|
|
|
--Pardon, excuse, monsieur, mais....
|
|
|
|
--Mais quoi, eh? vociféra le capitaine; et suivant le timide regard de
|
|
Wilkins, ses yeux rencontrèrent la brouette et M. Pickwick.
|
|
|
|
--Qui es-tu, coquin? cria le capitaine en donnant plusieurs coups de son
|
|
rotin dans les côtes de M. Pickwick. Comment t'appelles-tu?
|
|
|
|
--Punch! murmura l'homme immortel, et il se rendormit immédiatement.
|
|
|
|
--Quoi?» demanda le capitaine Boldwig.
|
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|
|
Pas de réponse.
|
|
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|
«Comment a-t-il dit qu'il s'appelait?
|
|
|
|
--Punch[23], monsieur, comme je pense.
|
|
|
|
[Footnote 23: Le polichinelle anglais s'appelle _Punch_.
|
|
|
|
(_Note du traducteur._)]
|
|
|
|
--C'est un impudent, un misérable impudent. Il fait semblant de dormir à
|
|
présent, dit le capitaine plein de fureur. Il est soûl, c'est un ivrogne
|
|
plébéien. Emmenez-le, Wilkins, emmenez-le sur-le-champ.
|
|
|
|
--Où faut-il que je le roule, monsieur, demanda Wilkins avec grande
|
|
timidité.
|
|
|
|
--Roulez-le à tous les diables.
|
|
|
|
--Très-bien, monsieur.
|
|
|
|
--Arrêtez, dit le capitaine.»
|
|
|
|
Wilkins s'arrêta brusquement.
|
|
|
|
«Roulez-le dans la fourrière[24], et voyons s'il s'appellera encore
|
|
Punch, quand il se réveillera.... Il ne se _rira_ pas de moi! Il ne se
|
|
_rira_ pas de moi, emmenez-le!»
|
|
|
|
[Footnote 24: Espèce de parc commun, où l'on met les animaux errants, en
|
|
_fourrière_.
|
|
|
|
(_Note du traducteur._)]
|
|
|
|
M. Pickwick fut emmené en conséquence de cet impérieux mandat, et le
|
|
grand capitaine Boldwig, enflé d'indignation, continua sa promenade.
|
|
|
|
L'étonnement de nos chasseurs fut inexprimable quand ils s'aperçurent, à
|
|
leur retour, que M. Pickwick était disparu et qu'il avait emmené la
|
|
brouette avec lui. C'était la chose la plus mystérieuse et la plus
|
|
inexplicable. Qu'un boiteux se fût tout d'un coup remis sur ses jambes
|
|
et s'en fût allé, c'était déjà passablement extraordinaire: mais qu'en
|
|
manière d'amusement il eût roulé devant lui une pesante brouette, cela
|
|
devenait tout à fait miraculeux. Ses amis cherchèrent aux environs, dans
|
|
tous les coins, sous tous les buissons, en compagnie et séparément; ils
|
|
crièrent, ils sifflèrent, ils rirent, ils appelèrent, et tout cela sans
|
|
aucun résultat: impossible de trouver M. Pickwick. Enfin, après
|
|
plusieurs heures de recherches inutiles, ils arrivèrent à la pénible
|
|
conclusion qu'il fallait s'en retourner sans lui.
|
|
|
|
Cependant notre philosophe, profondément endormi dans sa brouette, avait
|
|
été roulé et soigneusement déposé dans la fourrière du village, en
|
|
compagnie de divers animaux immondes. Tous les gamins et les trois
|
|
quarts des autres habitants s'étaient rassemblés autour de lui, pour
|
|
attendre qu'il s'éveillât. Si leur satisfaction avait été immense en le
|
|
voyant rouler, elle fut infinie quand, après avoir poussé quelques cris
|
|
indistincts pour appeler Sam, il s'assit dans sa brouette et contempla,
|
|
avec un inexprimable étonnement, les visages joyeux qui l'entouraient.
|
|
|
|
Des huées générales furent, comme on l'imagine, le signal de son réveil;
|
|
et lorsqu'il demanda machinalement: «Qu'est-ce qu'il y a?» elles
|
|
recommencèrent avec plus de violence, s'il est possible.
|
|
|
|
«En voilà, une bonne histoire! hurlait la populace.
|
|
|
|
--Où suis-je? demanda M. Pickwick.
|
|
|
|
--Dans la fourrière! beugla la canaille.
|
|
|
|
--Comment sais-je venu ici? Où étais-je? Qu'est-ce que je faisais?
|
|
|
|
--Boldwig! capitaine Boldwig! vociféra-t-on de toutes parts; et ce fut
|
|
la seule explication.
|
|
|
|
--Tirez-moi d'ici! cria M, Pickwick. Où est mon domestique? Où sont mes
|
|
amis?
|
|
|
|
--Vous n'en avez pas des amis! hurrah!» et comme corroboration de ce
|
|
fait, M. Pickwick reçut dans sa brouette un navet, puis une pomme de
|
|
terre, puis un oeuf et quelques autres légers gages de la disposition
|
|
enjouée de la multitude.
|
|
|
|
Personne ne saurait dire combien cette scène aurait duré, ni combien M.
|
|
Pickwick aurait pu souffrir, si tout à coup un carrosse, qui roulait
|
|
rapidement sur la route, ne s'était pas arrêté en face du parc. Le vieux
|
|
Wardle et Sam Weller en sortirent. En moins de temps qu'il n'en faut
|
|
pour écrire ces mots et peut-être même pour les lire, le premier avait
|
|
dégagé M. Pickwick et l'avait placé dans sa voiture, tandis que le
|
|
second terminait la troisième reprise d'un combat singulier avec le
|
|
bedeau de l'endroit.
|
|
|
|
«Courez chez le magistrat, crièrent une douzaine de voix.
|
|
|
|
--Ah! oui, courez-y, dit Sam en sautant sur le siége de la voiture,
|
|
faites-lui mes compliments, les compliments de M. Weller. Dites-lui que
|
|
j'ai gâté son bedeau et que s'il veut en faire un nouveau je reviendrai
|
|
demain matin pour le lui gâter encore. En route, mon vieux!»
|
|
|
|
Lorsque la voiture fut sortie du village, M. Pickwick respira fortement
|
|
et dit: «Aussitôt que je serai arrivé à Londres j'actionnerai le
|
|
capitaine Boldwig pour détention illégale.
|
|
|
|
--Il paraît que nous étions en contravention, fit observer M. Wardle.
|
|
|
|
--Cela m'est égal, je l'attaquerai.
|
|
|
|
--Non, vous ne l'attaquerez pas.
|
|
|
|
--Si, je l'attaquerai, sur mon....» M. Pickwick s'interrompit en
|
|
remarquant l'expression goguenarde de la physionomie du vieux Wardle.
|
|
«Et pourquoi ne le ferais-je pas? reprit-il.
|
|
|
|
--Parce que, dit le vieux Wardle, en éclatant de rire, parce qu'il
|
|
pourrait se retourner sur quelqu'un de nous et dire que nous avions pris
|
|
trop de punch froid.»
|
|
|
|
M. Pickwick eut beau faire, il ne put s'empêcher de sourire; par degrés,
|
|
son sourire s'agrandit et devint un éclat de rire; enfin cet éclat de
|
|
rire contagieux fut répété par toute la compagnie. Afin de fomenter
|
|
cette bonne humeur, nos amis s'arrêtèrent à la première taverne qu'ils
|
|
rencontrèrent sur la route; chacun d'eux se fit servir un verre d'eau et
|
|
d'eau de vie, mais ils eurent soin de faire administrer à M. Samuel
|
|
Weller une dose d'une force _extra_.
|
|
|
|
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|
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|
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|
|
CHAPITRE XX.
|
|
|
|
Où l'on voit que Dodson et Fogg étaient des hommes d'affaires, et leurs
|
|
clercs des hommes de plaisir; qu'une entrevue touchante eut lieu entre
|
|
M. Samuel Weller et le père qu'il avait perdu depuis longtemps; où l'on
|
|
voit, enfin, quels esprits supérieurs s'assemblaient à la _Souche et la
|
|
Pie_, et quel excellent chapitre sera le suivant.
|
|
|
|
|
|
Dans une pièce située au rez-de-chaussée d'une sombre maison, tout au
|
|
fond de Freeman's-Court, quartier de Cornhill, étaient assis les quatre
|
|
clercs de MM. Dodson et Fogg, solliciteurs près la haute cour de
|
|
chancellerie et procureurs de Sa Majesté près la cour du banc du roi et
|
|
la cour des communs-plaids, à Westminster; les susdits clercs, dans le
|
|
cours de leurs travaux journaliers, ayant à peu près autant de chances
|
|
d'apercevoir les rayons du soleil que pourrait en avoir un homme placé
|
|
au fond d'un puits, mais sans jouir des avantages de cette situation
|
|
retirée, où l'on peut, du moins, découvrir des étoiles en plein jour.
|
|
|
|
La chambre où ils se trouvaient renfermés, était obscure, humide, et
|
|
sentait la moisissure; une séparation de bois les abritait des regards
|
|
du vulgaire, et les clients qui attendaient le loisir de MM. Dodson et
|
|
Fogg n'apercevaient ainsi, pour toute distraction, qu'une couple de
|
|
vieilles chaises, une horloge au bruyant tic-tac, un almanach, un
|
|
porte-parapluie, une rangée de pupitres, et plusieurs tablettes chargées
|
|
de liasses de papiers étiquetés et malpropres, de vieilles boîtes de
|
|
sapin et de grosses bouteilles d'encre. Une porte vitrée ouvrait sur le
|
|
passage qui donnait dans la cour, et c'est en dehors de cette porte
|
|
vitrée que se présenta M. Pickwick, deux jours après les événements
|
|
rapportés dans le précédent chapitre.
|
|
|
|
«Est-ce que vous ne pouvez pas entrer? dit une voix criarde en réponse
|
|
au coup modeste frappé par M. Pickwick à la susdite porte.
|
|
|
|
Le philosophe entra, suivi de Sam.
|
|
|
|
«M. Dodson ou M. Fogg sont-ils chez eux, monsieur? demanda gracieusement
|
|
M. Pickwick, en s'approchant de la cloison, avec son chapeau à la main.
|
|
|
|
--M. Dodson n'est pas chez lui, et M. Fogg est en affaire,» répliqua la
|
|
voix; et en même temps la tête à qui la voix appartenait, se montra
|
|
par-dessus la cloison, avec une plume derrière l'oreille, et examina M.
|
|
Pickwick.
|
|
|
|
C'était une tête malpropre; ses cheveux roux, scrupuleusement séparés
|
|
sur le côté et aplatis avec du cosmétique, étaient tortillés en
|
|
accroche-coeurs et garnissaient une face plate ornée en outre d'une paire
|
|
de petits yeux, d'un col de chemise fort crasseux et d'une vieille
|
|
cravate noire usée.
|
|
|
|
«M. Dodson n'est pas chez lui, et M. Fogg est en affaire, dit l'homme à
|
|
qui appartenait cette tête.
|
|
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--Quand M. Dodson reviendra-t-il, monsieur?
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--Sais pas.
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--M. Fogg sera-t-il longtemps occupé, monsieur?
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--Sais pas.»
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Ayant ainsi parlé, le jeune homme se mit fort tranquillement à tailler
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sa plume, tandis qu'un autre clerc riait d'une manière approbative, tout
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en mêlant de la poudre de Sedlitz dans un verre d'eau.
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«Puisqu'il en est ainsi, je vais attendre, dit M. Pickwick, et il
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s'assit, sans y avoir été invité, écoutant le tic-tac bruyant de
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l'horloge et le chuchotement des clercs.
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--C'était là une bonne farce, hein? dit l'un de ceux-ci, pour conclure
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la relation d'une aventure nocturne qu'il avait racontée à voix basse.
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--Diablement bonne, diablement bonne, répondit l'homme à la poudre de
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Sedlitz.
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--Tom Cummins était au fauteuil, reprit le premier clerc, qui avait un
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habit brun, avec des boutons de cuivre. Il était quatre heures et demie
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quand je suis arrivé à Somers-Town, et j'étais si joliment dedans que je
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n'ai pas pu trouver le trou de la serrure et que j'ai été obligé de
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réveiller la vieille femme. Je voudrais bien savoir ce que le vieux Fogg
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dirait s'il savait cela. J'aurais mon paquet, je suppose, eh?»
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A cette idée plaisante, tous les clercs éclatèrent de rire; l'homme à
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l'habit brun poursuivit:
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«Il y a eu une fameuse farce avec Fogg ici ce matin, pendant que Jack
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était en haut à arranger les papiers et que vous deux vous étiez allés
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au timbre. Fogg était en bas à ouvrir ses lettres quand voilà venir le
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gaillard de Comberwell contre lequel nous avons un mandat. Vous savez
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bien.... comment s'appelle-t-il déjà?
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--Ramsey, dit le clerc qui avait parlé à M. Pickwick.
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--Ah! Ramsey.... en voilà une pratique qui a l'air râpé!.
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--Eh bien, monsieur, dit le vieux Fogg, en le regardant d'un air
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sauvage. Vous savez, sa manière....--Eh bien, monsieur, êtes-vous venu
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pour terminer?--Oui, monsieur, dit Ramsey, en mettant sa main dans sa
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poche, et en tirant son argent. La dette est de deux livres sterling et
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dix shillings, et les frais de trois livres sterling et cinq shillings;
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les voici ici, monsieur, et il soupira comme un soufflet de forge, en
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tendant sa monnaie dans un petit morceau de papier brouillard. Le vieux
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Fogg regarda d'abord l'argent et ensuite l'homme, et ensuite il toussa
|
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de sa drôle de toux, si bien que je me doutais qu'il allait arriver
|
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quelque chose.--Vous ne savez pas, dit-il, qu'il y a une déclaration
|
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enregistrée qui augmente notablement les frais.--Qu'est-ce que vous
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dites là, monsieur, cria Ramsey, en tressaillant; le délai n'est expiré
|
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qu'hier au soir, monsieur. Cela n'empêche pas, reprit Fogg. Mon clerc
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|
est justement parti pour la faire enregistrer. M. Jackson n'est-il pas
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allé pour faire enregistrer cette déclaration dans Bullman et Ramsey,
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monsieur Wicks?--Naturellement je réponds que _oui_, et alors Fogg
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tousse encore et regarde Ramsey.--Mon Dieu! disait Ramsey, je me suis
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rendu presque fou pour ramasser cet argent, et tout cela pour
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rien!--Pour rien du tout, reprit Fogg, froidement; ainsi vous ferez bien
|
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mieux de vous en retourner, d'en ramasser un peu plus et de l'apporter
|
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ici à temps.--Je n'en pourrai pas trouver, sur mon âme! s'écria Ramsey
|
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en frappant le bureau avec son poing.--Ne me menacez pas, monsieur, dit
|
|
Fogg, en se mettant en colère à froid.--Je n'ai pas eu l'intention de
|
|
vous menacer, monsieur, répondit Ramsey.--Si, monsieur, repartit Fogg;
|
|
sortez d'ici, monsieur! sortez de ce bureau, monsieur, et ne revenez que
|
|
quand vous aurez appris à vous conduire, monsieur!--Alors Ramsey a fait
|
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tout ce qu'il a pu pour se défendre, mais comme Fogg lui coupait la
|
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parole, il a été obligé de remettre son argent dans sa poche et de
|
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filer. A peine la porte était-elle fermée, que voilà le vieux Fogg qui
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se retourne vers moi, avec on sourire agréable, et qui tire la
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déclaration de sa poche.--Monsieur Wicks, dit-il, prenez un cabriolet et
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|
allez au Temple, aussi vite que vous le pourrez, pour faire enregistrer
|
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cela. Les frais sont sûrs, car c'est un homme laborieux, avec une
|
|
famille nombreuse, et qui gagne vingt-cinq shillings par semaine. S'il
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nous signe une procuration (et il faudra bien qu'il en vienne là), je
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|
suis sûr que ses maîtres payeront. Ainsi, monsieur Wicks, il faut tirer
|
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de lui tout ce que nous pourrons. C'est un acte de bon chrétien,
|
|
monsieur Wicks, car avec une grande famille et un petit revenu, il sera
|
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heureux de recevoir une bonne leçon, qui lui apprenne à ne plus faire de
|
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dettes. N'est-il pas vrai? n'est-il pas vrai?--Et en s'en allant son
|
|
sourire était si bienveillant que cela vous réjouissait le coeur.--C'est
|
|
un fier homme pour les affaires, ajouta Wicks du ton de l'admiration la
|
|
plus profonde, un fier homme, hein?»
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Les trois autres clercs s'unirent cordialement à cette admiration et
|
|
parurent charmés de l'anecdote.
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«Jolis gars, ici, monsieur, murmura Sam à son maître. Bonne idée qu'ils
|
|
ont sur les farces, monsieur.»
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M. Pickwick fit un signe d'assentiment et toussa, pour attirer
|
|
l'attention des jeunes gentlemen qui étaient derrière la cloison. Ayant
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raffraîchi leurs esprits par cette petite conversation entre eux, ils
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eurent la condescendance de s'occuper de l'étranger.
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«M. Fogg est peut-être libre maintenant, dit Jackson.
|
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--Je vais voir, reprit Wicks en se levant avec nonchalance. Quel nom
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dirai-je à M. Fogg?
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--Pickwick,» répliqua l'illustre sujet de ces mémoires.
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|
M. Jackson disparut par l'escalier et revint bientôt annoncer que maître
|
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Fogg recevrait M. Pickwick dans cinq minutes. Ayant fait ce message, il
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retourna derrière son bureau.
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«Quel nom a-t-il dit? demanda tout bas M. Wicks.
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--Pickwick, répliqua Jackson. C'est le défendeur dans Bardell et
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|
Pickwick.»
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Un soudain frottement de pieds, mêlé d'éclats de rires étouffés, se fit
|
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entendre derrière la cloison.
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«Monsieur, murmura Sam à son maître, voilà qu'ils vous mécanisent.
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--Ils me mécanisent, Sam! Qu'est-ce que vous entendez par me
|
|
_mécaniser_?»
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Pour toute réplique, Sam passa son pouce par-dessus son épaule, et M.
|
|
Pickwick, levant la tête, reconnut la vérité de ce fait, à savoir: que
|
|
les quatre clercs avaient allongé par-dessus la cloison des figures
|
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pleines d'hilarité, et examinaient minutieusement la tournure et la
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physionomie de ce Lovelace présumé, de ce grand destructeur du repos des
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coeurs féminins. Au mouvement qu'il fit, la rangée de têtes disparut
|
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comme par enchantement, et l'on entendit à l'instant même le bruit de
|
|
quatre plumes voyageant sur le papier avec une furieuse vitesse.
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Le tintement d'une sonnette suspendue dans le bureau appela M. Jackson
|
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dans l'appartement de Me Fogg. Il en revint bientôt, et annonça à M.
|
|
Pickwick que son patron était prêt à le recevoir.
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|
En conséquence, M. Pickwick monta l'escalier. Au premier étage, l'une
|
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des portes étalait, en caractères lisibles, ces mots imposants: M. FOGG.
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Ayant frappé à cette porte et ayant été invité à entrer, M. Jackson
|
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introduisit M. Pickwick en présence de l'avoué.
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«M. Dodson est-il revenu? demanda Me Fogg.
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--A l'instant, monsieur.
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--Priez-le de passer ici.
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--Oui, monsieur. (Jackson sort.)
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--Prenez un siége, monsieur, dit Me Fogg. Voici le journal, monsieur.
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Mon partner va être ici dans un moment, et nous pourrons causer sur
|
|
cette affaire, monsieur.»
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M. Pickwick prit un siége et un journal; mais au lieu de lire ce
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|
dernier, il dirigea son rayon visuel par-dessus, afin d'examiner l'homme
|
|
d'affaires. C'était un personnage d'un certain âge, dont le corps long
|
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et fluet était engaîné dans un étroit habit noir, dans une culotte
|
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sombre, dans de petites guêtres noires. Il semblait être partie
|
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essentielle de son bureau et paraissait avoir à peu près autant d'esprit
|
|
et de sensibilité que lui.
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|
Au bout de quelques minutes arriva Me Dodson, homme gros et gras, à
|
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l'air sévère, à la voix bruyante. La conversation commença
|
|
immédiatement.
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«Monsieur est M. Pickwick, dit Me Fogg.
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--Ha! ha! monsieur, vous êtes le défendeur dans Bardell et Pickwick?
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--Oui, monsieur, répondit le philosophe.
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--Eh bien, monsieur, reprit Me Dodson, que nous proposez-vous?
|
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--Ah! dit Me Fogg en fourrant ses mains dans les poches de sa culotte
|
|
et s'appuyant sur le dos de sa chaise; qu'est-ce que vous nous proposez,
|
|
monsieur Pickwick?
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--Silence, Fogg! reprit Dodson. Laissez-moi entendre ce que M. Pickwick
|
|
veut dire.
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--Je sais venu, messieurs, répliqua notre sage, en regardant avec
|
|
douceur les deux partners, je suis venu ici, messieurs, pour vous
|
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exprimer la surprise avec laquelle j'ai reçu votre lettre de l'autre
|
|
jour et pour vous demander quels sujets d'action vous pouvez avoir
|
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contre moi?
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--Quels sujets!... s'écriait Me Fogg, lorsqu'il fut arrêté par Me
|
|
Dodson.
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|
|
--Monsieur Fogg, dit celui-ci, je vais parler.
|
|
|
|
--Je vous demande pardon, monsieur Dodson, répondit Fogg.
|
|
|
|
--Quant aux sujets d'action, monsieur, reprit Me Dodson, avec un air
|
|
plein d'élévation morale; quant aux sujets d'action, vous consulterez
|
|
votre propre conscience et vos propres sentiments. Nous, monsieur, nous
|
|
sommes entièrement guidés par les assertions de notre client. Ces
|
|
assertions, monsieur, peuvent être vraies ou peuvent être fausses; elles
|
|
peuvent être croyables ou incroyables; mais si elles sont croyables, je
|
|
n'hésite pas à dire, monsieur, que nos sujets d'action sont forts et
|
|
invincibles. Vous pouvez être un homme infortuné, monsieur, ou vous
|
|
pouvez être un homme rusé; mais si j'étais appelé comme juré, monsieur,
|
|
et sur mon serment, à exprimer mon opinion sur votre conduite, je vous
|
|
affirme, monsieur, que je n'hésiterais pas un seul instant.» Ici Me
|
|
Dodson se redressa avec l'air d'une vertu offensée et regarda Me Fogg,
|
|
qui enfonça ses mains plus profondément dans ses poches, et, secouant
|
|
sagement sa tête ajouta d'un ton convaincu: «Très-certainement!
|
|
|
|
--Eh bien, monsieur, repartit M. Pickwick d'un air peiné, je vous assure
|
|
que je suis un homme très-malheureux, au moins dans cette affaire.
|
|
|
|
--Je désire qu'il en soit ainsi, monsieur, répliqua Me Dodson. J'aime à
|
|
croire que cela peut être, monsieur. Mais si vous êtes réellement
|
|
innocent de ce dont vous êtes accusé, vous êtes plus infortuné que je ne
|
|
croyais possible de l'être. Qu'en dites-vous monsieur Fogg?
|
|
|
|
--Je dis absolument comme vous, répondit Me Fogg avec un sourire
|
|
d'incrédulité.
|
|
|
|
--L'assignation qui commence l'action, monsieur, continua Me Dodson, a
|
|
été délivrée régulièrement. Monsieur Fogg, où est notre registre?
|
|
|
|
--Le voici, dit Me Fogg en lui passant un volume carré recouvert en
|
|
parchemin.
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|
--Voici l'enregistrement, continua Dodson. _Middlesex, mandat: Veuve
|
|
Martha Bardell versus Samuel Pickwick. Dommages-intérêts, 1500 guinées.
|
|
Dodson et Fogg pour le demandeur, aug. 28, 1831._ Tout est régulier,
|
|
monsieur, parfaitement régulier.»
|
|
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|
Ayant articulé ces mots, Me Dodson toussa et regarda Me Fogg. Me Fogg
|
|
répéta: «Parfaitement,» et tous les deux regardèrent M. Pickwick.
|
|
|
|
Celui-ci dit alors: «Vous voulez donc me faire entendre que c'est
|
|
réellement votre intention de poursuivre ce procès?
|
|
|
|
--Vous faire entendre! monsieur. Oui, apparemment, répondit Me Dodson,
|
|
avec quelque chose qui ressemblait à un sourire autant que le lui
|
|
permettait sa dignité.
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|
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--Et que les dommages-intérêts demandés sont réellement de quinze cents
|
|
guinées?
|
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--Vous pouvez ajouter que si notre cliente avait suivi nos conseils,
|
|
elle aurait réclamé le triple de cette somme.
|
|
|
|
--Je crois cependant, fit observer Me Fogg, en jetant un coup d'oeil à Me
|
|
Dodson, je crois que Mme Bardell a déclaré positivement qu'elle
|
|
n'accepterait pas un liard de moins.
|
|
|
|
--Sans aucun doute, répliqua Me Dodson d'un ton sec;» car le procès ne
|
|
faisait que de commencer, et il ne convenait pas aux avoués de le
|
|
terminer par un compromis, quand même M. Pickwick y aurait été disposé.
|
|
|
|
«Comme vous ne nous faites point de propositions, monsieur, continua Me
|
|
Dodson, en déployant de sa main droite un morceau de parchemin, et
|
|
tendant gracieusement, de sa gauche, un papier à M. Pickwick; comme vous
|
|
ne nous faites pas de propositions, monsieur, je vais vous offrir une
|
|
copie de cet acte, dont voici l'original.
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|
|
|
--Très-bien! monsieur; très-bien! dit en se levant notre philosophe,
|
|
dont la bile commençait à s'échauffer. Vous aurez de mes nouvelles par
|
|
mon homme d'affaires.
|
|
|
|
--Nous en serons charmés, répondit Me Fogg en se frottant les mains.
|
|
|
|
--Tout à fait, ajouta Dodson, en ouvrant la porte.
|
|
|
|
--Et avant de vous quitter, messieurs, reprit M. Pickwick en se
|
|
retournant sur le palier, permettez-moi de vous dire que de toutes les
|
|
manoeuvres honteuses et dégoûtantes....
|
|
|
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--Attendez, monsieur, attendez, interrompit Me Dodson avec grande
|
|
politesse. Monsieur Jackson! monsieur Wicks!
|
|
|
|
--Monsieur? répondirent les deux clercs, apparaissant au bas de
|
|
l'escalier.
|
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|
|
--Faites-moi le plaisir d'écouter ce que ce gentleman va dire. Allons!
|
|
monsieur, je vous en prie. Vous parliez, je crois, de manoeuvres
|
|
honteuses et dégoûtantes?
|
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--Oui, monsieur, s'écria M. Pickwick entièrement excité, je disais que
|
|
de toutes les manoeuvres honteuses et dégoûtantes auxquelles se livrent
|
|
les fripons, celle-ci est la plus dégoûtante et la plus honteuse. Je le
|
|
répète, monsieur.
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|
|
--Vous entendez cela, monsieur Wicks? cria Me Dodson.
|
|
|
|
--Vous n'oublierez pas ces expressions, monsieur Jackson? ajouta Me
|
|
Fogg.
|
|
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--Peut-être, monsieur, reprit Dodson, peut-être que vous aimeriez à nous
|
|
appeler escrocs? Allons, monsieur, si cela vous fait plaisir, dites-le.
|
|
|
|
--Oui, s'écria M. Pickwick. Oui, vous êtes des escrocs!
|
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--Très-bien, observa Dodson. J'espère que vous pouvez entendre de
|
|
là-bas, monsieur Wicks?
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--Oh oui! monsieur.
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--Vous devriez monter quelques marches, ajouta Fogg.
|
|
|
|
--Poursuivez, monsieur, poursuivez. Vous feriez bien de nous appeler
|
|
voleurs, monsieur. Ou peut-être que vous auriez du plaisir à nous
|
|
maltraiter? Vous le pouvez, monsieur, si cela vous fait plaisir. Nous ne
|
|
vous opposerons pas la plus petite résistance. Allons, monsieur!»
|
|
|
|
Comme M. Fogg se plaçait d'une manière fort tentante à proximité du
|
|
poing fermé de M. Pickwick, il est fort probable que notre sage aurait
|
|
cédé à ses sollicitations pressantes, s'il n'en avait pas été empêché.
|
|
Mais Sam, en entendant la dispute, était sorti du bureau, avait escaladé
|
|
l'escalier et saisi son maître par le bras.
|
|
|
|
«Allons, monsieur! lui dit-il, donnez-vous la peine de venir par ici.
|
|
C'est très-amusant de jouer au volant, mais pas quand les deux raquettes
|
|
sont des hommes de loi et qu'ils jouent avec vous. C'est trop excitant
|
|
pour être agréable. Si vous voulez vous soulager le coeur en bousculant
|
|
quelqu'un, venez dans la cour et bousculez-moi. Avec ceux-là c'est une
|
|
besogne un petit peu trop dépensière.»
|
|
|
|
Disant ces mots et sans plus de cérémonie, Sam emporta son maître à
|
|
travers l'escalier, à travers la cour, et l'ayant déposé en sûreté dans
|
|
Cornhill, se retira modestement derrière lui, prêt à le suivre en
|
|
quelque lieu qu'il lui plût d'aller.
|
|
|
|
M. Pickwick marcha tout droit devant lui d'un air d'abstraction,
|
|
traversa en face de Mansion-house et dirigea ses pas vers Cheapside. Sam
|
|
commençait à s'émerveiller du chemin que prenait son maître, quand
|
|
celui-ci se retourna et lui dit:
|
|
|
|
«Sam, je vais aller immédiatement chez M. Perker.
|
|
|
|
--C'est juste l'endroit où vous auriez dû aller d'abord, monsieur.
|
|
|
|
--Je le crois, Sam.
|
|
|
|
--Et moi j'en suis sûr et certain, monsieur.
|
|
|
|
--Bien! bien! Sam, j'irai tout à l'heure. Mais d'abord, comme j'ai été
|
|
mis un peu hors de moi-même, j'aimerais à prendre un verre d'eau-de-vie
|
|
et d'eau chaude. Où pourrai-je en avoir, Sam?»
|
|
|
|
Sam connaissait parfaitement Londres, aussi répondit-il sans réfléchir
|
|
un instant:
|
|
|
|
«La seconde cour à main droite, monsieur; l'avant-dernière maison du
|
|
même côté. Prenez la stalle qui est à côté du poêle, parce qu'il n'y a
|
|
pas de pied au milieu de la table, comme il y en a à toutes les autres,
|
|
ce qui est très-inconvénient.»
|
|
|
|
M. Pickwick observa scrupuleusement les indications de son domestique et
|
|
entra bientôt dans la taverne qu'il lui avait indiquée. De l'eau-de-vie
|
|
et de l'eau chaude furent promptement placées devant lui, et Sam,
|
|
s'asseyant à une distance respectueuse de son maître, quoique à la même
|
|
table, fut accommodé d'une pinte de porter.
|
|
|
|
La pièce où ils se trouvaient était fort simple et semblait sous le
|
|
patronage spécial des cochers de diligence, car plusieurs gentlemen qui
|
|
paraissaient appartenir à cette savante profession, fumaient et buvaient
|
|
dans leurs stalles respectives. Parmi eux se trouvait un gros homme
|
|
rougeaud, d'un certain âge, assis en face de M. Pickwick, et qui attira
|
|
son attention. Le gros homme fumait avec grande véhémence, mais, à
|
|
chaque demi-douzaine de bouffées, il ôtait sa pipe de sa bouche et
|
|
examinait d'abord Sam, puis M. Pickwick. Ensuite il exécutait encore une
|
|
demi-douzaine de bouffées, d'un air de méditation profonde, et
|
|
recommençait à considérer notre philosophe et son acolyte. Enfin le gros
|
|
homme, mettant ses jambes sur une chaise et appuyant son dos contre le
|
|
mur, s'occupa d'achever sa pipe sans interruption, et tout en
|
|
contemplant, au travers de sa fumée, les deux nouveaux venus, comme
|
|
s'il avait été décidé à les étudier le plus possible.
|
|
|
|
Les évolutions du gros homme avaient d'abord échappé à Sam, mais voyant
|
|
les yeux de M. Pickwick se diriger de temps en temps vers lui, il
|
|
commença à regarder dans la même direction, puis il abrita ses yeux avec
|
|
sa main comme si, ayant partiellement reconnu l'objet placé devant lui,
|
|
il désirait s'assurer de son identité. Mais ses doutes furent
|
|
promptement résolus, car le gros homme, ayant chassé un nuage épais de
|
|
sa pipe, fit sortir de dessous le châle volumineux qui enveloppait sa
|
|
gorge et sa poitrine une voix enrouée, semblable à quelque étrange essai
|
|
de ventriloquisme, et prononça lentement ces mots:
|
|
|
|
«Eh bien! Sammy?
|
|
|
|
--Qu'est-ce que c'est que cela, Sam? demanda M. Pickwick.
|
|
|
|
--Hé bien! je ne l'aurais pas cru, monsieur, répondit Sam en ouvrant des
|
|
yeux étonnés. C'est le vieux.
|
|
|
|
--Le vieux! reprit M. Pickwick, quel vieux?
|
|
|
|
--Mon père, monsieur. Comment ça va-t-il, mon ancien?»
|
|
|
|
Et avec cette touchante ébullition d'affection filiale, Sam fit une
|
|
place sur le siége à côté de lui pour le gros homme, qui venait le
|
|
congratuler, pipe en bouche et pot en main.
|
|
|
|
«Hé ben! Sammy? dit le père, je ne t'ai pas vu depuis deux ans et mieux.
|
|
|
|
--C'est vrai ça, vieux farceur. Comment va la belle-mère?
|
|
|
|
--Hé ben! je vas te dire quoi, Sammy, reprit M. Weller _senior_ d'une
|
|
voix très-solennelle. I' n'y a jamais évu une pus belle veuve que ma
|
|
seconde. Une douce criature que c'était, Sammy, et tout ce que je peux
|
|
dire à présent, c'est ça: pisqu'elle faisait une si extra-superfine
|
|
veuve, c'est ben dommage qu'elle ait changé de condition. Elle ne
|
|
réussit pas pour une femme, Sammy.
|
|
|
|
--Bah! vraiment?» demanda M. Weller _junior_.
|
|
|
|
M. Weller _senior_ secoua la tête en répondant avec un soupir:
|
|
|
|
«J'ai fait la chose une fois de trop, Sammy, j'ai fait la chose une fois
|
|
de trop. Prenez exemple sur vot' père, mon garçon, et prenez ben garde
|
|
aux veuves toute vot' vie, espécialement si elles tiennent une auberge,
|
|
Sammy.»
|
|
|
|
Ayant expectoré cet avis paternel, avec grand pathos, M. Weller
|
|
_senior_ tira de sa poche une boîte d'étain, remplit sa pipe, l'alluma
|
|
avec les cendres de la précédente et recommença à fumer d'un grand
|
|
train.
|
|
|
|
Après une pause considérable il s'adressa à M. Pickwick, en continuant
|
|
le même sujet:
|
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«Demande vot' excuse, mossieu; rien de personnel, j'espère, mossieu?
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Vous n'avez pas empaumé une veuve?
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--Non, pas encore, répondit M. Pickwick en riant;» et tandis que M.
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Pickwick riait, Sam informa son père à l'oreille des rapports qui
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existaient entre lui et ce gentleman.
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«Demande vot' excuse, mossieu, dit M. Weller en ôtant son chapeau;
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j'espère que vous n'avez pas de reproches à faire à Sammy, mossieu?
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--Pas le moindre, répliqua M. Pickwick.
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--Fort heureux d'apprendre ça, mossieu. J'ai pris beaucoup de peine pour
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son éducation, mossieu. J'y ai laissé rouler les rues tout petiot pour
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qu'il sache se tirer d'affaire tout seul, mossieu: la véritable méthode
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pour rendre un jeune homme malin.
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--J'imaginerais que c'est une méthode un peu dangereuse, observa M.
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Pickwick avec un sourire.
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--Et qui n'est pas pleine de certitude non plus, objecta Sam; j'ai été
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régulièrement enfoncé l'autre jour.
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--Non? dit le père.
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--Si,» reprit le fils; et il raconta aussi brièvement que possible
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comment il avait été dupe des stratagèmes de Job Trotter.
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M. Weller écouta ce récit avec l'attention la plus profonde, et
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lorsqu'il fut terminé:
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«L'un de ces bijoux, dit-il, n'était-ce pas un grand efflanqué avec des
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cheveux noirs comme des chandelles et le don de l'oratoire
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très-galopant?»
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M. Pickwick n'entendait pas parfaitement le dernier item de cette
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description, mais comprenant le premier, il répondit: «Oui,» à tous
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hasards.
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«Et l'aut' gaillard, un toupet noir, en livrée violette, avec une
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très-grosse boule?
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--Oui, oui, c'est lui! s'écrièrent vivement le maître et le valet.
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--Alors je sais où qu'i' sont remisés; i' sont à Ipswich, en bon état
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tous les deux.
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--Impossible! dit M. Pickwick.
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--C'est un fait, répliqua M. Weller, et je vas vous dire comment je
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sais ça. Je travaille une voiture d'Ipswich de temps en temps, pour un
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camarade. Je l'ai menée juste le jour d'après la nuit oùs que vous avez
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attrapé le rhumatique, et je les ai ramenés juste au _négrillon_, à
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Chelmsford, et je les ai disposés droit à Ipswich oùs que le domestique,
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celui qu'est en violet, m'a dit qu'ils allaient rester pour longtemps.
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--Je le suivrai, dit M. Pickwick. Nous pouvons visiter Ipswich aussi
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bien qu'un autre endroit. Je le suivrai.
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--Vous êtes sûr et certain que c'était eux, gouverneur? demanda Sam.
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--Tout à fait, Sammy, tout à fait, car leur apparition est fort
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singulière. Outre ça, je me confondais de voir un gen'l'm'n si familier
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avec son valet. Pus qu' ça; comme i's étaient assis derrière mon siége,
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je leu's y ai entendu dire qu'ils avaient enfoncé le vieux
|
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Bouffe-la-balle.
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--Le vieux quoi? demanda M. Pickwick.
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--Le vieux Bouffe-la-balle, mossieu, par quoi, ma coloquinte à couper,
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qu'ils parlaient de vous, mossieu.»
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Il n'y a rien de positivement vil ni atroce dans l'appellation de _vieux
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Bouffe-la-balle_, mais cependant c'est une désignation qui n'est
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nullement respectueuse ni agréable. Le souvenir de tous les torts qu'il
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avait soufferts de Jingle s'était amassé dans l'esprit de M. Pickwick,
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du moment où M. Weller avait commencé à parler. Il ne fallait qu'une
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plume pour faire pencher la balance, et _Bouffe-la-balle_ le fit.
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«Je le suivrai, s'écria le philosophe en donnant sur la table un coup de
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poing emphatique.
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--Je conduirai après-demain à Ipswich, mossieu: la voiture part du
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_Taureau_, dans White-Chapel; si vous avez réellement envie d'y
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descendre, vous feriez mieux d'y descendre avec moi.
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--C'est vrai, dit M. Pickwick. Très-bien. Je puis écrire à Bury et dire
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à ces messieurs de venir me retrouver à Ipswich. Nous irons avec vous.
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Mais ne vous en allez pas si vite, M. Weller, voulez-vous prendre
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quelque chose?
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--Vous êtes bien bon, mossieu, répondit M. Weller en s'arrêtant court.
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Peut-être qu'un petit verre d'eau-de-vie pour boire à vot' santé et à la
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bonne chance de Sammy, ça ne ferait pas de mal.»
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L'eau-de-vie fut apportée, et M. Weller, après avoir tiré son poil à M.
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Pickwick et adressé un signe gracieux à Sam, la fit descendre dans son
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large gosier comme s'il y en avait eu plein un dé.
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«Bien exécuté, papa. Mais il faut prendre garde, vieux gaillard, ou bien
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vous vous ferez pincer par la goutte.
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--J'ai trouvé pour ça un remède souverain, répliqua M. Weller en
|
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reposant son verre.
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--Un remède souverain pour la goutte, s'écria M. Pickwick en tirant
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|
promptement son mémorandum, qu'est-ce que c'est?
|
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--La goutte, mossieu, la goutte est une maladie qu'elle est naquise de
|
|
trop d'aises et de conforts. Si vous êtes jamais attaqué par la goutte,
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mossieu, vite épousez une veuve qu'a une bonne voix forte avec une idée
|
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décente de s'en faire usage, vous n'aurez pus jamais la goutte. C'est
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|
une proscription capitale, mossieu. Je la consomme régulièrement et je
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vous réponds qu'elle chasse toutes les maladies qu'est causée par trop
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de joyeuseté.»
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Ayant communiqué ce secret inestimable, M. Weller vida son verre de
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nouveau, cligna de l'oeil d'une manière prétentieuse, soupira
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profondément, et se retira avec lenteur.
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«Eh bien! Sam, que pensez-vous de ce qu'a dit votre père? demanda M.
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Pickwick en souriant.
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--Ce que j'en pense? monsieur; je pense qu'il est victime du
|
|
matrimonial, comme disait le chapelain de la Barbe-Bleue, en l'enterrant
|
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avec une larme de pitié.»
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Il n'y avait pas de réplique possible à l'à-propos de cette conclusion;
|
|
c'est pourquoi M. Pickwick, après avoir payé leur écot, reprit son
|
|
chemin vers Grey's Inn. Lorsqu'il atteignit ses grottes retirées, huit
|
|
heures avaient sonné, et le flot incessant de gentlemen en pantalons
|
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crottés, en chapeaux gris déformés, en habits râpés, qui se précipitait
|
|
par toutes les issues, l'avertit que la majorité des études était fermée
|
|
pour ce jour-là.
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|
Après avoir grimpé deux étages rapides et malpropres, M. Pickwick vit
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|
réaliser ses prévisions: la porte de M. Perker était close, et le morne
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|
silence qui suivit les coups répétés frappés par Sam, leur annonça
|
|
suffisamment que les gens d'affaires s'étaient retirés pour la nuit.
|
|
|
|
«Voilà qui est bien contrariant, Sam. Je ne voudrais pourtant pas perdre
|
|
un moment pour le voir. Je suis sûr que je ne pourrai pas fermer l'oeil
|
|
avant d'avoir confié cette affaire à un homme du métier.
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--Voici une vieille qui monte les escaliers, monsieur, répliqua Sam.
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|
Peut-être qu'elle sait où nous pourrons trouver quelqu'un. Ohé! vieille
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lady, où est les gens de M. Perker?
|
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--Les gens de M. Perker, dit une vieille femme maigre et misérable, en
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|
s'arrêtant pour respirer après avoir monté l'escalier; les gens de M.
|
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Perker est parti et moi je vas pour faire le bureau.
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--Êtes-vous servante de M. Perker? demanda M. Pickwick.
|
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|
--Je suis sa blanchisseuse.
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--Ah! dit M. Pickwick, pour l'édification exclusive de son domestique,
|
|
c'est une curieuse circonstance, Sam, que, dans ces _inns[25]_, ils
|
|
appellent les femmes de ménage des blanchisseuses. Je ne comprends pas
|
|
pourquoi.
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|
[Footnote 25: C'est le nom des maisons garnies, habitées ordinairement
|
|
par les hommes de loi ou les étudiants. (_Note du traducteur._)]
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--Je me figure, monsieur, que c'est parce qu'elles ont une aversion
|
|
mortelle à laver quelque chose.
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|
--Cela ne m'étonnerait pas,» répondit M. Pickwick en regardant la
|
|
vieille femme. En effet, son apparence, comme la tenue du bureau,
|
|
qu'elle venait d'ouvrir, indiquait une antipathie enracinée contre
|
|
l'emploi du savon et de l'eau.
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|
|
«Ma bonne femme, reprit M. Pickwick, savez-vous où je puis trouver M.
|
|
Perker?
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--Non, je n'en sais rien, répliqua-t-elle d'une voix aigre; il est hors
|
|
de la ville, maintenant.
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--Cela est bien malheureux! Et où est son clerc, savez-vous?
|
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--Oui, je le sais, mais i' me remercierait drôlement de vous le dire.
|
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--J'ai des affaires très-particulières avec lui.
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--Ça ne peut pas se faire demain matin?
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--Pas aussi bien.
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--Eh bien, si c'est quelque chose de très-particulier, je puis dire où
|
|
il est. Ainsi je suppose qu'il n'y a pas de mal à le dire. Si vous allez
|
|
à _la Souche et la Pie_ et que vous demandiez au comptoir M. Lowten. Ils
|
|
vous introduiront, et c'est le clerc de M. Perker.»
|
|
|
|
Avec ces instructions, et ayant appris de plus que l'hôtellerie en
|
|
question était au fond d'une cour, heureusement située entre
|
|
Clare-Market et New Inn, M. Pickwick et Sam descendirent en sûreté
|
|
l'escalier raboteux et se mirent en quête de _la Souche et la pie_.
|
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Cette taverne favorite, consacrée aux orgies nocturnes de M. Lowten et
|
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de ses compagnons, était ce que des gens ordinaires appellent un
|
|
_bouchon_. Une petite échoppe adossée à la muraille et sous-louée à un
|
|
cordonnier en vieux, marquait suffisamment que le propriétaire de _la
|
|
Pie_ était un homme disposé à gagner de l'argent; en même temps que la
|
|
protection par lui accordée a un vendeur de petits pâtés, qui débitait
|
|
ses chatteries sans crainte d'interruption sur le pas même de la porte,
|
|
démontrait évidemment que ledit propriétaire possédait un esprit
|
|
philanthropique. Deux ou trois pancartes imprimées, faisant allusion à
|
|
du cidre de Devonshire et à de l'eau-de-vie de Dantzig, pendaient aux
|
|
carreaux inférieurs des fenêtres, décorées de rideaux safran, tandis
|
|
qu'un large écriteau noir annonçait, en lettres blanches, au public
|
|
savant, qu'il y avait cinq cent mille barils de double bière dans les
|
|
celliers de la maison, laissant l'esprit dans un état de doute fort
|
|
agréable quant à la direction précise dans laquelle on pouvait supposer
|
|
que cette immense caverne s'étendait dans les entrailles de la terre.
|
|
Nous aurons décrit autant qu'il est nécessaire l'extérieur de l'édifice,
|
|
lorsque nous aurons ajouté que l'enseigne antique étalait la figure à
|
|
moitié effacée d'une _pie_ contemplant attentivement une ligne tortueuse
|
|
de couleur brune, que les voisins avaient été habitués dès l'enfance à
|
|
reconnaître pour la _souche_.
|
|
|
|
Lorsque M. Pickwick se présenta au comptoir, il fut reçu par une femme
|
|
d'un certain âge qui sortit de derrière un paravent.
|
|
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|
«M. Lowten est-il ici, madame?
|
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|
|
--Oui, monsieur, il y est. Charley, introduisez le gentleman auprès de
|
|
M. Lowten.
|
|
|
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--Le gen'l'm'n peut pas entrer à c't' heure, répondit un jeune Ganymède
|
|
à la tête rousse. M'sieu Lowten i' chante une chanson farce, et ça
|
|
l'interloquerait. Ça ne sera pas bien long, m'sieu.»
|
|
|
|
Le Ganymède roux avait à peine cessé de parler, lorsque le cliquetis des
|
|
verres et le tonnerre des coups frappés sur la table annoncèrent que la
|
|
chanson était terminée. M. Pickwick engagea Sam à se délasser dans la
|
|
buvette, et suivit son introducteur.
|
|
|
|
Sur cette annonce: «Un gen'l'm'n pour vous parler, m'sieu.»
|
|
|
|
Un jeune homme bouffi, qui remplissait le fauteuil au sommet de la
|
|
table, leva la tête, regarda avec quelque surprise dans la direction
|
|
d'où portait la voix, et sa surprise ne fut aucunement diminuée
|
|
lorsqu'il reconnut qu'il ne connaissait nullement l'individu sur lequel
|
|
se reposaient ses yeux.
|
|
|
|
«Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Pickwick, et je suis aussi
|
|
très-fâché de déranger ces messieurs, mais je viens pour une affaire
|
|
pressante. Si vous voulez me permettre de vous entretenir au bout de
|
|
cette chambre pendant cinq minutes, je vous serai fort obligé.»
|
|
|
|
Le jeune homme bouffi se leva, et, tirant une chaise dans un coin obscur
|
|
de la salle, écouta attentivement le récit des infortunes de M.
|
|
Pickwick. Lorsqu'il fut terminé: «Ah! dit-il, Dodson et Fogg! habiles
|
|
dans la pratique! hommes d'affaires, bien malins, monsieur!»
|
|
|
|
M. Pickwick admit la malice de Dodson et Fogg, et M. Lowten poursuivit:
|
|
|
|
«Perker n'est pas dans la ville et n'y reviendra pas avant la fin de la
|
|
semaine prochaine; mais si vous voulez faire défendre à l'action, vous
|
|
n'avez qu'à me laisser cette copie, je pourrai faire tout ce qui est
|
|
nécessaire jusqu'à son retour.
|
|
|
|
--C'est précisément pour cela que je suis venu ici, répliqua M. Pickwick
|
|
en tendant le document. S'il arrive quelque chose de nouveau vous pouvez
|
|
m'écrire, poste restante, à Ipswich.
|
|
|
|
--C'est fort bien,» répondit le clerc de Me Perker; et, voyant les
|
|
regards de M. Pickwick se diriger curieusement vers la table, il ajouta:
|
|
«Voulez-vous rester avec nous pour une demi-heure? Nous avons fameuse
|
|
compagnie ce soir. Il y a Samkin, et le premier clerc de _Green_, et
|
|
Smithers, et la chancellerie de Price, et Pimkins, et Thomas... il
|
|
chante à ravir; et Jack Bamber, et beaucoup d'autres. Vous arrivez de la
|
|
campagne, je suppose: voulez-vous vous joindre à nous?»
|
|
|
|
M. Pickwick ne pouvait laisser échapper une occasion si séduisante
|
|
d'étudier la nature humaine: il se laissa mener vers la table, fut
|
|
présenté formellement à la compagnie, prit un siége auprès du président
|
|
et fit venir un verre de son breuvage favori.
|
|
|
|
Un profond silence s'ensuivit, contrairement à l'attente de M. Pickwick.
|
|
Enfin son voisin de droite, gentleman qui étalait des boutons de
|
|
mosaïque sur une chemise rayée, lui dit en ôtant avec deux doigts son
|
|
cigare de sa bouche:
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|
«J'espère que cela ne vous incommode pas, monsieur?
|
|
|
|
--Pas le moins du monde, répliqua M. Pickwick. J'en aime beaucoup
|
|
l'odeur, quoique je ne fume pas moi-même.
|
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--Je serais bien fâché d'en dire autant, observa un autre gentleman du
|
|
côté opposé de la table. Ma pipe, c'est pour moi la table et le
|
|
logement.»
|
|
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M. Pickwick examina celui qui parlait ainsi et ne put s'empêcher de
|
|
penser que tout aurait été pour le mieux, si sa pipe avait aussi été
|
|
pour lui la blanchissage.
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|
Il y eut une autre pause. M. Pickwick était un étranger, et son arrivée
|
|
avait évidemment refroidi les assistants.
|
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|
«M. Grundy va régaler la compagnie d'une chanson, dit le président.
|
|
|
|
--Non, il ne la régalera pas, répliqua M. Grundy.
|
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|
--Pourquoi? demanda le président.
|
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|
--Parce que je ne peux pas.
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|
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--Vous feriez mieux de dire que vous ne voulez pas.
|
|
|
|
--Eh bien! alors, parce que je ne veux pas.»
|
|
|
|
Un autre silence fut occasionné par ce refus positif de régaler la
|
|
compagnie.
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|
«Personne ne nous mettra-t-il en train? dit le président d'un ton
|
|
dubitatif.
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|
|
--Pourquoi ne nous mettez-vous pas en train vous-même, monsieur le
|
|
président,» fit observer du bout de la table un jeune gentleman avec des
|
|
moustaches, un oeil louche et un col de chemise rabattu.
|
|
|
|
«Écoutez! écoutez!» cria le fumeur aux joyaux de clinquant.
|
|
|
|
Le président répliqua: «Parce que je viens de chanter la seule chanson
|
|
que je sache, et que celui qui chante deux fois la même chanson dans une
|
|
soirée est à l'amende d'une tournée.»
|
|
|
|
C'était une raison sans réplique, aussi fut-elle suivie d'un nouveau
|
|
silence.
|
|
|
|
M. Pickwick, désirant susciter un sujet qui pût être discuté par tout le
|
|
monde, éleva la voix et parla en ces termes:
|
|
|
|
«J'ai été ce soir, gentlemen, dans un endroit que vous tous connaissez
|
|
parfaitement sans aucun doute, mais où je n'avais pas mis le pied depuis
|
|
bien des années et que je connais fort peu. Je veux parler de _Gray's
|
|
Inn_. Ces vieux hôtels sont de curieux recoins, dans une grande ville
|
|
comme Londres.
|
|
|
|
--Par Jupiter, murmura le président à M. Pickwick, vous êtes tombé sur
|
|
un sujet qui fera causer l'un de nous, du moins. Vous allez tirer de sa
|
|
coquille le vieux Jack Bamber. On ne l'a jamais entendu parler sur autre
|
|
chose que sur les _inns_». Il y a vécu si longtemps tout seul qu'il en
|
|
est devenu à moitié fou.»
|
|
|
|
L'individu dont parlait M. Lowten était un vieux petit homme, aux
|
|
épaules élevées, qui avait l'habitude de se pencher en avant quand il
|
|
était silencieux, et qui, pour cette raison, n'avait pas été remarqué de
|
|
M. Pickwick. Mais lorsque le vieux homme leva sa face jaune et
|
|
décharnée, et fixa sur lui ses yeux gris pleins de finesse et de
|
|
pénétration, notre illustre observateur s'étonna que des traits aussi
|
|
singuliers eussent pu échapper un seul instant à son attention. Un
|
|
sourire chagrin contractait perpétuellement la figure du vieillard; il
|
|
appuyait son menton sur une grande main maigre, dont les ongles étaient
|
|
d'une longueur extraordinaire; son regard pénétrant et fixe luisait sous
|
|
d'épais sourcils grisonnants; enfin il y avait dans toute l'expression
|
|
de sa physionomie quelque chose d'étrange, de sauvage, de rusé, qui
|
|
rendaient son aspect tout à fait repoussant.
|
|
|
|
Telle était la figure qui se redressa tout à coup et d'où jaillit un
|
|
torrent de paroles brûlantes. Cependant comme ce chapitre est déjà bien
|
|
long, et comme le vieux homme est un personnage notable, il sera plus
|
|
respectueux pour lui et plus commode pour nous, de le laisser parler
|
|
dans un nouveau chapitre.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
CHAPITRE XXI.
|
|
|
|
Dans lequel le vieux homme se lance sur son thème favori, et raconte
|
|
l'histoire d'un drôle de client.
|
|
|
|
|
|
«Ha! ha! dit le vieux homme dont nous avons donné une courte description
|
|
dans le précédent chapitre, ha! ha! qui parle des _Inns_?
|
|
|
|
--C'est moi, monsieur, répondit M. Pickwick. Je remarquais que ce sont
|
|
de vieux endroits bien singuliers.
|
|
|
|
--_Vous_! repartit le vieux homme d'un ton méprisant. Que pouvez-vous
|
|
savoir du temps où les jeunes gens s'enfermaient dans ces chambras
|
|
solitaires, et lisaient, et lisaient, heure après heure, nuit après
|
|
nuit, jusqu'à ce que leur raison fût altérée par leurs études nocturnes,
|
|
jusqu'à ce que les forces de leur esprit fussent épuisées, jusqu'à ce
|
|
que la lumière du matin ne leur apportât plus ni fraîcheur ni santé; si
|
|
bien qu'ils finissaient par périr après avoir dévoué inutilement leurs
|
|
jeunes énergies à de vieux bouquins desséchés. Vous, qui êtes venu plus
|
|
tard, à une époque toute différente, que savez-vous de cet affaissement
|
|
graduel par une lente consomption, ou de ces ravages rapides de la
|
|
fièvre, résultat de la débauche et de la dissipation, pour les habitants
|
|
de ces chambres sombres? Savez-vous combien de plaideurs, après avoir
|
|
vainement imploré la merci des hommes de loi, s'en sont allés, le coeur
|
|
brisé, chercher du repos dans la Tamise ou un refuge dans la prison? Il
|
|
n'y a pas un panneau, dans les vieilles boiseries, qui ne pût faire un
|
|
récit plein d'horreur sur le roman de la vie, de la vie réelle,
|
|
monsieur! Tout prosaïques que ces hôtels puissent vous sembler
|
|
maintenant, je vous dis qu'ils sont remplis d'affreux mystères; et
|
|
j'aimerais mieux entendre, à minuit, bien des légendes ornées d'un titre
|
|
terrible, que la véritable histoire d'une de ces chambres antiques.»
|
|
|
|
Il y avait quelque chose de si singulier dans l'énergie soudaine du
|
|
vieillard et dans le sujet qui l'avait réveillé, que M. Pickwick ne
|
|
trouva point de paroles prêtes pour lui répondre. Cependant le
|
|
vieillard, réprimant son impétuosité et reprenant l'air goguenard que
|
|
l'excitation du moment lui avait fait perdre, poursuivit en ces termes:
|
|
|
|
«Regardez-les sous un autre aspect moins romantique. Quels admirables
|
|
instruments de lente torture! Pensez au pauvre homme qui a dépensé tout
|
|
ce qu'il possédait, qui s'est réduit à la mendicité, qui a rançonné ses
|
|
amis pour entrer dans une profession où il ne gagnera jamais un morceau
|
|
de pain. L'attente, l'espoir, le désappointement, la crainte, le
|
|
malheur, la pauvreté, les espérances anéanties, la carrière perdue, le
|
|
suicide, peut-être, ou mieux encore, l'ivrognerie en guenilles, en
|
|
savates! voilà ce que l'on trouve dans ces sombres demeures. Ne sont-ce
|
|
pas là de drôles d'hôtels, hein?»
|
|
|
|
Le vieillard se frottait les mains en ricanant, enchanté d'avoir placé
|
|
son sujet favori sous un nouveau point de vue; M. Pickwick le
|
|
considérait avec curiosité, et le reste de la compagnie souriait et
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regardait en silence.
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«Vous parlez de vos universités allemandes, poursuivit le petit
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vieillard, pouh! pouh! Il y a assez de poésie ici, à côté de nous, sous
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nos yeux; seulement personne n'y pense.
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--Certainement, dit en riant M. Pickwick, je n'ai jamais pensé à la
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poésie de ces endroits-là.
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--Sans doute, vous n'y avez pas pensé: naturellement. C'est comme un de
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mes amis qui me disait souvent: «Qu'est-ce qu'il y a de particulier dans
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ces vieilles maisons?--Drôles de vieux endroits, répondais-je.--Pas du
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tout, disait-il.--Solitaires, reprenais-je.--Pas le moins du monde,»
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disait-il. Un matin, comme il allait ouvrir sa porte pour sortir, il
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tomba frappé d'apoplexie foudroyante. Il est tombé la tête dans sa
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propre boîte à lettres. Il resta là pendant dix-huit mois. Tout le monde
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le crut parti de la ville.
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--Et comment fut-il trouvé, à la fin? demanda M. Pickwick.
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--Comme il n'avait pas payé son loyer depuis deux ans, on se détermina à
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entrer d'autorité. En effet, la serrure fut forcée, et un cadavre
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desséché, en habit bleu, en culotte noire, en bas de soie, tomba dans
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les bras du portier qui ouvrait la porte. C'est drôle, ça? assez drôle
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peut-être? assez drôle, eh?» Et le petit vieillard pencha sa tête encore
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plus sur son épaule, en frottant ses mains avec un indicible plaisir.
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«Je sais une autre aventure du même genre, reprit-il, quand sa joie fut
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un peu calmée. Elle arriva dans Clifford's Inn. Un locataire, sous les
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toits, mauvaise réputation, s'enferme dans le cabinet de sa chambre à
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coucher et prend une dose d'arsenic. L'intendant croit qu'il est
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décampé, ouvre sa porte et met écriteau. Un autre homme arrive, loue la
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chambre, la meuble et vient l'habiter. Mais, d'une manière ou d'une
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autre, il ne peut pas dormir. Toujours agité, inconfortable: C'est bien
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drôle! se dit-il. Je ferai ma chambre à coucher dans l'autre pièce, et
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celle-ci sera mon cabinet. Il fait l'échange et dort très-bien la nuit,
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mais soudainement il devient incapable de lire le soir; il se trouve
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nerveux, inquiet, et ne peut rien faire que de moucher sa chandelle ou
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de regarder autour de soi. «Je n'y comprends rien,» se dit-il un soir
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qu'il revenait de la comédie et buvait un verre de grog froid, le dos
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appuyé sur le mur, pour ne pas pouvoir s'imaginer qu'il y eût quelqu'un
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derrière lui. «Je n'y comprends rien,» se dit-il, et justement ses yeux
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s'arrêtent sur le petit cabinet qui était toujours resté fermé en
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dedans. Un frisson le saisit des pieds à la tête. «J'ai déjà éprouvé
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cette étrange sensation, pense-t-il. Je ne puis pas m'empêcher
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d'imaginer qu'il y a quelque mystère dans ce cabinet....» En même temps,
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il fait un effort, rassemble tout son courage, brise la serrure avec le
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fourgon, ouvre la porte, et là, ma foi! il découvre, debout dans un
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coin, le dernier locataire, tenant une petite bouteille dans sa main
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crispée, et dont le visage portait les traces affreuses d'une mort
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violente.»
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Ayant ainsi parlé, le vieux homme recommença à ricaner, en promenant ses
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regards refrognés sur les visages étonnés et attentifs de ses auditeurs.
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«Quelles choses étranges vous nous dites là, monsieur! s'écria M.
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Pickwick en observant minutieusement les traits du vieillard, au moyen
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de ses lunettes.
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--Étranges? reprit celui-ci, nullement. Vous les trouvez étranges parce
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qu'elles sont nouvelles pour vous. Elles sont farces, mais ordinaires.
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--Farces! s'écria M. Pickwick involontairement.
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--Oui, farces! n'est-il pas vrai?» répliqua le petit vieillard avec un
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ricanement diabolique; et alors sans attendre une réponse, il continua:
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«Il y a une quarantaine d'années, je connaissais un autre individu qui
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loua, dans un des plus anciens Inns, un appartement vieux, humide,
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moisi, demeuré vacant et fermé depuis des années, des siècles. Il
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courait une quantité d'histoires de vieilles femmes sur ce logement-là,
|
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et certainement il était loin d'être gai; mais la pauvreté rongeait
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notre homme, et quand ces chambres auraient été dix fois pires, leur bon
|
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marché l'aurait décidé. Il fut obligé de racheter quelques vieux meubles
|
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qui étaient scellés à la muraille, et entre autres une grande armoire à
|
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papiers, avec de grandes portes vitrées, garnies en dedans de rideaux
|
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verts. C'était un meuble fort inutile pour lui, car il n'avait pas de
|
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papiers à y mettre, et quant à ses vêtements il les portait toujours sur
|
|
son dos, sans se fatiguer, encore. C'est bien. Il fait donc porter tous
|
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ses meubles, et il n'en avait pas la charge d'un brancard; il éparpille
|
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ses quatre chaises dans la chambre pour leur faire faire, autant que
|
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possible, la figure d'une douzaine, et, le soir venu, il se met à boire
|
|
auprès du feu le premier verre d'un gallon d'eau-de-vie qu'il avait
|
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acheté à crédit. Tout en buvant, il se demandait à lui-même si
|
|
l'eau-de-vie serait jamais payée, et dans ce cas, au bout de combien
|
|
d'années, lorsque ses yeux vinrent à tomber sur les portes vitrées de
|
|
l'armoire de chêne. «Ah! se dit-il, si je n'avais pas été obligé de
|
|
prendre ce vilain bahut à l'estimation du vieux brocanteur, j'aurais pu
|
|
avoir pour mon argent quelque chose de plus confortable. Je vous dirai
|
|
ce qui en est, vieille ganache, ajouta-t-il en parlant tout haut à
|
|
l'armoire, seulement parce qu'il n'avait personne autre à qui parler;
|
|
s'il ne fallait pas plus de peine pour briser votre vilaine carcasse
|
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qu'elle ne me ferait de profit, vous allumeriez mon feu en moins de
|
|
rien.» Il avait à peine prononcé ces paroles qu'un son, ressemblant à un
|
|
faible gémissement, parut sortir de l'armoire. Notre homme en fut
|
|
effrayé d'abord, mais réfléchissant ensuite que ce bruit devait être
|
|
produit par quelque voisin qui rentrait chez lui de bonne humeur, il mit
|
|
ses pieds sur le garde-feu et leva le poker pour remuer le charbon de
|
|
terre. En ce moment le même son fut répété, l'une des portes vitrées
|
|
s'ouvrit lentement et laissa voir, debout dans l'armoire, la figure d'un
|
|
grand homme, couvert de vêtements sales et déchirés. Son visage pâle et
|
|
maigre semblait rongé de chagrin, et il y avait dans la couleur de sa
|
|
peau, dans ses formes de squelette, dans toute sa contenance, enfin,
|
|
quelque chose qui n'appartenait pas à un habitant de ce monde. «Qui
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|
êtes-vous? balbutia le nouveau locataire devenu plus blanc que sa
|
|
chemise, et balançant toutefois dans sa main le poker, de manière à
|
|
ajuster assez décemment la figure surnaturelle. Qui êtes-vous?--Ne me
|
|
jetez pas ce poker, répliqua le revenant. Vous auriez beau me viser en
|
|
plein, il passerait au travers de moi sans résistance et ne frapperait
|
|
que le fond de l'armoire. Je suis un esprit.--Et que me voulez-vous,
|
|
s'il vous plaît? repartit le locataire d'une voix tremblante.--Dans
|
|
cette chambre, répliqua l'apparition, s'est consommée ma ruine
|
|
terrestre. Dans cette chambre, j'ai été réduit à la mendicité, ainsi que
|
|
mes enfants. Dans cette armoire s'accumulèrent chaque année les papiers
|
|
d'un long, d'un éternel procès. Dans cette chambre, lorsque je mourus de
|
|
chagrin, de désespoir, deux rusés vampires se partagèrent les richesses
|
|
pour lesquelles j'avais empoisonné mon existence, et dont ils ne
|
|
laissèrent pas un liard à mes pauvres enfants. Je les ai si bien
|
|
épouvantés que je les ai fait déguerpir de ces lieux; et depuis, afin de
|
|
revoir le théâtre de mes longues misères, j'y reviens toutes les nuits,
|
|
seule époque où je puisse encore visiter votre planète. Cet appartement
|
|
est à moi. Laissez-le-moi.--Si vous insistez pour revenir dans cette
|
|
chambre, répondit le locataire, qui avait eu le temps de se recueillir
|
|
pendant le prolixe récit du revenant, je vous en quitterai la possession
|
|
avec le plus grand plaisir; mais, si vous me le permettez, je désirerais
|
|
vous adresser une question.--Parlez, dit l'esprit d'une voix sévère.--Eh
|
|
bien! reprit notre homme, je ne veux pas vous appliquer personnellement
|
|
mon observation, puisqu'elle est commune à tous les esprits dont j'ai
|
|
entendu parler, mais il me semble un peu... inconséquent, que vous
|
|
reveniez toujours exactement aux lieux où vous avez été le plus
|
|
malheureux, lorsque vous avez la facilité de visiter les plus beaux pays
|
|
de la terre, puisque l'espace ne doit rien être pour vous.--Ma foi! cela
|
|
est vrai! je n'y avais jamais pensé, répliqua le revenant.--Vous voyez,
|
|
monsieur, poursuivit le locataire, que cette chambre est bien misérable.
|
|
D'après l'apparence de cette armoire, j'oserais dire qu'il n'y manque
|
|
point de punaises; et réellement j'imagine que vous pourriez trouver un
|
|
domicile beaucoup plus confortable, sans parler du climat de Londres,
|
|
qui est extrêmement peu flatteur.--Vous avez tout à fait raison,
|
|
monsieur, répondit l'esprit avec politesse. Je n'avais jamais pensé à
|
|
cela. Je vais essayer immédiatement du changement d'air.» En effet, tout
|
|
en parlant, il commença à s'évanouir; ses jambes étaient déjà
|
|
entièrement disparues, lorsque le locataire le rappela. «Monsieur, lui
|
|
cria-t-il, vous rendriez un bien grand service à la société si vous
|
|
vouliez avoir la bonté de suggérer aux autres ladies et gentlemen qui
|
|
s'occupent à hanter les vieilles maisons, qu'ils pourraient être
|
|
beaucoup plus confortablement ailleurs.--Je n'y manquerai pas, répondit
|
|
le revenant. Il faut en vérité que nous soyons bien bêtes, nous autres
|
|
esprits, pour n'avoir point trouvé cela. Je ne me pardonne point d'avoir
|
|
été si stupide!» En disant ces mots, le revenant disparut, et ce qui est
|
|
remarquable, ajouta le vieux homme en jetant un regard malin autour de
|
|
la table, il ne revint jamais.
|
|
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|
«Ce n'est pas mauvais, si c'est vrai, dit l'homme aux boutons de
|
|
mosaïque en allumant un nouveau cigare.
|
|
|
|
--Si! s'écria le vieillard d'un air excessivement méprisant. Voyez-vous,
|
|
continua-t-il en se tournant vers Lowten, je ne serais pas bien étonné
|
|
qu'il finit par dire que l'histoire du singulier client que nous avions,
|
|
quand j'étais chez l'avoué, n'est pas vraie non plus.
|
|
|
|
--Oh! cette histoire-là, je n'en dirai rien du tout, car je ne l'ai
|
|
jamais entendue, répondit l'homme aux bijoux de clinquant.
|
|
|
|
--Monsieur, dit M. Pickwick, je souhaiterais fort que vous voulussiez
|
|
bien nous la raconter.
|
|
|
|
--Oh! oui, ajouta Lowten, racontez-la. Personne ici ne l'a entendue,
|
|
excepté moi, et je l'ai presque oubliée.»
|
|
|
|
Le vieux homme regarda autour de la table et ricana plus horriblement
|
|
que jamais, en remarquant l'attention peinte sur tous les visages.
|
|
Ensuite, frottant son menton avec sa main et contemplant le plafond,
|
|
comme pour rafraîchir sa mémoire, il commença ainsi qu'il suit:
|
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|
HISTOIRE D'UN SINGULIER CLIENT.
|
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|
|
Il n'importe guère où ni comment j'ai appris cette courte histoire; si
|
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je vous la racontais dans l'ordre où je l'ai sue, je commencerais par le
|
|
milieu, et quand je serais arrivé à la conclusion, je retournerais en
|
|
arrière chercher un commencement. Il suffira de vous dire que
|
|
quelques-uns des événements se sont passés devant mes yeux. Quant aux
|
|
autres, _je sais_ qu'ils sont arrivés, et plusieurs personnes encore
|
|
vivantes ne se les rappellent que trop bien.
|
|
|
|
Dans la grande rue du faubourg de Londres, près de l'église
|
|
Saint-George, et du même côté de la rue, se trouve, comme presque tout
|
|
le monde le sait, une petite prison pour dettes, nommée Marshalsea.
|
|
Quoiqu'elle ne ressemble plus guère à l'infâme cloaque d'autrefois,
|
|
cependant, dans son état amélioré, elle offre encore peu de tentation
|
|
pour les extravagants, peu de consolation pour les imprévoyants.
|
|
L'assassin condamné jouit, dans Newgate, d'une cour plus vaste et plus
|
|
aérée qu'il n'y en a dans la prison de Marshalsea, pour le débiteur
|
|
insolvable.
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|
|
Que ce soit une idée, que ce soit à cause des vieux souvenirs que me
|
|
rappelle cette partie de Londres, je ne puis la supporter. La rue est
|
|
large; les boutiques sont spacieuses; le bruit des voitures, des
|
|
passants, des industries actives, y résonne depuis le matin jusqu'à
|
|
minuit; mais les rues d'alentour sont étroites et sales; la pauvreté, la
|
|
débauche suppurent de toutes les allées; l'infortune et le besoin sont
|
|
renfermés dans la sombre prison; un air de tristesse, de désolation,
|
|
semble, à mes yeux du moins, être répandu sur les alentours et leur
|
|
communiquer une teinte maladive et dégoûtante.
|
|
|
|
Bien des gens dont les yeux se sont depuis fermés dans la tombe, ont
|
|
commencé par contempler assez légèrement cette scène, en entrant pour
|
|
la première fois dans la vieille prison de la Marshalsea; car le
|
|
désespoir vient rarement avec les premières atteintes de l'infortune. Le
|
|
nouveau prisonnier se confie aux amis qu'il n'a pas éprouvés encore; il
|
|
se rappelle les nombreuses offres de services qui lui ont été faites,
|
|
lorsqu'il n'en avait pas besoin; dans son inexpérience heureuse, il
|
|
conserve l'espérance, fleur salutaire, que le premier vent de
|
|
l'adversité fait courber à peine, qui se redresse et fleurit de nouveau
|
|
pendant quelque temps, et qui peu à peu se fane et se dessèche sous
|
|
l'influence des désappointements et de l'oubli. Alors les yeux se
|
|
creusent et deviennent hagards; les joues pâles et maigres se collent
|
|
sur les os; le manque d'air et d'exercice, la faim plus terrible encore,
|
|
détruisent le prisonnier. A l'époque dont nous parlons, on pouvait dire,
|
|
sans aucune métaphore, que les pauvres débiteurs pourrissaient dans la
|
|
prison, sans aucun espoir d'en sortir vivants. De semblables atrocités
|
|
n'existent plus au même degré, mais il en reste encore suffisamment pour
|
|
enfanter des misères qui font saigner le coeur.
|
|
|
|
Il y a trente ans environ, une jeune femme, avec son enfant, se
|
|
présentait de jour en jour à la porte de la prison, dès que le soleil
|
|
paraissait et avec autant de régularité que lui. Elle venait pour voir
|
|
son mari, emprisonné pour dettes; souvent, après une nuit inquiète et
|
|
sans sommeil, elle arrivait à cette porte une heure trop tôt, et alors,
|
|
s'en retournant d'un air doux et résigné, elle menait son enfant sur le
|
|
vieux pont, l'élevait dans ses bras sur le parapet, et lui montrait,
|
|
pour le distraire, la Tamise étincelante sous les rayons du soleil
|
|
levant, et déjà animée par mille préparatifs de travail et de plaisir.
|
|
Mais bientôt elle remettait l'enfant par terre et se prenait à pleurer
|
|
amèrement, car nulle expression d'amusement ou d'intérêt n'était venu
|
|
éclairer le visage pâle et amaigri qu'elle aimait tant à contempler.
|
|
Hélas! ce pauvre enfant ne comptait que des souvenirs d'une seule
|
|
espèce, souvenirs qui se rattachaient à la pauvreté, aux malheurs de ses
|
|
parents. Durant de longues heures, il restait assis sur les genoux de sa
|
|
mère, et considérait avec une sympathie enfantine les larmes qui
|
|
coulaient le long de ses joues; puis il se traînait silencieusement dans
|
|
un coin sombre, où il s'endormait en pleurant. Les pénibles réalités du
|
|
monde, avec ses plus dures privations, la faim, la soif, le froid, tous
|
|
les besoins, étaient à demeure dans sa maison, depuis les premières
|
|
lueurs de son intelligence; et quoiqu'il eût encore les formes de
|
|
l'enfance, il n'en avait plus ni le coeur léger, ni le rire joyeux, ni
|
|
les yeux brillants.
|
|
|
|
Son père et sa mère étudiaient la pâleur de son visage, et leurs regards
|
|
se rencontraient ensuite avec des pensées de désespoir, qu'ils n'osaient
|
|
exprimer par des paroles. L'homme vigoureux, bien portant, qui aurait pu
|
|
supporter toutes les fatigues d'une vie active, se consumait dans la
|
|
longue inaction, dans l'atmosphère malsaine d'une prison populeuse. La
|
|
femme délicate et fragile s'affaissait sous les maux combinés de
|
|
l'esprit et du corps. Quant au jeune enfant, son coeur était déjà brisé.
|
|
|
|
L'hiver arriva, et avec l'hiver des semaines entières de pluies froides
|
|
et tristes. La pauvre femme était venue demeurer dans une misérable
|
|
chambre, près de la prison de son mari, et quoique leur pauvreté
|
|
croissante fût la cause de ce changement, elle se trouvait plus heureuse
|
|
alors, car elle était plus près de lui. Pendant deux mois elle vint
|
|
comme à l'ordinaire attendre, avec son enfant, l'ouverture de la porte.
|
|
Un matin, elle ne vint pas: c'était la première fois. Un autre matin,
|
|
elle vint seule: l'enfant était mort.
|
|
|
|
Ils savent peu, ceux qui parlent légèrement des pertes du pauvre comme
|
|
d'une heureuse cessation de douleurs pour celui qui n'est plus, comme
|
|
d'une économie providentielle pour le survivant; ils savent peu quelle
|
|
agonie causent ces pertes. Un regard silencieux d'affection, quand tous
|
|
les autres regards se détournent froidement; la conscience que nous
|
|
possédons la sympathie d'un être humain, lorsque tous les autres nous
|
|
ont abandonnés: c'est là une consolation, un soutien, un appui, que
|
|
nulle richesse ne peut payer, que ne peut donner nul pouvoir. L'enfant
|
|
était resté, pendant des heures entières, assis aux pieds de ses
|
|
parents, avec ses petites mains pressées dans les leurs; avec son visage
|
|
maigre et pâle levé vers leur visage. Ils l'avaient vu s'étioler de jour
|
|
en jour; mais quoique sa courte existence eût été privée de toute joie,
|
|
quoiqu'il reposât maintenant dans cette paix qu'il n'avait jamais connue
|
|
sur la terre, cependant ils étaient ses parents, et sa perte pénétra
|
|
profondément dans leur coeur.
|
|
|
|
Il était clair pour ceux qui regardaient la figure épuisée de la jeune
|
|
mère, qu'elle n'avait plus de longues épreuves à subir. Les camarades de
|
|
prison de son mari craignaient de troubler tant de douleurs et de
|
|
misères, et lui laissaient à lui seul la petite chambre qu'il avait
|
|
d'abord partagée avec deux compagnons. La jeune femme l'occupait avec
|
|
lui; elle languissait sans souffrances, mais sans espoir, et sa vie
|
|
s'éteignait doucement.
|
|
|
|
Un soir elle s'était évanouie dans les bras de son mari, et il l'avait
|
|
portée à la fenêtre ouverte, pour la ranimer par la sensation de l'air.
|
|
La lumière de la lune, en tombant sur son pâle visage, lui montra tant
|
|
d'altération dans ses traits qu'il chancela, comme un faible enfant,
|
|
sous le fardeau qui lui était si cher.
|
|
|
|
«Asseyez-moi, George,» dit-elle d'une voix faible. Il obéit, et
|
|
s'asseyant auprès d'elle, il couvrit son front de ses mains et fondit en
|
|
larmes.
|
|
|
|
«Il est bien dur de vous quitter, George; mais c'est la volonté de Dieu,
|
|
et vous devez supporter cela pour l'amour de moi. Oh! combien je le
|
|
remercie de nous avoir pris d'abord notre enfant! Il est heureux; il est
|
|
dans le ciel maintenant. Que serait-il devenu ici, sans sa mère?
|
|
|
|
--Vous ne mourrez pas, Mary! non, vous ne mourrez pas!» s'écria le mari
|
|
en se levant. Il fit le tour de la chambre, avec violence, en se
|
|
frappant le front de ses poings fermés; puis, se rasseyant auprès de sa
|
|
femme et la supportant dans ses bras, il ajouta avec plus de calme:
|
|
«Remettez-vous, je vous en prie, ma chère enfant. Reprenez courage; vous
|
|
vivrez encore.
|
|
|
|
--Non, George, non, je le sens bien. Faites-moi mettre près de mon
|
|
pauvre enfant, maintenant; mais promettez-moi que si jamais vous quittez
|
|
cette affreuse demeure, si vous devenez riche, vous nous ferez
|
|
transporter dans quelque paisible cimetière de village, loin, bien loin
|
|
d'ici, pour que nous puissions nous y reposer en paix. Cher George, me
|
|
le promettez-vous?
|
|
|
|
--Oui, oui, dit le pauvre homme en se jetant à genoux devant elle.
|
|
Répondez-moi, Mary! encore un mot! un regard! un seul!»
|
|
|
|
Il cessa de parler, car le bras qui serrait son cou était roide et
|
|
pesant. Un profond soupir s'échappa de la poitrine desséchée de la jeune
|
|
femme, ses lèvres remuèrent, un sourire se joua sur son visage, mais les
|
|
lèvres étaient blanches, le sourire devint fixe et glacé: George Heyling
|
|
était seul dans le monde!
|
|
|
|
Cette nuit, dans le silence et la désolation de sa chambre lugubre le
|
|
misérable époux s'agenouilla auprès de ce qui n'était plus qu'un
|
|
cadavre, et appela Dieu à témoin du serment effroyable qu'il faisait de
|
|
venger la mort de sa femme et de son enfant; de dévouer le reste de son
|
|
existence à ce seul but; d'obtenir une vengeance prolongée et terrible;
|
|
de nourrir une haine éternelle, inextinguible, et d'en poursuivre
|
|
l'objet à travers le monde entier.
|
|
|
|
Un désespoir surnaturel, une rage démoniaque avaient fait de si affreux
|
|
ravages sur sa figure, dans cette seule nuit, que le lendemain matin ses
|
|
compagnons se reculaient avec effroi lorsqu'il passait auprès d'eux. Ses
|
|
yeux étaient lourds et sanglants, son visage cadavéreux, son corps voûté
|
|
comme par l'âge. Dans la violence de ses angoisses mentales, il avait
|
|
mordu sa lèvre inférieure, et le sang, coulant de la blessure, avait
|
|
souillé son menton, sa cravate, sa chemise. Pas une larme, pas un
|
|
soupir, pas une plainte ne lui échappait; mais l'égarement de ses
|
|
regards, l'irrégularité de ses pas, tandis qu'il arpentait la cour,
|
|
toute sa contenance, enfin, révélait la fièvre qui le dévorait
|
|
intérieurement.
|
|
|
|
Il était nécessaire que le corps de sa femme fût enlevé sans délai de la
|
|
prison. Il en reçut l'avis avec calme et en reconnut la convenance.
|
|
Presque tous les prisonniers s'étaient assemblés pour voir cet
|
|
enlèvement. Ils se rangèrent des deux côtés lorsque George Heyling
|
|
parut. Il s'avança d'un pas précipité; il se plaça dans un petit espace
|
|
grillé, auprès de la porte d'entrée: la foule s'en retira par un
|
|
sentiment instinctif de délicatesse. Bientôt le cercueil grossier
|
|
descendit, porté lentement sur les épaules de quatre hommes. Un silence
|
|
de mort l'accueillit, rompu seulement par les lamentations des femmes et
|
|
par le bruit des pieds des porteurs sur le pavé. Quand ils atteignirent
|
|
le lieu où se tenait l'époux délaissé, ils s'arrêtèrent. Il étendit sa
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main sur la bière, et arrangeant machinalement le drap qui la couvrait,
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il leur fit signe de continuer. Les guichetiers, sous le portique,
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ôtèrent leurs chapeaux; le cercueil passa; la porte pesante se referma
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par derrière. Heyling regarda d'un air distrait la foule dont il était
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entouré, et se laissa tomber lourdement sur la terre.
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Pendant plusieurs semaines, on fut obligé de le veiller nuit et jour;
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mais dans les plus violentes rêveries de la fièvre, il ne perdit pas la
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conscience de ses malheurs, ni le souvenir du voeu qu'il avait fait. Des
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lieux, des scènes, des événements divers, se succédaient devant ses yeux
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avec la rapidité confuse du délire; et pourtant tous ses rêves étaient
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liés, en quelque manière, au sujet terrible qui remplissait son esprit.
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Il naviguait sur une mer sans bornes. Le ciel brûlant paraissait
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ensanglanté; les vagues furieuses bondissaient, tourbillonnaient de
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toutes parts. Un autre vaisseau labourait péniblement les flots agités:
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ses voiles déchirées flottaient comme des rubans sur ses mâts; son pont
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était encombré de créatures humaines, sur lesquelles, à chaque instant,
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crevaient des vagues monstrueuses qui les balayaient dans la mer
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écumante. Cependant le vaisseau que montait Heyling s'avançait au milieu
|
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de la masse mugissante des eaux, avec une force et une vitesse
|
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irrésistibles. Frappant l'autre navire sur le flanc, il l'écrasa sous sa
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quille. Un cri terrible, le cri de mort de cent misérables, s'éleva; si
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affreux qu'il retentit par-dessus les clameurs des éléments; si aigu
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qu'il semblait percer l'air et l'Océan et les cieux.--Mais qu'est-ce que
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cela? Quelle est cette vieille tête grise, qui s'élève au-dessus des
|
|
vagues, qui lutte contre la mort, et dont les cris, le regard plein
|
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d'agonie, appellent du secours? Un seul coup d'oeil, et George Heyling
|
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s'est élancé dans la mer; il nage vigoureusement vers le vieillard; il
|
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s'en approche: oui! ce sont bien ses traits! Le vieillard le voit venir
|
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et s'efforce vainement de lui échapper. Heyling le saisit, l'étreint,
|
|
l'entraîne avec lui sous les flots, au fond! au fond! sous des masses
|
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d'eau ténébreuses. Les efforts du vieillard deviennent de plus en plus
|
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faibles et bientôt cessent entièrement: il est mort; Heyling l'a tué; il
|
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a tenu son serment!
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Seul et les pieds nus, il traversait les plaines brûlantes d'un immense
|
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désert. Le sable soulevé par le simoun l'étouffait, l'aveuglait. Ses
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grains imperceptibles pénétraient dans chaque pore de sa peau, et lui
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causaient une irritation qui allait jusqu'à la fureur. Des masses
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gigantesques de la même poussière, emportées par les vents et rougies
|
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par le soleil, marchaient autour de lui comme des piliers de feu vivant.
|
|
Les ossements des voyageurs qui avaient péri, dans ces affreux déserts,
|
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blanchissaient à ses pieds; une lumière sanglante tombait sur tous les
|
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objets environnants; et aussi loin que ses regards pouvaient s'étendre,
|
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il n'apercevait que de nouveaux sujets de crainte et d'horreur. C'est en
|
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vain qu'il s'efforce de pousser un cri de détresse; sa langue brûlante
|
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est collée à son palais. Il se précipite en avant comme un désespéré.
|
|
Doué d'une force surnaturelle, il fend les sables mouvants: mais à la
|
|
fin, épuisé de soif et de fatigue, il tombe sans connaissance sur la
|
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terre. Quelle fraîcheur enivrante le ravive? D'où vient cet agréable
|
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murmure? De l'eau, c'est une source; le clair ruisseau coule à ses
|
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pieds. Il en boit avec ardeur, et reposant sur la rive ses membres
|
|
endoloris, il tombe dans un assoupissement délicieux. Un bruit de pas le
|
|
réveille. Un vieux homme à la tête grise s'avance en chancelant pour
|
|
apaiser sa soif dévorante. C'est encore _lui_! Heyling saisit le
|
|
vieillard d'un bras et l'éloigne de l'onde bienfaisante. Vainement
|
|
celui-ci se débat avec d'affreuses convulsions; vainement il demande
|
|
avec des cris déchirants de l'eau, une seule goutte d'eau pour sauver sa
|
|
vie! Heyling le repousse d'un bras impitoyable; il contemple d'un oeil
|
|
avide sa longue agonie, et quand sa tête grise tombe sans vie sur son
|
|
sein, il laisse aller son cadavre et le repousse du pied.
|
|
|
|
Lorsque la fièvre le quitta, lorsque la connaissance lui revint, il
|
|
s'éveilla pour se trouver libre et riche; pour apprendre que son père,
|
|
qui l'aurait laissé mourir dans une prison, qui avait laissé ceux qui
|
|
devaient lui être plus chers que sa propre existence, périr de besoin et
|
|
de cette tristesse du coeur qu'aucun médecin ne peut guérir; que son père
|
|
dénaturé avait été trouvé mort dans son lit. Il aurait bien eu le
|
|
courage de faire de son fils un mendiant; mais orgueilleux jusqu'au bout
|
|
de sa santé et de sa force, il avait ajourné les mesures à prendre pour
|
|
cela, jusqu'au moment où il était trop tard pour le faire: et maintenant
|
|
il pouvait grincer des dents, dans l'autre monde, à la pensée de toutes
|
|
les richesses que cette négligence avait fait passer sur la tête de son
|
|
fils!
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|
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|
George Heyling revint à lui pour apprendre sa fortune nouvelle, pour se
|
|
souvenir du serment terrible qu'il avait fait, pour se rappeler que son
|
|
ennemi était le père de sa propre femme, l'homme qui l'avait plongé dans
|
|
une prison, et qui, quand sa fille et son petit enfant s'étaient jetés à
|
|
ses pieds, pour lui demander grâce, les avait chassés avec mépris. Oh!
|
|
combien le malheureux Heyling déplorait la faiblesse qui l'empêchait de
|
|
se lever et de poursuivre activement sa vengeance!
|
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|
Il se fit transporter loin des lieux qui avaient été témoins de sa
|
|
misère et de la double perte qu'il avait faite; il se retira sur le bord
|
|
de la mer, dans une résidence paisible, non avec l'espoir de recouvrer
|
|
le bonheur ou même la tranquillité, car l'un et l'autre s'étaient enfuis
|
|
pour toujours, mais afin de retrouver son énergie abattue et de méditer
|
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sur le projet qu'il nourrissait avec une persistance implacable. Dans
|
|
cet endroit même, quelque mauvais esprit, sans doute, lui fournit
|
|
l'occasion de sa première et de sa plus horrible vengeance.
|
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|
|
C'était l'été: plongé dans ses sombres pensées, Heyling sortait vers le
|
|
soir de son logis solitaire, suivait un étroit sentier, au pied des
|
|
falaises, jusqu'à un site désert et sauvage qu'il avait rencontré dans
|
|
ses courses vagabondes et qui avait plu à son imagination exaltée. Là,
|
|
il s'asseyait sur des débris de rochers, et, ensevelissant son visage
|
|
dans ses deux mains, il y restait pendant des heures entières, jusqu'à
|
|
ce que les hautes ombres des rocs effroyables qui menaçaient sa tête
|
|
eussent jeté une épaisse nuit sur tous les objets environnants.
|
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|
Par une calme soirée, il était assis là, dans sa posture habituelle,
|
|
levant de temps en temps les yeux pour suivre le vol d'une mouette, ou
|
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pour contempler la glorieux sillon de lumière qui, commençant au bord de
|
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l'Océan, semblait conduire jusqu'au point extrême de l'horizon où le
|
|
soleil commençait à se plonger, lorsque la profonde tranquillité du
|
|
paysage fut troublée par un long cri de détresse. Heyling prêta
|
|
l'oreille, ne sachant pas d'abord s'il avait bien entendu; puis le cri
|
|
étant répété d'une manière plus déchirante, il se dressa et se hâta de
|
|
courir dans la direction d'où venait le bruit.
|
|
|
|
La scène qui s'offrit à ses yeux parlait d'elle-même. Des vêtements
|
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étaient déposés sur la plage; une tête d'homme s'élevait à peine
|
|
au-dessus des flots, à quelque distance du bord, tandis que, sur le
|
|
rivage, un vieillard, tordant ses mains avec désespoir, courait çà et
|
|
là, en appelant au secours. Heyling, dont les forces étaient alors
|
|
suffisamment rétablies, arracha son habit et s'élança vers les flots,
|
|
avec l'intention de s'y précipiter et de ramener l'homme qui se noyait.
|
|
|
|
«Hâtez-vous, monsieur, au nom de Dieu! sauvez-le, sauvez-le, pour
|
|
l'amour du ciel! C'est mon fils, monsieur, mon seul fils! dit le
|
|
vieillard en s'approchant tout tremblant d'émotion. Mon seul fils,
|
|
monsieur, et qui meurt là, sous les yeux de son père!»
|
|
|
|
Aux premiers mots que le vieillard avait prononcés, celui qu'il
|
|
regardait comme un sauveur s'était arrêté court, et, croisant ses bras
|
|
sur sa poitrine, était demeuré complétement immobile.
|
|
|
|
«Grand Dieu! s'écria le vieillard en reculant; Heyling!»
|
|
|
|
Heyling sourit et garda le silence.
|
|
|
|
«Heyling, reprit le vieillard avec égarement; mon fils, Heyling! mon
|
|
enfant chéri! Voyez... voyez....» Et pantelant d'angoisse, le misérable
|
|
père montrait l'endroit où le jeune homme se débattait contre la mort.
|
|
|
|
«Écoutez! poursuivit le vieillard, il vient encore de crier! Il est
|
|
encore vivant! Heyling! sauvez-le! sauvez-le!»
|
|
|
|
Heyling sourit de nouveau et ne fit aucun mouvement.
|
|
|
|
«Je vous ai maltraité, cria le vieillard en tombant à genoux et le
|
|
suppliant à mains jointes. Vengez-vous! prenez tout mon bien! prenez ma
|
|
vie! Jetez-moi dans l'eau à vos pieds, et si la nature peut se contenir,
|
|
je mourrai sans me débattre! Par pitié, tuez-moi, Heyling, main sauvez
|
|
mon fils! Il est si jeune! si jeune pour mourir!
|
|
|
|
--Écoutez, dit Heyling en saisissant fortement le poignet du vieillard,
|
|
je veux avoir vie pour vie, en voici une! Mon enfant, à moi, est mort
|
|
sous les yeux de son père! il est mort dans une agonie bien plus
|
|
affreuse que celle de ce jeune calomniateur de sa soeur. Vous avez ri
|
|
alors; vous avez fermé votre porte au visage de votre fille, où la mort
|
|
avait déjà mis son empreinte! Vous avez ri de nos souffrances.... qu'en
|
|
pensez-vous maintenant? Regardez là! regardez là!»
|
|
|
|
En parlant ainsi, Heyling montrait l'Océan. Un faible cri s'y fit
|
|
entendre; les dernières, les terribles convulsions d'un noyé agitèrent
|
|
les flots clapotants; et l'instant d'après leur surface était unie;
|
|
l'oeil ne pouvait plus distinguer l'endroit où le jeune homme avait
|
|
disparu dans une tombe prématurée.
|
|
|
|
Trois ans s'étaient écoulés, lorsqu'un gentleman descendit de sa voiture
|
|
à la porte d'un avoué de Londres, bien connu pour ne pas exagérer la
|
|
délicatesse. Il demanda une entrevue pour une affaire d'importance. Le
|
|
visage de l'étranger était pâle, battu, hagard, et il ne fallait pas
|
|
toute la finesse de l'homme d'affaires pour reconnaître que les maladies
|
|
ou le malheur avaient fait plus de ravages sur sa personne que la main
|
|
du temps n'aurait pu en accomplir pendant le double de la durée de sa
|
|
vie.
|
|
|
|
«Je désire, dit l'étranger, que vous veuillez bien vous charger d'une
|
|
affaire qui m'intéresse beaucoup....»
|
|
|
|
L'avoué salua obséquieusement et jeta un coup d'oeil au paquet que le
|
|
gentleman tenait dans sa main. Celui-ci le remarqua et poursuivit:
|
|
|
|
«Ce n'est pas une affaire ordinaire, et ces papiers ne sont pas venus
|
|
entre mes mains sans de longues peines et de grandes dépenses.»
|
|
|
|
L'avoué examina le paquet avec plus de curiosité encore, et son nouveau
|
|
client dénouant la corde qui l'attachait, lui fit voir une quantité de
|
|
billets avec quelque copies d'actes et d'autres documents.
|
|
|
|
«Comme vous le verrez, dit le client, l'homme dont voici la nom a
|
|
emprunté, depuis quelques années, de vastes sommes sur ces papiers. Il
|
|
était convenu tacitement avec ses premiers prêteurs, dont j'ai par
|
|
degrés acheté le tout, pour le triple ou le quadruple de sa valeur; il
|
|
était convenu, dis-je, que ces billets seraient renouvelés de temps en
|
|
temps, jusqu'à une certaine époque; mais cette convention n'est exprimée
|
|
nulle part. L'emprunteur a dernièrement subi de grandes pertes, et ces
|
|
obligations, en venant sur lui tout d'un coup, le mettraient sur la
|
|
paille.
|
|
|
|
--Le montant total est de quelque mille livres sterling, dit l'avoué en
|
|
regardant les papiers.
|
|
|
|
--Oui, répondit le client.
|
|
|
|
--Eh bien! que ferons-nous?
|
|
|
|
--Ce que vous ferez? s'écria le client avec une véhémence soudaine.
|
|
Employez, pour sa perte, toutes les ressources de la loi, toutes les
|
|
subtilités de la chicane, tous les moyens, honnêtes ou non, que peuvent
|
|
inventer les plus rusés praticiens. Je veux qu'il meure d'une mort
|
|
prolongée, harassante! Ruinez-le! saisissez, vendez ses biens, ses
|
|
terres! chassez-le de son domicile! Qu'il mendie dans sa vieillesse et
|
|
qu'il expire en prison!
|
|
|
|
--Mais les frais, monsieur, les frais de tout ceci, fit observer l'avoué
|
|
lorsqu'il fut revenu de sa première surprise. Si le défendant est ruiné,
|
|
qui payera les frais?...
|
|
|
|
--Nommez une somme, s'écria l'étranger, dont les mains tremblaient si
|
|
violemment qu'il pouvait à peine tenir la plume qu'il avait saisie;
|
|
nommez une somme quelconque et elle vous sera remise. N'ayez pas peur de
|
|
demander! rien ne me semblera trop cher pourvu que j'atteigne mon but.»
|
|
|
|
L'avoué nomma à tous hasards une grosse somme, plutôt pour savoir
|
|
jusqu'où son client avait réellement l'intention d'aller, que dans la
|
|
pensée qu'il la lui accorderait. L'étranger, sans hésiter, écrivit une
|
|
traite sur son banquier, la lui remit, et s'éloigna.
|
|
|
|
La traite fut convenablement honorée, et l'avoué, voyant qu'il pouvait
|
|
compter sur son étrange client, se mit sérieusement à la besogne.
|
|
Pendant plus de deux années, ensuite, M. Heyling vint passer des jours
|
|
entiers dans l'étude, courbé sur les papiers qui s'accumulaient, à
|
|
mesure qu'on commençait poursuite après poursuite, procès après procès.
|
|
Il relisait, avec des yeux étincelants de joie, les demandes de délai,
|
|
les lettres de supplication, les représentations de la ruine certaine
|
|
que l'autre partie devait subir. A toutes ces prières pour un peu
|
|
d'indulgence, il n'y avait qu'une seule réponse: _Il faut payer_. Les
|
|
terres, les maisons, les meubles furent vendus tour à tour, et le
|
|
vieillard lui-même aurait été claquemuré dans une prison, s'il n'était
|
|
parvenu à s'enfuir, en trompant la vigilance du garde chargé de sa
|
|
capture.
|
|
|
|
Bien loin d'être rassasiée par le succès, l'implacable animosité de
|
|
Heyling semblait s'accroître avec la ruine qu'il infligeait. Sa furie
|
|
fut sans bornes lorsqu'il apprit la fuite du vieillard. Dans sa rage il
|
|
grinçait des dents, il arrachait ses cheveux, et il chargeait
|
|
d'imprécations horribles les hommes à qui on avait confié l'exécution de
|
|
la prise de corps. Enfin on ne put lui rendre une espèce de calme que
|
|
par des assurances répétées que le fugitif serait certainement
|
|
découvert. On envoya des gens dans toutes les directions, on eut recours
|
|
à tous les stratagèmes imaginables, pour apprendre le lieu de sa
|
|
retraite; mais ce fut en vain, et six mois se passèrent sans qu'il fût
|
|
possible de le retrouver.
|
|
|
|
Un soir, à une heure avancée, Heyling, dont on n'avait pas entendu
|
|
parler depuis plusieurs semaines, se rendit à la résidence privée de son
|
|
avoué et lui fit dire que quelqu'un demandait à lui parler sur-le-champ.
|
|
L'avoué avait reconnu la voix du haut de l'escalier; mais avant qu'il
|
|
eût pu donner l'ordre de l'introduire, Heyling avait franchi les degrés
|
|
et était entré, pâle, palpitant, dans le salon. Après avoir fermé la
|
|
porte, de peur d'être entendu, il se laissa tomber sur un siége, et dit
|
|
d'une voix basse:
|
|
|
|
«Je l'ai trouvé, à la fin!
|
|
|
|
--Bah! fit l'avoué. Très-bien, monsieur, très-bien.
|
|
|
|
--Il est caché dans un misérable logement à Camden. Peut-être est-ce
|
|
aussi bien que nous l'ayons perdu de vue, car il a vécu là tout seul et
|
|
dans la plus abjecte misère. Il est pauvre, très-pauvre.
|
|
|
|
--Très-bien, dit l'avoué. Vous ferez faire sa capture demain,
|
|
naturellement.
|
|
|
|
--Oui... attendez... non, le jour d'après. Vous êtes surpris que je
|
|
désire reculer, ajouta le client avec un affreux sourire; mais j'avais
|
|
oublié.... Après-demain est un anniversaire dans sa vie. Que ce soit
|
|
après-demain.
|
|
|
|
--Très-bien. Voulez-vous écrire des instructions pour le garde?
|
|
|
|
--Non; qu'il me prenne ici à huit heures du soir, et je l'accompagnerai
|
|
moi-même.»
|
|
|
|
Effectivement ils se réunirent à l'heure convenue, et prenant une
|
|
voiture de louage, ils dirent au cocher d'arrêter à un coin de la
|
|
vieille route, près du _Work-house_ de Camden. Lorsqu'ils y arrivèrent
|
|
il faisait nuit. Ils suivirent le mur de l'hôpital vétérinaire, et
|
|
entrèrent dans une petite rue désolée, entourée de fossés et de champs.
|
|
|
|
Après avoir enfoncé son chapeau sur ses yeux et s'être enveloppé de son
|
|
manteau, Heyling s'arrêta devant la maison la plus misérable de la rue
|
|
et frappa doucement à la porte. Elle fut immédiatement ouverte par une
|
|
vieille femme qui fit un salut d'intelligence. Heyling dit tout bas au
|
|
garde de l'attendre, monta l'escalier, ouvrit la porte d'une chambre et
|
|
y entra tout à coup.
|
|
|
|
L'objet de ses recherches implacables, vieillard décrépit maintenant,
|
|
était assis près d'une vieille table de sapin, sur laquelle il n'y avait
|
|
rien qu'une misérable chandelle. A l'entrée d'un étranger, il
|
|
tressaillit et se leva avec peine.
|
|
|
|
«Qu'y a-t-il encore? qu'y a-t-il encore? demanda-t-il d'une voix cassée.
|
|
Quelle nouvelle misère est ceci? Qu'est-ce que vous désirez?
|
|
|
|
--Un mot avec vous,» répondit Heyling. En même temps il s'assit à
|
|
l'autre bout de la table, et, rejetant son manteau et son chapeau, il
|
|
découvrit ses traits.
|
|
|
|
Le vieillard, frappé de surprise, retomba sur sa chaise, et, serrant ses
|
|
deux mains ensemble, contempla cette apparition avec un regard mêlé
|
|
d'horreur et de crainte.
|
|
|
|
--Il y a aujourd'hui six ans, dit Heyling, que j'ai réclamé de vous la
|
|
vie que vous me deviez pour mon enfant. Vieillard, auprès du cadavre de
|
|
votre fille, j'ai juré de vivre une vie de vengeance. Depuis ce temps,
|
|
je n'ai pas regretté mon serment une seconde; mais si j'en avais été
|
|
capable, le souvenir d'un seul regard de l'innocente créature,
|
|
lorsqu'elle se mourait sans plainte sous mes yeux; le souvenir du visage
|
|
affamé de notre malheureux enfant, m'aurait fortifié pour
|
|
l'accomplissement de ma tâche. Vous vous rappelez ma première revanche:
|
|
celle-ci est la dernière.»
|
|
|
|
Le vieillard frissonna; ses mains tombèrent sans force à ses côtés.
|
|
|
|
«Demain, je quitte l'Angleterre, poursuivit Heyling après une pause d'un
|
|
instant. Cette nuit je vous dévoue à la mort vivante à laquelle vous
|
|
m'aviez condamné, une prison sans espérance!...»
|
|
|
|
En cet endroit, jetant les yeux sur le vieillard, il cessa de parler; il
|
|
approcha la lumière de son visage décharné, la remit doucement sur la
|
|
table, et quitta la chambre.
|
|
|
|
«Vous feriez bien de monter vers le vieux bonhomme, je crois qu'il se
|
|
trouve mal, a dit-il à la femme en ouvrant la porte de la rue et faisant
|
|
signe au garde de le suivre. La femme referma la porte, monta le plus
|
|
vite qu'elle put l'escalier, et trouva le vieillard... mort!
|
|
|
|
Dans l'une des vallées les plus gracieuses du jardin britannique, dans
|
|
un des cimetières les plus tranquilles du comté de Kent, où les fleurs
|
|
sauvages se marient au gazon, où les oiseaux chantent sans cesse, sous
|
|
une pierre simple et polie, reposent en paix la mère et l'enfant. Mais
|
|
les cendres du père ne sont pas mêlées avec les leurs, et depuis sa
|
|
dernière expédition l'avoué n'eut plus aucune nouvelle de son singulier
|
|
client.
|
|
|
|
* * * * *
|
|
|
|
Lorsque le vieux clerc eut terminé son récit, il se leva, s'approcha
|
|
d'une des patères, et décrochant son chapeau et sa redingote, il les mit
|
|
avec beaucoup de tranquillité; ensuite, sans ajouter un seul mot, il
|
|
s'éloigna lentement. Le gentleman aux boutons de mosaïque s'était
|
|
profondément endormi; et tandis que la majeure partie des assistants
|
|
étaient gravement occupés à faire tomber des gouttes de suif dans leur
|
|
grog, M. Pickwick se retira sans être remarqué. Il paya son écot, aussi
|
|
bien que celui de Sam, et tous deux quittèrent les domaines de _la
|
|
Souche et la Pie_.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
CHAPITRE XXII.
|
|
|
|
M. Pickwick se rend à Ipswich, et rencontre une aventure romantique,
|
|
sous la figure d'une dame d'un certain âge, en papillotes de papier
|
|
brouillard.
|
|
|
|
|
|
«C'est ça le matériel de ton gouverneur, Sammy? demanda M. Weller
|
|
_senior_ à son affectionné fils, comme celui-ci entrait, avec un sac de
|
|
voyage et un petit portemanteau, dans la cour de l'hôtel du _Taureau_, à
|
|
Whitechapel.
|
|
|
|
--Vous avez mis votre nez rouge dessus, vieux, répliqua Sam, en
|
|
s'asseyant sur son fardeau, qu'il avait déposé à terre. Le gouverneur va
|
|
arriver _recta_.
|
|
|
|
--Il est cabriolant, je suppose.
|
|
|
|
--Oui; il s'administre deux milles de danger pour huit pence. Comment va
|
|
la belle-mère, ce matin?
|
|
|
|
--Drôlement, Sammy, drôlement, répliqua M. Weller avec une gravité
|
|
imposante. Elle s'est enfoncée dans les méthodistes dernièrement et elle
|
|
est diablement pieuse, c'est sûr. C'est une trop bonne créature pour
|
|
moi, Sammy. Je sens que je ne la mérite pas.
|
|
|
|
--Hé! dit Sam, c'est bien de l'abnégation de votre part.
|
|
|
|
--Juste! repartit le père avec un soupir. Elle s'est embourbée dans une
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nouvelle invention pour la renaissance morale des gens. La _vie
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nouvelle_, qu'ils appellent ça, j'crois. J'aimerais ben à voir marcher
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c'te invention-là, Sammy. J'aimerais ben à voir ta belle-mère renaître.
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Comme je la mettrais vite en nourrice!--Sais-tu ce qu'elles ont fait
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l'autre jour, poursuivit M. Weller après une pause, durant laquelle il
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avait frappé une demi-douzaine de fois le côté de son nez avec son
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index, d'une manière très-significative.
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--Sais pas. Qu'est-ce que c'est?
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--Elles ont arrangé une grande boisson de thé pour un gaillard qu'elles
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appellent leur berger. J'm'étais arrêté devant l'auberge à regarder not'
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enseigne, vlà qu' j'aperçois à la croisée un p'tit écriteau. _Billets,
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deux shillings. Les demandes doivent être faites au comité. Secrétaire,
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madame Weller._ J'entre à la maison. Le comité siégeait dans
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l'arrière-parloir. Quatorze femmes! Je voudrais que tu les eusses
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entendues, Sammy! Elles passaient des résolutions, elles votaient des
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contributions; toutes sortes de farces. Bien. V'là ta belle-mère qui m'
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travaille pour que j'y aille, et pis que j' croyais que j'verrais quelle
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chose de drôle si j'y allais. Je souscris mon nom pour un billet. Le
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vendredi soir, à six heures, je m'habille très-galamment, j' m'emballe
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avec la vieille femme, et nous arrivons à un premier étage oùs qu'il y
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avait des tasses à thé et le reste pour une trentaine, avec une
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pacotille de femmes qui commencent à chuchoter respectivement en me
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regardant, et comme si elles n'avaient jamais vu auparavant un gentleman
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de cinquante-huit ans, un peu puissant. Comme ça v'là qu' j'entends un
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grand remue-ménage sur l'escalier, et vl'à un grand maigre, avec un nez
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rouge et une cravate blanche, qui caracole dans la chambre et qui
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chante: «V'là l' berger qui vient visiter son fidèle troupeau!» et v'là
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un gros gras qui vient, avec une grande face blanche, tout en souriant
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autour de lui, comme un séducteur. Polisson de séducteur, Sammy!--«Le
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baiser de paix,» dit le berger, et alors i' baise les femmes à la ronde,
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et quand il a fini v'là le nez rouge qui recommence; et alors j'étais
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juste à ruminer si je ne ferais pas bien de commencer aussi,
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espécialement comme il y avait une petite lady ben gentille à coté de
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moi, quand v'là le thé qu'arrivé avec ta belle-mère qu'avait resté en
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bas à faire bouillir la marmite. Pendant que le thé trempait, quelle
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fameuse hymne qu'ils ont braillée! quelles _grâces_! et comme i'
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mangeaient! comme i' buvaient. Je voudrais que tu eusses vu l' berger
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travailler dans le jambon et les tartines, Sammy; j'n'ai jamais vu un
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môme com' ça pour manger et pour boire, jamais! Le nez rouge n'était pas
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non plus l'individu qu' vous aimeriez à nourrir à tant par an, mais i'
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n'était rien auprès du berger. Bien. Après que le thé est enfoncé i'
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cornent une autre hymne, et puis le berger commence à prêcher; et
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fameusement bien encore, qu'i prêchait, considérant les tartines qui
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devaient y être lourdes sur l'estomac. Tout d'un coup i' s'arrête court
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et v'là qu'i' braille: «Oùs qu'est le pécheur? oùs qu'est le misérable
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pécheur!» Sur quoi v'là toutes les femmes qui me regardent et qui
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commencent à exprimer des gémissements, comme si elles avaient été pour
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mourir là. Je pensais que c'était peut-être un peu singulier, mais
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malgré ça je ne disais rien. Tout d'un coup v'là qu'i' s'arrête court
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encore, et qu'i' me regarde fisquement, et qu'i dit: «Oùs qu'est le
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pécheur? où qu'est le misérable pécheur?» Et v'là toutes les femmes qui
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gémissent dix fois pus fort qu'auparavant. Moi j'deviens un peu sauvage,
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là-dessus; ainsi j'fais un pas ou deux en avant et j'lui dis: «Mon ami,
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que j'dis, n'est-il à moi que vous avez appliqué c'te observation-là?»
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Au lieu de me demander excuse, comme on doit faire entre gen'l'm'n, v'là
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qu'i' devient pus outrageux que jamais. I' m'appelle un vase, Sammy, un
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vase de perdition, et toutes sortes de quolibets, si bien que mon sang
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me bouillait, et je lui donne deux ou trois giffles pour lui, et deux ou
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trois autres pour repasser au nez rouge, et puis j' m'en vas. J'aurais
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voulu que tu eusses entendu les femelles crier, Sammy, quand elles ont
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ramassé le berger de dessous la table....--Ohé! v'là l'gouverneur,
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grandeur naturelle....»
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En effet, M. Pickwick descendait de cabriolet et entrait dans la cour,
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pendant que M. Weller prononçait ces mots.
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«Une belle matinée, mossieu, dit-il au philosophe.
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--Très-belle, en vérité, répondit celui-ci.
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--Très-belle, en vérité, répéta un homme orné de cheveux roux, d'un nez
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inquisitif, de lunettes bleues, et qui avait débarqué d'un autre
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cabriolet en même temps que M. Pickwick.
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«Vous allez à Ipswich, monsieur? demanda-t-il à notre héros.
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--Oui, monsieur.
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--Coïncidence extraordinaire! j'y vais aussi.»
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M. Pickwick le salua.
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«Vous voyagez en dehors? demanda encore l'homme aux cheveux rouges.»
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M. Pickwick salua de nouveau.
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«Dieu de Dieu! comme c'est remarquable! Je vais en dehors aussi. Nous
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allons positivement voyager ensemble!» En prononçant ces mots, d'un air
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mystérieux et important, l'homme aux cheveux rouges se prit à sourire,
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avec la même complaisance que s'il avait fait l'une des découvertes les
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plus étranges qui aient jamais récompensé la sagacité humaine.
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«Monsieur, lui dit M. Pickwick, je suis heureux d'avoir votre compagnie.
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--Ah! reprit le nouveau venu, qui avait un nez effilé et l'habitude de
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secouer la tête, comme un oiseau, à chaque parole; ah! c'est une bonne
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chose pour tous les deux, n'est-ce pas? La compagnie, voyez-vous, la
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compagnie est... est une chose fort différente de la solitude, n'est-ce
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pas?
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--C'est ça une vérité qu'on ne peut pas nier, dit Sam en se mêlant à la
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conversation avec un sourire affable. C'est ce que j'appelle une
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proposition naturellement évidente; comme le marchand de mou de veau le
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disait à la cuisinière, quand elle lui soutenait qu'il n'était pas un
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gentleman.
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--Ah! fit l'homme aux cheveux rouges, en regardant Sam du haut en bas;
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un de vos amis, monsieur?
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--Pas exactement, monsieur, repartit M. Pickwick à voix basse. Le fait
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est que c'est mon domestique; mais je lui permets beaucoup de libertés,
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car, entre nous, je me flatte que c'est un original, et j'en suis assez
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orgueilleux.
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--Ha! reprit l'homme aux cheveux roux, cela, c'est une affaire de goût.
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Moi, je n'aime rien de ce qui est original. Ça ne me convient pas: je
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n'en vois pas la nécessité. Quel est votre nom, monsieur?
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--Voici ma carte, monsieur, répondit M. Pickwick, fort amusé par la
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brusquerie de la question et par les singulières manières de l'étranger.
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--Ha! dit l'homme aux cheveux rouges en plaçant la carte dans son
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portefeuille, Pickwick? Très-bien. J'aime à savoir le nom des gens, cela
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est fort utile. Voici ma carte: Magnus, comme vous voyez, monsieur.
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Magnus est mon nom. C'est un assez beau nom, je pense, monsieur?
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--Un très-beau nom, en vérité, répliqua M. Pickwick sans pouvoir
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réprimer un sourire.
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--Oui, je le crois. Il y a un beau nom aussi devant, comme vous
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verrez.... Permettez, monsieur.... En tenant la carte un peu inclinée,
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comme ceci, le nom devient visible; voilà: Peter Magnus. Cela sonne
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bien, je pense, monsieur.
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--Très-bien.
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--Curieuse circonstance sur ces initiales, monsieur, comme vous voyez.
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P.M., _post meridiem_. Dans les petits billets avec mes intimes, je
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signe quelquefois _Après-midi_. Cela amuse beaucoup mes amis, monsieur
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Pickwick.
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--En effet, je m'imagine que cela doit leur procurer la plus vive
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satisfaction, répliqua M. Pickwick, qui enviait en lui-même la facilité
|
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avec laquelle s'amusaient les amis de M. Magnus.»
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Un valet d'écurie vint interrompre leur conversation. «Gentlemen, leur
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dit-il, la voiture est prête, s'il vous plaît.
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--Tout mon bagage est-il dedans? demanda M. Magnus.
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--Tout est bien, monsieur.
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--Le sac rouge est-il dedans?
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--Tout est bien, monsieur.
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--Et le sac rayé?
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--Dans le coffre de devant, monsieur.
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--Et le paquet de papier gris?
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--Sous le siége, monsieur.
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--Et le carton à chapeau de cuir?
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--Tout est dedans, monsieur.
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--Maintenant, voulez-vous monter? demanda M. Pickwick.
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--Excusez-moi, répondit M. Magnus en restant immobile sur la roue.
|
|
Excusez, M. Pickwick. Je ne puis pas consentir à monter dans cet état
|
|
d'incertitude. D'après les manières de cet homme, je suis convaincu que
|
|
le carton à chapeau n'est pas dans la voiture.»
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Les solennelles protestations du valet d'écurie n'ayant pu tranquilliser
|
|
M. Magnus, il fallut, pour le satisfaire, tirer des plus profondes
|
|
cavités du coffre le carton à chapeau de cuir; mais lorsque M. Magnus
|
|
eut été rassuré sur son feutre, il ressentit d'infaillibles
|
|
pressentiments, d'abord que le sac rouge était égaré, ensuite que le sac
|
|
rayé avait été volé, puis que le paquet de papier gris s'était dénoué. A
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|
la fin, après avoir reçu des démonstrations oculaires du peu de
|
|
fondement de chacun de ses soupçons, il consentit à monter sur
|
|
l'impériale de la voiture, déclarant que son esprit était soulagé de
|
|
toute inquiétude, et qu'il se trouvait maintenant confortable et
|
|
heureux.
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«Vous avez vos nerfs susceptibles, mossieu? dit M. Weller, en regardant
|
|
l'étranger de travers, tout en montant sur son siége.
|
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--Oui, je suis assez susceptible pour toutes ces petites choses; mais me
|
|
voilà rassuré, maintenant, tout à fait rassuré.
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--Eh ben! c'est une bénédiction, cela.--Sammy, aide ton maître à monter.
|
|
L'autre jambe, mossieu. C'est cela. Donnez-moi votre main, mossieu.
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|
Allons, haut! Vous étiez pus léger quand vous étiez en nourrice,
|
|
mossieu.
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--C'est assez probable, monsieur Weller, répondit M. Pickwick avec bonne
|
|
humeur, quoique tout essoufflé.»
|
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|
Lorsqu'il eut pris place auprès du corpulent cocher, celui-ci
|
|
poursuivit:
|
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«Grimpe ici, Sammy.--Maintenant, Villam, faites-les sortir. Prenez garde
|
|
à l'arcade, gent'l'm'n. Gare les têtes! comme disait le marchand de
|
|
pâtés en jouant à pile ou face.
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--C'est ben comme ça, Villam; laissez-les aller.»
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William lâcha la tête des chevaux, et en route! Voilà la voiture lancée
|
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à travers Whitechapel, à la grande admiration de toute la populace de ce
|
|
quartier, qui n'est pas désert.
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«Un voisinage pas trop beau, dit Sam, avec le mouvement de chapeau qui
|
|
précédait toujours son entrée en conversation avec son maître.
|
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--Cela est vrai, Sam, répliqua M. Pickwick en examinant les rues
|
|
malpropres et encombrées que traversait la voiture.
|
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--Monsieur, poursuivit Sam, n'est-ce pas une chose bien extra que la
|
|
pauvreté et les huîtres marchent toujours ensemble?
|
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--Je ne vous comprends pas, Sam.
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|
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--Voilà ce que je veux dire, monsieur: c'est que plus un endroit est
|
|
misérable, plus on y mange des huîtres. Regardez ici, monsieur, il y a
|
|
des coquilles d'huîtres à presque toutes les portes. Dieu me pardonne si
|
|
je ne crois pas que les gens très-pauvres sortent de leur appartement
|
|
pour manger des huîtres, par pur désespoir.
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--C'est sûr ça, observa M. Weller, et c'est juste tout d'même pour le
|
|
saumon salé.
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--Voilà deux faits très-remarquables qui ne m'avaient jamais frappé, dit
|
|
alors M. Pickwick; je les noterai certainement à la première place où
|
|
nous arrêterons.»
|
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|
Tout en causant ainsi, ils avaient atteint la barrière de péage de
|
|
Mile-End. Un profond silence régnait sur l'impériale; mais deux ou trois
|
|
milles plus loin, M. Weller, se tournant tout à coup vers M. Pickwick,
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|
lui dit:
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«Drôle de vie, mossieu, que celle de ces gens-là.
|
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|
--Quelles gens? s'écria le philosophe.
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--Un gardien de pike!
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|
--Qu'est-ce que vous entendez par un gardien de piques? demanda M. Peter
|
|
Magnus.
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--L'ancien veut dire un gardien de _turnpike_, gentlemen, fit observer
|
|
Sam en manière d'explication.
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--Oh! dit M. Pickwick, je comprends. Oui, une vie très-curieuse,
|
|
très-peu confortable....
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--C'est tous des hommes qu'a eu des désagréments dans la vie, poursuivit
|
|
M. Weller.
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--Ah! ah! fit M. Pickwick.
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--Oui. En conséquence d'quoi, i'se retirent du monde et i' s'enferment
|
|
dans des pikes, partie pour être solitude, partie pour se revancher du
|
|
genre humain en faisant payer les droits.
|
|
|
|
--Vraiment! dit M. Pickwick, je ne savais pas cela non plus.
|
|
|
|
--C'est un fait, mossieu. Si i's étaient des gen'l'men, vous les
|
|
appelleriez misencroupes; mais ces gens-là, ça se nomme simplement des
|
|
gabeloux.»
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|
|
C'est par de semblables discours, réunissant à la fois l'agréable et
|
|
l'utile, que M. Weller charmait les ennuis du voyage. Les sujets de
|
|
conversation ne manquaient point; et lorsque, par hasard, la loquacité
|
|
de l'honorable cocher semblait diminuer un instant, M. Peter Magnus
|
|
remplissait abondamment l'intervalle par des enquêtes sur l'histoire
|
|
personnelle de ses compagnons de voyage, et par l'anxiété qu'il
|
|
exprimait hautement, à chaque relai, concernant la sûreté et le
|
|
bien-être des deux sacs, du carton à chapeau de cuir et du paquet de
|
|
papier gris.
|
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|
A gauche, dans la grande rue d'Ipswich, à peu de distance après l'hôtel
|
|
de ville, se trouve l'auberge au loin connue sous le nom du _Grand
|
|
Cheval blanc_. Au-dessus de la principale porte, on remarque une énorme
|
|
statue de pierre, représentant un animal bondissant, avec une queue et
|
|
une crinière ondoyantes, et qui ressemble à peu près à un cheval de
|
|
brasseur qui aurait perdu l'esprit. L'auberge du _Grand Cheval blanc_
|
|
est fameuse dans le voisinage, au même titre qu'un boeuf gras, qu'un
|
|
verrat monstrueux, qu'un navet enregistré dans la feuille de l'endroit,
|
|
c'est à savoir pour sa taille gigantesque. Jamais, sous aucun toit, on
|
|
ne vit de tels labyrinthes de couloirs sans tapis, un tel amas de
|
|
chambres humides et mal éclairées, enfin un aussi grand nombre de
|
|
petites tanières pour manger ou pour dormir.
|
|
|
|
C'est à la porte de cette hydropique taverne que la voiture de Londres
|
|
s'arrête à la même heure tous les soirs, et c'est de ladite voiture de
|
|
Londres que descendirent M. Pickwick, Sam Weller et M. Peter Magnus,
|
|
dans la soirée à laquelle se rapporte ce chapitre de notre histoire.
|
|
|
|
«Restez-vous ici, monsieur?» demanda M. Peter Magnus lorsque le sac
|
|
rayé, le sac rouge, le carton à chapeau de cuir et le paquet de papier
|
|
gris, eurent été déposés l'un après l'autre dans le passage.
|
|
|
|
«Oui, monsieur, répliqua H. Pickwick.
|
|
|
|
--Dieu de Dieu! s'écria M. Magnus, je n'ai jamais rien vu d'aussi
|
|
remarquable que cette coïncidence. Eh bien! moi aussi, je reste ici!
|
|
J'espère que nous dînerons ensemble?
|
|
|
|
--Avec plaisir, répondit le philosophe. Cependant il serait possible
|
|
que je trouvasse ici quelques amis. Garçon, y a-t-il dans l'hôtel un
|
|
gentleman nommé Tupman?»
|
|
|
|
Un homme corpulent, qui avait sous son bras une serviette âgée d'une
|
|
quinzaine de jours, et sur ses jambes des bas contemporains de la
|
|
serviette, daigna cesser de regarder dans la rue lorsqu'il entendit
|
|
cette question de M. Pickwick; et, après avoir soigneusement examiné
|
|
l'apparence du savant homme, depuis son chapeau jusqu'à ses guêtres, lui
|
|
répondit avec emphase: «Non!
|
|
|
|
--Ni un gentleman nommé Snodgrass? poursuivit M. Pickwick.
|
|
|
|
--Non.
|
|
|
|
--Ni un gentleman nommé Winkle?
|
|
|
|
--Non.
|
|
|
|
--Mes amis ne sont pas arrivés aujourd'hui, et par conséquent, monsieur,
|
|
nous dînerons seuls. Garçon! conduisez-nous dans une salle à manger
|
|
particulière.»
|
|
|
|
En vertu de cette requête, l'homme corpulent voulut bien ordonner au
|
|
commissionnaire d'apporter les bagages des gentlemen; puis il leur fit
|
|
traverser un passage long et sombre, et les introduisit dans une grande
|
|
chambre, à peine meublée, où fumait, sur une grille malpropre, un petit
|
|
feu de charbon de terre qui s'efforçait en vain de paraître joyeux, et
|
|
qui noircissait misérablement sous l'influence attristante du local. Au
|
|
bout d'une heure, un plat de poisson et des côtelettes furent servis aux
|
|
voyageurs, et enfin, lorsque ce dîner eut été remporté, M. Pickwick et
|
|
M. Peter Magnus, tirant leurs chaises plus près du feu, demandèrent une
|
|
bouteille de vin de Porto, le plus mauvais possible, au prix le plus
|
|
élevé possible, pour le bénéfice de la maison, et burent, pour le leur,
|
|
de l'eau-de-vie et de l'eau chaude.
|
|
|
|
M. Peter Magnus était naturellement d'une disposition
|
|
très-communicative, et le grog opéra d'une manière surprenante pour
|
|
faire écouler les secrets les plus cachés de son coeur. Après avoir donné
|
|
de nombreux renseignements sur lui-même, sur sa famille, sur ses
|
|
alliances, sur ses amis, sur ses plaisanteries, sur ses affaires et sur
|
|
ses frères (la plupart des bavards ont beaucoup de choses à dire sur
|
|
leurs frères), M. Peter Magnus contempla M. Pickwick pendant plusieurs
|
|
minutes, à travers ses lunettes bleues, et dit ensuite avec un air de
|
|
modestie:
|
|
|
|
--Et maintenant, monsieur Pickwick, que pensez-vous que je sois venu
|
|
faire ici?
|
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|
|
--Sur ma parole, répondit la philosophe, il m'est tout à fait impossible
|
|
de le deviner. Pour affaire, peut-être?
|
|
|
|
--Vous avez moitié raison, moitié tort en même temps. Essayez encore,
|
|
monsieur Pickwick.
|
|
|
|
--Réellement j'implore votre merci, et vous me l'apprendrez ou non, à
|
|
votre choix; car je ne pourrai jamais deviner, quand j'essayerais toute
|
|
la nuit.
|
|
|
|
--Eh bien! alors, hi! hi! hi! reprit M. Peter Magnus avec un ricanement
|
|
timide: que penseriez-vous, monsieur Pickwick, si je vous disais que je
|
|
suis venu ici pour faire une déclaration et une demande de mariage? Eh!
|
|
monsieur? hi! hi! hi!
|
|
|
|
--Je penserais qu'il est fort probable que vous réussirez, répondit
|
|
notre aimable ami avec un de ses sourires les plus radieux.
|
|
|
|
--Ah! monsieur Pickwick, le pensez-vous vraiment? Le pensez-vous?
|
|
|
|
--Certainement.
|
|
|
|
--Non! vous plaisantez; j'en suis sûr.
|
|
|
|
--Je ne plaisante pas, en vérité!
|
|
|
|
--Eh bien! alors, pour vous dire un petit secret, je le pense aussi,
|
|
moi. Je vous dirai même, monsieur Pickwick, quoique je sois jaloux comme
|
|
un tigre, de mon naturel, je vous dirai que la dame est dans cette
|
|
maison-ci. En prononçant ces dernières paroles, M. Magnus ôta ses
|
|
lunettes bleues pour cligner de l'oeil, et les remit ensuite d'un air
|
|
décidé.
|
|
|
|
--C'est donc pour cela, demanda M. Pickwick avec malice, c'est donc pour
|
|
cela que vous sortiez de la chambre à chaque instant, avant le dîner.
|
|
|
|
--Chut! vous avez raison; c'était pour cela. Cependant je n'étais pas
|
|
assez fou pour l'aller voir.
|
|
|
|
--Pourquoi donc?
|
|
|
|
--Cela ne vaudrait rien, voyez-vous, juste après un voyage. Il vaut
|
|
mieux attendre jusqu'à demain matin; j'aurai bien plus de chances alors.
|
|
Monsieur Pickwick, il y a dans ce sac un habit, et dans cette botte un
|
|
chapeau, qui sont inestimables pour moi, d'après l'effet que j'en
|
|
attends.
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|
|
|
--En vérité!
|
|
|
|
--Oui, monsieur. Vous devez avoir observé mon anxiété à leur sujet
|
|
aujourd'hui. Je ne crois pas, monsieur Pickwick, qu'on puisse avoir,
|
|
pour de l'argent, un autre habit et un autre chapeau comme ceux-là.»
|
|
|
|
Notre philosophe félicita, sur son bonheur, le possesseur du vêtement
|
|
irrésistible, et M. Peter Magnus demeura pendant quelque temps absorbé
|
|
dans la contemplation intellectuelle de ses trésors.
|
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|
«C'est une belle créature! s'écria-t-il enfin.
|
|
|
|
--Vraiment?
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|
|
|
--Charmante! charmante! Elle habite à dix-huit milles d'ici, monsieur
|
|
Pickwick. J'ai appris qu'elle serait ici ce soir et toute la matinée de
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demain, et je suis accouru pour saisir l'occasion. Je pense qu'une
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auberge doit être un endroit très favorable pour faire des propositions
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à une femme seule; car, lorsqu'elle voyage, elle doit sentir sa solitude
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bien plus que dans sa maison. Qu'en pensez-vous, monsieur Pickwick?
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--Cela me paraît en effet fort probable.
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--Je vous demande pardon, monsieur Pickwick; mais je suis naturellement
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assez curieux. Pour quelle cause êtes-vous ici?»
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Le rouge monta au visage de M. Pickwick au souvenir du sujet de son
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voyage. «Le motif qui m'amène, répondit-il, n'est nullement agréable. Je
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viens ici, monsieur, pour dévoiler la perfidie et la fausseté d'une
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personne dans l'honneur de laquelle j'avais mis une entière confiance.
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--Dieu de Dieu! cela est bien désagréable! C'est une dame, je présume?
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Eh! eh! fripon de M. Pickwick! petit fripon! Bien, bien, monsieur
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Pickwick!... Monsieur, je ne voudrais pas blesser votre délicatesse pour
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le monde entier. Pénible sujet, monsieur, très-pénible. Que je ne vous
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gêne pas, monsieur Pickwick, si vous voulez donner cours à votre
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chagrin. Je sais ce que c'est que d'être trahi, monsieur; j'ai enduré
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cette sorte de chose trois ou quatre fois.
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--Je vous suis fort obligé pour votre sympathie sur ce que vous supposez
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être mon cas mélancolique, repartit M. Pickwick en montant sa montre et
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en la posant sur la table, mais....
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--Non! non! interrompit M. Peter Magnus; pas un mot de plus. C'est un
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sujet pénible; je le vois; je le vois. Quelle heure est-il, monsieur
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Pickwick?
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--Minuit passé.
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--Dieu de Dieu! il est bien temps de s'aller coucher! quelle sottise de
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rester debout si tard! Je serai pâle demain matin, monsieur Pickwick.»
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Contristé par l'idée d'une telle calamité, M. Peter Magnus tira la
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sonnette. Une servante apparut, et le sac rayé, le sac rouge, le carton
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à chapeau en cuir, et le paquet de papier gris ayant été transportés
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dans sa chambre à coucher, il se retira, avec un chandelier vernissé,
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dans une des ailes de la maison, tandis que M. Pickwick, avec un autre
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chandelier vernissé, était conduit dans une autre aile, à travers une
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multitude de passages tortueux.
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«Voici votre chambre, monsieur, dit la servante.
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--Très-bien,» répondit M. Pickwick en regardant autour de lui. C'était
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une assez grande pièce à deux lits, dans laquelle il y avait du feu, et
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qui paraissait plus confortable, au total, que M. Pickwick n'était
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disposé à l'espérer d'après sa courte expérience de l'aménagement du
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Grandi Cheval blanc.
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«Il va sans dire que personne ne dort dans l'autre lit? fit-il observer.
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--Oh! non, monsieur.
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--Très-bien. Dites à mon domestique que je n'ai plus besoin de lui ce
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soir, et qu'il m'apporte de l'eau chaude demain à huit heures et demie.
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--Oui, monsieur.» Et la servante se retira après avoir souhaité une
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bonne nuit à notre philosophe.
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M. Pickwick, demeuré seul, s'assit dans un fauteuil auprès du feu, et se
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laissa aller à une longue suite de méditations. D'abord il songea à ses
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amis, et se demanda quand ils viendraient le rejoindre. Ensuite son
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esprit retourna vers mistress Martha Bardell, et de cette dame, par une
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transition naturelle, il se reporta au bureau malpropre de Dodson et
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Fogg. De là, il s'enfuit, par une tangente, au centre même de l'histoire
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du singulier client; puis il revint dans l'auberge du Grand Cheval
|
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blanc, à Ipswich, avec assez peu de lucidité pour convaincre M. Pickwick
|
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que le sommeil s'emparait rapidement de lui. Il se secoua donc, et
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commençait à se déshabiller lorsqu'il se rappela qu'il avait laissé sa
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montre sur la table, dans la salle d'en bas.
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Or cette montre était un des biens meubles favoris de M. Pickwick, ayant
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été transportée de tous côtés, à l'ombre de son gilet, pendant un nombre
|
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d'années plus considérable qu'il ne nous paraît nécessaire de le
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déclarer actuellement au lecteur. On n'aurait pu faire pénétrer dans le
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cerveau du philosophe la possibilité de s'endormir sans entendre le
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tic-tac régulier de cette montre sous son traversin, ou dans le
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porte-montre accroché au chevet de son lit. En conséquence, comme il
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était tard et qu'il ne voulait pas faire retentir sa sonnette, à cette
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heure de la nuit, il remit son habit qu'il avait déjà ôté, et prenant le
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chandelier vernissé, il descendit tranquillement les escaliers.
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Mais plus M. Pickwick descendait les escaliers, plus il semblait qu'il
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lui restât d'escaliers à descendre; et plusieurs fois après être parvenu
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dans un étroit passage et s'être félicité d'être enfin arrivé au
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rez-de-chaussée, M. Pickwick vit un autre escalier apparaître devant ses
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yeux étonnés. Au bout d'un certain temps, cependant, il atteignit une
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salle dallée qu'il se rappela avoir vue en entrant dans la maison. Avec
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un nouveau courage il explora passage après passage; il entr'ouvrit
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chambre après chambre, et à la fin, quand il allait abandonner ses
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recherches de pur désespoir, il se trouva dans la salle même où il avait
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passé la soirée, et il aperçut sur la table sa propriété manquante.
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M. Pickwick saisit la montre d'un air triomphant, et s'occupa ensuite de
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retourner sur ses traces, pour regagner sa chambre à coucher; mais si le
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trajet pour descendre avait été environné de difficultés et
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d'incertitudes, le voyage pour remonter était infiniment plus
|
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embarrassant. Dans toutes les directions possibles s'embranchaient des
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rangées de portes, garnies de bottes et de souliers. Une douzaine de
|
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fois, M. Pickwick avait tourné doucement la clef d'une chambre à
|
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coucher, dont la porte ressemblait à la sienne, lorsqu'un cri bourru de
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l'intérieur: «Qui diable est cela?» ou, «Qu'est-ce que vous venez faire
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|
ici?» l'obligeait à se retirer sur la pointe du pied, avec une célérité
|
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parfaitement merveilleuse. Il se trouvait de nouveau réduit au
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désespoir, lorsqu'une porte entr'ouverte attira son attention. Il
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allongea la tête et regarda dans la chambre. Bonne chance à la fin! Les
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deux lits étaient là, dans la situation qu'il se rappelait parfaitement,
|
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et le feu brûlait encore. Cependant sa chandelle, qui n'était pas des
|
|
plus longues lorsqu'il l'avait reçue, avait coulé dans les courants
|
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d'air qu'il venait de traverser, et s'abîma dans le chandelier, au
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|
moment où il fermait la porte derrière lui. «C'est égal, pensa M.
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Pickwick, je puis me déshabiller tout aussi bien à la lumière du feu.»
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Les deux lits étaient placés à droite et à gauche de la porte. Entre
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chacun d'eux et la muraille il se trouvait une petite ruelle, terminée
|
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par une chaise de canne, et justement assez large pour permettre de
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monter au lit ou d'en descendre du côté de la muraille, si on le
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jugeait convenable. Après avoir exactement fermé les rideaux du lit du
|
|
coté de la chambre, M. Pickwick s'assit dans la ruelle, sur la chaise de
|
|
canne, et se débarrassa tranquillement de ses souliers et de ses
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guêtres. Ensuite il ôta et plia son habit, son gilet, sa cravate, et
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tirant lentement son bonnet de nuit de sa poche, il l'attacha solidement
|
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sur sa tête, en nouant sous son menton des cordons qui étaient toujours
|
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fixés à cette portion de son ajustement. Pendant cette opération
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l'absurdité de son récent embarras vint frapper plus fortement ses
|
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facultés risibles, et, se renversant sur sa chaise de canne, il se mit à
|
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rire en lui-même, de si bon coeur, que ç'aurait été un véritable délice,
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pour tout esprit bien constitué, de contempler le sourire qui
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épanouissait son aimable physionomie, sous son bonnet de coton orné
|
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d'une vaste mèche.
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«C'est la plus drôle de chose, se dit M. Pickwick à lui-même en riant si
|
|
démesurément qu'il en fit presque craquer les cordons de son bonnet;
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|
c'est la plus drôle de chose dont j'aie jamais entendu parler, que de me
|
|
voir ainsi perdu dans cette auberge, et errant dans tous ses escaliers.
|
|
Drôle! drôle! très-drôle!» M. Pickwick, souriant de nouveau, d'un
|
|
sourire plus prononcé qu'auparavant, allait continuer à se déshabiller,
|
|
lorsqu'il fut arrêté, tout à coup, par l'entrée inattendue d'une
|
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personne qui tenait une chandelle, et qui, après avoir fermé la porte,
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s'avança jusqu'auprès de la toilette et y posa sa lumière.
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Le sourire qui se jouait sur les traits de M. Pickwick fut
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|
instantanément absorbé par l'expression de la surprise et de la stupeur
|
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la plus complète. La personne, quelle qu'elle fût, était arrivée si
|
|
soudainement et avec si peu de bruit, que M. Pickwick n'avait pas eu le
|
|
temps de crier ni de s'opposer à son entrée. Qui pouvait-ce être? un
|
|
voleur? quelque individu mal intentionné, qui peut-être l'avait vu
|
|
monter les escaliers, tenant à la main une belle montre. En tout cas que
|
|
devait-il faire?
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|
Le seul moyen pour M. Pickwick d'observer son mystérieux visiteur, sans
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|
danger d'être vu lui-même, était de grimper sur le lit pour lorgner dans
|
|
la chambre, et d'entr'ouvrir les rideaux. Il eut donc recours à cette
|
|
manoeuvre, et les tenant d'une main soigneusement fermés de manière à ne
|
|
laisser passer que sa tête et son bonnet de coton, il mit sur son nez
|
|
ses lunettes, rassembla tout son courage, et regarda.
|
|
|
|
Mais il s'évanouit presque d'horreur et de confusion lorsqu'il vit,
|
|
debout devant la glace, une dame d'un certain âge, ornée de papillotes
|
|
de papier brouillard, et activement occupée à brosser ce que les dames
|
|
appellent _leur queue_. De quelque manière qu'elle fût venue dans la
|
|
chambre, il était évident, à son air tranquille et dégagé, qu'elle
|
|
comptait y passer la nuit tout entière. Elle avait apporté avec elle une
|
|
chandelle de jonc garnie de son écran, et avec une louable précaution
|
|
contre les dangers du feu, elle l'avait placée dans une cuvette pleine
|
|
d'eau, sur le plancher, où cette chandelle brillait comme un phare
|
|
gigantesque dans une mer singulièrement petite.
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|
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|
«Dieu me protège! pensa M. Pickwick. Quelle chose épouvantable!
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--Hem! fit la dame; et aussitôt la tête du philosophe rentra derrière
|
|
les rideaux, avec une rapidité digne d'une marionnette.
|
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|
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--Je n'ai jamais ouï parler d'une aventure aussi terrible, se dit le
|
|
pauvre M. Pickwick, dont le bonnet était trempé d'une sueur froide.
|
|
Jamais! Cela est effroyable!»
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|
|
Cependant, ne pouvant résister au désir de voir ce qui se passait, il
|
|
fit de nouveau sortir sa tête entre les rideaux.
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La situation s'empirait. La dame d'un certain âge ayant fini d'arranger
|
|
ses cheveux, les avait soigneusement enveloppés dans un bonnet de nuit
|
|
de mousseline orné d'une petite garniture plissée, et contemplait le feu
|
|
d'un air mélancolique et rêveur.
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|
«Cette affaire devient alarmante, raisonna M. Pickwick en lui-même. Je
|
|
ne puis pas laisser aller les choses de cette manière. Il est clair pour
|
|
moi, d'après la tranquillité de cette dame, que je serai entré dans une
|
|
chambre qui n'est pas la mienne. Si je parle, elle alarmera la maison;
|
|
mais si je reste ici, les conséquences en seront plus effrayantes
|
|
encore.»
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|
M. Pickwick, il est inutile de le dire, était un des mortels les plus
|
|
modestes et les plus délicats qui aient jamais existé. La seule idée de
|
|
se présenter devant une dame en bonnet de nuit, le remplissait de
|
|
confusion. Mais il avait fait un noeud à ses maudits cordons, et malgré
|
|
tous ses efforts il ne pouvait parvenir à les défaire. Il devenait
|
|
indispensable de briser la glace, et il n'y avait pour cela qu'un seul
|
|
moyen. Il se retira derrière les rideaux, et toussa tout haut: «Hom!
|
|
hom!»
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|
A ce bruit inattendu la dame tressaillit évidemment, car elle renversa
|
|
l'écran de sa chandelle. Mais bientôt elle se persuada qu'elle s'était
|
|
alarmée sans raison, et lorsque M. Pickwick, croyant qu'elle était pour
|
|
le moins évanouie de terreur, s'aventura à regarder à travers les
|
|
rideaux, elle s'était remise à contempler le feu avec le même air
|
|
mélancolique et rêveur.
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«Voilà une femme bien extraordinaire, pensa M. Pickwick en rentrant la
|
|
tête. Hom! hom!»
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|
Cette fois ces deux syllabes étaient prononcées trop distinctement pour
|
|
qu'il fût encore possible de les prendre pour une imagination.
|
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|
«Mon Dieu! mon Dieu! s'écria la dame; qu'est-ce que cela?
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|
--C'est... c'est seulement un gentleman, madame, dit M. Pickwick
|
|
derrière le rideau.
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|
--Un gentleman! répéta la dame avec terreur.
|
|
|
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--C'en est fait! pensa M. Pickwick.
|
|
|
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--Un homme dans ma chambre! s'écria la dame, et elle se précipita vers
|
|
la porte. M. Pickwick entendit le frôlement de sa robe. Un instant de
|
|
plus et toute la maison allait être alarmée.
|
|
|
|
--Madame, dit-il en montrant sa tête, dans l'excès de son désespoir;
|
|
madame....»
|
|
|
|
M. Pickwick, en mettant sa tête hors des rideaux, n'avait certainement
|
|
point de but bien déterminé. Cependant cela produisit instantanément un
|
|
bon effet. La dame, comme nous avons dit, était déjà près de la porte.
|
|
Il fallait l'ouvrir pour arriver à l'escalier, et elle l'aurait fait
|
|
sans aucun doute en un instant, si l'apparition soudaine du bonnet de
|
|
nuit philosophique ne l'avait pas fait reculer jusqu'au fond de la
|
|
chambre. Elle y resta immobile, considérant d'un air effaré M. Pickwick,
|
|
qui à son tour la contemplait avec égarement.
|
|
|
|
«Misérable! dit la dame, couvrant ses yeux de ses mains; que faites-vous
|
|
ici?
|
|
|
|
--Rien, madame... rien du tout, madame... répondit M. Pickwick avec feu.
|
|
|
|
--Rien! répéta la dame en levant les yeux.
|
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|
|
--Rien, madame, sur mon honneur, reprit M. Pickwick en secouant sa tête
|
|
d'une manière si énergique que la mèche de son bonnet s'agitait
|
|
convulsivement. Madame, je me sens accablé de confusion en m'adressant à
|
|
une lady avec mon bonnet de nuit sur ma tête (ici la dame arracha
|
|
brusquement le sien); mais je ne puis l'ôter, madame. (En disant ces
|
|
mots, M. Pickwick donna à son bonnet une secousse prodigieuse pour
|
|
preuve de son allégation.) Maintenant, madame, il est évident pour moi
|
|
que je me suis trompé de chambre à coucher, en prenant celle-ci pour la
|
|
mienne. Je n'y étais pas depuis cinq minutes lorsque vous êtes entrée
|
|
tout d'un coup.
|
|
|
|
--Si cette histoire improbable est réellement vraie, monsieur, répliqua
|
|
la dame en sanglotant violemment, vous quitterez cette chambre
|
|
sur-le-champ.
|
|
|
|
--Oui, madame, avec le plus grand plaisir.
|
|
|
|
--Sur-le-champ! monsieur.
|
|
|
|
--Certainement, madame, certainement. Je... je suis très-fâché, madame,
|
|
poursuivit M. Pickwick en faisant son apparition au pied du lit;
|
|
très-fâché d'avoir été la cause innocente de cette alarme et de cette
|
|
émotion; profondément affligé, madame....»
|
|
|
|
La dame montra la porte. Dans ce moment critique, dans cette situation
|
|
si embarrassante, une des excellentes qualités de M. Pickwick se déploya
|
|
encore admirablement. Quoiqu'il eût placé à la hâte son chapeau sur son
|
|
bonnet de coton, à la manière des patrouilles bourgeoises, quoiqu'il
|
|
portât ses souliers et ses guêtres dans ses mains, et son habit et son
|
|
gilet sur son bras, rien ne put diminuer sa politesse naturelle.
|
|
|
|
«Je suis excessivement fâché, madame, dit-il en saluant très-bas.
|
|
|
|
--Si vous l'êtes, monsieur, vous quitterez cette chambre sur-le-champ.
|
|
|
|
--Immédiatement, madame. A l'instant même, madame, dit M. Pickwick en
|
|
ouvrant la porte et en laissant tomber ses souliers avec grand fracas.
|
|
Je me flatte, madame, reprit-il en ramassant ses chaussures et en se
|
|
retournant pour saluer encore, je me flatte que mon caractère sans tache
|
|
et le respect plein de dévotion que je professe pour votre sexe
|
|
plaideront en ma faveur dans cette circonstance.» Mais avant qu'il eût
|
|
pu conclure cette sentence, la dame l'avait poussé dans le passage, et
|
|
avait fermé et verrouillé la porte derrière lui.
|
|
|
|
Quelque satisfaction que notre philosophe dût ressentir d'avoir terminé
|
|
aussi aisément cette épouvantable aventure, sa situation présente
|
|
n'était nullement agréable. Il était seul, à moitié habillé, dans un
|
|
passage ouvert, dans une maison inconnue, au milieu de la nuit. Il
|
|
n'était pas supposable qu'il put retrouver, dans une parfaite obscurité,
|
|
la chambre qu'il n'avait pu découvrir lorsqu'il était armé d'une
|
|
lumière, et s'il faisait le plus petit bruit, dans ses inutiles
|
|
recherches, il courait la chance de recevoir un coup de pistolet et
|
|
peut-être d'être tué par quelque voyageur réveillé en sursaut. Il
|
|
n'avait donc pas d'autre ressource que de rester où il était, jusqu'à
|
|
la pointe du jour. Ainsi, après avoir fait encore quelques pas dans le
|
|
corridor, en trébuchant, à sa grande alarme, sur plusieurs paires de
|
|
bottes, il s'accroupit dans un angle du mur, pour attendre le matin
|
|
aussi philosophiquement qu'il le pourrait.
|
|
|
|
Cependant il n'était point destiné à subir cette nouvelle épreuve de
|
|
patience, car il n'y avait pas longtemps qu'il était retiré dans son
|
|
coin, lorsqu'à son horreur inexprimable un homme, portant une lumière,
|
|
apparut au bout du corridor. Mais cette horreur fut soudainement
|
|
convertie en transports de joie lorsqu'il reconnut son fidèle serviteur.
|
|
C'était en effet M. Samuel Weller qui regagnait son domicile, après être
|
|
resté jusqu'alors en grande conversation avec le garçon qui attendait la
|
|
diligence.
|
|
|
|
«Sam! dit M. Pickwick, en paraissant tout à coup devant lui; où est ma
|
|
chambre à coucher?»
|
|
|
|
Sam considéra son maître avec la surprise la plus expressive, et
|
|
celui-ci avait déjà répété trois fois la même question, lorsque son
|
|
domestique tourna sur son talon et le conduisit à la chambre si
|
|
longtemps cherchée.
|
|
|
|
«Sam, dit M. Pickwick en se mettant dans son lit; j'ai fait cette nuit
|
|
un des quiproquos les plus extraordinaires qu'il soit possible de faire.
|
|
|
|
--Ça ne m'étonne pas, monsieur, répliqua sèchement le valet.
|
|
|
|
--Mais je suis bien déterminé, Sam, quand je devrais rester six mois
|
|
dans cette maison, à ne plus jamais me risquer tout seul hors de ma
|
|
chambre.
|
|
|
|
--C'est la résolution la plus prudente que vous pourriez prendre,
|
|
monsieur. Vous avez besoin de quelqu'un pour vous surveiller quand votre
|
|
raison s'en va en visite.
|
|
|
|
--Qu'est-ce que vous entendez par là? Sam, demanda M. Pickwick, qui, se
|
|
levant sur son séant, étendit la main comme s'il allait faire un
|
|
discours; mais tout à coup il parut se raviser, se recoucha et dit à son
|
|
domestique: Bonsoir.
|
|
|
|
--Bonsoir, monsieur,» répliqua Sam, et il sortit de la chambre. Arrivé
|
|
dans le corridor, il s'arrêta, secoua la tête, fit quelques pas,
|
|
s'arrêta encore, moucha sa chandelle, secoua la tête de nouveau, et
|
|
finalement se dirigea lentement vers sa chambre, enseveli, en apparence,
|
|
dans les plus profondes méditations.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
CHAPITRE XXIII.
|
|
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|
Dans lequel Samuel Weller s'occupe énergiquement de prendre la revanche
|
|
de M. Trotter.
|
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|
|
|
|
A une heure un peu plus avancée de cette même matinée dont le
|
|
commencement avait été signalé par l'aventure de M. Pickwick avec la
|
|
dame aux papillotes jaunes, dans la petite chambre située auprès des
|
|
écuries, M. Weller aîné faisait les préparatifs de son retour à Londres.
|
|
Il était parfaitement posé pour se faire peindre, et, profitant de
|
|
l'occasion, nous allons esquisser son portrait.
|
|
|
|
Son profil avait pu présenter dans sa jeunesse des lignes hardies et
|
|
fortement accentuées, mais grâce à la bonne chère, grâce à un caractère
|
|
qui se pliait aux circonstances avec une extrême facilité, les courbes
|
|
charnues de ses joues s'étaient étendues bien au-delà des limites qui
|
|
leur avaient été originairement assignées par la nature; si bien qu'à
|
|
moins de le regarder en face, il était difficile de distinguer dans son
|
|
visage autre chose que le bout d'un nez rubicond. La même cause avait
|
|
fait acquérir à son menton la forme grave et imposante que l'on décrit
|
|
communément, en faisant précéder de l'épithète _double_ le nom de ce
|
|
trait expressif de la physionomie humaine. Enfin, son teint présentait
|
|
cette combinaison de couleurs qui ne se rencontrent guère que chez les
|
|
gentlemen de sa profession, ou sur un filet de boeuf mal rôti. Autour de
|
|
son cou il portait un châle de voyage écarlate, qui s'adaptait si
|
|
parfaitement à son menton qu'il était difficile de distinguer les plis
|
|
de l'un d'avec les plis de l'autre; par-dessus ce châle il mit un long
|
|
gilet d'une grosse étoffe rouge à larges raies roses, et par-dessus ce
|
|
gilet un immense habit vert, orné de gros boutons de cuivre; et parmi
|
|
ces boutons ceux qui garnissaient la taille étaient si éloignés l'un de
|
|
l'autre, que nul mortel ne les avait jamais vus tous les deux à la fois.
|
|
Les cheveux de M. Weller étaient courts, lisses, noirs, et
|
|
s'apercevaient à peine sous les bords gigantesques d'un chapeau brun à
|
|
forme basse. Ses jambes étaient encaissées dans une culotte de velours
|
|
à côtes et dans des bottes à revers; enfin, une grande chaîne de cuivre,
|
|
terminée par une clef et un cachet du même métal, se dandinait
|
|
gracieusement à sa vaste ceinture.
|
|
|
|
Nous avons dit que M. Weller faisait les préparatifs de son retour à
|
|
Londres. Pour être plus explicite, il s'occupait de la question des
|
|
vivres. Sur la table, devant lui, se trouvait un pot d'ale, un plat de
|
|
boeuf froid et un pain d'une dimension fort respectable, à chacun
|
|
desquels il distribuait tour à tour ses faveurs, avec la plus rigide
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impartialité. Il venait de couper une bonne tranche de pain lorsqu'un
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bruit de pas dans la chambre lui fit lever les yeux. L'espoir de sa
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vieillesse était devant lui.
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«'Jour! Sammy,» dit le père.
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Le fils s'approcha du pot d'ale et prit, en guise de réponse, une longue
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gorgée de liquide.
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«Tu aspires les liquides avec facilité, Sammy, dit M. Weller en
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regardant l'intérieur du pot, lorsque son premier-né l'eut reposé, à
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moitié vide, sur la table; tu aurais fait une fameuse sangsure si tu
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étais né dans cette profession-là, Sammy.
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--Oui, je me figure que ce talent-là m'aurait permis de vivre à mon
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aise, répliqua Sam en s'attaquant au boeuf froid avec une vigueur
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considérable.
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--Je suis très-vexé, Sammy, reprit M. Weller en décrivant de petits
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cercles avec le pot pour secouer son ale avant de la boire, je suis
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très-vexé, Sammy, de voir que tu t'es laissé enfoncer par cet homme
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violet. J'avais toujours pensé, jusqu'à l'autre jour, que les mots de
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_Weller_ et _enfoncé_ ne viendraient jamais en contract, Sammy....
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Jamais.
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--Excepté, sans doute, le cas où il serait question d'une veuve, reprit
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Sam.
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--Les veuves, Sammy, répliqua M. Weller en changeant un peu de couleur,
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les veuves sont des exceptions à toutes les règles. J'ai entendu dire
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combien une veuve vaut de femmes ordinaires, pour vous mettre dedans. Je
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crois que c'est 25, Sammy; mais ça pourrait bien être davantage.
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--Eh mais, c'est déjà assez gentil.
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--D'ailleurs, poursuivit M. Weller, sans faire attention à
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l'interruption, c'est ben différent. Tu sais ce que disait l'avocat de
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ce gen'lm'n qui battait sa femme à coups de pincettes quand il était en
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ribotte. «Après tout, m'sieu le président, qu'i' dit, «c'n est qu'une
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aimable faiblesse.» J'en dis autant par rapport aux veuves, Sammy; et
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tu en diras autant quand tu auras mon âge.
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--Je sais bien, confessa Sam, je sais bien que j'aurais dû en savoir
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plus long.
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--En savoir plus long! répéta M. Weller, en frappant la table avec son
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poing; en savoir plus long! Mais je connais un jeune moutard, qui n'a
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pas eu le quart de ton inducation, qui n'a pas seulement fréquenté les
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marchés pendant... non pas six mois, et qui aurait rougi de se laisser
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enfoncer comme ça, rougi jusqu'au blanc des yeux, Sammy!» L'angoisse que
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réveilla cette amère réflexion obligea M. Weller à tirer la sonnette et
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à demander une nouvelle pinte d'ale.
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«Allons! à quoi bon parler de ça maintenant, fit observer Sam. Ce qui
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est fait est fait, il n'y a plus de remède, et cette pensée doit nous
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consoler, comme disent les Turcs, quand ils ont coupé la tête d'un
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individu par erreur. Mais chacun son tour, gouverneur, et si je rattrape
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ce Trotter, il aura affaire à moi.
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--Je l'espère, Sammy, je l'espère, répondit gravement M. Weller. A ta
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santé, Sammy, et puisses-tu effacer bientôt la tache dont tu as soulié
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notre nom de famille.» En l'honneur de ce toast, le corpulent cocher
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absorba, d'un seul trait, les deux tiers au moins de la pinte
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nouvellement arrivée: puis il tendit le reste à son fils, qui en disposa
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instantanément.
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«Et maintenant, Sammy, reprit M. Weller en consultant l'énorme montre
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d'argent que soutenait sa chaîne de cuivre; maintenant il est temps que
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j'aille au bureau pour prendre ma feuille de route et pour faire charger
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la voiture; car les voitures, Sammy, c'est comme les canons, i' faut les
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charger avec beaucoup de soin avant qu'i' partent.»
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Sam Weller accueillit avec un sourire filial ce bon mot paternel et
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professionnel. Son respectable père continua d'un ton grave et ému: «Je
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vas te quitter, Sammy, mon garçon, et on ne sait pas quand est-ce que
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nous nous reverrons. Ta belle-mère peut avoir fait mon affaire, il peut
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arriver un tas d'accidents avant que tu reçoives de nouvelles nouvelles
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du célèbre monsieur Weller de la _Belle Sauvage_. L'honneur de la
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famille est dans tes mains, Samivel, et j'espère que tu feras ton
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devoir. Quant au reste, je sais que je peux me fier à toi comme à
|
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moi-même. Aussi je n'ai qu'un petit conseil à te donner. Si tu dépasses
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la cinquantaine et que l'idée te vienne d'épouser quelqu'un, n'importe
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qui, vite enferme-toi dans ta chambre, si tu en as une, et
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empoisonne-toi sur-le-champ. C'est commun de se pendre; ainsi pas de
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ces bêtises-là. Empoisonne-toi, Sammy, mon garçon, empoisonne-toi et
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plus tard tu seras bien aise de m'avoir écouté.»
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M. Weller gardait fixement son fils en prononçant ces touchantes
|
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paroles. Lorsqu'il eut terminé il tourna lentement sur le talon et
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disparut.
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Les derniers conseils de son père ayant éveillé dans l'esprit de M.
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Samuel Weller mille idées contemplatives et lugubres, il sortit de
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l'auberge du _Cheval blanc_ dès que le vieil automédon l'eut quitté, et
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dirigea ses pas vers l'église de Saint-Clément, essayant de dissiper sa
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mélancolie en se promenant dans les antiques dépendances de cet édifice.
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Il y avait déjà quelque temps qu'il flânait dans les environs, quand il
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se trouva dans un endroit solitaire, une espèce de cour, d'un aspect
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vénérable, et qui n'avait pas d'autre issue que le passage par lequel il
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était entré. Il allait donc retourner sur ses pas, lorsqu'il fut
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pétrifié sur place par une apparition que nous allons décrire
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ci-dessous.
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M. Samuel Weller, était occupé à contempler les vieilles maisons de
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brique rouge, et malgré son abstraction profonde, lançait de temps en
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temps une oeillade assassine aux fraîches servantes qui ouvraient une
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fenêtre ou levaient une jalousie, lorsque la porte verte d'un jardin, au
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fond de la cour, s'ouvrit tout à coup. Un homme en sortit, qui referma
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soigneusement, après lui, ladite porte et s'avança d'un pas rapide vers
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l'endroit où se trouvait Sam.
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Or, si l'on prend ce fait isolément, et sans s'occuper des circonstances
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concomitantes, il n'a rien de fort extraordinaire, car, dans beaucoup de
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parties du monde, un homme peut sortir d'un jardin et fermer derrière
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lui une porte verte, il peut même s'éloigner d'un pas rapide, sans
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attirer pour cela l'attention publique. Il est donc clair qu'il devait y
|
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avoir, pour éveiller l'intérêt de Sam, quelque chose de particulier dans
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le costume de l'homme, ou dans l'homme lui-même, ou dans l'un et dans
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l'autre. C'est ce que le lecteur pourra facilement conclure, lorsque
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nous lui aurons décrit avec précision la conduite de l'individu dont il
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s'agit.
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Il avait donc fermé derrière lui la porte verte, il s'avançait dans la
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cour d'un pas rapide, comme nous l'avons déjà dit deux fois; mais il
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n'eut pas plus tôt aperçu M. Weller qu'il hésita, s'arrêta et parut ne
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pas trop savoir quel parti prendre. Cependant, comme la porte verte
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était fermée derrière lui, et comme il n'y avait pas d'autre issue que
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celle qui était devant lui, il ne fut pas longtemps à remarquer que,
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pour sortir de là, il fallait nécessairement passer devant M. Samuel
|
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Weller. Il reprit donc son pas délibéré et s'avança en regardant droit
|
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devant lui. Ce qu'il y avait de plus extraordinaire dans cet homme,
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c'est la façon hideuse dont il contournait ses traits, faisant les
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grimaces les plus étonnantes et les plus effroyables qu'on ait jamais
|
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vues. Jamais l'oeuvre de la nature n'avait été déguisée plus artistement
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que ne le fut en un instant le visage en question.
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«Parole d'honneur, se dit Sam à lui-même, en voyant approcher le quidam,
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voilà qui est drôle! j'aurais juré que c'était lui!»
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L'homme avançait toujours, et à mesure qu'il s'approchait, sa figure
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devenait de plus en plus bouleversée.
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«Je pourrais prêter serment, quant à ces cheveux noirs et à cet habit
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violet; mais c'est bien sûr la première fois que je vois cette
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boule-là.»
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Pendant ce soliloque, la physionomie de l'étranger avait pris un aspect
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surnaturel et parfaitement hideux. Cependant il fut obligé de passer
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très-près de Sam, et un regard scrutateur de celui-ci lui permit de
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découvrir, sous ce masque de contorsions effrayantes, quelque chose qui
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ressemblait trop aux petits yeux de M. Job Trotter pour qu'il fût
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possible de s'y tromper.
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«Ohé! monsieur!» cria Sam d'une voix irritée.
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L'étranger s'arrêta.
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«Ohé!» répéta Sam d'une voix encore plus féroce.
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L'homme à l'horrible visage regarda avec la plus grande surprise au fond
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de la cour, à l'entrée de la cour, aux fenêtres de chaque maison,
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partout enfin, excepté du côté de Sam Weller; puis il fit un autre pas
|
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en avant, mais il fut arrêté par un nouveau hurlement de Sam:
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«Ohé! monsieur!»
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Il n'y avait plus moyen de prétendre méconnaître d'où venait la voix, et
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l'étranger, n'ayant pas d'autre ressource, regarda Sam en face.
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«Ça ne prend pas, Job Trotter, dit celui-ci. Allons! allons! pas de
|
|
bêtises. Vous n'êtes pas assez beau naturellement pour vous permettre de
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vous gâter comme ça la physionomie. Remettez-moi vos petits yeux à leur
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place, ou bien je les enfoncerai dans votre tête. M'entendez-vous!»
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Comme M. Weller paraissait disposé à agir suivant la lettre et l'esprit
|
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de ce discours, M. Trotter permit peu à peu à son visage de reprendre
|
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son expression habituelle, et tout à coup, tressaillant de joie, il
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|
s'écria:
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«Que vois-je? monsieur Walker!
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--Ha! reprit Sam, vous êtes bien content de me rencontrer, n'est-ce pas?
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--Content! s'écria Job Trotter enchanté! Oh! monsieur Walker, si vous
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|
saviez combien j'ai désiré cette rencontre! Mais c'en est trop pour ma
|
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sensibilité, monsieur Walker; je ne puis pas contenir ma joie; en vérité
|
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je ne le puis pas!»
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En sanglotant ces paroles, M. Trotter répandit un véritable déluge de
|
|
pleurs, et, jetant ses bras autour de ceux de Sam, il l'embrassa
|
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étroitement, avec un transport d'affection.
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«A bas les pattes! lui cria Sam, grandement indigné de cette conduite,
|
|
et s'efforçant inutilement de se soustraire aux embrassements de son
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enthousiaste connaissance. A bas les pattes! vous dis-je. Pourquoi me
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pleurez-vous comme ça sur le dos, pompe à incendie?
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--Parce que je suis si content de vous voir, répliqua Job Trotter, en
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relâchant Sam, à mesure que les symptômes de son courroux diminuaient.
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|
Ah! monsieur Walker, c'en est trop!
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--Trop? Je le crois bien! Voyons, qu'avez-vous à me dire, eh?»
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M. Trotter ne fit pas de réplique, car le petit mouchoir rouge était en
|
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pleine activité.
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«Qu'avez-vous à me dire avant que je vous casse la tête? répéta Sam
|
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d'une manière menaçante.
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--Hein? fit M. Trotter d'un ton de vertueuse surprise.
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--Qu'est-ce que vous avez à me dire?
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--Mais, monsieur Walker!...
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--Ne m'appelez pas Walker; je me nomme Weller, vous le savez bien.
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Qu'est-ce que vous avez à me dire?
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--Dieu vous bénisse, monsieur Walker,... je veux dire Weller.... Bien
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des choses, si vous voulez venir quelque part où nous puissions parler à
|
|
notre aise. Si vous saviez comme je vous ai cherché, monsieur Weller!
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--Très-soigneusement je suppose, reprit Sam, sèchement.
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--Oh! oui, monsieur, en vérité! affirma M. Trotter sans qu'on vit remuer
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un muscle de sa physionomie. Donnez-moi une poignée de main, M. Weller.»
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|
Sam considéra pendant quelques secondes son compagnon, et ensuite,
|
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comme poussé par un soudain mouvement, il lui tendit la main.
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|
«Comment va votre bon cher maître, demanda Job à Sam, tout en cheminant
|
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avec lui. Oh! c'est un digne gentleman, monsieur Weller. J'espère qu'il
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n'a pas attrapé de fraîcheurs dans cette épouvantable nuit.»
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Une expression momentanée de malice étincela dans l'oeil de Job, pendant
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qu'il prononçait ces paroles. Sam s'en aperçut, et ressentit dans son
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poing fermé une violente démangeaison, mais il se contint et répondit
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simplement que son maître se portait très-bien.
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«Oh! que j'en suis content. Est-il ici?
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--Et le vôtre y est-il?
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--Hélas! oui, il est ici. Et ce qui me peine à dire, monsieur Weller,
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c'est qu'il s'y conduit plus mal que jamais.
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--Ah! ah!
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--Oh! ça fait frémir! c'est terrible!
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--Dans une pension de demoiselles?
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--Non! non! pas dans une pension, répliqua Job avec le même regard
|
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malicieux que Sam avait déjà remarqué, pas dans une pension.
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--Dans la maison avec une porte verte? demanda Sam en regardant
|
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attentivement son compagnon.
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--Non! non! oh! non pas là! répondit Job avec une vivacité qui ne lui
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était pas habituelle. Pas là!
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--Que faisiez-vous là vous-même? reprit Sam avec un regard perçant. Vous
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y êtes entré par accident, peut-être?
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--Voyez-vous, monsieur Weller, je ne regarde pas à vous dire mes petits
|
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secrets, parce que, comme vous savez, nous avons eu tant de goût l'un
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pour l'autre la première fois que nous nous sommes rencontrés. Vous vous
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rappelez la charmante matinée que nous avons passée ensemble.
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--Eh! oui, répliqua Sam, je m'en souviens. Eh bien!
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--Eh bien! poursuivit Job avec grande précision et du ton peu élevé d'un
|
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homme qui communique un secret important. Dans cette maison à la porte
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verte, monsieur Weller, il y a beaucoup de domestiques.
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--Je m'en doute bien, interrompit Sam.
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--Oui, et il y a une cuisinière qui a épargné quelque chose, monsieur
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Weller, et qui désire ouvrir une petite boutique d'épicerie, voyez-vous.
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--Oui dà?
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--Oui, monsieur Weller, hé bien! monsieur, je l'ai rencontrée à une
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petite chapelle où je vais. Une bien jolie petite chapelle de cette
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ville, monsieur Weller, où on chante ce recueil d'hymnes que je porte
|
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habituellement sur moi et que vous avez peut-être vu entre mes mains, et
|
|
j'ai fait connaissance avec elle, monsieur Weller; et puis il s'est
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|
établi une petite intimité, et je puis me hasarder à dire que je compte
|
|
devenir l'épicier.
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|
--Ah! et vous ferez un très-aimable épicier, répliqua Sam en examinant
|
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de côté M. Trotter avec un profond dégoût.
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--Le grand avantage de ceci, monsieur Weller, continua Job, dont les
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|
yeux se remplissaient de larmes; le grand avantage de ceci c'est que je
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pourrai quitter le service déshonorant de ce méchant homme, et me
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|
dévouer tout entier à une vie meilleure et plus vertueuse. Une vie plus
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|
conforme à la manière dont j'ai été élevé, monsieur Weller.
|
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--Vous devez avoir été joliment éduqué, hein?
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|
|
--Oh! avec un soin! avec un soin incroyable, monsieur Weller! et en se
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|
rappelant la pureté de son enfance, M. Trotter tira de nouveau le
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|
mouchoir rose et pleura copieusement.
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|
--Qu'on devait être heureux d'aller à l'école avec un enfant aussi pieux
|
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que vous!
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--Je crois bien, monsieur, répliqua Job en poussant un profond soupir.
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J'étais l'idole de l'école.
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--Ah! ça ne m'étonne pas. Quelle consolation vous deviez être pour votre
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|
bénite mère!»
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|
En entendant ces mots Job inséra un bout du mouchoir rose dans le coin
|
|
de chacun de ses yeux, et recommença à fondre en larmes.
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|
«Qu'est-ce qu'il a maintenant, s'écria Sam, rempli d'indignation. La
|
|
pompe à feu n'est rien auprès de lui. Qu'est-ce qui vous fait fondre en
|
|
eau maintenant? La conscience de votre coquinerie, pas vrai?
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|
|
|
--Je ne puis pas modérer ma sensibilité, monsieur Weller reprit Job
|
|
après une courte pause. Quand je songe que mon maître a soupçonné la
|
|
conversation que j'avais eue avec le vôtre, et qu'il m'a emmené en
|
|
chaise de poste, après avoir engagé la jeune lady à dire qu'elle ne le
|
|
connaissait pas et après avoir gagné la maîtresse de pension! Ah!
|
|
monsieur Weller, cela me fait frissonner!
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|
|
|
--Ah! c'est comme ça que la chose s'est passée, hein?
|
|
|
|
--Sans doute, répliqua Job.»
|
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|
|
Tout en parlant ainsi les deux amis étaient arrivés près de l'hôtel.
|
|
Sam dit alors à son compagnon: «Si ça ne vous dérangeait pas trop, Job,
|
|
je voudrais bien vous voir au _Grand Cheval blanc_, ce soir, vers les
|
|
huit heures.
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|
|
--Je n'y manquerai pas.
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|
--Et vous ferez bien, reprit Sam avec un regard expressif. Autrement je
|
|
pourrais aller demander de vos nouvelles de l'autre côté de la porte
|
|
verte; et alors ça pourrait vous nuire, vous voyez.
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|
|
|
--Je viendrai, sans faute, répéta Job, et il s'éloigna après avoir donné
|
|
à Sam une chaleureuse poignée de main.
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|
--Prends garde, Job Trotter, prends garde à toi, dit Sam en le regardant
|
|
partir; car je pourrais bien t'enfoncer, cette fois.» Ayant terminé ce
|
|
monologue et suivi Job des yeux jusqu'au détour de la rue, Sam rentra et
|
|
monta à la chambre de son maître.
|
|
|
|
«Tout est en train, monsieur, lui dit-il.
|
|
|
|
--Qu'est-ce qui est en train, Sam?...
|
|
|
|
--Je les ai trouvés, monsieur.
|
|
|
|
--Trouvé qui?
|
|
|
|
--Votre bonne pratique, et le pleurnichard aux cheveux noirs.
|
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|
|
--Impossible! s'écria M. Pickwick avec la plus grande énergie. Où
|
|
sont-ils, Sam! où sont-ils?
|
|
|
|
--Chut! chut!» répéta le fidèle valet, et tout en aidant son maître à
|
|
s'habiller, il lui détailla le plan de campagne qu'il avait dressé.
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|
|
|
«Mais quand cela se fera-t-il, Sam?
|
|
|
|
--Au bon moment, monsieur, au bon moment.»
|
|
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|
Le lecteur apprendra dans le subséquent chapitre, si cela fut fait au
|
|
bon moment.
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|
CHAPITRE XXIV.
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|
Dans lequel M. Peter Magnus devient jaloux, et la dame d'un certain âge,
|
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craintive; ce qui jette les pickwickiens dans les griffes de la justice.
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|
Quand M. Pickwick descendit dans la chambre où il avait passé la soirée
|
|
précédente avec M. Peter Magnus, il le trouva en train de se promener
|
|
dans un état nerveux d'agitation et d'attente, et remarqua que ce
|
|
gentleman avait disposé, au plus grand avantage possible de sa personne,
|
|
la majeure partie du contenu des deux sacs, du carton à chapeau, et du
|
|
paquet papier gris.
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|
|
|
«Bonjour, monsieur, dit M. Magnus. Comment trouvez-vous ceci, monsieur?
|
|
|
|
--Tout à fait meurtrier, répondit M. Pickwick en examinant avec un
|
|
sourire de bonne humeur le costume du prétendant.
|
|
|
|
--Oui, je pense que cela fera l'affaire, monsieur Pickwick; monsieur,
|
|
j'ai envoyé ma carte.
|
|
|
|
--Vraiment!
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|
|
|
--Oui, et le garçon est venu me dire qu'elle me recevrait à onze heures.
|
|
A onze heures, monsieur, et il ne s'en faut plus que d'un quart d'heure
|
|
maintenant.»
|
|
|
|
Ah! c'est bientôt!
|
|
|
|
«Oui, c'est bientôt! Trop tôt, peut-être, pour que ce soit agréable. Eh!
|
|
monsieur Pickwick, monsieur.
|
|
|
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--La confiance en soi-même est une grande chose dans ces cas là.
|
|
|
|
--Je le crois, monsieur. J'ai beaucoup de confiance en moi-même.
|
|
Réellement, monsieur Pickwick, je ne vois pas pourquoi un homme
|
|
sentirait la moindre crainte dans une circonstance semblable. Quoi de
|
|
plus simple en somme, monsieur? il n'y a rien là de déshonorant. C'est
|
|
une affaire de convenances mutuelles, rien de plus. Mari d'un côté,
|
|
femme de l'autre. C'est là mon opinion de la matière, monsieur Pickwick.
|
|
|
|
--Et c'est une opinion très-philosophique. Mais le déjeuner nous attend,
|
|
monsieur Magnus, allons.»
|
|
|
|
Ils s'assirent pour déjeuner; cependant malgré les vanteries de M.
|
|
Magnus, il était évident qu'il se trouvait sous l'influence d'une grande
|
|
agitation, dont les principaux symptômes étaient des essais lugubres de
|
|
plaisanterie, la perte de l'appétit, une propension à renverser les
|
|
tasses et la théière, et une inclination irrésistible à regarder la
|
|
pendule, toutes les deux secondes.
|
|
|
|
«Hi! hi! hi! balbutia-t-il en affectant de la gaieté, mais en tremblant
|
|
d'agitation; il ne s'en faut plus que de deux minutes, monsieur
|
|
Pickwick. Suis-je pâle, monsieur?
|
|
|
|
--Pas trop.»
|
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|
|
Il y eut un court silence.
|
|
|
|
«Je vous demande pardon, monsieur Pickwick. Avez-vous jamais fait cette
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sorte de chose, dans votre temps?
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--Vous voulez dire une demande en mariage?
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--Oui.
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--Jamais! répliqua M. Pickwick avec grande énergie, jamais!
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--Alors vous n'avez pas d'idées sur la meilleure manière d'entrer en
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matière?
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--Eh! je puis avoir quelques idées à ce sujet; mais comme je ne les ai
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jamais soumises à la pierre de touche de l'expérience, je serais fâché
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si vous vous en serviez pour régler votre conduite.
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M. Magnus jeta un autre coup d'oeil à la pendule: l'aiguille marquait
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cinq minutes après onze heures. Il se retourna vers M. Pickwick en lui
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disant: «Malgré cela, monsieur, je vous serai bien obligé de me donner
|
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un avis.
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--Eh bien! monsieur, répondit le savant homme avec la solennité profonde
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qui rendait ses remarques si impressives quand il jugeait qu'elles en
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valaient la peine; je commencerais, monsieur, par payer un tribut à la
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beauté et aux excellentes qualités de la dame. De là, monsieur, je
|
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passerais à ma propre indignité.
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--Très-bien, s'écria M. Magnus.
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--Indignité, par rapport à _elle_ seule, monsieur. Faites bien attention
|
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à cela; car pour montrer que je ne serais pas _absolument_ indigne, je
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ferais une courte revue de ma vie passée et de ma condition présente:
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j'établirais, par analogie, que je serais un objet très-désirable pour
|
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toute autre personne. Ensuite je m'étendrais sur la chaleur de mon
|
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amour, et sur la profondeur de mon dévouement. Peut-être pourrais-je,
|
|
alors, essayer de m'emparer de sa main.
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--Oui, je vois. Cela serait un grand point.
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--Ensuite, continua M. Pickwick, en s'échauffant à mesure que son sujet
|
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se présentait devant lui sous des couleurs plus brillantes; ensuite j'en
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viendrais à cette simple question: Voulez-vous de moi? Je crois pouvoir
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supposer raisonnablement que la dame détournerait la tête....
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--Pensez-vous qu'on puisse prendre cela pour accordé? interrompit M.
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Magnus. Parce que, voyez-vous, si elle ne détournait pas la tête au
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moment précis, cela serait embarrassant.
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--Je crois qu'elle la détournerait à ce moment-là, monsieur; et
|
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là-dessus je saisirais sa main, et je pense, _je pense_, monsieur
|
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Magnus, qu'après avoir fait cela, supposant qu'elle n'eût point proféré
|
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de refus, je retirerais doucement le mouchoir qu'elle aurait porté à ses
|
|
yeux, si ma faible connaissance de la nature humaine ne me trompe point,
|
|
et je déroberais un baiser respectueux: oui, je pense que je le
|
|
déroberais; et je suis convaincu que dans cet instant même, si la dame
|
|
devait m'accepter, elle murmurerait à mon oreille un pudique
|
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consentement.»
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|
M. Magnus se leva de sa chaise, regarda pendant quelque temps M.
|
|
Pickwick en silence et avec un regard intelligent, puis il lui secoua
|
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chaleureusement la main et s'élança, en désespéré, hors de la porte.
|
|
L'aiguille de la pendule marquait onze heures dix minutes.
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|
M. Pickwick fit quelques tours dans la chambre, et l'aiguille suivant
|
|
son exemple, était arrivée à la figure qui indique la demi-heure,
|
|
lorsque la porte s'ouvrit soudainement. M. Pickwick se retourna pour
|
|
féliciter M. Magnus, mais à sa place il aperçut la joyeuse physionomie
|
|
de M. Tupman, la figure guerrière de M. Winkle, et les traits
|
|
intellectuels de M. Snodgrass.
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|
Pendant que M. Pickwick les complimentait, M. Peter Magnus se précipita
|
|
dans l'appartement.
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«Mes bons amis, dit le philosophe, voici le gentleman dont je vous
|
|
parlais, M. Magnus.
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--Votre serviteur, messieurs, dit M. Magnus qui était évidemment dans un
|
|
état d'exaltation. Monsieur Pickwick, permettez-moi de vous parler un
|
|
moment, monsieur.»
|
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|
|
En prononçant ces mots M. Magnus insinua son index dans une des
|
|
boutonnières de M. Pickwick, et l'attirant dans l'ouverture d'une
|
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fenêtre: «Félicitez-moi, monsieur Pickwick; j'ai suivi votre avis à la
|
|
lettre.
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--Était-il bon?
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--Oui, monsieur, il ne pouvait pas être meilleur. Elle est à moi,
|
|
monsieur Pickwick.
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--Je vous en félicite de tout mon coeur, répondit le philosophe, en
|
|
secouant cordialement la main de sa nouvelle connaissance.
|
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--Il faut que vous la voyiez, monsieur. Par ici, s'il vous plaît.
|
|
Excusez-nous pour un instant, messieurs.» En parlant ainsi l'amant
|
|
triomphant entraîna rapidement M. Pickwick hors de la chambre, s'arrêta
|
|
à la porte voisine dans le corridor, et y tapa doucement.
|
|
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|
«Entrez,» dit une voix de femme.
|
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|
Ils entrèrent.
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|
«Miss Witherfield[26], dit M. Magnus, permettez-moi de vous présenter un
|
|
de mes meilleurs amis, M. Pickwick.--Monsieur Pickwick, permettez-moi de
|
|
vous présenter à miss Witherfield.»
|
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|
[Footnote 26: En français: De champ sec.]
|
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|
La dame était à l'autre bout de la chambre. M. Pickwick la salua, et en
|
|
même temps, tirant adroitement ses lunettes de sa poche, il les ajusta
|
|
sur son nez; mais à peine les y avait-il posées qu'il poussa une
|
|
exclamation de surprise, et recula plusieurs pas. La dame, de son côté,
|
|
jetait un cri involontaire, cachait son visage dans ses mains, et se
|
|
laissait tomber sur sa chaise; tandis que M. Peter Magnus, qui semblait
|
|
pétrifié sur la place, les contemplait tour à tour avec une physionomie
|
|
défigurée par un excès d'étonnement et d'horreur.
|
|
|
|
Un semblable coup de théâtre paraît inexplicable; mais le fait est que
|
|
M. Pickwick, aussitôt qu'il avait mis ses lunettes, avait reconnu tout à
|
|
coup, dans la future Mme Magnus, la dame chez laquelle il s'était si
|
|
odieusement introduit la nuit précédente; et qu'à peine lesdites
|
|
lunettes avaient-elles croisé le nez de M. Pickwick, lorsque la dame
|
|
s'aperçut de l'identité de sa physionomie avec celle qu'elle avait vue,
|
|
environnée de toutes les horreurs d'un bonnet de coton. En conséquence
|
|
la dame cria et le philosophe tressaillit.
|
|
|
|
«Monsieur Pickwick, que signifie cela, monsieur? Dites-moi ce que
|
|
signifie cela, monsieur? s'écria M. Magnus d'un ton de voix élevé et
|
|
menaçant.
|
|
|
|
--Monsieur, je refuse de répondre à cette question, répliqua M.
|
|
Pickwick, un peu échauffé par la manière soudaine dont M. Magnus l'avait
|
|
interrogé, au mode impératif.
|
|
|
|
--Vous le refusez, monsieur?
|
|
|
|
--Oui, monsieur. Je ne consentirai pas, sans la permission de cette
|
|
dame, à dire quelque chose qui puisse la compromettre, ou réveiller dans
|
|
son sein de désagréables souvenirs.
|
|
|
|
--Miss Witherfield, reprit M. Magnus, connaissez-vous monsieur?
|
|
|
|
--Si je le connais? répondit en hésitant la dame d'un certain âge.
|
|
|
|
--Oui, si vous le connaissez! Je demande si vous le connaissez? répéta
|
|
M. Magnus avec férocité.
|
|
|
|
--Je l'ai déjà vu, balbutia la dame.
|
|
|
|
--Où? demanda M. Magnus, où, madame?
|
|
|
|
--Voilà, dit la dame en se levant et détournant la tête; voilà ce que je
|
|
ne révélerais pas pour un empire....
|
|
|
|
--Je vous comprends, madame, interrompit M. Pickwick, et je respecte
|
|
votre délicatesse. Cela ne sera jamais divulgué par moi. Vous pouvez y
|
|
compter.
|
|
|
|
--Sur ma parole, madame! reprit M. Magnus, avec un amer ricanement, sur
|
|
ma parole, madame! vu la situation où je suis placé vis-à-vis de vous,
|
|
vous vous conduisez, vis-à-vis de moi, avec assez de sang-froid, assez
|
|
de sang-froid, madame!
|
|
|
|
--Cruel monsieur Magnus!» balbutia la dame d'un certain âge, et elle se
|
|
prît à pleurer abondamment.
|
|
|
|
M. Pickwick s'interposa. «Adressez-moi vos observations, monsieur. S'il
|
|
y a quelqu'un de blâmable ici, c'est moi seul.
|
|
|
|
--Ah! c'est vous seul qui êtes blâmable, monsieur! Je vois, je vois.
|
|
Oui, je comprends, monsieur. Vous vous repentez de votre détermination,
|
|
maintenant.
|
|
|
|
--Ma détermination! répéta M. Pickwick.
|
|
|
|
--Votre détermination, monsieur. Oh! ne me regardez pas comme cela,
|
|
monsieur. Je me rappelle vos paroles d'hier au soir. Vous êtes venu ici
|
|
pour démasquer la fausseté et la trahison d'une personne, dans la bonne
|
|
foi de laquelle vous aviez placé une entière confiance. Eh! monsieur?»
|
|
Ici M. Peter Magnus se laissa aller à un ricanement prolongé; puis ôtant
|
|
ses lunettes bleues, qu'il jugea probablement superflues dans un accès
|
|
de jalousie, il se mit à rouler ses petits yeux d'une manière
|
|
effrayante.
|
|
|
|
«Eh? dit-il, sur nouveaux frais en répétant son ricanement, avec un
|
|
effet redoublé. Mais vous m'en répondrez, monsieur!
|
|
|
|
--De quoi répondrai-je? demanda M, Pickwick.
|
|
|
|
--Ne vous inquiétez pas, monsieur! vociféra M. Magnus en arpentant la
|
|
chambre; ne vous inquiétez pas!»
|
|
|
|
Il faut que ces quatre mots aient une signification fort étendue, car
|
|
nous ne nous rappelons pas d'avoir jamais observé une querelle dans la
|
|
rue, au spectacle, dans un bal public, ou ailleurs, dans laquelle cette
|
|
phrase ne servit pas de réponse principale à toutes les questions
|
|
belliqueuses. «Croyez-vous être un gentleman, monsieur? Ne vous
|
|
inquiétez pas, monsieur!--Est-ce que j'ai dit quelque chose à la jeune
|
|
femme, monsieur? Ne vous inquiétez pas, monsieur!--Avez-vous envie de
|
|
vous faire casser les reins, monsieur? Ne vous inquiétez pas, monsieur!»
|
|
En même temps il faut observer qu'il semble y avoir une provocation
|
|
cachée dans cet universel _ne vous inquiétez pas_; car il éveille dans
|
|
le sein des individus auxquels il s'adresse plus de courroux qu'une
|
|
grave injure.
|
|
|
|
Nous ne prétendons pas cependant que l'application de cette expression à
|
|
M. Pickwick remplit son âme de l'indignation qu'elle aurait
|
|
infailliblement excitée dans un esprit vulgaire. Nous racontons
|
|
simplement le fait. En entendant ces mots, M. Pickwick ouvrit la porte
|
|
de la chambre, et cria brusquement.
|
|
|
|
«Tupman, venez ici!»
|
|
|
|
M. Tupman arriva immédiatement avec un air de considérable surprise.
|
|
|
|
«Tupman, dit M. Pickwick, un secret de quelque délicatesse et qui
|
|
concerne cette dame est la cause d'un différend qui vient de s'élever
|
|
entre ce gentleman et moi-même. Mais je l'assure, devant vous, que ce
|
|
secret n'a aucune relation avec lui-même, ni aucun rapport avec ses
|
|
affaires. Après cela je n'ai pas besoin de vous faire remarquer que s'il
|
|
continuait à en douter, il douterait en même temps de ma véracité, ce
|
|
que je considérerais comme une insulte personnelle.»
|
|
|
|
A ces mots, le philosophe lança à M.P. Magnus un regard qui renfermait
|
|
toute une encyclopédie de menaces.
|
|
|
|
La figure honorable et assurée de M. Pickwick, jointe à la force, à
|
|
l'énergie du langage qui le distinguaient si éminemment, auraient porté
|
|
la conviction dans tout esprit raisonnable; mais malheureusement, dans
|
|
l'instant en question, l'esprit de M. Peter Magnus n'était nullement
|
|
dans un état raisonnable. Au lieu donc de recevoir, d'une manière
|
|
convenable l'explication du philosophe, il procéda immédiatement à se
|
|
monter sur un diapason dévorant de colère et de menaces, parlant avec
|
|
rage de ce qui était dû à sa délicatesse, à sa sensibilité, et donnant
|
|
de la force à ses déclamations en marchant furieusement à travers la
|
|
chambre, et en arrachant ses cheveux; amusement qu'il interrompait
|
|
quelquefois pour agiter son poing sous le nez philanthropique de M.
|
|
Pickwick.
|
|
|
|
Cependant, fort de sa rectitude et de son innocence, contrarié d'avoir
|
|
malheureusement embarrassé la dame d'un certain âge, dans une affaire
|
|
aussi désagréable, M. Pickwick, à son tour, était dans une disposition
|
|
moins paisible qu'à son ordinaire. En conséquence, on parla plus
|
|
vivement; on se servit de plus gros mots, et à la fin, M. Magnus dit à
|
|
M. Pickwick qu'il aurait bientôt de ses nouvelles. M. Pickwick, avec une
|
|
politesse digne de louange, lui répondit que le plus tôt serait le
|
|
mieux. A ces mots la dame d'un certain âge se précipita en pleurant hors
|
|
de la chambre, et M. Tupman entraîna son savant ami, abandonnant le
|
|
prétendu désappointé à ses sombres méditations.
|
|
|
|
Si la dame d'un certain âge avait vécu dans la société, ou si elle avait
|
|
tant soit peu connu les coutumes et les manières de ceux qui font les
|
|
lois et établissent les modes, elle aurait su que cette espèce de
|
|
férocité est la chose du monde la plus innocente. Mais elle avait
|
|
principalement habité la province, n'avait jamais lu les débats
|
|
parlementaires, et était peu versée, par conséquent, dans le code
|
|
d'honneur raffiné des nations civilisées. Aussitôt donc qu'elle eut
|
|
gagné sa chambre à coucher et soigneusement verrouillé sa porte, elle
|
|
commença à méditer sur les scènes dont elle venait d'être témoin. Des
|
|
idées de massacre et de carnage se présentèrent à son imagination, et,
|
|
dans cette fantasmagorie, le tableau le moins sanglant représentait M.
|
|
Peter Magnus, enrichi d'une livre de plomb dans le côté gauche, et
|
|
rapporté à l'hôtel sur un brancard. Plus la dame d'un certain âge
|
|
méditait, plus elle était épouvantée, et à la fin elle se détermina à
|
|
aller trouver le principal magistrat de la ville, et à le requérir de
|
|
faire empoigner sans délai M. Pickwick et M. Tupman.
|
|
|
|
La dame d'un certain âge fut poussée à prendre ce parti par un grand
|
|
nombre de considérations; mais la principale était la preuve
|
|
incontestable qu'elle donnerait ainsi à M. Peter Magnus du dévouement
|
|
qu'elle lui avait voué, de l'anxiété qu'elle ressentait pour le salut
|
|
de sa personne. Elle connaissait trop bien la jalousie de son
|
|
tempérament, pour s'aventurer à faire la plus légère allusion à la cause
|
|
réelle de son agitation, en voyant M. Pickwick, et elle se fiait à son
|
|
influence et à ses moyens de persuasion, pour apaiser le petit homme,
|
|
pourvu que l'objet de ses soupçons fût éloigné, et qu'il ne s'élevât
|
|
plus de nouvelles occasions de querelles. La tête remplie de ces
|
|
réflexions, elle ajusta son chapeau et son châle, et se rendit en droite
|
|
ligne au domicile du maire.
|
|
|
|
Or, George Nupkins, esquire, maire de la ville d'Ipswich, était un grand
|
|
personnage; si grand qu'un bon marcheur pourrait à peine en rencontrer
|
|
un semblable entre le lever et le coucher du soleil, même le 21 juin,
|
|
jour qui lui offrirait naturellement le plus de chances pour cette
|
|
recherche, puisque, suivant tous les almanachs, c'est le plus long jour
|
|
de l'année. Dans la matinée en question, M. Nupkins se trouvait dans un
|
|
état d'irritation extrême, car il y avait eu une rébellion dans la
|
|
ville. Tous les externes de la plus grande école avaient conspiré pour
|
|
briser les carreaux d'une marchande de pommes qui leur déplaisait; ils
|
|
avaient hué le bedeau; ils avaient jeté des pierres à la police chargée
|
|
de comprimer l'émeute, et représentée par un bonhomme en bottes à
|
|
revers, qui remplissait ses fonctions depuis au moins un quart de
|
|
siècle. M. Nupkins était donc assis dans sa bergère, fronçant
|
|
majestueusement ses sourcils et bouillant de rage, lorsqu'une dame fut
|
|
annoncée pour une affaire pressante, importante, particulière. M.
|
|
Nupkins, prenant un air calme et terrible, donna ordre d'introduire la
|
|
dame, et cet ordre, comme tous ceux des magistrats, des empereurs et des
|
|
autres puissances de la terre, ayant été immédiatement exécuté, miss
|
|
Witherfield, dont l'agitation était visible et intéressante, se présenta
|
|
devant le grand homme.
|
|
|
|
«Muzzle! dit le magistrat.»
|
|
|
|
Muzzle était un domestique rabougri, dont le coffre était long, les
|
|
jambes courtes.
|
|
|
|
«Muzzle!
|
|
|
|
--Oui, Votre Honneur.
|
|
|
|
--Donnez un fauteuil, et quittez la chambre.
|
|
|
|
--Oui, Votre Vénération.
|
|
|
|
--Maintenant, madame, voulez-vous exposer votre affaire.
|
|
|
|
--Elle est d'une nature très-pénible, monsieur.
|
|
|
|
--Je ne dis pas le contraire, madame. Calmez-vous madame, (Ici M.
|
|
Nupkins prit un air de douceur.) Et dites-moi quelle affaire légale
|
|
vous amène devant moi, madame. (Ici le magistrat reprit le dessus et M.
|
|
Nupkins se donna un air sévère et grandiose.)
|
|
|
|
--Il est fort affligeant pour moi, monsieur, de vous faire cette
|
|
dénonciation. Mais je crains bien qu'il n'y ait un duel ici.
|
|
|
|
--Ici, madame?--Où madame?
|
|
|
|
--Dans Ipswich.
|
|
|
|
--Dans Ipswich! madame. Un duel dans Ipswich! s'écria le magistrat
|
|
parfaitement stupéfait à cette seule idée. Impossible, madame! Rien de
|
|
la sorte ne peut arriver dans cette ville; j'en suis persuadé. Dieu du
|
|
ciel! madame, connaissez-vous l'activité de notre magistrature locale?
|
|
N'avez-vous pas entendu dire, madame, que le quatre mai passé, suivi
|
|
seulement par soixante constables spéciaux, je me précipitai entre deux
|
|
boxeurs, et qu'au risque d'être sacrifié aux passions furieuses d'une
|
|
multitude irritée, j'empêchai une rencontre pugilastique entre le
|
|
champion de Middlesex et celui de Suffolk. Un duel dans Ipswich, madame!
|
|
Je ne le pense pas. Non, je ne pense pas qu'il puisse y avoir deux
|
|
mortels assez audacieux pour projeter un tel attentat dans cette ville.
|
|
|
|
--Ce que j'ai l'honneur de vous dire n'est malheureusement que trop
|
|
exact, reprit la dame d'un certain âge. J'étais présente à la querelle.
|
|
|
|
--C'est la chose la plus extraordinaire! s'écria le magistrat étonné.
|
|
Muzzle!
|
|
|
|
--Oui, Votre Vénération.
|
|
|
|
--Envoyez-moi M. Jinks, sur-le-champ, à l'instant même.
|
|
|
|
--Oui, Votre Vénération.»
|
|
|
|
Muzzle se retira, et bientôt on vit entrer dans la chambre un clerc
|
|
d'âge raisonnable, mal vêtu, et évidemment mal nourri, comme
|
|
l'annonçaient son visage pâle et son nez aigu.
|
|
|
|
--Monsieur Jinks, dit le magistrat, monsieur Jinks.
|
|
|
|
--Monsieur, répliqua Jinks.
|
|
|
|
--Cette dame est venue ici pour nous informer d'un duel qui doit avoir
|
|
lieu dans cette ville.»
|
|
|
|
M. Jinks, ne sachant pas exactement que dire, sourit d'un sourire
|
|
d'inférieur.
|
|
|
|
«De quoi riez-vous, monsieur Jinks?» demanda le magistrat.
|
|
|
|
M. Jinks prit à l'instant un air sérieux.
|
|
|
|
«Monsieur Jinks, poursuivit le magistrat, vous êtes un sot, monsieur.
|
|
(M. Jinks regarda humblement le grand homme, et mordit le haut de sa
|
|
plume.) Vous pouvez voir quelque chose de très-comique dans cette
|
|
information, monsieur; mais je vous dirai, monsieur Jinks, que vous avez
|
|
très-peu de raisons de rire.»
|
|
|
|
Le clerc à l'air affamé soupira, comme un homme convaincu qu'il avait en
|
|
effet fort peu de motifs d'être gai. Puis, ayant reçu l'ordre de noter
|
|
la déposition de la dame, il se glissa jusqu'à son siége, et se mit à
|
|
écrire.
|
|
|
|
«Ce Pickwick est le principal, à ce que j'entends, dit le magistrat,
|
|
lorsque la déclaration fut terminée.
|
|
|
|
--Oui, monsieur, répondit la dame d'un certain âge.
|
|
|
|
--Et l'autre perturbateur? Quel est son nom, monsieur Jinks?
|
|
|
|
--Tupman, monsieur.
|
|
|
|
--Tupman est le témoin, madame?
|
|
|
|
--Oui, monsieur.
|
|
|
|
--L'autre combattant a quitté la ville, dites-vous, madame?
|
|
|
|
--Oui, répondit miss Witherfield avec une petite toux.
|
|
|
|
--Très-bien. Ce sont deux coupe-jarrets de Londres, qui sont venus ici
|
|
pour détruire la population de Sa Majesté, pensant que le bras de la loi
|
|
est faible et paralysé à cette distance de la capitale. Mais nous en
|
|
ferons un exemple. Expédiez le mandat d'amener, monsieur Jinks.
|
|
Muzzle!...
|
|
|
|
--Oui, Votre Vénération.
|
|
|
|
--Grummer est-il en bas?
|
|
|
|
--Oui, Votre Vénération.
|
|
|
|
--Envoyez-le ici.»
|
|
|
|
L'obséquieux Muzzle se retira et revint presque immédiatement avec le
|
|
représentant de l'autorité, constable depuis son enfance, et qui était
|
|
principalement remarquable par son nez vineux, sa voix enrouée, son
|
|
habit couleur de tabac, ses bottes à revers et son regard errant.
|
|
|
|
«Grummer! dit le magistrat.
|
|
|
|
--Votre Vin-à-ration.
|
|
|
|
--La ville est-elle tranquille maintenant?
|
|
|
|
--Pas mal, Votre Vin-à-ration; la populace s'est apaisée par conséquent
|
|
que les garçons s'en est allé jouer à la crosse.
|
|
|
|
--Grummer, reprit le magistrat d'un air déterminé; dans un temps comme
|
|
celui-ci, il n'y a que des mesures vigoureuses qui puissent réussir. Si
|
|
l'on méprise l'autorité des officiers du roi, il faut faire lire le
|
|
_riot-act_[27]. Si le pouvoir civil ne peut pas protéger les fenêtres,
|
|
il faut que le militaire protège le pouvoir civil et les fenêtres aussi.
|
|
Je pense que c'est une maxime de la constitution, monsieur Jinks?
|
|
|
|
[Footnote 27: Sommation pour inviter la foule à se disperser.]
|
|
|
|
--Certainement, monsieur.
|
|
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|
--Très-bien, dit le magistrat en signant le mandat d'amener. Grummer,
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vous ferez comparaître ces personnes devant nous cette après-midi; vous
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les trouverez au _Grand Cheval blanc_. Vous vous rappelez l'affaire des
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champions de Middlesex et de Suffolk, Grummer?»
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M. Grummer exprima par une secousse de sa tête qu'il ne l'oublierait
|
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jamais; ce qui, en effet, n'était guère probable, aussi longtemps
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surtout que cette affaire continuerait à lui être citée tous les jours.
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«Ceci, poursuivit le magistrat, est peut-être encore plus
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inconstitutionnel. C'est une plus grande violation de la paix; c'est une
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plus grave atteinte aux prérogatives de Sa Majesté. Je pense que le duel
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est un des privilèges les plus incontestables de Sa Majesté, monsieur
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Jinks.
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--Expressément stipulé dans la _magna Charta_, monsieur.
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--Un des plus beaux joyaux de la couronne, arraché à Sa Majesté par
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l'union politique des barons..., n'est-ce pas, monsieur Jinks?
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--Justement, monsieur.
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--Très-bien, continua le magistrat en se redressant avec orgueil. Cette
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prérogative royale ne sera pas violée dans cette portion des domaines de
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Sa Majesté. Grummer, procurez-vous du secours, et exécutez ce mandat
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avec le moins de délai possible. Muzzle.
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--Oui, Votre Vénération....
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--Reconduisez cette dame.»
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Miss Witherfield se retira, profondément impressionnée par la science et
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par la dignité du magistrat. M. Nupkins se retira pour déjeuner. M.
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Jinks se retira en lui-même, car c'était le seul endroit où il pût se
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retirer; si l'on excepte le lit-sofa du petit parloir, qui était occupé
|
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pendant le jour par la famille de son hôtesse. Enfin M. Grummer se
|
|
retira pour laver, par la manière dont il exécuterait sa présente
|
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commission, l'insulte qui était tombée dans la matinée sur lui-même et
|
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sur l'autre représentant de Sa Majesté, le bedeau.
|
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Tandis que l'on faisait des préparatifs si formidables pour conserver
|
|
la paix du roi, M. Pickwick et ses amis, tout à fait ignorants des
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prodigieux événements qui se machinaient, étaient tranquillement assis
|
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autour d'un excellent dîner. La bonne humeur la plus expansive régnait
|
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dans leur petite réunion. M. Pickwick était précisément en train de
|
|
raconter, au grand amusement de ses sectateurs, et principalement de M.
|
|
Tupman, ses aventures de la nuit précédente, lorsque la porte s'ouvrit,
|
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et laissa voir une physionomie assez rébarbative qui s'allongea dans la
|
|
chambre. Les yeux de la physionomie rébarbative se fixèrent
|
|
attentivement sur M. Pickwick pendant quelques secondes, et ils furent
|
|
apparemment satisfaits de leur investigation, car le corps auquel
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appartenait la physionomie rébarbative s'introduisit lentement dans
|
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l'appartement, sous la forme d'un individu en bottes à revers. Enfin,
|
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pour ne pas tenir plus longtemps le lecteur en suspens, ces yeux étaient
|
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les yeux errants de M. Grummer, et ce corps était le corps du susdit
|
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gentleman.
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M. Grummer procéda d'une manière légale, mais particulière. Son premier
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acte fut de verrouiller la porte à l'intérieur; le second, de polir
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très-soigneusement sa tête et son visage avec un mouchoir de coton; le
|
|
troisième, de placer son mouchoir de coton dans son chapeau, et son
|
|
chapeau sur la chaise la plus proche; et le quatrième enfin, de tirer de
|
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sa poche un gros bâton court, surmonté d'une couronne de cuivre, avec
|
|
laquelle il fit signe à M. Pickwick aussi gravement que la statue du
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commandeur.
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M. Snodgrass fut le premier à rompre le silence d'étonnement qui régnait
|
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dans la chambre. Durant quelques minutes, il regarda fixement M. Grummer
|
|
et dit ensuite avec force: «Ceci est une chambre particulière, monsieur!
|
|
une chambre particulière!»
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M. Grummer secoua la tête et répondit: «Il n'y a point de chambres
|
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particulières pour Sa Majesté, quand une fois la porte de la rue est
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passée; v'là la loi. Y en a qui disent que la maison d'un Anglais, c'est
|
|
sa forteresse; eh bien! ceux-là disent une bêtise.»
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Les pickwickiens échangèrent entre eux des coups d'oeil étonnés.
|
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«Lequel c'est-il qu'est M. Tupman?» demanda M. Grummer. Il avait reconnu
|
|
M. Pickwick du premier coup par une perception intuitive.
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--Mon nom est Tupman, dit ce gentleman.
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--Mon nom est la loi, reprit M. Grummer.
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--Quoi? demanda M. Tupman.
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--La loi, répliqua M. Grummer. La loi, le pouvoir incivil et ésécutif,
|
|
c'est mon titre, et v'là mon autorité. «Tupman (nom de baptême en
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|
blanc); Pickwick (idem): contre la paix de notre seigneur le roi, vu les
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|
estatuts et ordonnances....» C'est en règle, vous voyez! je vous
|
|
empoigne les susdits Pickwick et Tupman.
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--Qu'est-ce que signifie cette insolence? s'écria M. Tupman en se
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|
levant. Quittez cette chambre! sortez sur-le-champ!
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--Ohé! cria M. Grummer en se retirant rapidement vers la porte et en
|
|
l'entre-bâillant, Dubbley!
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--Voilà! dit une voix grave dans le corridor.
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|
|
Au même instant, un homme qui avait près de six pieds de haut et une
|
|
grosseur proportionnée se fourra dans la porte entr'ouverte, avec des
|
|
efforts qui rendirent tout rouge son visage malpropre, et entra dans
|
|
l'appartement.
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|
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|
«Dubbley, dit M. Grummer, les autres constables spécial est-il dehors?»
|
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|
En homme laconique, M. Dubbley ne répondit que par un signe affirmatif.
|
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|
«Faites entrer la division qu'est sous vos ordres, Dubbley.»
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|
|
M. Dubbley obéit, et une demi-douzaine d'hommes, porteurs de gros bâtons
|
|
courts, avec une couronne de cuivre, se précipitèrent dans la chambre.
|
|
M. Grummer empocha son bâton, et regarda M. Dubbley; M. Dubbley empocha
|
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son bâton, et regarda la division; la division empocha ses bâtons, et
|
|
regarda MM. Tupman et Pickwick.
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|
Le philosophe et ses partisans se levèrent comme un seul homme.
|
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«Que signifie cette violation atroce de mon domicile, s'écria M.
|
|
Pickwick?
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|
--Qui oserait m'arrêter? demanda M. Tupman.
|
|
|
|
--Que venez-vous faire ici, coquins? murmura M. Snodgrass.»
|
|
|
|
M. Winkle ne dit rien, mais il fixa ses yeux sur Grummer avec un regard
|
|
qui lui aurait percé la cervelle et serait ressorti de l'autre côté, si
|
|
le constable n'avait pas eu la tête plus dure que du fer; mais, à cause
|
|
de cette circonstance, le regard de M. Winkle n'eut sur lui aucun effet
|
|
visible quelconque.
|
|
|
|
Quand les exécutifs s'aperçurent que M. Pickwick et ses amis étaient
|
|
disposés à résister à l'autorité de la loi, ils relevèrent les manches
|
|
de leurs habits d'une manière très-significative, comme si c'était une
|
|
chose toute simple, un acte purement professionnel, de jeter les
|
|
délinquants par terre, pour les ramasser ensuite et les emporter. Cette
|
|
démonstration ne fut pas perdue pour M. Pickwick. Il conféra à part
|
|
pendant quelques instants avec M. Tupman, et déclara ensuite qu'il était
|
|
prêt à se rendre à la résidence du maire, ajoutant seulement qu'il
|
|
prenait à témoin tous les citoyens présents de cette monstrueuse
|
|
atteinte aux privilèges d'un anglais, et de son engagement solennel de
|
|
s'en faire rendre raison aussitôt qu'il serait en liberté. A cette
|
|
déclaration, tous les _citoyens_ présents éclatèrent de rire, excepté
|
|
cependant M. Grummer, qui paraissait considérer comme une espèce de
|
|
blasphème intolérable la moindre réflexion sur le droit divin des
|
|
magistrats.
|
|
|
|
Mais lorsque M. Pickwick eut déclaré qu'il était prêt à obéir aux lois
|
|
de son pays, et justement lorsque les garçons, les palefreniers, les
|
|
servantes et les postillons, que sa résistance avait flattés d'un
|
|
charmant spectacle, commençaient à se retirer avec désappointement, une
|
|
autre difficulté s'éleva qui menaça le _Grand Cheval blanc_ d'une
|
|
confusion nouvelle. Malgré ses sentiments de vénération pour les
|
|
autorités constituées, M. Pickwick refusa résolument de paraître dans la
|
|
rue, entouré, comme un malfaiteur, par les officiers de la justice. Dans
|
|
l'état incertain de l'opinion publique (car c'était presque fête, et les
|
|
écoliers n'étaient pas encore rentrés chez eux), M. Grummer refusa tout
|
|
aussi résolument de marcher avec sa suite d'un côté de la rue, et
|
|
d'accepter la parole de M. Pickwick qu'il suivrait l'autre côté pour se
|
|
rendre directement chez le magistrat. Enfin, M. Pickwick et M. Tupman se
|
|
refusèrent vigoureusement à faire la dépense d'une chaise de poste, ce
|
|
qui était le seul moyen de transport respectable qu'on pût se procurer.
|
|
La dispute dura longtemps et sur une clef très-haute. Enfin, M.
|
|
Pickwick, continuant de refuser de se rendre à pied chez le magistrat,
|
|
les exécutifs étaient sur le point de recourir à l'expédient bien simple
|
|
de l'y porter, lorsque quelqu'un se rappela qu'il y avait dans la cour
|
|
une vieille chaise à porteurs, construite originairement pour un gros
|
|
rentier goutteux, et qui par conséquent devait contenir les deux
|
|
coupables aussi commodément, pour le moins, qu'un cabriolet moderne. La
|
|
chaise fut donc louée et apportée dans la salle d'en bas; M. Pickwick
|
|
et M. Tupman s'insinuèrent dans l'intérieur, et baissèrent les stores;
|
|
une couple de porteurs fut facilement trouvée; enfin, la procession se
|
|
mit en marche dans le plus grand ordre. Les constables spéciaux
|
|
entouraient le char; M. Grummer et M. Dubbley s'avançaient
|
|
triomphalement en tête; M. Snodgrass et M. Winkle marchaient bras
|
|
dessus, bras dessous, par derrière, et les malpeignés d'Ipswich
|
|
formaient l'arrière-garde.
|
|
|
|
Les boutiquiers de la ville, quoiqu'ils n'eussent qu'une idée fort
|
|
indistincte de la nature de l'offense, ne pouvaient s'empêcher d'être
|
|
tout à fait édifiés et réjouis par ce spectacle. Ils reconnaissaient le
|
|
bras infatigable de la loi, qui était descendu, avec la force de vingt
|
|
presses hydrauliques, sur deux coupables de la métropole elle-même.
|
|
Cette puissante machine, mise en mouvement par leur propre magistrat, et
|
|
dirigée par leurs propres officiers, avait comprimé les deux malfaiteurs
|
|
dans l'étroite enceinte d'une chaise à porteurs. Nombreuses furent les
|
|
expressions d'admiration qui saluèrent M. Grummer pendant qu'il
|
|
conduisait le cortège, son bâton de commandement à la main; bruyantes et
|
|
prolongées étaient les acclamations des malpeignés; et parmi ces
|
|
témoignages unanimes de l'approbation publique, la procession s'avançait
|
|
lentement et majestueusement.
|
|
|
|
Sam Weller, vêtu de sa jaquette du matin et avec ses manches de calicot
|
|
noir, s'en revenait d'assez mauvaise humeur, car il avait inutilement
|
|
examiné la mystérieuse maison à la porte verte, lorsqu'il aperçut, en
|
|
levant les yeux, un flot de populaire qui s'avançait autour d'un objet
|
|
ressemblant fort à une chaise à porteur. Charmé de trouver une
|
|
distraction à son désappointement, il se rangea pour laisser passer les
|
|
malpeignés, et voyant qu'ils applaudissaient en chemin, à leur grande
|
|
satisfaction apparente, il commença immédiatement (par pur désoeuvrement)
|
|
à applaudir aussi de toutes ses forces et de tous ses poumons.
|
|
|
|
M. Grummer passa, et M. Dubbley passa, et la chaise à porteurs passa, et
|
|
les gardes du corps spéciaux passèrent, et Sam répondait toujours aux
|
|
acclamations enthousiastes de la populace, en agitant son chapeau
|
|
au-dessus de sa tête, comme s'il eût été entraîné par la joie la plus
|
|
vive, quoique, bien entendu, il n'eût pas la plus légère idée de ce
|
|
qu'il applaudissait. Tout à coup il resta immobile, en voyant
|
|
inopinément apparaître MM. Winkle et Snodgrass.
|
|
|
|
«Qu'est-ce qu'est arrivé, gentlemen? demanda Sam. Qu'est-ce qu'ils ont
|
|
pincé dans cette guérite en deuil?»
|
|
|
|
Les deux amis répondirent ensemble: mais leurs paroles étaient dominées
|
|
par le tumulte.
|
|
|
|
«Qu'est-ce qu'est dedans?» cria Sam de nouveau.
|
|
|
|
Une seconde réplique lui fut donnée en commun, et quoiqu'il n'en pût
|
|
distinguer les paroles, il vit par le mouvement des deux paires de
|
|
lèvres qu'elles avaient prononcé le mot magique: _Pickwick_.
|
|
|
|
C'en est assez; en une minute l'héroïque valet s'ouvre un chemin à
|
|
travers la foule, arrête les porteurs, et vient affronter le majestueux
|
|
Grummer.
|
|
|
|
«Ohé! vieux gentleman, lui dit-il; qu'est-ce que vous avez coffré dans
|
|
cette boîte ici?
|
|
|
|
--Gare de delà! s'écria avec emphase M. Grummer, dont l'importance,
|
|
comme celle de beaucoup d'autres grands hommes, était singulièrement
|
|
enflée par le vent de la popularité.
|
|
|
|
--Faites-y prendre un billet de parterre, cria M. Dubbley.
|
|
|
|
--Je vous suis fort obligé pour votre politesse, vieux gentleman, reprit
|
|
Sam; et je suis encore plus obligé à l'autre gentleman qui a l'air
|
|
échappé d'une caravane de géants, pour son agréable avis; mais
|
|
j'aimerais mieux que vous répondissiez à ma question, si ça vous est
|
|
égal.--Comment vous portez-vous, monsieur?» Cette dernière phrase était
|
|
adressée, d'un air protecteur, à M. Pickwick, dont les lunettes étaient
|
|
perceptibles entre les stores et le châssis inférieur de la portière de
|
|
la chaise.
|
|
|
|
M. Grummer, que l'indignation avait rendu muet, agita devant les yeux de
|
|
Sam son gros bâton, orné d'une couronne de cuivre.
|
|
|
|
«Ah! dit celui-ci, c'est fort gentil; spécialement la couronne, qui est
|
|
hermétiquement pareille à la véritable.
|
|
|
|
--Gare de delà!» vociféra de nouveau le fonctionnaire offensé; et comme
|
|
pour donner plus de force à cet ordre, il saisit Sam d'une main, tandis
|
|
que de l'autre il introduisait dans sa cravate le métallique emblème de
|
|
la royauté. Notre héros répondit à ce compliment en jetant par terre son
|
|
auteur, après avoir charitablement renversé le premier porteur, pour lui
|
|
servir de tapis.
|
|
|
|
M. Winkle fut-il alors saisi d'une attaque temporaire de cette espèce
|
|
d'insanité produite par le sentiment d'une injure, ou fut-il mis en
|
|
train par le spectacle de la valeur de Sam? C'est ce qui est incertain.
|
|
Mais il est certain qu'à peine avait-il vu tomber Grummer, qu'il fit une
|
|
terrible invasion sur un petit gamin qui se trouvait près de lui.
|
|
Échauffé par cet exemple, M. Snodgrass, dans un esprit véritablement
|
|
chrétien, et afin de ne prendre personne en traître, annonça hautement
|
|
qu'il allait commencer; aussi fut-il entouré et empoigné pendant qu'il
|
|
ôtait son habit avec le plus grand soin. Au reste, pour lui rendre
|
|
justice, ainsi qu'à M. Winkle, nous devons déclarer qu'ils ne firent pas
|
|
la plus légère tentative pour se défendre, ni pour délivrer Sam; car
|
|
celui-ci, après la plus vigoureuse résistance, avait enfin été accablé
|
|
par le nombre et était demeuré prisonnier. La procession se reforma
|
|
donc, les porteurs firent leur office, et la marche recommença.
|
|
|
|
Pendant toute la durée de ces opérations, l'indignation de M. Pickwick
|
|
n'avait pas connu de bornes. Il distinguait confusément que Sam
|
|
renversait les constables et distribuait des horions autour de lui; mais
|
|
c'était tout ce qu'il pouvait voir, car la portière de la chaise
|
|
refusait de s'ouvrir, et les stores ne voulaient pas se relever. A la
|
|
fin, avec l'assistance de son compagnon de captivité, M. Pickwick
|
|
parvint à soulever l'impériale, monta sur la banquette, se haussa le
|
|
plus qu'il put en appuyant ses deux mains sur les épaules de M. Tupman,
|
|
et commença à haranguer la multitude. Il la prit à témoin que son
|
|
domestique avait été assailli le premier. Il s'étendit éloquemment sur
|
|
la brutalité inexcusable avec laquelle lui-même avait été traité, et ce
|
|
fut de cette manière que la caravane atteignit la maison du magistrat;
|
|
les porteurs trottant, les prisonniers suivant, M. Pickwick haranguant,
|
|
et la populace vociférant.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
CHAPITRE XXV.
|
|
|
|
Montrant combien M. Nupkins était majestueux et impartial, et comment
|
|
Sam Weller prit sa revanche de M. Job Trotter; avec d'autres événements
|
|
qu'on trouvera à leur place.
|
|
|
|
|
|
M. Snodgrass et M. Winkle écoutaient avec un sombre respect le torrent
|
|
d'éloquence qui découlait des lèvres de leur mentor, et que ne pouvaient
|
|
arrêter ni le mouvement rapide de la chaise à porteurs, ni les
|
|
supplications instantes de M. Tupman pour abaisser le couvercle de la
|
|
voiture. Mais l'indignation de Sam, tandis qu'on l'emportait, avait un
|
|
caractère plus bruyant. Il faisait de nombreuses allusions à la tournure
|
|
de M. Grummer et de ses compagnons, et il exhalait son mécontentement
|
|
par de courageux défis qu'il lançait indistinctement à six des plus
|
|
valeureux spectateurs. Cependant sa colère fit promptement place à la
|
|
curiosité, lorsque la procession entra précisément dans la cour où il
|
|
avait rencontré le fuyard Job Trotter; et la curiosité fut remplacée par
|
|
le sentiment du plus joyeux étonnement, lorsque l'important M. Grummer
|
|
s'avança, d'un pas noble, justement vers la porte verte d'où Job Trotter
|
|
était sorti. Au bruit de la sonnette, qu'il fit retentir fortement,
|
|
accourut une jeune servante très-jolie et très-pimpante qui, après avoir
|
|
levé ses mains vers le ciel, à l'apparence rebelle des prisonniers et au
|
|
langage passionné de M. Pickwick, appela M. Muzzle. M. Muzzle ouvrit à
|
|
moitié la porte cochère pour admettre la chaise à porteurs, les captifs
|
|
et les spéciaux; puis la referma violemment au nez de la populace.
|
|
Justement indignée d'une telle exclusion et vivement désireuse de voir
|
|
ce qui arriverait ensuite, la dite populace soulagea son ennui en
|
|
frappant à la porte et en tirant la sonnette pendant une heure ou deux,
|
|
amusement auquel prirent part, tour à tour, tous les mal peignés,
|
|
excepté trois ou quatre qui eurent le bonheur de découvrir dans la porte
|
|
un vasistas grillé, à travers lequel on n'apercevait rien. Ceux-ci
|
|
restèrent pendus à cette ouverture, avec la persévérance infatigable qui
|
|
fait que certaines gens s'aplatissent le nez contre les carreaux d'un
|
|
apothicaire, quand un homme saoul, renversé par un dog-cart, subit une
|
|
opération chirurgicale dans l'arrière-parloir.
|
|
|
|
La chaise à porteurs s'arrêta devant un escalier de pierre conduisant à
|
|
la porte de la maison, et gardé, de chaque côté, par un aloès américain,
|
|
debout dans une caisse verte. Déposés là, M. Pickwick et ses amis furent
|
|
ensuite amenés dans la grande salle, et, ayant été annoncés par Muzzle,
|
|
furent admis en la présence du vigilant M. Nupkins.
|
|
|
|
La scène était pleine de grandeur et bien calculée pour frapper de
|
|
terreur le coeur des coupables, et pour leur inculquer une haute idée de
|
|
la sévère majesté des lois. Devant un énorme cartonnier, dans un énorme
|
|
fauteuil, derrière une énorme table, et appuyé sur un énorme volume,
|
|
était assis M. Nupkins, qui paraissait encore plus énorme que tous ces
|
|
objets réunis. La table était ornée de piles de papiers, de l'autre côté
|
|
desquels apparaissaient la tête et les épaules de M. Jinks, activement
|
|
occupé à avoir l'air aussi occupé que possible. La caravane étant
|
|
entrée, Muzzle ferma soigneusement la porte et se plaça derrière le
|
|
fauteuil de son maître, pour attendre ses ordres, tandis que M. Nupkins,
|
|
se penchant en arrière avec une solennité importante, scrutait la figure
|
|
de ses hôtes forcés.
|
|
|
|
M. Pickwick, interprète ordinaire de ses amis, se tenait debout, son
|
|
chapeau à la main, et saluait avec la plus respectueuse politesse. «Quel
|
|
est cet individu? dit M. Nupkins, en le montrant du doigt à l'homme d'un
|
|
âge mûr.
|
|
|
|
--Cti-ci, c'est Pickwick, Votre Vin-à-ration, répondit Grummer.
|
|
|
|
--Allons, allons, en voilà assez, vieux gobe-mouche, interrompit Sam, en
|
|
s'ouvrant, avec les coudes, un passage jusqu'au premier rang. Je vous
|
|
demande pardon, monsieur, mais cet officier-ci, avec ses bottes à revers
|
|
nankin, il ne gagnera jamais sa vie nulle part comme maître des
|
|
cérémonies. Voilà ici, continua Sam, en mettant de côté M. Grummer et en
|
|
s'adressant au magistrat avec une agréable familiarité, voilà ici Samuel
|
|
Pickwick, esquire; voilà ici M. Tupman; voilà ici M. Snodgrass; et plus
|
|
loin, à côté de lui, de l'autre côté, M. Winkle, tous des gentlemen bien
|
|
gentils, monsieur, et dont vous auriez du plaisir à faire la
|
|
connaissance. Aussi, plus tôt vous aurez coffré tous ces bedeaux-là,
|
|
pour un mois ou deux, au _Tread-mill_[28], et plus tôt nous serons bons
|
|
amis. Les affaires d'abord, tes plaisirs après, comme dit le roi
|
|
Richard quand il poignarda l'autre dans la tour, avant d'étouffer les
|
|
moutards.»
|
|
|
|
[Footnote 28: Moulin que les condamnés font mouvoir en marchant sur un
|
|
cylindre.
|
|
|
|
(_Note du traducteur._)]
|
|
|
|
Après avoir débité cette adresse, Sam s'occupa à polir son chapeau avec
|
|
son coude droit, et fit d'un air bénin un signe de tête à M. Jinks, qui
|
|
l'avait entendu d'un bout à l'autre avec une indicible terreur.
|
|
|
|
«Quel est cet homme, Grummer? balbutia le magistrat.
|
|
|
|
--Un malfaiteur très-dangereux, Votre Vin-à-ration. Il a voulu délivrer
|
|
les prisonniers et il a attaqué les agents de l'autorité. Com'ça nous
|
|
l'avons empoigné.
|
|
|
|
--Vous avez bien fait, Grummer. C'est évidemment un bandit audacieux.
|
|
|
|
--C'est mon domestique, monsieur, dit M. Peckwick, avec un peu
|
|
d'irritation.
|
|
|
|
--Ah! c'est votre domestique?--Conspiration pour arrêter le cours de la
|
|
justice et pour assassiner ses officiers. Domestique de Pickwick.
|
|
Écrivez cela, monsieur Jinks.»
|
|
|
|
M. Jinks écrivit.
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«Comment vous appelez-vous, drôle? poursuivit le magistrat.
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--Weller, répondit Sam.
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--Un excellent nom pour le calendrier de Newgate,» observa M. Nupkins.
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C'était une plaisanterie; aussi Grummer, Dubbley, tous les spéciaux, et
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Muzzle éclatèrent-ils de rire, avec des convulsions qui durèrent pendant
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cinq minutes.
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«Écrivez son nom, monsieur Jinks, reprit le magistrat
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--Mettez deux _l_, vieux pigeon, dit Sam.»
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Ici, un malheureux spécial se mit à rire encore et le magistrat le
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menaça de le faire empoigner sur-le-champ. Il est dangereux,
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quelquefois, de rire mal à propos.
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«Où vivez-vous? demanda le magistrat.
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--Où je me trouve, répondit Sam.
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--Notez cela, monsieur Jinks! cria le magistrat, dont la colère
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s'augmentait rapidement.
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--Et n'oubliez pas de souligner, poursuivit Sam.
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--C'est un vagabond, monsieur Jinks! c'est un vagabond d'après son
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propre aveu. N'est-ce pas vrai, monsieur Jinks, que c'est un vagabond?
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--Certainement, monsieur.
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--Hé bien! s'écria M. Nupkins en frappant la table de son poing;
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écrivez sur-le-champ son mandat de dépôt. Il faut lui apprendra à vivre!
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--Bien obligé, mon magistrat, répliqua Sam. Mais vous devriez bien aller
|
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à c'te école-là pendant quelques mois.»
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A cette saillie un autre spécial éclata de rire, et ensuite prit un air
|
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de gravité tellement surnaturelle que M. Nupkins le découvrit
|
|
immédiatement.
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«Grummer! s'écria-t-il en rougissant de courroux, comment osez-vous
|
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choisir pour constable spécial un être aussi nul et aussi inconvenant
|
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que cet homme! Répondez, monsieur!
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--J'en suis bien infligé, Votre Vin-à-ration, balbutia Grummer.
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--Bien affligé! répéta le magistrat furieux. Vous avez raison de l'être!
|
|
je vous apprendrai à négliger ainsi votre devoir, M. Grummer! je ferai
|
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un exemple sur vous. Otez le bâton de ce drôle. Il est ivre. Vous êtes
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ivre, drôle!
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--Non Fotre Fénération, répondit l'homme; je ne suis pas ifre.
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--Vous êtes ivre! répliqua le magistrat. Comment osez-vous dire que nous
|
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n'êtes pas ivre, monsieur, quand je vous dis que vous êtes ivre. Est-ce
|
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qu'il ne sent pas l'eau-de-vie, Grummer?
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--Horriblement, Votre Vin-à-ration, répondit M. Grummer, dont les nerfs
|
|
olfactifs éprouvaient effectivement une vague impression de rhum.
|
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|
--J'en étais sûr, reprit M. Nupkins. Quand il est entré dans la chambre,
|
|
j'ai vu à son oeil enflammé qu'il était ivre. Avez-vous remarqué son oeil
|
|
enflammé, M. Jinks?
|
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--Certainement, monsieur.
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|
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|
--Che n'ai pas touché une koutte d'eau-te-fie t'aujourd'hui, déclara
|
|
l'homme, qui était peut-être le plus sobre de toute la bande.
|
|
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--Monsieur Jinks, poursuivit le magistrat, je l'enverrai en prison pour
|
|
avoir insulté la cour. Écrivez son mandat de dépôt, M. Jinks.»
|
|
|
|
Cependant M. Jinks, qui était le conseiller de M. Nupkins, et qui avait
|
|
eu une éducation légale, car il avait passé trois années dans l'étude
|
|
d'un procureur de province; M. Jinks, disons-nous, fit observer tout bas
|
|
au magistrat que cela ne pourrait pas aller ainsi. Le magistrat
|
|
improvisa donc un discours, dans lequel il déclara que par considération
|
|
pour la famille du spécial il se contentait de le réprimander et de le
|
|
casser. En conséquence, le malheureux coupable fut violemment injurié
|
|
pendant un quart d'heure, puis renvoyé à ses affaires; et Grummer,
|
|
Dubbley, Muzzle et tous les autres spéciaux murmurèrent, pendant un
|
|
autre quart d'heure, leur admiration de la conduite magnanime du
|
|
magistrat.
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|
|
|
«Maintenant, monsieur Jinks, reprit celui-ci, faites prêter serment à
|
|
Grummer.»
|
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|
Grummer prêta serment immédiatement, mais comme il s'égarait dans sa
|
|
déposition, et comme le dîner de M. Nupkins était prêt, le magistrat,
|
|
pour couper court, se mit à faire des questions à M. Grummer, et M.
|
|
Grummer lui répondait affirmativement autant qu'il le pouvait, si bien
|
|
que l'instruction marcha très-rapidement et très-confortablement. Sam
|
|
Weller fut convaincu de voies de fait, M. Winkle de menaces, M.
|
|
Snodgrass de résistance; et quand tout ceci fut fait à la satisfaction
|
|
du magistrat, le magistrat et M. Jinks se consultèrent à voix basse.
|
|
|
|
La consultation ayant duré environ dix minutes, M. Jinks se retira à son
|
|
bout de la table, et le magistrat, après une toux préparatoire, se
|
|
redressa dans son fauteuil et allait prononcer un discours lorsque M.
|
|
Pickwick prit la parole.
|
|
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|
«Monsieur, dit-il, je vous demande pardon de vous interrompre; mais
|
|
avant que vous exprimiez l'opinion que vous pouvez avoir formée, et
|
|
avant que vous agissiez en conséquence, je dois réclamer mon droit
|
|
d'être entendu, pour ce qui me regarde personnellement, du moins.
|
|
|
|
--Taisez-vous, monsieur? s'écria le magistrat d'un ton péremptoire.
|
|
|
|
--Il faut bien que je me soumette à votre autorité, monsieur, répondit
|
|
M. Pickwick.
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|
--Taisez-vous, monsieur! reprit le magistrat, ou je vous ferai emmener
|
|
par un de mes officiers.
|
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|
--Vous pouvez ordonner à vos officiers de faire tout ce qu'il vous
|
|
plaira, monsieur; et d'après ce que j'ai vu de leur subordination je
|
|
n'ai pas le plus petit doute qu'ils n'exécutent tout ce qu'il vous
|
|
plaira de leur ordonner; mais je prendrai la liberté de réclamer le
|
|
droit que j'ai d'être entendu, et je le réclamerai jusqu'à ce qu'on
|
|
m'éloigne d'ici par la violence.
|
|
|
|
--Pickwick et les principes! s'écria Sam d'une voix sonore.
|
|
|
|
--Sam, tenez-vous tranquille, lui dit son maître.
|
|
|
|
--Muet comme un tambour troué,» répliqua le personnage.
|
|
|
|
M. Nupkins, frappé d'étonnement par une témérité si extraordinaire!
|
|
lança à M. Pickwick un regard courroucé, et allait apparemment lui
|
|
répondre très-sévèrement, lorsque M. Jinks le tira par la manche et lui
|
|
chuchota quelque chose à l'oreille. Le magistrat fit une réponse a demi
|
|
haut; puis le chuchotement fut renouvelé. Il était évident que M. Jinks
|
|
lui adressait des remontrances.
|
|
|
|
A la fin, le magistrat, avalant de fort mauvaise grâce le dépit qu'il
|
|
éprouvait d'en entendre plus long, se retourna vers M. Pickwick et lui
|
|
dit brusquement: «Qu'est-ce que vous avez à dire?
|
|
|
|
--D'abord, répondit le philosophe, en lançant à travers ses lunettes un
|
|
regard qui intimida M. Nupkins sur son siége; d'abord je désire
|
|
connaître pourquoi mon ami et moi nous avons été amenés ici?
|
|
|
|
--Suis-je tenu de le lui dire? chuchota le magistrat à M. Jinks.
|
|
|
|
--Je pense que oui, monsieur, chuchota M. Jinks au magistrat.
|
|
|
|
--On a déposé devant moi, sous la foi du serment, qu'il y avait lieu de
|
|
craindre que vous ne voulussiez vous battre en duel; et que cet autre
|
|
homme, Tupman, devait être votre fauteur et votre complice dans le dit
|
|
duel; c'est pourquoi... eh! monsieur Jinks?
|
|
|
|
--Certainement, monsieur.
|
|
|
|
--C'est pourquoi, je vous condamne tous les deux à... Je pense que voilà
|
|
l'affaire, monsieur Jinks.
|
|
|
|
--Certainement, monsieur.
|
|
|
|
--Je vous condamne à... à... à quoi, monsieur Jinks? demanda le
|
|
magistrat avec dépit.
|
|
|
|
--A fournir caution, monsieur.
|
|
|
|
--Oui. C'est pourquoi je vous condamne tous les deux, comme j'allais
|
|
dire lorsque j'ai été interrompu par mon clerc, à fournir caution.
|
|
|
|
--Bonne caution, chuchota L. Jinks.
|
|
|
|
--J'exigerai deux bonnes cautions, reprit le magistrat.
|
|
|
|
--Bourgeois de la ville, chuchota M. Jinks.
|
|
|
|
--Qui doivent être des bourgeois de la ville, poursuivit le magistrat.
|
|
|
|
--Cinquante guinées chacune et des propriétaires, comme il va sans dire.
|
|
|
|
--J'exigerai deux cautions de cinquante guinées chacune, continua le
|
|
magistrat à voit haute et avec grande dignité; et je n'accepterai que
|
|
des propriétaires, comme il va sans dire.
|
|
|
|
--Mais, monsieur, fit observer M. Pickwick, qui, ainsi que M. Tupman,
|
|
était rempli d'étonnement et d'indignation, mais monsieur, nous sommes
|
|
parfaitement étrangers à la ville et j'y connais autant de propriétaires
|
|
que j'ai envie d'y avoir un duel.
|
|
|
|
--Oui, oui, on connaît ça, dit le magistrat. N'est-ce pas, monsieur
|
|
Jinks?
|
|
|
|
--Certainement, monsieur.
|
|
|
|
--Avez-vous quelque chose a ajouter?» reprit le magistrat.
|
|
|
|
M. Pickwick avait bien des choses à ajouter, et il les aurait ajoutées
|
|
sans aucun doute, avec aussi peu de profit pour lui-même que de
|
|
satisfaction pour le magistrat, s'il n'avait pas été engagé alors avec
|
|
Sam, dans une conversation tellement intéressante qu'il n'entendit point
|
|
la question qui lui était adressée. M. Nupkins n'était point homme à
|
|
demander deux fois une chose de cette nature. Il toussa donc de nouveau,
|
|
d'une manière préparatoire, et prononça sa décision au milieu du silence
|
|
admirateur et respectueux des constables.
|
|
|
|
Il condamnait Weller à deux guinées d'amende pour les premières voies de
|
|
fait, et à trois guinées pour les secondes; il condamnait Winkle à deux
|
|
guinées; Snodgrass à une guinée; et les requérait, en outre, de jurer
|
|
qu'ils ne commettraient de violences sur aucun sujet de Sa Majesté, et
|
|
notamment sur ses hommes liges, Daniel et Grummer: il avait déjà requis
|
|
Pickwick et Tupman de fournir des cautions.
|
|
|
|
Aussitôt que le magistrat eut cessé de parler, M. Pickwick, dont la
|
|
physionomie était de nouveau animée par un sourire de bonne humeur, fit
|
|
un pas en avant, et dit:
|
|
|
|
«Je prie le magistrat de vouloir bien m'accorder quelques minutes de
|
|
conversation en particulier. Il s'agit d'une affaire qui est d'une grave
|
|
importance pour lui-même.
|
|
|
|
--Quoi!» s'écria M. Nupkins.
|
|
|
|
M. Pickwick répéta sa requête.
|
|
|
|
«Voilà une demande bien extraordinaire! dit le magistrat. Une
|
|
conversation en particulier!
|
|
|
|
--Une conversation en particulier, répéta M. Pickwick avec fermeté.
|
|
Seulement, comme c'est par mon domestique que j'ai appris une partie de
|
|
ce que j'ai à vous communiquer, je désirerais qu'il fût présent.»
|
|
|
|
Le magistrat regarda M. Jinks. M. Jinks regarda le magistrat, et les
|
|
officiers se regardèrent l'un l'autre avec étonnement. Tout à coup M.
|
|
Nupkins devint pâle. Peut-être ce Weller, dans un moment de remords,
|
|
avait-il confessé quelque complot formé pour assassiner le magistrat.
|
|
C'était une horrible pensée! En effet, M. Nupkins était un homme
|
|
politique; et il devint encore plus pâle en songeant à Jules César et à
|
|
M. Perceval.
|
|
|
|
Il regarda de nouveau M. Pickwick et fit un signe à M. Jinks.
|
|
|
|
«Que pensez-vous de cette demande, monsieur Jinks,» murmura-t-il à son
|
|
oreille.
|
|
|
|
M. Jinks, qui ne savait pas exactement qu'en penser, et qui avait peur
|
|
d'offenser son patron, sourit faiblement, d'une manière douteuse; puis,
|
|
serrant les coins de sa bouche, secoua lentement sa tête.
|
|
|
|
«Monsieur Jinks, dit le magistrat gravement, vous êtes un âne,
|
|
monsieur.»
|
|
|
|
En entendant cette petite expression familière, M. Jinks sourit encore,
|
|
peut-être plus faiblement que la première fois, et se retira par degrés
|
|
dans son coin.
|
|
|
|
Pendant quelques secondes M. Nupkins débattit la question en lui-même.
|
|
Ensuite, se levant d'un air résolu, il invita M. Pickwick et Sam à le
|
|
suivre, et les conduisit dans une petite chambre qui s'ouvrait sur la
|
|
salle de justice. Là, il leur fit signe d'aller jusqu'au fond, et
|
|
lui-même resta à l'entrée, tenant sa main sur la porte à demi fermée,
|
|
afin de pouvoir facilement battre en retraite s'il découvrait chez ses
|
|
justiciables la plus légère manifestation d'intentions hostiles. Enfin
|
|
il déclara qu'il était prêt à entendre leurs communications, quelles
|
|
qu'elles pussent être.
|
|
|
|
«Monsieur, dit M. Pickwick, j'arriverai au fait tout d'un coup, car il
|
|
s'agit d'une chose qui affecte notablement votre personne et votre
|
|
honneur. J'ai tout lieu de croire, monsieur, que vous recevez dans votre
|
|
maison un vil imposteur.
|
|
|
|
--Deux! interrompit Sam; le valet en livrée violette enfonce tout le
|
|
monde, en fait de larmes et de la scélératesse!
|
|
|
|
--Sam, dit M. Pickwick, je vous prie de vous modérer, afin que je puisse
|
|
me rendre intelligible à ce gentleman.
|
|
|
|
--Très-fâché, monsieur, répliqua Sam; mais quand je pensa à ce Job ici.
|
|
Je ne peux pas m'empêcher d'ouvrir un peu la soupape de sûreté,
|
|
autrement j'éclaterais.
|
|
|
|
--En un mot, monsieur, reprit M. Pickwick, mon domestique a-t-il raison
|
|
de supposer qu'un certain capitaine Fitz-Marshall est dans l'habitude de
|
|
vous faire des visites. Je vous demande cela, ajouta M. Pickwick en
|
|
voyant que M. Nupkins était sur le point de l'interrompre avec
|
|
indignation; je vous demande cela parce que je sais que cet individu est
|
|
un....
|
|
|
|
--Chut! chut! dit M, Nupkins en fermant la porte. Vous savez qu'il est
|
|
quoi, monsieur?
|
|
|
|
--Un vagabond sans principes, un misérable aventurier, qui vit aux
|
|
dépens de la société; qui prend les gens faciles à tromper pour ses
|
|
dupes, monsieur; pour ses absurdes, ses malheureuses, ses ridicules
|
|
dupes, monsieur, s'écria M. Pickwick surexcité.
|
|
|
|
--Dieu nous assiste! dit M. Nupkins en rougissant jusqu'aux oreilles, et
|
|
en changeant sur-le-champ toutes ses manières. Dieu nous assiste,
|
|
monsieur....
|
|
|
|
--Pickwick, souffla Sam.
|
|
|
|
--Pickwick, répéta le magistrat. Dieu nous assiste, monsieur Pickwick.
|
|
Asseyez-vous, je vous en prie. Que me dites-vous là! Le capitaine
|
|
Fitz-Marshall!
|
|
|
|
--Ne l'appelez pas capitaine, interrompit Sam; ni Fitz-Marshall non
|
|
plus. Il n'est ni l'un ni l'autre. C'est un cabotin qui s'appelle
|
|
Jingle; et si jamais il y a eu un loup en habit violet, c'est ce Job
|
|
Trotter ici.
|
|
|
|
--Cela est très-vrai, monsieur, dit M. Pickwick en réponse au regard
|
|
d'étonnement du magistrat; et ma seule affaire dans cette ville, était
|
|
de démasquer l'individu dont nous parlons.»
|
|
|
|
Alors M. Pickwick répandit dans l'oreille épouvantée du magistrat, un
|
|
récit abrégé de toutes les atrocités de M. Jingle. Il rapporta comment
|
|
leur connaissance s'était faite; comment Jingle s'était échappé avec
|
|
miss Wardle; comment il avait joyeusement renoncé à cette demoiselle
|
|
pour une somme d'argent; comment il avait attiré M. Pickwick, à minuit,
|
|
dans une pension de jeunes demoiselles; et comment lui, M. Pickwick,
|
|
regardait comme un devoir de dévoiler sa présente usurpation de nom et
|
|
de qualité.
|
|
|
|
A mesure que cette narration s'avançait, tout le sang qui circulait
|
|
habituellement dans le corps de M. Nupkins, se rassemblait dans les
|
|
veines de son visage et jusqu'aux extrémités de ses oreilles. Il avait
|
|
ramassé le capitaine à une course de chevaux du voisinage, et l'avait
|
|
présenté à mistress Nupkins et à miss Nupkins. Celles-ci, charmées par
|
|
la longue liste des connaissances aristocratiques du capitaine
|
|
Fitz-Marshall, par ses lointains voyages, par sa tournure fashionable,
|
|
avaient exhibé le capitaine Fitz-Marshall, cité le capitaine
|
|
Fitz-Marshall, jeté le capitaine Fitz-Marshall au nez de toutes leurs
|
|
connaissances; tellement que leurs amis de coeur, madame Porkenham, et
|
|
les misses Porkenham, et M. Sidney Porkenham étaient près d'en crever de
|
|
jalousie et de désespoir; et maintenant, après tout cela, il se trouvait
|
|
que c'était un pauvre aventurier, un acteur ambulant, et sinon un
|
|
escroc, du moins quelque chose qui y ressemblait tellement qu'il était
|
|
bien difficile d'en faire la différence! Juste ciel! que diraient les
|
|
Porkenham! quel serait le triomphe de M. Sidney Porkenham quand il
|
|
connaîtrait le rival à qui ses galanteries avaient été sacrifiées!
|
|
Comment M. Nupkins oserait-il soutenir les regards du vieux Porkenham
|
|
aux prochaines assises? Et si l'histoire se répandait, quel texte pour
|
|
l'opposition magistrale!
|
|
|
|
Il y eut un long silence.
|
|
|
|
«Mais après tout, s'écria M. Nupkins, en redevenant radieux pour un
|
|
instant; après tout, ceci n'est qu'une simple allégation. Le capitaine
|
|
Fitz-Marshall a des manières fort engageantes, et j'ose dire qu'il s'est
|
|
fait plus d'un ennemi. Quelles preuves avez-vous de la vérité de cette
|
|
accusation?
|
|
|
|
--Confrontez-moi avec lui, voilà tout ce que je vous demande, tout ce
|
|
que j'exige. Confrontez-le avec moi et avec mes amis. Aurez-vous besoin
|
|
d'autres preuves?
|
|
|
|
--Vraiment, cela serait très-facile, car il vient ici ce soir, et alors
|
|
il n'y aurait pas besoin de rendre l'affaire publique, dans l'intérêt...
|
|
dans l'intérêt du jeune homme seulement; vous voyez... cependant, je...
|
|
je voudrais d'abord consulter Mme Nupkins, sur la convenance de cette
|
|
démarche. Mais à tous événements, monsieur Pickwick, il faut expédier
|
|
cette affaire légale avant de nous occuper d'autre chose. Revenez, je
|
|
vous prie, dans la salle.
|
|
|
|
Lorsqu'on y fut réinstallé: «Grummer! dit le magistrat, d'une voix
|
|
majestueuse:
|
|
|
|
--Votre Vin-à-ration, répondit Grummer avec le sourire d'un favori.
|
|
|
|
--Allons, allons, monsieur, reprit le magistrat sévèrement; pas de
|
|
légèreté ici: c'est fort inconvenant, et je vous assure que vous avez
|
|
peu de raison de sourire. Le récit que vous m'avez fait tout à l'heure
|
|
était-il exactement vrai? Faites attention à vos réponses, monsieur.
|
|
|
|
--Votre Vin-à-ration balbutia Grummer, je....
|
|
|
|
--Ah! vous vous troublez, monsieur! Monsieur Jinks, remarquez-vous qu'il
|
|
se trouble?
|
|
|
|
--Certainement, monsieur.
|
|
|
|
--Hé bien! voyons, répétez votre déposition, Grummer; et je vous avertis
|
|
encore de prendre garde à vous. Monsieur Jinks, écrivez sa déposition.»
|
|
|
|
L'infortuné Grummer commença donc à redire sa plainte. Mais grâce à ce
|
|
que M. Jinks recueillait ses paroles, tandis que le magistrat les
|
|
relevait, grâce aussi à sa diffusion naturelle et à sa confusion
|
|
présente, en moins de trois minutes il parvint à s'embarrasser dans un
|
|
tel gâchis de contradictions, que M. Nupkins déclara positivement qu'il
|
|
ne le croyait pas. Les amendes furent donc annulées; M. Jinks trouva en
|
|
moins de rien une couple de cautions, et toutes ces opérations
|
|
solennelles ayant été terminées d'une manière satisfaisante, M. Grummer
|
|
fut ignominieusement renvoyé: exemple terrible de l'instabilité des
|
|
grandeurs humaines, et du peu de confiance qu'on doit avoir dans la
|
|
faveur des grands.
|
|
|
|
Mme Nupkins était une femme dédaigneuse et sévère, en turban de gaze
|
|
bleue et en perruque brune. Miss Nupkins possédait toute la hauteur de
|
|
sa mère, moins le turban, et toute sa mauvaise humeur, moins la
|
|
perruque. Or, chaque fois que l'exercice de ces deux aimables qualités
|
|
embarrassait la mère et la fille dans quelque dilemme désagréable, ce
|
|
qui arrivait assez fréquemment, elles se réunissaient pour jeter tout le
|
|
blâme sur les épaules de M. Nupkins. Ainsi, lorsque celui-ci alla
|
|
trouver son épouse, et lui communiqua les détails qui lui avaient été
|
|
donnés par M. Pickwick, madame Nupkins se rappela tout à coup qu'elle
|
|
avait toujours soupçonné quelque chose de la sorte; qu'elle avait
|
|
toujours dit que cela devait arriver; qu'on n'avait jamais voulu écouter
|
|
ses avis; que réellement elle ne savait pas pour qui M. Nupkins la
|
|
prenait, etc., etc.
|
|
|
|
«Est-il possible, s'écria miss Nupkins en fabriquant, dans le coin de
|
|
chaque oeil, une larme d'une très-maigre dimension, est-il possible que
|
|
j'aie été ainsi tournée en ridicule!
|
|
|
|
--Ah! ma chère, dit Mme Nupkins, vous pouvez en remercier votre papa.
|
|
Combien je l'ai supplié de s'informer de la famille du capitaine!
|
|
combien je l'ai pressé de prendre un parti décisif. Je suis sûre que
|
|
personne ne voudrait le croire à présent.
|
|
|
|
--Mais ma chère,... fit observer M. Nupkins.
|
|
|
|
--Ne me parlez pas, être insupportable!
|
|
|
|
--Mon amour, vous aimiez tant le capitaine Fitz-Marshall; vous
|
|
l'invitiez constamment ici, et vous ne perdiez aucune occasion de
|
|
l'introduire chez nos amis.
|
|
|
|
--Ne le disais-je pas, Henriette! s'écria Mme Nupkins en s'adressant à
|
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sa fille avec l'air d'une femme injuriée; ne vous le disais-je pas, que
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votre papa se retournerait et mettrait tout cela sur mon dos. Ne le
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disais-je pas!...» Ici Mme Nupkins fondit en larmes.
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«Oh! pa! fit miss Nupkins, d'un ton de reproche;» et elle se mit
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également à pleurer.
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«N'est-ce pas trop fort, sanglotait Mme Nupkins, n'est-ce pas trop fort
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de me reprocher que je suis la cause de tout ceci, quand c'est lui-même
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qui a attiré ce ridicule sur notre famille!
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--Comment pourrons-nous jamais nous remontrer dans la société? murmura
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miss Nupkins.
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--Comment pourrons-nous envisager les Porkenham?
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--Ou les Grigg?...
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--Ou les Slummintowkens? Mais qu'est-ce que cela fait à votre papa?
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qu'est-ce que cela lui fait, à lui!» A cette terrible réflexion,
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l'angoisse mentale de Mme Nupkins ne connut plus de bornes, et miss
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Nupkins poussa des soupirs déchirants.
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Les pleurs de Mme Nupkins continuèrent à jaillir avec grande vitesse,
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jusqu'au moment où elle eut décidé dans son esprit que la meilleure
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chose à faire, était d'engager M. Pickwick et ses amis à rester chez
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elle jusqu'à l'arrivée du capitaine. Si l'imposture de celui-ci était
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alors avérée, on l'exclurait de la maison sans divulguer la véritable
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cause de ce renvoi; et l'on dirait aux Porkenham, pour expliquer sa
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disparition, que le capitaine, grâce à l'influence de sa famille, était
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nommé gouverneur général de Sierra-Leone, ou de Sangur-Point, ou de
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quelque autre de ces pays salubres, dont les Européens sont
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ordinairement si enchantés qu'ils n'en reviennent presque jamais.
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Quand Mme Nupkins eut séché ses larmes, miss Nupkins sécha aussi les
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siennes, et M. Nupkins s'estima fort heureux de terminer l'affaire comme
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le lui proposait son aimable moitié. En conséquence, M. Pickwick et ses
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amis, ayant lavé toutes les traces de leur _rencontre_, furent présentés
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aux dames, et peu de temps après au dîner. Quant à Sam Weller, le
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magistrat, avec sa sagacité particulière, reconnut en un clin d'oeil que
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c'était le meilleur garçon du monde, et le consigna aux soins
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hospitaliers de M. Muzzle, avec l'ordre spécial de l'emmener en bas, et
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d'avoir le plus grand soin de lui.
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--Comment vous portez-vous, monsieur? dit Muzzle à Sam Weller, en le
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conduisant à la cuisine.
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--Hé! hé! il n'y a pas grand changement depuis que je vous ai vu si bien
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redressé derrière la chaise de votre gouverneur, dans la salle.
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--Je vous demande excuse de ne pas avoir fait attention à vous pour
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lors. Vous voyez que mon patron ne nous avait pas présentés, pour lors.
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Dame! il vous aime bien, monsieur Weller!
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--Ah! c'est un bien gentil garçon.
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--N'est-ce pas?
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--Si jovial!
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--Et un fameux homme pour parler! Comme ses idées sont coulantes, hein?
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--Étonnant! elles débondent si vite qu'elles se cognent la tête l'une
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sur l'autre que c'en est étourdissant, et qu'on ne sait pas seulement de
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quoi il s'agit.
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--C'est le grand mérite de son style d'éloquence.... Prenez garde au
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dernier pas, monsieur Weller. Voudriez-vous vous laver les mains avant
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de rejoindre les ladies? Voilà une fontaine, et il y a un essuie-mains
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blanc accroché derrière la porte.
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--Je ne serai pas fâché de me rincer un brin, répliqua Sam, en
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appliquant force savon noir sur le torchon. Combien y a-t-il de dames?
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--Seulement deux dans notre cuisine. Cuisinière et bonne. Nous avons un
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garçon pour faire les ouvrages sales et une fille de plus; mais ça dîne
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dans la buanderie.
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--Ah! ça dîne dans la buanderie!
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--Oui, nous en avons essayé à notre table quand c'est arrivé; mais nous
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n'avons pas pu y tenir; les manières de la fille sont horriblement
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vulgaires, et le garçon fait tant de bruit en mâchant, que nous avons
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trouvé impossible de rester à table avec lui.
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--Oh! quel jeune popotame!
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--C'est dégoûtant! voilà ce qu'il y a de pire dans le service de
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province, monsieur Weller; les jeunes gens sont si tellement mal
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élevés.... Par ici, monsieur, s'il vous plaît.» Tout en parlant ainsi et
|
|
en précédant Sam avec la plus exquise politesse, Muzzle le conduisit
|
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dans la cuisine.
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«Mary, dit-il à la jolie servante, c'est M. Weller, un gentleman que
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notre maître a envoyé en bas pour être fait aussi confortable que
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possible.
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--Et votre maître s'y connaît. Il m'a envoyé au bon endroit pour ça,
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ajouta Sam en jetant un regard d'admiration à la jolie bonne; si j'étais
|
|
le maître de cette maison ici, je serais toujours où Mary serait.
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--Oh! monsieur Weller! fit Mary en rougissant.
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--Eh bien! et moi, donc! s'écria la cuisinière.
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--Ah! cuisinière, je vous avais oubliée, dit M. Muzzle. Monsieur Weller,
|
|
permettez-moi de vous présenter.
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--Comment vous portez-vous, madame? demanda Sam à la cuisinière.
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Très-enchanté de vous voir, et j'espère que notre connaissance durera
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longtemps, comme dit le gentleman à la banknote de cinq guinées.»
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Après les cérémonies de là présentation, la cuisinière et Mary se
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retirèrent dans leur cuisine pour chuchoter pendant dix minutes, et
|
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lorsqu'elles furent revenues toutes minaudantes et rougissantes, on
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|
s'assit pour dîner.
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Les manières aisées de Sam et ses talents de conversation eurent une
|
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influence si irrésistible sur ses nouveaux amis, qu'à la moitié du dîner
|
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il était déjà avec eux sur un pied d'intimité complète, et les avait mis
|
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en pleine possession des perfidies de Job Trotter.
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«Je n'ai jamais pu supporter cet homme-là, dit Mary.
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--Et vous ne le deviez pas non plus, ma chère, répliqua Sam.
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--Pourquoi cela?
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--Parce que la laideur et l'hypocrisie ne va jamais d'accord avec
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l'élégance et la vertu. C'est-il pas vrai, monsieur Muzzle?
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--Certainement.»
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A ces mots Mary se prit à rire et assura que c'était à cause de la
|
|
cuisinière, et la cuisinière, assurant que non, se prit à rire aussi.
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«Tiens, je n'ai pas de verre, dit Mary.
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--Buvez avec moi, ma chère, reprit Sam, mettez vos lèvres sur ce verre
|
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ici, et alors je pourrai vous embrasser par procuration.
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|
--Fi donc! monsieur Weller!
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--Pourquoi fi, ma chère?
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--Pour parler comme ça.
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--Bah! il n'y a pas de mal. C'est dans la nature. Pas vrai, cuisinière?
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--Taisez-vous, impertinent,» répliqua celle-ci avec un visage de
|
|
jubilation. Et là-dessus la cuisinière et Mary se prirent à rire encore,
|
|
jusqu'à ce que le rire et la bière et la viande combinés eussent mis la
|
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charmante bonne en danger d'étouffer. Elle ne tut tirée de cette crise
|
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alarmante qu'au moyen de fortes tapes sur le dos et de plusieurs autres
|
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petites attentions, délicatement administrées par le galant Sam.
|
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Au milieu de ces joyeusetés, on entendit sonner violemment, et le jeune
|
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gentleman qui prenait ses repas dans la buanderie, alla immédiatement
|
|
ouvrir la porte du jardin. Sam était dans le feu de ses galanteries
|
|
auprès de la jolie bonne; M. Muzzle s'occupait de faire les honneurs de
|
|
la table, et la cuisinière ayant cessé de rire un instant portait à sa
|
|
bouche un énorme morceau, lorsque la porte de la cuisine s'ouvrit pour
|
|
laisser entrer M. Job Trotter.
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Nous avons dit pour laisser _entrer_ M. Job Trotter, mais cette
|
|
expression n'a pas l'exactitude scrupuleuse dont nous nous piquons. La
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porte s'ouvrit et M. Job Trotter parut. Il serait entré, et même il
|
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était en train d'entrer, lorsqu'il aperçut Sam. Reculant
|
|
involontairement un pas ou deux, il resta muet et immobile à contempler
|
|
avec étonnement et terreur la scène qui s'offrait à ses yeux.
|
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«Le voici! s'écria Sam, en se levant plein de joie. Eh bien! je parlais
|
|
de vous dans ce moment ici, comment ça va-t-il? pourquoi donc êtes-vous
|
|
si rare? Entrez.» En disant ces mots, il mit la main sur le collet
|
|
violet de Job, le tira sans résistance dans la cuisine, ferma la porte
|
|
et en passa la clef à M. Muzzle, qui l'enfonça froidement dans une poche
|
|
de côté, et boutonna son habit par-dessus.
|
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«Eh bien! en voilà une farce! s'écria Sam. Mon maître qui a le plaisir
|
|
de rencontrer votre maître là haut, et moi qui a le plaisir de vous
|
|
rencontrer ici en bas. Comment ça vous va-t-il? Et notre petit commerce
|
|
d'épiceries, ça marche-t-il bien? Véritablement, je suis charmé de vous
|
|
voir. Comme vous avez l'air content! C'est charmant. N'est-il pas vrai,
|
|
M. Muzzle?
|
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|
|
--Certainement.
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|
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--Il est si jovial!
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--De si bonne humeur!
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|
|
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--Et si content de nous voir! C'est ça qui fait le plaisir d'une
|
|
réunion. Asseyez-vous, asseyez-vous.»
|
|
|
|
Job se laissa asseoir sur une chaise, au coin du feu, et dirigea ses
|
|
petits yeux d'abord sur Sam, pois sur Muzzle; mais il ne dit rien.
|
|
|
|
«Eh bien! maintenant, reprit Sam, faites-moi l'amitié de me dire devant
|
|
ces dames ici, si vous croyez être le gentleman le plus gentil et le
|
|
mieux éduqué qui a jamais employé un mouchoir rouge et les hymnes n° 4.
|
|
|
|
--Et qui a jamais été pour être marié à une cuisinière, le mauvais
|
|
gueux! s'écria la cuisinière avec une sainte indignation.
|
|
|
|
--Et pour mener une vie plus vertueuse et pour s'établir dans
|
|
l'épicerie, ajouta la bonne.
|
|
|
|
--Jeune homme? vociféra Muzzle, enragé par ces deux dernières allusions;
|
|
écoutez-moi-z-un peu maintenant. Cette lady ici (montrant la cuisinière)
|
|
est ma bonne amie. Et quand vous avez le toupet de parler de tenir une
|
|
boutique d'épiceries avec elle, vous me blessez, monsieur, dans
|
|
l'endroit le plus sensible où un homme pût en blesser un autre. Me
|
|
comprenez-vous, monsieur?»
|
|
|
|
Ici Muzzle, qui, comme son maître, avait une grande idée de son
|
|
éloquence, s'arrêta pour attendre une réponse, mais Job ne paraissant
|
|
pas disposé à parler, Muzzle poursuivit avec solennité.
|
|
|
|
«Il est très-probable, monsieur, qu'on n'aura pas besoin de vous là-haut
|
|
d'ici à quelque temps, parce que mon maître est en train de faire
|
|
l'affaire de votre maître, monsieur: ainsi, vous aurez le temps de me
|
|
parler un petit peu en particulier, monsieur. Me comprenez-vous,
|
|
monsieur?»
|
|
|
|
M. Muzzle se tut encore, attendant toujours une réponse, et M. Trotter
|
|
le désappointa de nouveau.
|
|
|
|
«Eh bien, pour lors, reprit-il, je suis très-fâché d'être obligé de
|
|
m'expliquer devant ces dames, mais la nécessité du cas sera mon excuse.
|
|
L'arrière-cuisine est vide, monsieur, si vous voulez y passer, monsieur,
|
|
M. Weller sera témoin, et nous aurons une satisfaction mutuelle jusqu'à
|
|
ce que la sonnette sonne. Suivez-moi, monsieur.»
|
|
|
|
En disant ces mots le vaillant domestique fit un pas ou deux vers la
|
|
porte, tout en ôtant son habit afin de ne point perdre de temps.
|
|
|
|
Mais aussitôt que la cuisinière entendit les dernières paroles de ce
|
|
défi mortel, aussitôt qu'elle vit M. Muzzle se préparer pour le combat
|
|
singulier, elle poussa un cri déchirant, et se précipita sur M. Trotter,
|
|
qui se leva vainement, à l'instant même; elle souffleta, elle égratigna
|
|
son large visage, et entortillant ses mains dans les cheveux plats du
|
|
nouveau Job, elle en arracha de quoi faire cinq ou six douzaines de
|
|
bagues. Ayant accompli cet exploit avec l'ardeur que lui inspirait son
|
|
amour dévoué pour M. Muzzle, elle chancela et tomba évanouie sous la
|
|
table, car c'était une dame douée de sentiments fort délicats et fort
|
|
excitables.
|
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|
|
En ce moment la sonnette retentit.
|
|
|
|
«C'est pour vous, Job Trotter,» dit Sam, et avant que celui-ci pût
|
|
résister ou faire des remontrances, avant même qu'il eût étanché le sang
|
|
qui coulait de ses blessures, Sam le prit par un bras, Muzzle par
|
|
l'autre, et le premier le tirant, le second le poussant, ils lui firent
|
|
monter les escaliers et l'introduisirent dans le parloir.
|
|
|
|
La scène qui s'y passait était remplie d'intérêt. Alfred Jingle,
|
|
esquire, autrement le capitaine Fitz-Marshall, était debout près de la
|
|
porte, son chapeau à la main, avec un sourire sur son visage, et une
|
|
physionomie qui n'était nullement émue par sa désagréable situation. En
|
|
face de lui se trouvait M. Pickwick, qui, évidemment, lui avait inculqué
|
|
quelque leçon d'une haute morale, car sa main gauche était cachée sous
|
|
les pans de son habit, et sa main droite, étendue en l'air, comme
|
|
c'était son habitude quand il prononçait un discours destiné à faire
|
|
impression. Un peu en arrière on voyait M. Tupman, bouillant
|
|
d'indignation, mais soigneusement retenu par ses deux jeunes amis.
|
|
Enfin, à l'extrémité de la chambre se tenaient M. Nupkins, Mme Nupkins
|
|
et miss Nupkins, tous avec un air hautain et sombre, plein de menaces et
|
|
de vexations.
|
|
|
|
Au moment où Job fut amené, M. Nupkins déclamait avec une dignité
|
|
magistrale:
|
|
|
|
«Qui m'empêche, disait-il, de faire détenir ces individus comme des
|
|
fripons et des imposteurs? Pourquoi céder à une folle compassion? Qui
|
|
m'en empêche?
|
|
|
|
--L'orgueil, vieux camarade, l'orgueil, répliqua Jingle d'un air calme.
|
|
Mauvais effet--attrapé un capitaine! Ha! ha!--l'excellente charge!--bon
|
|
parti pour notre fille.--A trompeur trompeur et demi!--Rendre cela
|
|
public?--Pas pour un empire;--on en dirait trop, beaucoup trop.
|
|
|
|
Misérable! s'écria Mme Nupkins, nous méprisons vos basses insinuations.
|
|
|
|
--Je l'ai toujours détesté, ajouta Henriette.
|
|
|
|
--Oh! nécessairement.--Grand jeune homme,--vieux adorateur.--Sidney
|
|
Porkenham,--riche, joli garçon.--Pas si riche que le capitaine, malgré
|
|
ça..., eh! son congé.--On fait tout au monde pour le capitaine,--le
|
|
capitaine n'a pas son pareil.--Toutes les demoiselles folles de lui, eh!
|
|
Job, eh?»
|
|
|
|
Ici M. Jingle se mit à rire de tout son coeur, et Job, frottant ses mains
|
|
avec délices, laissa échapper le premier son qu'il se fût encore permis,
|
|
depuis qu'il était entré dans la maison; c'était un ricanement sans
|
|
bruit, retenu, qui semblait indiquer qu'il en jouissait trop pour en
|
|
laisser évaporer aucune partie en vaines démonstrations.
|
|
|
|
«M. Nupkins, dit l'aînée des deux dames, voilà une conversation que les
|
|
domestiques n'ont pas besoin d'entendre. Faites éloigner ces deux
|
|
misérables.
|
|
|
|
--Certainement, ma chère.--Muzzle.
|
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|
|
--Votre Vénération...
|
|
|
|
--Ouvrez la porte.
|
|
|
|
--Oui, Votre Vénération...
|
|
|
|
--Quittez cette maison, misérables! s'écria M. Nupkins d'une manière
|
|
emphatique.»
|
|
|
|
Jingle sourit et se dirigea vers la porte.
|
|
|
|
«Arrêtez,» dit M. Pickwick.
|
|
|
|
Jingle s'arrêta.
|
|
|
|
«J'aurais pu, poursuivit M. Pickwick, j'aurais pu me venger davantage du
|
|
traitement que vous m'avez fait éprouver, de concert avec votre ami
|
|
l'hypocrite... (Ici Job salua avec la plus grande politesse, en posant
|
|
la main sur son coeur.) Je dis, continua M. Pickwick, en s'échauffant
|
|
graduellement, je dis que j'aurais pu me venger davantage; mais je me
|
|
contente de vous démasquer, car c'est un devoir envers mes semblables.
|
|
Je me flatte, monsieur, que vous n'oublierez pas cette modération. (En
|
|
cet endroit Job Trotter, avec une facétieuse gravité, appliqua sa main à
|
|
son oreille comme pour ne pas perdre une syllabe de ce que disait M.
|
|
Pickwick.) Je n'ai plus qu'une chose à ajouter, continua le philosophe,
|
|
tout à fait irrité: c'est que je vous regarde comme un fripon... et
|
|
un... un coquin... le plus mauvais coquin que j'aie jamais rencontré...
|
|
excepté ce pieux vagabond en livrée violette!
|
|
|
|
--Ha! ha! ha! ricana Jingle. Bon garçon,--Pickwick; bon coeur!--vieux
|
|
gaillard solide!--mais il ne faut pas être si colère,--mauvaise
|
|
chose.--Adieu, adieu; vous reverrai quelque jour.--Ne vous chagrinez
|
|
pas.--Job, trotte!»
|
|
|
|
En prononçant ces mots, M. Jingle enfonça son chapeau à sa mode et
|
|
s'éloigna d'un pas mesuré. Job s'arrêta, regarda autour de lui, sourit,
|
|
puis, adressant à M. Pickwick un salut sérieusement moqueur, et à Sam un
|
|
coup d'oeil dont l'audacieuse malice surpasse toute description, il
|
|
suivit les pas de son estimable maître.
|
|
|
|
«Sam, dit M. Pickwick, en voyant que son domestique prenait le même
|
|
chemin.
|
|
|
|
--Monsieur.
|
|
|
|
--Restez ici.»
|
|
|
|
Sam parut incertain.
|
|
|
|
«Restez ici, répéta M. Pickwick.
|
|
|
|
--Est-ce que je ne pourrais pas rabattre un peu ce Job Trotter dans le
|
|
jardin?
|
|
|
|
--Non certainement.
|
|
|
|
--Est-ce que je ne peux pas le reconduire à coups de pied, monsieur?
|
|
|
|
--Non, sous aucun prétexte.»
|
|
|
|
Pendant un moment, pour la première fois depuis son engagement, Sam eut
|
|
l'air mécontent et malheureux. Mais sa contenance s'éclaircit
|
|
immédiatement, car le rusé Muzzle, qui s'était caché derrière la porte,
|
|
en sortit vivement à l'instant précis, et parvint fort habilement à
|
|
faire rouler Jingle et son acolyte le long des escaliers, et jusque dans
|
|
les aloès américains, qui les attendaient en bas.
|
|
|
|
«Maintenant, monsieur, dit M. Pickwick à M. Nupkins, maintenant,
|
|
monsieur, ayant accompli notre dessein, mes amis et moi, nous allons
|
|
vous faire nos adieux, et tout en vous remerciant pour l'hospitalité que
|
|
nous avons reçue, permettez-moi de vous assurer, en leur nom comme au
|
|
mien, que nous ne l'aurions pas acceptée, et que nous n'aurions pas
|
|
consenti à sortir ainsi de la situation où nous nous trouvions, si nous
|
|
n'y avions pas été incités par un vif sentiment de devoir. Nous
|
|
retournons à Londres demain matin: votre secret est en sûreté avec
|
|
nous.»
|
|
|
|
Ayant ainsi protesté contre ce qui s'était passé dans la matinée, M.
|
|
Pickwick fit un profond salut aux dames, et malgré les sollicitations de
|
|
la famille, quitta la chambre avec ses amis.
|
|
|
|
«Prenez votre chapeau, Sam, dit-il à son domestique.
|
|
|
|
--Il est en bas, monsieur,» répliqua Sam, et il courut le quérir dans la
|
|
cuisine.
|
|
|
|
Le chapeau étant égaré, Sam fut obligé de le chercher et Mary, qui se
|
|
trouvait là toute seule, l'éclaira. Après avoir regardé de tous les
|
|
côtés, la jolie bonne, dans son anxiété pour trouver le chapeau perdu,
|
|
se mit sur ses genoux et retourna tous les objets entassés dans un petit
|
|
coin derrière la porte. C'était un petit coin fort incommode. On ne
|
|
pouvait y arriver sans commencer par fermer la porte.
|
|
|
|
«Le voilà, dit enfin la jolie bonne, n'est-ce pas cela?
|
|
|
|
--Voyons,» fit Sam.
|
|
|
|
Mary avait posé la chandelle sur le plancher, et, comme elle éclairait
|
|
fort peu, Sam fut obligé de se mettre aussi à genoux pour voir si
|
|
c'était réellement son chapeau. Le recoin était remarquablement petit,
|
|
et ainsi, sans qu'il y eût de la faute de personne, excepté de
|
|
l'architecte qui avait bâti la maison Sam et la jolie bonne se
|
|
trouvaient nécessairement fort près l'un de l'autre.
|
|
|
|
«C'est bien lui, dit Sam, adieu.
|
|
|
|
--Adieu, répondit la jolie bonne.
|
|
|
|
--Adieu, répéta Sam, et en disant cela il laissa tomber le chapeau qu'il
|
|
avait eu tant de peine à trouver.
|
|
|
|
--Comme vous êtes maladroit! dit Mary. Vous le perdrez encore si vous
|
|
n'y prenez pas garde.» Et pour qu'il ne se perdit plus, elle le lui mit
|
|
sur la tête.
|
|
|
|
Le visage de la jolie bonne paraissait plus joli encore, étant ainsi
|
|
levé vers Sam: or, soit à cause de cela, soit par une simple conséquence
|
|
de leur juxtaposition, il arriva que Sam l'embrassa.
|
|
|
|
«J'espère que vous ne l'avez pas fait exprès! s'écria-t-elle en
|
|
rougissant.
|
|
|
|
--Non, ma chère, mais je vais la faire exprès à présent;» et il
|
|
l'embrassa une seconde fois.
|
|
|
|
«Sam! cria M. Pickwick par-dessus la rampe.
|
|
|
|
--Voilà, monsieur, répondit Sam, en montant les marches quatre à quatre.
|
|
|
|
--Vous avez été bien longtemps.
|
|
|
|
--Il y avait quelque chose derrière la porte, qui nous a empêchés de
|
|
l'ouvrir pendant tout se temps-là, monsieur.»
|
|
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Tel fut le premier chapitre des amours de Sam.
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CHAPITRE XXVI.
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Contenant un récit abrégé des progrès de l'action _Bardell contre
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Pickwick_.
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Ayant accompli le principal objet de son voyage en démasquant l'infamie
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de Jingle, M. Pickwick résolut de retourner immédiatement à Londres,
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afin de savoir quelles mesures Dodson et Fogg avaient prises contre lui.
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Exécutant cette résolution avec toute l'énergie de son caractère, il
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monta à l'extérieur de la première voiture qui quitta Ipswich, le
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lendemain du jour où se passèrent les mémorables événements que nous
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venons de rapporter, et arriva dans la métropole le même soir, en
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parfaite santé, accompagné de ses trois disciples et de Sam.
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Là, nos amis se séparèrent pour quelque temps. MM. Tupman, Winkle et
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Snodgrass se rendirent à leurs domiciles, afin de faire les préparatifs
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nécessaires pour leur voyage prochain à Dingley-Dell: M. Pickwick et Sam
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s'établirent dans un hôtel fort bon quoique fort antique, le _George et
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Vautour_, George Yard, Lombard-street.
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M. Pickwick avait dîné et fini sa seconde pinte d'excellent porto; il
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avait enfoncé son mouchoir de soie sur sa tête, et posé ses pieds sur le
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garde-feu; enfin il s'était renversé dans sa bergère, lorsque l'entrée
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de Sam avec son sac de nuit le tira de sa tranquille méditation.
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«Sam, dit-il.
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--Monsieur?
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--Je pensais justement que j'ai laissé beaucoup de choses chez mistress
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Bardell, rue Goswell, et qu'il faudra que je les fasse prendre avant de
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repartir.
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--Très-bien, monsieur.
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--Je pourrais les envoyer pour le moment chez M. Tupman. Mais avant de
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les faire enlever, il faudrait les mettre en ordre. Je désirerais que
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vous allassiez jusqu'à la rue Goswell et que vous arrangeassiez tout
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cela, Sam.
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--Tout de suite, monsieur?
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--Tout de suite. Et... attendez, Sam, ajouta M. Pickwick en tirant sa
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bourse. Il faut payer le loyer. Le terme n'est dû qu'à Noël, mais vous
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le payerez pour que tout soit fini. Je puis donner congé en prévenant un
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mois d'avance. Voici le congé. Donnez-le à Mme Bardell. Elle mettra
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écriteau quand elle voudra.
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--Très-bien, monsieur. Rien de plus?
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--Rien de plus, Sam.»
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Sam se dirigea à petits pas vers l'escalier, comme s'il eût attendu
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encore quelque chose. Il ouvrit lentement la porte, et étant sorti
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lentement, l'avait doucement refermée, à deux pouces près, lorsque M.
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Pickwick cria:
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«Sam!
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--Oui, monsieur, répondit Sam, en revenant vivement et fermant la porte
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après soi.
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--Je ne m'oppose pas à ce que vous tâchiez de savoir comment Mme Bardell
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semble personnellement disposée envers moi, et s'il est réellement
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probable que ce procès infâme et sans base soit poussé à toute
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extrémité. Je dis que je ne m'oppose pas à ce que vous essayiez de
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découvrir cela, si vous le désirez, Sam.»
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Sam fit un léger signe d'intelligence et quitta la chambre. M. Pickwick
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enfonça de nouveau le mouchoir de soie sur sa tête et s'arrangea pour
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faire un somme.
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Il était près de neuf heures lorsque Sam atteignit la rue Goswell. Une
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paire de chandelles brûlaient dans le parloir, et l'ombre d'une couple
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de chapeaux se distinguait sur la jalousie. Mistress Bardell avait du
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monde.
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Sam frappa à la porte. Après un assez long intervalle, pendant lequel
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mistress Bardell tâchait de persuader une chandelle réfractaire de se
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laisser allumer, de petites bottes se firent entendre sur le tapis et
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master Bardell se présenta.
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«Eh bien! jeune homme, dit Sam, comment va c'te mère?
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--Elle ne va pas mal, ni moi non plus.
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--Eh bien! j'en suis charmé. Dites-lui que j'ai à lui parler, mon jeune
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phénomène.»
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Master Bardell, ainsi conjuré, posa la chandelle réfractaire sur la
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première marche de l'escalier, et disparut, avec son message, derrière
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la porte du parloir.
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Les deux chapeaux dessinés sur les carreaux étaient ceux des deux amies
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les plus intimes de mistress Bardell. Elles venaient d'arriver pour
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prendre une paisible tasse de thé et un petit souper chaud de pommes de
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terre et de fromage rôti; et tandis que le fromage bruissait et friait
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devant le feu, tandis que les pommes de terre cuisaient délicieusement
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dans un poêlon, mistress Bardell et ses deux amies se régalaient d'une
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petite conversation critique concernant toutes leurs connaissances
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réciproques. Master Bardell interrompit cette intéressante revue en
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rapportant le message qui lui avait été confié par Sam.
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«Le domestique de M. Pickwick! s'écria mistress Bardell en pâlissant.
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--Bonté divine! fit mistress Cluppins.
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--Eh bien! réellement je n'aurais pas cru ça, si je n'y avais pas
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t'été,» déclara mistress Sanders.
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Mistress Cluppins était une petite femme vive et affairée; mistress
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Sanders une personne grosse, grasse et pesante. Toutes les deux
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formaient la compagnie.
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Mistress Bardell trouva convenable d'être agitée, et comme aucune des
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trois amies ne savait s'il était bon d'avoir des communications avec le
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domestique de M. Pickwick, autrement que par la ministère de Dodson et
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Fogg, elles se trouvaient prises au dépourvu. Dans cet état
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d'indécision, la première chose à faire était évidemment de taper le
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petit garçon pour avoir trouvé M. Weller à la porte. La tendre mère n'y
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manqua pas, et il se mit à crier fort mélodieusement.
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«Ne m'étourdissez pas les oreilles, méchante créature! lui dit mistress
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Bardell.
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--Ne tourmentez pas votre pauvre chère mère! cria mistress Cluppins.
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--Elle en a assez des tourments, ajouta mistress Sanders avec une
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résignation sympathisante.
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--Ah! oui, l'est-elle malheureuse! pauvre agneau!» reprit mistress
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Cluppins.
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Pendant ces réflexions morales, master Bardell hurlait de plus en plus
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fort.
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«Qu'allons-nous faire maintenant? demanda mistress Bardell à mistress
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Cluppins.
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--Je pense que vous devriez le voir, devant un témoin, s'entend.
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--Deux témoins, serait plus légal, fit observer mistress Sanders, qui,
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ainsi que son amie, crevait de curiosité.
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--Peut-être qu'il vaudrait mieux le faire venir ici,» reprit mistress
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Bardell.
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Mistress Cluppins adopta avidement cette idée. «Bien sûr!
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s'écria-t-elle. Entrez, jeune homme, et fermez d'abord la porte, s'il
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vous plaît.»
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Sam saisit l'occasion aux cheveux, et se présentant dans le parloir,
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exposa, ainsi qu'il suit, sa commission à mistress Bardell:
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«Très-fâché de vous déranger, madame, comme disait le chauffeur à la
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vieille dame en la mettant sur le gril; mais comme je viens justement
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d'arriver avec mon gouverneur et que nous nous en allons incessamment,
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il n'y a pas moyen d'empêcher ça, comme vous voyez.
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--Effectivement le jeune homme ne peut pas empêcher les fautes de son
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maître, fit observer mistress Cluppins, sur laquelle l'apparence et la
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conversation de Sam avaient fait beaucoup d'impression.
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--Non certainement, répondit mistress Sanders, en jetant un regard
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attendri sur le petit poêlon, et en calculant mentalement la
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distribution probable des pommes de terre, au cas où Sam serait invité à
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souper.
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--Ainsi donc, poursuivit l'ambassadeur, sans remarquer l'interruption,
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voilà pourquoi je suis venu ici: primo, d'abord, pour vous donner congé:
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le voilà ici; secondo, pour payer le loyer: le voilà ici; troiso, pour
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dire que vous mettiez toutes nos histoires en ordre, pour donner à la
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personne que nous enverrons pour les prendre; quatro, que vous pouvez
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mettre l'écriteau aussitôt que vous voudrez. Et voilà tout.
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--Malgré ce qui est arrivé, soupira mistress Bardell, je dirai toujours
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et j'ai toujours dit que, sous tous les rapports, excepté un, M.
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Pickwick s'est toujours conduit comme un gentleman parfait; son argent
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était toujours aussi solide que la banque, toujours.»
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En disant ceci, mistress Bardell appliqua son mouchoir à ses yeux... et
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sortit de la chambre pour faire la quittance.
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Sam savait bien qu'il n'avait qu'à rester tranquille et que les deux
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invitées ne manqueraient point de parler; aussi se contenta-t-il de
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regarder alternativement le poêlon, le fromage, le mur et le plancher,
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en gardant le plus profond silence.
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«Pauvre chère femme! s'écria mistress Cluppins.
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--Pauvre criature!» rétorqua mistress Sanders.
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Sam ne dit rien; il vit qu'elles arrivaient au sujet.
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«Riellement je ne puis pas me contenir, dit mistress Cluppins, quand je
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pense à une trahison comme ça. Je ne veux rien dire pour vous vexer,
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jeune homme, mais votre maître est une vieille brute, et je désire que
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je l'eusse ici pour lui dire à lui-même.
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--Je désire que vous l'eussiez, répondit Sam.
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--C'est terrible de voir comme elle dépérit et qu'elle ne prend plaisir
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à rien, excepté quand ses amies viennent, par pure charité, pour causer
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avec elle et la rendre confortable, reprit mistress Cluppins en jetant
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un coup d'oeil au poêlon et au fromage. C'est choquant.
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--Barbaresque! ajouta mistress Sanders.
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--Et votre maître, qu'est un homme d'argent, qui ne s'apercevrait tant
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seulement pas de la dépense d'une femme. Il n'a pas l'ombre d'une
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excuse. Pourquoi ne l'épouse-t-il pas?
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--Ah! dit Sam. Bien sûr, voilà la question.
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--Certainement, qu'elle lui demanderait la question, si elle avait
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autant de courage que moi, poursuivit mistress Cluppins avec grande
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volubilité. Quoi qu'il en soit, il y a une loi pour nous autres femmes,
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malgré que les hommes voudraient nous rendre comme des esclaves. Et
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votre maître saura ça à ses dépens, jeune homme, avant qu'il soit plus
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vieux de six mois.»
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A cette consolante réflexion, mistress Cluppins se redressa, et sourit à
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mistress Sanders, qui lui renvoya son sourire.
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«L'affaire marche toujours,» pensa Sam, tandis que mistress Bardell
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rentrait avec le reçu.
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--Voilà le reçu, monsieur Weller, dit l'aimable veuve, et voilà votre
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reste. J'espère que vous prendrez quelque chose pour vous tenir
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l'estomac chaud, quand ça ne serait qu'à cause de la vieille
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connaissance....»
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Sam vit l'avantage qu'il pouvait gagner, et accepta sur-le-champ.
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Aussitôt mistress Bardell tira d'une petite armoire une bouteille avec
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un verre; et sa profonde affliction la préoccupait tellement qu'après
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avoir rempli le verre de Sam, elle aveignit encore trois autres verres
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et les remplit également.
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«Ah ça! mistress Bardell, s'écria mistress Cluppins, voyez ce que vous
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avez fait!
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--Eh bien! en voilà une bonne! éjacula mistress Sanders.
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--Ah! ma pauvre tête?» fit mistress Bardell, avec un faible sourire.
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Sam, comme on s'en doute bien, comprit tout cela. Aussi s'empressa-t-il
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de dire qu'il ne buvait jamais, avant souper, à moins qu'une dame ne bût
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avec lui. Il s'ensuivit beaucoup d'éclats de rire, et enfin mistress
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Sanders s'engagea à le satisfaire et but une petite goutte. Alors Sam
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déclara qu'il fallait faire la ronde, et toutes ces dames burent une
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petite goutte. Ensuite la vive mistress Cluppins proposa pour toast:
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_Bonne chance à Bardell contre Pickwick_; et les dames vidèrent leurs
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verres en honneur de ce voeu: après quoi elles devinrent très-parlantes.
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«Je suppose, dit mistress Bardell, je suppose que vous avez appris ce
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qui se passe, monsieur Weller?
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--Un petit brin, répondit Sam.
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--C'est une terrible chose, monsieur Weller, que d'être traînée comme
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cela devant le public; mais je vois maintenant que c'est la seule
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ressource qui me reste, et mon avoué, M. Dodson et Fogg, me dit que nous
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devons réussir, avec les témoins que nous appellerons. Si je ne
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réussissais pas, je ne sais pas ce que je ferais!»
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La seule idée de voir mistress Bardell perdre son procès affecta si
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profondément mistress Sanders qu'elle fut obligée de remplir et de vider
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son verre immédiatement, sentant, comme elle le dit ensuite, que si elle
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n'avait pas eu la présence d'esprit d'agir ainsi, elle se serait
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infailliblement trouvée mal.
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«Quand pensez-vous que ça viendra? demanda Sam.
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--Au mois de février ou de mai, répliqua mistress Bardell.
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--Quelle quantité de témoins il y aura! dit mistress Cluppins.
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--Ah! oui! fit mistress Sanders.
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--Et si la plaignante ne gagne pas, MM. Dodson et Fogg seront-ils
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furieux, eux qui font tout cela par spéculation, à leurs risques!
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continua mistress Cluppins.
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--Ah! oui.
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--Mais la plaignante doit gagner, ajouta mistress Cluppins.
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--Je l'espère, dit mistress Bardell.
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--Il n'y a pas le moindre doute, répliqua mistress Sanders.
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--Eh bien! dit Sam en se levant et en posant son verre sur la table,
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tout ce que je peux dire c'est que je vous le souhaite.
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--Merci, monsieur Weller! s'écria mistress Bardell avec ferveur.
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--Et tant qu'à ce Dodson et Fogg, qui fait ces sortes de choses par
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spéculation, poursuivit Sam, et tant qu'aux bons et généreux individus
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de la même profession qui mettent les gens par les oreilles gratis, pour
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rien, et qui occupent leurs clercs à trouver des petites disputes chez
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leurs voisins et connaissances pour les accorder avec des procès, tout
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ce que je peux dire d'eux, c'est que je leur souhaite la récompense que
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je leur donnerais.
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--Ah! s'écria mistress Bardell, attendrie, je leur souhaite la
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récompense que tous les coeurs généreux et compatissants seraient
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disposés à leur accorder.
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--Amen! répondit Sam. Et ils gagneraient joliment de quoi mener joyeuse
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vie et s'engraisser, s'ils avaient ce que je leur souhaite!--Je vous
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offre le bonsoir, mesdames.»
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Au grand soulagement de mistress Sanders, leur hôtesse permit à Sam de
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partir, sans faire aucune allusion aux pommes de terre ni au fromage
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rôti, et peu après, avec l'assistance juvénile qu'on pouvait attendre de
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master Bardell, les trois dames rendirent la plus ample justice à ces
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mets délicieux, qui s'évanouirent complétement sous leurs courageux
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efforts.
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Sam, arrivé à l'auberge le _George et Vautour_, rapporta fidèlement à
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son maître les indices qu'il avait recueillis des manoeuvres de Dodson et
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Fogg; et son récit fut complétement confirmé le lendemain par M. Perker,
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avec qui notre philosophe eut une entrevue. Il fut donc obligé de se
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préparer pour sa visite de Noël à Dingley-Dell, avec l'agréable
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perspective d'être actionné publiquement, deux ou trois mois plus tard,
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par la cour des _Common Pleas_, pour violation d'une promesse de
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mariage; la plaignante ayant tout l'avantage inhérent à ce genre
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d'action, et résultant de l'excessive habileté de Dodson et Fogg.
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CHAPITRE XXVII.
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Samuel Weller fait un pèlerinage à Dorking, et voit sa belle-mère.
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Comme il restait un intervalle de deux jours avant l'époque fixée pour
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le départ des Pickwickiens pour Dingley-Dell, Sam, après avoir dîné de
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bonne heure, s'assit dans l'arrière-salle de l'auberge le _George et
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Vautour_, pour réfléchir au meilleur emploi possible de cet espace de
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temps. Il faisait un temps superbe, et Samuel n'avait pas ruminé pendant
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dix minutes, lorsqu'il sentit tout à coup naître en lui un sentiment
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filial et affectueux. Le besoin d'aller voir son père et de rendre ses
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devoirs à sa belle-mère se présenta alors si fortement à son esprit,
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qu'il fut frappé d'étonnement de n'avoir pas songé plus tôt à cette
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obligation morale. Impatient de réparer ses torts passés, dans le plus
|
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bref délai possible, il gravit les marches de l'escalier, se présenta
|
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directement devant M. Pickwick, et lui demanda un congé afin d'exécuter
|
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ce louable dessein.
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«Certainement, Sam, certainement,» répondit le philosophe, dont les yeux
|
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se remplirent de larmes de joie à cette manifestation des bons
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sentiments de son domestique.
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Sam fit une inclination de tête reconnaissante.
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«Je suis charmé de voir que vous comprenez si bien vos devoirs de fils.
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--Je les ai toujours compris, monsieur.
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--C'est une réflexion fort consolante, dit M. Pickwick d'un air
|
|
approbateur.
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--Tout à fait, monsieur. Quand je voulais quelque chose de mon père, je
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le lui demandais d'une manière très-respectueuse et obligeante; s'il ne
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me le donnait pas, je le prenais, dans la crainte d'être enduit à mal
|
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faire, si je n'avais pas ce que je voulais. Je lui ai évité comme ça une
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foule d'embarras, monsieur.
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--Ce n'est pas précisément ce que j'entendais, Sam, dit M. Pickwick en
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|
secouant la tête avec un léger sourire.
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--J'ai agi dans un bon sentiment, monsieur, avec les meilleures
|
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intentions du monde, comme disait le gentleman qui avait planté là sa
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femme, parce qu'elle était malheureuse avec lui....
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--Vous pouvez aller, Sam.
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--Merci, monsieur.» Et ayant fait son plus beau salut et revêtu ses plus
|
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beaux habits, Sam se percha sur l'impériale de l'Hirondelle et se rendit
|
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à Dorking.
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_Le marquis de Granby_, du temps de Mme Weller, pouvait servir de modèle
|
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aux meilleures auberges; assez grande pour qu'on y eût ses coudées
|
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franches, assez petite et assez commode pour qu'on s'y crût chez soi. Du
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côté opposé de la route, un poteau élevé supportait une vaste enseigne,
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où l'on voyait représentées la tête et les épaules d'un gentleman doué
|
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d'un teint apoplectique. Son habit rouge avait des revers bleus, et
|
|
quelques taches de cette dernière couleur étaient placées au-dessus de
|
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son tricorne pour figurer le ciel. Plus haut encore, il y avait une
|
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paire de drapeaux, et au-dessous du dernier bouton de l'habit rouge du
|
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gentleman, une couple de canons. Le tout offrait incontestablement un
|
|
portrait frappant du marquis de Granby, de glorieuse mémoire. Les
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|
fenêtres du comptoir laissaient voir une collection de géraniums et une
|
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rangée bien époussetée de bouteilles de liqueur. Les volets verts
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étalaient en lettres d'or force panégyriques des bons lits et des bons
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vins de la maison; enfin le groupe choisi de paysans et de valets qui
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flânaient autour des écuries, autour des auges, disait beaucoup en
|
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faveur de la bonne qualité de la bière et de l'eau-devie qui se
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vendaient à l'intérieur. En descendant de voiture, Sam s'arrêta pour
|
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noter, avec l'oeil d'un voyageur expérimenté, toutes ces petites
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indications d'un commerce prospère, et, quand il entra, il était
|
|
grandement satisfait du résultat de ses observations.
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«Eh bien? dit une voix aigrelette lorsque la tête de Sam se montra à la
|
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porte du comptoir. Qu'est-ce que vous voulez, jeune homme?»
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Sam regarda dans la direction de la voix. Elle provenait d'une dame
|
|
d'une encolure assez puissante, confortablement assise auprès de la
|
|
cheminée, et qui s'occupait à souffler le feu, afin de faire chauffer
|
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l'eau pour le thé. La dame n'était pas seule, car de l'autre côté de la
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|
cheminée, tout droit dans un antique fauteuil, était assis un homme dont
|
|
le dos était presque aussi long et presque aussi roide que celui du
|
|
fauteuil lui-même.
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Cet individu, qui attira sur-le-champ l'attention spéciale de Sam,
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paraissait long et fluet. Son visage était couperosé, son nez rouge; ses
|
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yeux méchants et bien éveillés tenaient beaucoup de ceux d'un serpent à
|
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sonnettes. Il portait un habit noir râpé, un pantalon très-court et des
|
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bas de coton noir qui, comme le reste de son costume, avaient une teinte
|
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rouillée. Son air était empesé, mais sa cravate blanche ne l'était pas,
|
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et pendait toute chiffonnée et d'une manière fort peu pittoresque sur
|
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son gilet boutonné jusqu'au menton. Sur une chaise, à côté de lui,
|
|
étaient placés une paire de gants de castor, vieux et usés; un chapeau à
|
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larges lords; un parapluie fort passé, qui laissait voir une quantité de
|
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baleines, comme pour contre-balancer l'absence d'une poignée: enfin,
|
|
tous ces objets étaient arrangés avec un soin et une symétrie qui
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semblaient indiquer que l'homme au nez rouge, quel qu'il fût, n'avait
|
|
pas l'intention de s'en aller de sitôt.
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Pour lui rendre justice, il faut convenir que s'il avait eu cette
|
|
intention, il eût fait preuve de bien peu d'intelligence; car, à en
|
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juger par les apparences, il aurait fallu qu'il possédât un cercle de
|
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connaissances bien désirable, pour pouvoir raisonnablement espérer
|
|
s'installer ailleurs plus confortablement. Le feu flambait joyeusement
|
|
sous l'influence du soufflet, et la bouilloire chantait gaiement sous
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l'influence de l'un et de l'autre; sur la table était disposé tout
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l'appareil du thé: un plat de rôties beurrées chauffait doucement devant
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le foyer, et l'homme au nez rouge, armé d'une longue fourchette,
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s'occupait activement à transformer de larges tranches de pain en cet
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agréable comestible. Auprès de lui était un verre d'eau et de rhum
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brûlant, dans lequel nageait une tranche de limon; et chaque fois qu'il
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se baissait pour amener les tartines de pain auprès de son oeil, afin de
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juger comment elles rôtissaient, il sirotait une goutte ou deux de grog,
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et souriait en regardant la dame à la puissante encolure, qui soufflait
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le feu.
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La contemplation de cette scène confortable avait tellement absorbé les
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facultés pensantes de Sam, qu'il laissa passer sans y faire attention
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les premières interrogations de l'hôtesse, qui fut obligée de les
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répéter trois fois, sur un ton de plus en plus aigre, avant qu'il
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s'aperçût de l'inconvenance de sa conduite.
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«Le gouverneur y est-il? demanda-t-il enfin.
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--Non, il n'y est pas, répondit Mme Weller, car la dame n'était autre
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que la ci-devant veuve et la seule et unique exécutrice testamentaire de
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feu M. Clarke. Non, il n'y est pas, et qui plus est je ne l'attends pas.
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--Je suppose qu'il conduit aujourd'hui? reprit Sam.
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--Peut-être que oui, peut-être que non, répliqua Mme Weller en beurrant
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la tartine que l'homme au nez rouge venait de faire rôtir. Je n'en sais
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rien, et de plus je ne m'en soucie guère.--Dites un _Benedicite_,
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monsieur Stiggins.»
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L'homme au nez rouge fit ce qui lui était demandé, et attaqua aussitôt
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une rôtie avec une voracité sauvage.
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Son apparence, dès le premier coup d'oeil, avait induit Sam à suspecter
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qu'il voyait en lui le substitut du berger dont lui avait parlé son
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estimable père. Aussitôt qu'il le vit manger, tous ses doutes à ce sujet
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s'évanouirent, et il reconnut en même temps que s'il avait envie de
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s'installer provisoirement dans la maison, il fallait qu'il se mît sans
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délai sur un bon pied. Commençant donc ses opérations, il passa son bras
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par-dessus la demi-porte du comptoir, l'ouvrit, entra d'un pas délibéré,
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et dit tranquillement:
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«Ma belle-mère, comment vous va?
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--Eh bien! je crois que c'est un Weller! s'écria la grosse dame en
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regardant Sam d'un air fort peu satisfait.
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--Un peu, que c'en est un! rétorqua l'imperturbable Sam, et j'espère que
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ce révérend gentleman m'excusera si je dis que je voudrais bien être le
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Weller qui vous possède, belle-mère.»
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C'était là un compliment à deux tranchants. Il insinuait que Mme Weller
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était une femme fort agréable, et en même temps que M. Stiggins avait
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une apparence ecclésiastique. Effectivement, il produisit sur-le-champ
|
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un effet visible, et Sam poursuivit son avantage en embrassant sa
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belle-mère.
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«Voulez-vous bien finir! s'écria Mme Weller en le repoussant.
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--Fi! jeune homme, fi! dit le gentleman au nez rouge.
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--Sans offense, monsieur, sans offense, répliqua Sam. Mais malgré ça
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vous avez raison. Ces sortes de choses-là sont défendues quand la
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belle-mère est jeune et jolie, n'est-ce pas, monsieur?
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--Tout ça n'est que vanité, observa M. Stiggins.
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--Oh! c'est bien vrai,» dit mistress Weller en rajustant son bonnet.
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Sam pensa la même chose, mais il retint sa langue.
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Le substitut du berger ne paraissait nullement satisfait de l'arrivée de
|
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Sam, et quand la première effervescence des compliments fut passée, Mme
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Weller elle-même prit un air qui semblait dire qu'elle se serait
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très-volontiers passée de sa visite. Quoi qu'il en soit, Sam était là,
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et comme on ne pouvait décemment le mettre dehors, on l'invita à
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s'asseoir et à prendre le thé.
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«Comment va le père?» demanda-t-il au bout de quelques instants.
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A cette question, Mme Weller leva les mains et tourna les yeux vers le
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plafond, comme si c'était un sujet trop pénible pour qu'on osât en
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parler.
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M. Stiggins fit entendre un gémissement.
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--Qu'est-ce qu'il a donc, ce monsieur? demanda Sam.
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--Il est choqué de la manière dont votre père se conduit.
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--Comment! C'est à ce point là?
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--Et avec trop de raison,» répondit Mme Weller gravement.
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M. Stiggins prit une nouvelle rôtie et soupira bruyamment.
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«C'est un terrible réprouvé, poursuivit Mme Weller.
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--Un vase de perdition!» s'écria M. Stiggins, et il fit dans sa rôtie un
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large segment de cercle et poussa un gémissement sourd.
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Sam se sentit violemment enclin à donner au révérend personnage une
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volée qui permit à ce saint homme de gémir avec plus de raison, mais il
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réprima ce désir et demanda simplement:
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«Le vieux fait donc des siennes, hein?
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--Hélas! oui, répliqua Mme Weller. Il a un coeur de rocher. Tous les
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soirs, cet excellent homme... ne froncez pas le sourcil, monsieur
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Stiggins, je soutiens que _vous êtes_ un excellent homme.... Tous les
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soirs, cet excellent homme passe ici des heures entières, et cela ne
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produit point le moindre effet sur votre réprouvé de père.
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--Eh bien! voilà qui est drôle! rétorqua Sam. Ça en produirait un
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prodigieux sur moi, si j'étais à sa place. Je vous en réponds!
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--Mon jeune ami, dit solennellement M. Stiggins, le fait est qu'il a un
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esprit endurci. Oh! mon jeune ami, quel autre aurait pu résister aux
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exhortations de seize de nos plus aimables soeurs, et refuser de
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souscrire à notre humble société pour procurer aux enfants nègres, dans
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les Indes occidentales, des gilets de flanelle et des mouchoirs de poche
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moraux.
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--Qu'est-ce que c'est qu'un mouchoir moral? demanda Sam. Je n'ai jamais
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vu ce meuble-là.
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--C'est un mouchoir qui combine l'amusement et l'instruction, mon jeune
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ami; où l'on voit des histoires choisies, illustrées de gravures sur
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bois.
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--Bon, je sais; j'ai vu ça aux étalages des merciers, avec des pièces de
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vers et tout le reste, n'est-ce pas?»
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M. Stiggins fit un signe affirmatif et commença une troisième rôtie.
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«Et il n'a pas voulu se laisser persuader par les dames?
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--Il s'est assis, répondit Mme Weller, il a allumé sa pipe, et il a dit
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que les enfants nègres étaient.... Qu'est-ce qu'il a dit que les enfants
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nègres étaient, monsieur Stiggins?
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--Une blague, soupira le révérend, profondément affecté.
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--Il a dit que les enfants nègres étaient une blague!» répéta tristement
|
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Mme Weller; après quoi, la dame et le révérend recommencèrent à gémir
|
|
sur l'atroce conduite de M. Weller.
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|
Beaucoup d'autres iniquités de la même nature auraient pu être
|
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racontées, mais toutes les rôties étant mangées, le thé étant devenu
|
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très-faible, et Sam ne montrant aucune inclination à partir, M. Stiggins
|
|
se rappela soudainement qu'il avait un rendez-vous très-pressant avec le
|
|
berger, et se retira en conséquence.
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Le plateau était à peine enlevé, le foyer à peine balayé, lorsque la
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|
voiture de Londres déposa M. Weller à la porte. Peu après ses jambes le
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déposèrent dans le comptoir, et ses yeux lui révélèrent la présence de
|
|
son fils.
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«Ha! ha! Sammy! s'écria le père.
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--Ho! ho! vieux farceur!» cria le fils; et ils se donnèrent une poignée
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de main vigoureuse.
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«Charmé de te voir, Sammy, dit l'aîné des Weller. Comment diantre as-tu
|
|
pu venir à bout de ta belle-mère? Ça me passe. Tu devrais me passer ta
|
|
recette. Je ne te dis que ça!
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--Chut! fit Sam. Elle est dans la maison, mon vieux gaillard.
|
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--Elle n'est pas à portée d'oreille. Elle reste toujours en bas, à
|
|
tracasser le monde pendant une heure ou deux après le thé. Ainsi donc,
|
|
nous pouvons nous humecter l'intérieur, Sammy.»
|
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|
En parlant ainsi, M. Weller mêla deux verres de grog et aveignit une
|
|
couple de pipes. Le père et le fils s'assirent en face l'un de l'autre,
|
|
Sam d'un côté du feu, dans le fauteuil au dos élevé, M. Weller de
|
|
l'autre côté, dans une bergère, et ils commencèrent à goûter le double
|
|
plaisir de leur pipe et de leur réunion inattendue, avec toute la
|
|
gravité convenable.
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|
«Venu quelqu'un, Sammy?» demanda laconiquement M. Weller, après un long
|
|
silence.
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Sam fit un signe exprimant l'affirmation.
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|
«Un gaillard au nez rouge?»
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|
Sam répéta le même signe.
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|
|
«Un bien aimable homme que ce gaillard-là! Sammy, fit observer M. Weller
|
|
en fumant avec précipitation.
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--Il en a tout l'air.
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--Et joliment fort sur le calcul!
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|
--Vraiment!
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--Le lundi, il emprunte dix-huit pence; le mardi, il demande un shilling
|
|
pour compléter la demi-couronne; le vendredi, il remprunte une autre
|
|
demi-couronne pour faire un compte rond de cinq shillings, et il va
|
|
comme ça, en doublant, jusqu'à ce qu'il arrive, en un rien de temps, à
|
|
empocher une banknote de cinq livres. Ça ressemble à ce calcul du livre
|
|
d'arusmétique où l'on arrive à des sommes folles en doublant les clous
|
|
d'un fer à cheval.»
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|
Sam indiqua par un geste qu'il se rappelait le problème auquel son père
|
|
faisait allusion.
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|
|
|
«Comme ça, vous n'avez pas voulu souscrire pour les gilets de flanelle,
|
|
demanda Sam après avoir lancé de nouveau quelques bouffées de tabac
|
|
silencieuses.
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|
|
|
--Non certainement. A quoi des gilets de flanelle peuvent-ils servir à
|
|
ces négrillons? Mais vois-tu, Sammy, ajouta M. Weller en baissant la
|
|
voix et en se penchant vers son compagnon, je souscrirais bien
|
|
volontiers une jolie somme s'il s'agissait d'offrir des camisoles de
|
|
force à certains particuliers que nous connaissons.»
|
|
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|
Ayant exprimé cette opinion, M. Weller reprit lentement sa position
|
|
première, et cligna de l'oeil d'un air très-sagace.
|
|
|
|
«C'est une drôle d'idée, tout de même, de vouloir envoyer des mouchoirs
|
|
à des gens qui ne connaissent pas la manière de s'en servir, fit
|
|
remarquer Sam.
|
|
|
|
--I' sont toujours à faire quelque bêtise de ce genre, Sammy. L'autre
|
|
dimanche, je flânais sur la route, qu'est-ce que j'aperçois debout à la
|
|
porte d'une chapelle? Ta belle-mère avec un plat de faïence bleue à la
|
|
main, oùs que les patards tombaient comme la grêle.... Tu n'aurais
|
|
jamais cru qu'un plat mortel aurait pu y tenir. Et pour quoi penses-tu
|
|
que c'était, Sammy?
|
|
|
|
--Pour donner un autre thé, peut-être!
|
|
|
|
--Tu n'y es pas, c'était pour la rente d'eau du berger
|
|
|
|
--La rente d'eau du berger!
|
|
|
|
--Ni plus ni moins. I' y avait trois trimestres que le berger n'avait
|
|
pas payé un liard, pas un liard. Au fait il n'a guère besoin d'eau, i'
|
|
ne boit que très-peu de c'te liqueur-là, très-peu, Sammy.... pas si
|
|
chose! Comme ça, la rente n'était pas payée et le receveur avait arrêté
|
|
son filet. V'là donc le berger qui s'en va à la chapelle. Il dit qu'il
|
|
est un saint martyrisé, qu'il désire que le tourne-robinet qu'a coupé
|
|
son filet obtienne son pardon du ciel, mais qu'il a bien peur qu'on ne
|
|
lui ait déjà retenu dans l'autre monde une place où il ne sera pas à son
|
|
aise. Là-dessus les femelles font un meeting, chantent des hymnes,
|
|
nomment ta belle-mère présidente, votent une quête pour le dimanche
|
|
suivant, et repassent tout le quibus au berger. Et si il n'a pas eu de
|
|
quoi payer sa rente d'eau, sa vie durant, dit M. Weller en terminant, je
|
|
ne suis qu'un Hollandais et tu en es un autre, voilà tout.»
|
|
|
|
M. Weller fuma en silence pendant quelques minutes, puis il ajouta:
|
|
|
|
«Le pire de ces bergers, mon garçon, c'est qu'i' tournent la tête à
|
|
toutes les jeunes filles. Dieu bénisse leurs petits coeurs! elles
|
|
s'imaginent que c'est tout miel, et elles n'en savent pas plus long.
|
|
Elles donnent toutes dans la charge, Sammy, elles y donnent toutes.
|
|
|
|
--Ça me fait cet effet-là, dit Sam.
|
|
|
|
--Ni pus ni moins, poursuivit M. Weller en secouant gravement la tête;
|
|
et ce qui m'agace le plus, Samivel, c'est de leur voir perdre leur temps
|
|
et leur belle jeunesse à faire des habits pour des gens cuivrés qui n'en
|
|
ont pas besoin, sans jamais s'occuper des chrétiens qui ont des couleurs
|
|
naturelles et qui savent mettre un pantalon. Si j'étais le maître,
|
|
Sammy, j'attèlerais quelques-uns de ces faignants de bergers à une
|
|
brouette bien chargée et je la leur ferais monter et descendre, pendant
|
|
vingt-quatre heures de suite, le long d'une planche de dix-huit pouces
|
|
de large. Ça leur ôterait un peu de leur bêtise, ou rien n'y réussira.»
|
|
|
|
M. Weller, ayant débité cette aimable recette, avec beaucoup d'emphase
|
|
et une multitude de gestes et de contorsions, vida son verre d'un seul
|
|
trait, et fit tomber les cendres de sa pipe avec une dignité naturelle.
|
|
|
|
Il n'avait pas encore terminé cette dernière opération, lorsqu'une voix
|
|
aigre se fit entendre dans le passage.
|
|
|
|
«Voici ta chère belle-mère, Sammy,» dit-il à son fils, et au même
|
|
instant Mme Weller entra, d'un pas affairé, dans la chambre.
|
|
|
|
«Oh! vous voilà donc revenu! s'écria-t-elle.
|
|
|
|
--Oui, ma chère, répliqua M. Weller en bourrant de nouveau sa pipe.
|
|
|
|
--M. Stiggins est-il de retour? demanda mistress Weller.
|
|
|
|
--Non, ma chère, répondit M. Weller en allumant ingénieusement sa pipe
|
|
au moyen d'un charbon embrasé qu'il prit avec les pincettes; et qui
|
|
plus est, ma chère, je tâcherais de ne pas mourir de chagrin s'il ne
|
|
remettait plus les pieds ici.
|
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|
|
--Ouh! le réprouvé! s'écrie Mme Weller.
|
|
|
|
--Merci, mon amour, dit son époux.
|
|
|
|
--Allons! allons! père, observa Sam; pas de ces petites tendresses
|
|
devant des étrangers. Voilà le révérend gentleman qui revient.»
|
|
|
|
A cette annonce, Mme Weller essuya précipitamment les larmes qu'elle
|
|
s'était efforcée de verser, et M. Weller tira, d'un air chagrin, son
|
|
fauteuil dans le coin de la cheminée.
|
|
|
|
M. Stiggins ne se fit pas beaucoup prier pour prendre un autre verre de
|
|
grog; puis il en accepta un second, puis un troisième, puis il consentit
|
|
à accepter sa part d'un léger souper, afin de recommencer sur nouveaux
|
|
frais. Il était assis du même côté que M. Weller aîné; et lorsque
|
|
celui-ci supposait que sa femme ne pouvait pas le voir, il indiquait à
|
|
son fils les émotions intimes dont son âme était agitée, en secouant son
|
|
poing sur la tête du berger. Cette plaisanterie procurait à son
|
|
respectueux enfant une satisfaction d'autant plus pure, que M. Stiggins
|
|
continuait à siroter paisiblement son rhum, dans une heureuse ignorance
|
|
de cette pantomime animée.
|
|
|
|
La conversation fut soutenue, en grande partie, par Mme Weller et le
|
|
révérend M. Stiggins, et les principaux sujets qu'on entama furent les
|
|
vertus du berger, les mérites de son troupeau, et les crimes affreux,
|
|
les détestables péchés de tout le reste du monde. Seulement, M. Weller
|
|
interrompait parfois ces dissertations par des remarques et des
|
|
allusions indirectes à un certain vieux farceur généralement désigné
|
|
sous le nom de _Walker_[29], et se permit çà et là divers commentaires
|
|
non moins ironiques et voilés.
|
|
|
|
[Footnote 29: M. Walker est un personnage mystérieux qui jouit en
|
|
Angleterre d'une grande réputation de hableur. Son nom, employé comme
|
|
interjection «Walker» est devenu un terme de mépris et d'incrédulité.
|
|
|
|
(_Note du traducteur._)]
|
|
|
|
Enfin, M. Stiggins, qui, à en juger par divers symptômes indubitables,
|
|
avait emmagasiné autant de grog qu'il en pouvait ingurgiter sans trop
|
|
s'incommoder, prit son chapeau et son congé, immédiatement après, Sam
|
|
fut conduit par son père dans une chambre à coucher. Le respectable
|
|
gentleman, en lui donnant une chaleureuse poignée de main, paraissait se
|
|
disposer à lui adresser quelques observations; mais il entendit monter
|
|
Mme Weller, et changeant aussitôt d'intention, il lui dit brusquement
|
|
bonsoir.
|
|
|
|
Le lendemain, Sam se leva de bonne heure. Ayant déjeuné à la hâte, il
|
|
s'apprêta à retourner à Londres, et il sortait de la maison, lorsque son
|
|
père se présenta devant lui.
|
|
|
|
--Tu pars, Sam?
|
|
|
|
--Tout de gô.
|
|
|
|
--Je voudrais bien te voir museler ce Stiggins, et l'emmener avec toi.
|
|
|
|
--Vraiment? répondit Sam d'un ton de reproche; je rougis de vous avoir
|
|
pour auteur, vieux capon. Pourquoi lui laissez-vous montrer son nez
|
|
cramoisi chez le _Marquis de Granby_?»
|
|
|
|
M. Weller attacha sur son fils un regard sérieux, et répondit:
|
|
|
|
«Parce que je suis un homme marié, Sammy, parce que je suis un homme
|
|
marié. Quand tu seras marié, Sammy, tu comprendras bien des choses que
|
|
tu ne comprends pas maintenant. Mais ça vaut-il la peine de passer tant
|
|
de vilains quarts d'heure pour apprendre si peu de chose, comme disait
|
|
cet écolier quand il a-t-été arrivé à savoir son alphabet, voilà la
|
|
question? C'est une affaire de goût. Mais, pour ma part, je suis
|
|
très-disposé à répondre: Non!
|
|
|
|
--Dans tous les cas, dit Sam, adieu.
|
|
|
|
--Bonjour, Sammy, bonjour.
|
|
|
|
--Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, reprit Sam en s'arrêtant court: Si
|
|
j'étais le propriétaire du _Marquis de Granby_, et si cet animal de
|
|
Stiggins venait faire des roties dans mon comptoir, je le....
|
|
|
|
--Que ferais-tu? interrompit M. Weller avec grande anxiété, que
|
|
ferais-tu?
|
|
|
|
--J'empoisonnerais son grog.
|
|
|
|
--Bah! s'écria Weller en donnant à son fils une poignée de main
|
|
reconnaissante, tu ferais cela réellement, Sammy? tu ferais cela?
|
|
|
|
--Parole! Je ne voudrais pas me montrer trop cruel envers lui tout
|
|
d'abord. Je commencerais par le plonger dans la fontaine, et je
|
|
remettrais le couvercle pour l'empêcher de s'enrhumer; mais si je voyais
|
|
qu'il n'y avait pas moyen d'en venir à bout par la douceur,
|
|
j'emploierais une autre méthode de persuasion.»
|
|
|
|
M. Weller aîné lança à son fils un regard d'admiration inexprimable, et,
|
|
lui ayant de nouveau serré la main, s'éloigna lentement en roulant dans
|
|
son esprit les réflexions nombreuses auxquelles cet avis avait donné
|
|
lieu.
|
|
|
|
Sam le suivit des yeux jusqu'au détour de la route et s'achemina ensuite
|
|
vers Londres. Il médita d'abord sur les conséquences probables de son
|
|
conseil, et sur la vraisemblance ou l'invraisemblance qu'il y avait de
|
|
voir adopter cet avis par son père; mais bientôt il écarta toute
|
|
inquiétude de son esprit par cette réflexion consolante, qu'il en
|
|
saurait le résultat avec le temps. C'est un avantage que le lecteur
|
|
aura, aussi bien que lui.
|
|
|
|
|
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|
|
|
|
CHAPITRE XXVIII.
|
|
|
|
Un joyeux chapitre des fêtes de Noël, contenant le récit d'une noce et
|
|
de quelques autres passe-temps qui sont, dans leur genre, d'aussi bonnes
|
|
coutumes que le mariage, mais qu'on ne maintient pas aussi
|
|
religieusement, dans ce siècle dégénéré.
|
|
|
|
|
|
Aussi diligents que des abeilles, et presque aussi légers que des
|
|
papillons, les quatre Pickwickiens se rassemblèrent, au matin du 22
|
|
décembre de l'an de grâce 1831. Noël s'approchait rapidement, dans toute
|
|
sa joyeuse et cordiale hospitalité. La vieille année se préparait, comme
|
|
un gymnosophiste indien, à réunir ses amis autour de soi, et à mourir
|
|
doucement et tranquillement au milieu des festins et des bombances.
|
|
C'était une époque de jubilation, et parmi les nombreux mortels que
|
|
réjouissait la même cause, nos quatre héros étaient remarquablement
|
|
enjoués et heureux.
|
|
|
|
Car ils sont nombreux les mortels à qui Noël apporte un court intervalle
|
|
de gaieté et de bonheur! Combien de familles dispersées au loin par les
|
|
soins, par les luttes incessantes de la vie, se réunissent alors dans
|
|
cet heureux état de familiarité et de bonne volonté mutuelle, qui est la
|
|
source de tant de pures délices; douce et paisible communion d'esprit
|
|
qui semble si incompatible avec les soucis de l'existence, si au dessus
|
|
des plaisirs de ce monde, que les nations les plus civilisées, comme les
|
|
peuplades les plus sauvages, en font également une des premières
|
|
jouissances réservées aux élus, dans le séjour du bonheur éternel.
|
|
Combien de vieilles sympathies, combien de souvenirs assoupis se
|
|
réveillent au temps de Noël!
|
|
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Nous écrivons ces lignes à bien des lieues de l'heureux endroit où,
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pendant de longues années, nous avons rencontré, la veille de Noël, un
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cercle amical et joyeux. La plupart des coeurs qui palpitaient alors avec
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ivresse, ont cessé de battre; les mains que nous aimions à serrer, sont
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devenues froides; les visages gracieux qui nous charmaient, sont
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décharnés; les regards que nous cherchions, ont perdu leur éclat; et
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cependant la vieille maison, la grande salle, les plaisanteries, les
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rires, les voix joyeuses et les visages souriants, les circonstances les
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plus frivoles de ces heureuses réunions, se pressent en foule dans notre
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esprit, à chaque retour de cette fête. Il semble que nous n'ayons cessé
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de nous voir que d'hier. Heureux, heureux le jour de Noël, qui redonne
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au vieillard les illusions de sa jeunesse, et qui transporte le marin,
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le voyageur, éloigné de plusieurs milliers de lieues, parmi les joies
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tranquilles de la maison paternelle.
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Nous nous sommes laissé entraîner par les bonnes qualités de Noël, qui,
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pour le dire en passant, est tout à fait un gentilhomme campagnard de la
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vieille école, et nous faisons attendre, au froid, M. Pickwick et ses
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amis. Ils viennent d'arriver à la voiture de Muggleton, soigneusement
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enveloppés de châles et de grandes redingotes. Les portemanteaux, les
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sacs de nuit sont placés, et Sam s'efforce avec le garde[30] d'insinuer
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dans le coffre de devant une énorme morue, soigneusement empaquetée dans
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un long panier brun garni de paille, et qui doit reposer sur une
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demi-douzaine de barils d'huîtres, appartenant, comme elle, à M.
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Pickwick. La physionomie de celui-ci exprime le plus vif intérêt, tandis
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que Sam et le garde font tout ce qu'ils peuvent pour fourrer la morue
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dans le réceptacle, quoiqu'elle soit deux ou trois fois trop grande pour
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y entrer. D'abord ils veulent la mettre la tête la première, ensuite la
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queue la première, puis le fond du panier en haut, puis l'ouverture en
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haut, puis sur le côté, puis diagonalement. Mais l'implacable morue
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résiste opiniâtrement à tous ces artifices. Enfin, cependant, le garde,
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frappant par hasard sur le milieu du panier, le poisson disparaît
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soudainement, et cette condescendance inattendue, faisant perdre
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l'équilibre au garde lui-même, sa tête et ses épaules s'enfoncent en
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même temps dans le coffre, à la satisfaction inexprimable de tous les
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porteurs et assistants. M. Pickwick sourit avec bonne humeur, tire un
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shilling de son gilet, et lorsque le garde sort de sa boîte, le prie de
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boire à sa santé un verre d'eau-de-vie et d'eau chaude. Sur cela, le
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garde sourit aussi, et MM. Snodgrass, Winkle et Tupman sourient tous de
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compagnie. Le garde et Sam Weller disparaissent pendant cinq minutes,
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probablement pour avaler le grog, car ils sentent l'eau-de-vie en
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revenant. Le cocher monte sur son siége, Sam saute derrière, les
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Pickwickiens tirent leurs redingotes sur leurs jambes et leurs châles
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sur leur nez, les valets d'écurie ôtent les couvertures des chevaux, le
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cocher crie: «En route!» et les voilà partis.
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[Footnote 30: Le conducteur. Cette appellation est un reste du temps où
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les routes étaient si peu sûres que chaque voiture était accompagnée
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d'un véritable garde.
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(_Note du traducteur_.)]
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Ils ont circulé à travers les rues, ils ont été cahotés sur le pavé, et,
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à la fin, ils atteignent la campagne. Les roues glissent sur le terrain
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dur et gelé. Au claquement aigu du fouet, les chevaux partent au petit
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galop et entraînent à leurs talons voiture, voyageurs, morue, barils
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d'huîtres, et le reste, comme si ce n'était qu'une plume légère. Ils ont
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descendu une pente douce et se trouvent sur une chaussée horizontale, de
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deux milles de long, aussi sèche, aussi compacte qu'un bloc de granit.
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Un autre claquement de fouet, et ils s'élancent au grand galop, secouant
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leur tête et leur harnais, sous l'influence excitante de leur mouvement
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rapide. Cependant le cocher, tenant le fouet et les guides d'une main,
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ôte son chapeau avec l'autre, le pose sur ses genoux, tire son mouchoir
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et essuie son front; partie parce qu'il a l'habitude d'agir ainsi, et
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partie pour montrer aux voyageurs comme il est à son aise, et combien
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c'est une chose facile de conduire quatre chevaux, quand on a autant de
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pratique que lui. Ayant fait cela fort tranquillement (car autrement
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l'effet en serait notablement diminué), il replace son mouchoir, remet
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son chapeau, ajuste ses gants, équarrit ses coudes, fait claquer son
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fouet de nouveau, et au galop! plus gaiement que jamais!
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Quelques maisons, éparpillées des deux cotés de la route, annoncent
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l'entrée d'un village. Le cornet du garde fait vibrer dans l'air pur et
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frais des notes animées, qui réveillent le vieux gentleman de
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l'intérieur. Il abaisse la glace à moitié, regarde un instant au dehors,
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et relevant soigneusement la glace, informe l'autre habitant de
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l'intérieur que l'on va relayer dans quelques minutes. D'après cet avis,
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celui-ci se secoue, et se détermine à remettre son premier somme
|
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jusqu'à ce qu'on soit reparti. Le cornet résonne encore vigoureusement,
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et, à ce bruit, les femmes et les enfants du village viennent regarder à
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la porte de leur chaumière, et suivent des yeux la voiture jusqu'à ce
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qu'elle tourne le coin, puis ils rentrent s'étendre autour d'un feu
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brillant et y jettent un autre morceau de bois _pour quand le père
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reviendra_. Cependant le père lui-même, à un mille de là, vient
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d'échanger un signe de tête amical avec le cocher, et s'est retourné
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pour examiner longuement la voiture qui s'enfuit loin de lui.
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Et maintenant, pendant que les roues retentissent dans les rues mal
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pavées d'une ville provinciale, le cornet joue un air guilleret. Le
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cocher, défaisant la boucle qui réunit ses guides, s'apprête à les jeter
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au moment même où il arrêtera. M. Pickwick sort du collet de sa
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redingote, et regarde autour de lui avec grande curiosité; le cocher,
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qui s'en aperçoit, l'instruit du nom de la ville, et lui dit que c'était
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hier jour de marché; double information que M. Pickwick s'empresse de
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faire passer à ses compagnons de voyage, et qui les décide à sortir
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aussi de leurs collets et à regarder autour d'eux. M. Winkle, qui est
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assis à l'extrémité de la banquette, avec une jambe dandinante en l'air,
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est presque précipité dans la rue lorsque la voiture tourne brusquement
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pour entrer dans la place du marché; et M. Snodgrass, qui se trouve
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assis auprès de lui, n'est point encore remis de son effroi, lorsqu'elle
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arrête dans la cour de l'auberge, où les chevaux frais, avec leurs
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couvertures, piaffent déjà. Le cocher jette les guides et descend de son
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siége; les voyageurs extérieurs descendent aussi, excepté ceux qui n'ont
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pas grande confiance dans leur habileté pour remonter. Ceux-là restent
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où ils sont, frappent leurs pieds contre la voiture pour se les
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réchauffer, et regardent avec un oeil d'envie le feu qui brille dans la
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salle, et le buis, orné de baies rouges, qui pare les fenêtres de
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l'auberge.
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Cependant le garde a déposé, à la boutique du grènetier, le paquet de
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papier gris qu'il a tiré de la petite besace pendue sur son épaule, à un
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baudrier de cuir. Il a soigneusement examiné les nouveaux chevaux; il a
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jeté sur le pavé la selle apportée de Londres, sur l'impériale; il a
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assisté à la conférence tenue par le cocher et par le valet d'écurie sur
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la jument grise, qui s'est blessée à la jambe de devant mardi passé; il
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est remonté derrière la voiture avec Sam; le cocher est juché sur son
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siége; le vieux gentleman du dedans, qui avait tenu la glace baissée de
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deux doigts, durant tout ce temps, l'a relevée, et les couvertures des
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chevaux sont ôtées, et tout est prêt pour partir, excepté _les deux gros
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gentlemen_, dont le cocher s'enquiert avec grande impatience; puis le
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cocher, et le garde, et Sam, et M. Winkle, et M. Snodgrass, et tous les
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palefreniers, et tous les flâneurs, qui sont plus nombreux que tous les
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autres ensemble, se mettent à brailler à tue-tête après les voyageurs
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manquants. Une réponse lointaine s'entend au fond de la cour; M.
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Pickwick et M. Tupman la traversent en courant, tout hors d'haleine, car
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ils ont bu chacun un verre d'ale, et les doigts de M. Pickwick sont si
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froids, qu'il a été cinq grandes minutes avant de pouvoir tirer six
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pence pour payer. Le cocher vocifère d'un air mécontent: «Allons,
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gentlemen, allons!» Le garde répète le même cri; le vieux gentleman de
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l'intérieur trouve fort extraordinaire qu'on veuille descendre, quand on
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sait qu'on n'en a pas le temps; M. Pickwick s'efforce de grimper d'un
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côté, M. Tupman de l'autre; M. Winkle crie. _Ça y est_, et les voilà
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repartis! Les châles sont remis, les collets d'habits sont rajustés, le
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pavé cesse, les maisons disparaissent, et nos voyageurs s'élancent de
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nouveau sur la grande route, et l'air clair et piquant baigne leur
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visage et les réjouit jusqu'au fond du coeur.
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C'est ainsi que le _Télégraphe_ de Muggleton transportait M. Pickwick et
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ses amis sur le chemin de Dingley-Dell. A trois heures de l'après-midi,
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ils débarquaient tous, sains et saufs, sur les marches du _Lion bleu_,
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ayant pris sur la route assez d'ale et d'eau-de-vie pour défier la
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gelée, qui couvrait, de ses belles dentelles blanches, les arbres et les
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haies.
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M. Pickwick était sérieusement occupé à surveiller l'exhumation de la
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morue, lorsqu'il se sentit tirer doucement par le pan de son habit. Il
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se retourna et reconnut le page favori de M. Wardle, mieux connu des
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lecteurs de cette véridique histoire sous le nom du gros joufflu.
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«Ha! ha! fit M. Pickwick.
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--Ha! ha! fit le gros joufflu en regardant amoureusement la morue et les
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barils d'huîtres. Il était plus gros que jamais.
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--Eh bien! mon jeune ami, dit M. Pickwick, vous m'avez l'air assez
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rougeaud.
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--J'ai dormi devant le feu de la buvette, répondit le gros joufflu,
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qu'une heure de somme avait monté au ton d'une brique. Maître m'a envoyé
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avec la charrette pour porter votre bagage à la maison. Il aurait envoyé
|
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quelques chevaux de selle; mais, comme il fait froid, il a pensé que
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vous aimeriez mieux marcher.
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--Oui! oui! nous aimons mieux marcher, répliqua précipitamment M.
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Pickwick, car il se rappelait la cavalcade qu'il avait déjà faite sur la
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même route. Sam!
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--Monsieur!
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--Aidez le domestique de M. Wardle à mettre les paquets dans la
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charrette, et montez-y avec lui; nous allons aller en avant.»
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Ayant donné ces instructions et terminé son compte avec le cocher, M.
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Pickwick, suivi de ses amis, prit le sentier de traverse et s'éloigna
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d'un pas gaillard.
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Sam, qui se trouvait pour la première fois confronté avec le gros
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joufflu, l'examinait curieusement, mais sans rien dire: quand il l'eut
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bien considéré, il commença à arranger rapidement tous les paquets dans
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la charrette, tandis que Joe le regardait d'un air tranquille, et
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paraissait trouver un immense plaisir à voir avec quelle activité Sam
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faisait cette opération.
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«Voilà, dit Sam, en jetant le dernier sac dans la charrette: ils y sont
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tous.
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--Oui, observa Joe d'un ton satisfait: ils y sont tous....
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--Savez-vous, mon petit, que vous auriez bien pu obtenir le prix au
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grand concours.
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--Bien obligé.
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--Est-ce que vous avez quelque chose dessus votre coeur qui vous affecte?
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--Non, je ne crois pas.
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--J'aurais pourtant imaginé, en vous regardant, que vous aviez une
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passion malheureuse.»
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Joe secoua la tête d'une manière négative.
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«Eh bien! poursuivit Sam; tant mieux! Buvez-vous?
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--J'aime mieux manger.
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--Ah! j'aurais imaginé ça. Mais je veux dire, voulez-vous prendre une
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goutte de quelque chose qui vous réchaufferait votre petit estomac? Du
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reste vous êtes gentiment rembourré et vous ne devez pas avoir froid
|
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souvent.
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--Quelquefois, et j'aime bien à boire la goutte, quand c'est du bon.
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--Ah! c'est-il vrai? Hé bien, venez par ici alors.»
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Nos nouveaux amis furent bientôt transportés à la buvette du _Lion
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bleu_, et le gros joufflu avala un verre d'eau-de-vie sans sourciller,
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exploit qui l'avança considérablement dans la bonne opinion de Sam.
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Lorsque celui-ci eut opéré pour son propre compte, ils montèrent dans la
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charrette.
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«Savez-vous conduire? demanda le page de M. Wardle.
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--Un peu, mon neveu!
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--Voilà alors, dit le gros joufflu en mettant les guides dans la main de
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Sam et en lui montrant une ruelle. Il n'y a qu'à aller tout droit, et
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vous ne pouvez pas vous tromper.»
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Ayant prononcé ces mots, il se coucha affectueusement à côté de la
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morue, et plaçant un baril d'huîtres sous sa tête, en guise de
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traversin: il s'endormit instantanément.
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«Eh bien! par exemple, fit Sam: pour un jeune homme sans gêne, voilà un
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jeune homme sans gêne! Allons, réveillez-vous, jeune hydropique.»
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Mais comme le jeune _hydropique_ ne montrait aucun symptôme d'animation,
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Sam s'assit sur le devant du char, et faisant partir le vieux cheval par
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une secousse des guides, le conduisit d'un trot soutenu vers
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Manoir-ferme.
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Cependant M. Pickwick et ses amis, ayant rétabli par la marche une
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active circulation dans leur système veineux et artériel, poursuivaient
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gaiement leur chemin. La terre était durcie, le gazon blanchi par la
|
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gelée; l'air froid et sec était fortifiant, et l'approche rapide du
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crépuscule grisâtre (couleur d'ardoise serait une expression plus
|
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convenable dans un temps de gelée), rendait plus séduisante pour nos
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voyageurs l'agréable perspective des conforts qui les attendaient chez
|
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leur hôte. C'était précisément l'espèce d'après-midi, qui, dans un champ
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solitaire, pourrait induire un couple de barbons à ôter leurs habits et
|
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à jouer à saute-mouton, par pure légèreté d'esprit. Aussi sommes-nous
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fermement persuadés que si dans cet instant M. Tupman s'était courbé, en
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appuyant les mains sur ses genoux, M. Pickwick aurait profité, avec la
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plus grande avidité, de cette invitation indirecte.
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Quoi qu'il en soit, M. Tupman ne s'étant pas posé de cette manière, nos
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amis continuèrent à marcher, en conversant joyeusement. Comme ils
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entraient dans une ruelle qu'ils devaient traverser, un bruit confus de
|
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voix vint frapper leurs oreilles, et avant d'avoir eu le temps de former
|
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une conjecture sur les personnes à qui ces voix appartenaient, ils se
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trouvèrent au milieu d'une société nombreuse qui attendait leur arrivée.
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C'était le vieux Wardle, qui poussait de bruyants hourras, et qui, s'il
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est possible, avait l'air encore plus jovial que de coutume; c'était
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Bella et son fidèle Trundle; c'était Émily enfin, et huit ou dix autres
|
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jeunes demoiselles, qui étaient venues pour assister aux opérations
|
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matrimoniales du lendemain, et qui se trouvaient toutes dans cette
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disposition de gaieté et d'importance ordinaire aux jeunes ladies dans
|
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ces intéressantes occasions. Les champs et les ruelles retentissaient au
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loin des éclats de rire de cette bande joyeuse.
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Les cérémonies des présentations furent bientôt terminées, ou plutôt les
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|
présentations furent bientôt parfaites, sans aucune cérémonie. Au bout
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de deux minutes, M. Pickwick, aussi à son aise, aussi peu contraint que
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s'il avait connu toute sa vie ces jeunes demoiselles, plaisantait avec
|
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celles qui ne voulaient pas passer par-dessus les barrières quand il
|
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regardait, ou qui ayant de jolis pieds et des chevilles sans reproche,
|
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avaient soin de rester debout sur la balustrade pendant cinq ou six
|
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minutes, en déclarant qu'elles avaient trop peur pour oser faire aucun
|
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mouvement. Il est digne de remarque que M. Snodgrass offrit à Émily
|
|
Wardle beaucoup plus d'assistance que les terreurs de la barrière ne
|
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semblaient l'exiger, quoiqu'elle eût bien trois pieds de haut et qu'il
|
|
fallût y monter sur une couple de pierres, servant de marches. Enfin
|
|
l'on observa qu'une jeune demoiselle, qui avait des yeux noirs et de
|
|
très-jolis petits brodequins garnis de fourrures, poussa de grands cris
|
|
lorsque M. Winkle lui offrit la main pour l'aider à descendre.
|
|
|
|
Quand les difficultés des barrières furent surmontées, quand on se
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|
retrouva sur un terrain plat, M. Wardle apprit à M. Pickwick qu'on
|
|
venait d'examiner, en corps, l'ameublement de la maison où le jeune
|
|
couple devait habiter après les fêtes de Noël. A cette communication,
|
|
Bella et Trundle devinrent tous les deux aussi rouges que le gros
|
|
joufflu après son somme au coin du feu. Cependant la jeune lady aux yeux
|
|
noirs et aux brodequins garnis de fourrure murmura quelque chose dans
|
|
l'oreille d'Émily, en regardant malicieusement M. Snodgrass. Émily lui
|
|
répondit: Vous êtes folle; mais elle rougit beaucoup malgré cela: et M.
|
|
Snodgrass, qui était aussi modeste que le sont ordinairement tous les
|
|
grands génies, sentit le rouge lui monter jusqu'au sommet de la tête, et
|
|
souhaita dévotement, dans le fond de son coeur, que la jeune lady
|
|
susdite, ses yeux noirs, sa malice et ses brodequins garnis de fourrure,
|
|
fussent tous confortablement déposés à l'autre bout de l'Angleterre.
|
|
|
|
Si les Pickwickiens avaient été reçus d'une manière amicale hors de la
|
|
maison, imaginez quelles furent la chaleur et la cordialité de leur
|
|
réception quand on arriva à la ferme. Les domestiques eux-mêmes
|
|
grimaçaient de plaisir en voyant M. Pickwick; et la femme de chambre,
|
|
Emma, lança à M. Tupman un regard de reconnaissance, moitié modeste,
|
|
moitié impudent, et si joli qu'il aurait suffi pour décider la statue de
|
|
Bonaparte, située dans le vestibule, à ouvrir ses bras et à la presser
|
|
sur son sein.
|
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|
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La vieille lady était assise dans le parloir, avec sa majesté
|
|
accoutumée. Mais elle était d'assez mauvaise humeur, et par conséquent
|
|
très-complétement sourde. Elle ne sortait jamais, et comme beaucoup
|
|
d'autres vieilles dames de la même étoffe, lorsque d'autres faisaient ce
|
|
qu'elle ne pouvait pas faire elle-même, elle croyait que c'était un
|
|
crime de haute trahison domestique. Aussi se tenait-elle toute droite
|
|
dans son grand fauteuil, et avait-elle l'air aussi sévère qu'elle le
|
|
pouvait. Mais après tout, que Dieu la bénisse! c'était encore un air
|
|
bénévole.
|
|
|
|
«Maman, dit M. Wardle, voilà M. Pickwick. Vous vous en souvenez.
|
|
|
|
--C'est bien! c'est bien! répliqua-t-elle avec dignité: Ne tourmentez
|
|
pas M. Pickwick pour une vieille créature comme moi. Personne ne se
|
|
soucie plus de moi, maintenant, et c'est fort naturel. En prononçant ces
|
|
mots elle secouait sa tête, et détirait d'une main tremblante les plis
|
|
de sa robe de soie.
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|
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--Allons! allons! madame, dit M. Pickwick; ne repoussez pas comme cela
|
|
un vieil ami. Je suis venu exprès pour avoir une longue conversation
|
|
avec vous, et pour faire un autre rob. Et puis nous montrerons à ces
|
|
enfants à danser un menuet avant qu'ils soient plus vieux de
|
|
quarante-huit heures.»
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|
|
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La vieille dame s'adoucissait rapidement, mais elle n'aimait pas avoir
|
|
l'air de céder tout à coup, aussi se contenta-t-elle de dire: «Ah! je ne
|
|
peux pas l'entendre.
|
|
|
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--Allons! maman, quel enfantillage! reprit M. Wardle: ne soyez donc pas
|
|
de mauvaise humeur; pensez à Bella, pauvre fille; il faut que vous
|
|
l'encouragiez.»
|
|
|
|
La bonne vieille dame entendit ceci, car ses lèvres tremblèrent pendant
|
|
que son fils parlait. Mais l'âge a ses petites infirmités mentales, et
|
|
elle n'était point encore tout à fait apaisée. Elle recommença donc à
|
|
détirer sa robe, et se tournant vers M. Pickwick, «Ah! monsieur
|
|
Pickwick, lui dit-elle, les jeunes gens étaient bien différents dans mon
|
|
temps.
|
|
|
|
--Sans aucun doute, madame, et c'est pour cela que j'aime tant ceux qui
|
|
ont quelques traces de l'ancienne roche.» En disant ces mots notre
|
|
excellent ami attira doucement Isabelle, et déposant un baiser sur son
|
|
front, la fit asseoir sur le petit tabouret aux pieds de sa grand'mère.
|
|
Alors, soit que l'expression de ce jeune visage, levé vers la vieille
|
|
dame, lui rappelât des souvenirs d'autrefois, soit qu'elle fût touchée
|
|
par la bienveillante bonhomie de M. Pickwick, quelle qu'en fût la cause
|
|
enfin, elle s'amollit complétement; elle jeta ses bras au cou de Bella,
|
|
et toute cette petite mauvaise humeur s'évapora en larmes silencieuses.
|
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|
|
Ce fut une heureuse soirée. Le whist où M. Pickwick et la vieille lady
|
|
jouaient ensemble, était grave et solennel, mais la joie de la table
|
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ronde était bruyante et tumultueuse. Longtemps après que les dames se
|
|
furent retirées, le vin chaud bien assaisonné d'eau-de-vie et d'épices,
|
|
circula à la ronde et recircula fréquemment. Le sommeil qu'il produisit
|
|
fut profond, et les rêves qu'il amena furent agréables. C'est un fait
|
|
remarquable que ceux de M. Snodgrass se rapportaient constamment à Émily
|
|
Wardle, et que la principale figure des visions de M. Winkle était une
|
|
jeune demoiselle, avec des yeux noirs, un sourire malin, et des
|
|
brodequins remarquablement petits.
|
|
|
|
M. Pickwick fut réveillé de bonne heure, le lendemain, par un murmure de
|
|
voix, par un bruit confus de pas, qui auraient suffi pour tirer le gros
|
|
joufflu lui-même de son pesant sommeil. Il se leva sur son séant et
|
|
écouta. Les domestiques et les hôtes féminins couraient constamment de
|
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tous côtés, et il y avait tant et de si instantes demandes d'eau chaude,
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tant de supplications répétées pour des aiguilles et du fil, tant de:
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«Oh! venez m'agrafer ma robe, vous serez bien gentille!» que M.
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Pickwick, dans son innocence, commença à s'imaginer qu'il était arrivé
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quelque chose d'épouvantable. Cependant ses idées s'éclaircissant de
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plus en plus, il se rappela que c'était le jour des noces. L'occasion
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étant importante, il s'habilla avec un soin particulier, et descendit
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dans la chambre où l'on devait déjeuner.
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Toutes les servantes de la maison, vêtues d'un uniforme de mousseline,
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couraient çà et là dans un état d'agitation et d'inquiétude impossible à
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décrire. La vieille lady était parée d'une robe de brocart, qui depuis
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vingt années n'avait pas vu la lumière, excepté lorsque quelque rayon
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vagabond s'était glissé à travers les fentes de la boîte où elle était
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enfermée. M. Trundle resplendissait de satisfaction, mais on voyait
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pourtant que ses nerfs n'étaient pas bien solides. Quant au cordial
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amphitryon, il échouait complétement dans ses efforts pour paraître
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tranquille et gai. Excepté deux ou trois favorites, demeurées en haut,
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et honorées d'une vue particulière de la mariée et des demoiselles
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d'honneur, toutes les jeunes personnes étaient en larmes et en robe de
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mousseline. Les pickwickiens avaient également revêtu des costumes
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appropriés à la circonstance. Enfin l'on entendait sur le gazon, devant
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la grande porte, de terribles hurlements, poussés par tous les hommes,
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jeunes gars et gamins, dépendant de la ferme, et portant chacun une
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cocarde blanche à leur boutonnière. C'était Sam qui dirigeait leurs
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cris, du précepte et de l'exemple; car il était déjà parvenu à se rendre
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fort populaire, et se trouvait là aussi à son aise que s'il avait été
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conçu et enfanté sur les terres de M. Wardle.
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Un mariage est un sujet privilégié de plaisanteries; et cependant après
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tout, il n'y a pas grande plaisanterie dans l'affaire. Nous parlons
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simplement de la cérémonie, et demandons qu'il soit bien entendu que
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nous ne nous permettons aucun sarcasme caché contre la vie maritale. Aux
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plaisirs, aux espérances qu'apporte le mariage, est mêlé le regret
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d'abandonner sa maison, sa famille, de laisser derrière soi les tendres
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amis de la portion la plus heureuse de la vie, pour en affronter les
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soucis avec une personne qu'on n'a pas encore éprouvée et qu'on connaît
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peu. Mais en voilà assez sur ce sujet: nous ne voulons pas attrister
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notre chapitre par la description de ces sentiments naturels, et nous
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regretterions encore bien plus de les tourner en ridicule.
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Nous dirons donc brièvement que le mariage fut célébré par le vieil
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ecclésiastique, dans l'église paroissiale de Dingley-Dell; et que le nom
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de M. Pickwick est inscrit sur le registre, conservé jusqu'à ce jour
|
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dans la sacristie; que la jeune demoiselle aux yeux noirs ne signa pas
|
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son nom d'une main ferme, coulante et dégagée; que la signature d'Émily
|
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et celle de l'autre demoiselle d'honneur sont presque illisibles; que
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d'ailleurs tout se passa très-bien et d'une manière fort agréable; que
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les jeunes demoiselles trouvèrent, généralement, que la cérémonie était
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bien moins terrible qu'elles ne se l'étaient imaginé; et que si la
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propriétaire des yeux noirs et du sourire malicieux jugea convenable
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d'informer M. Winkle, qu'assurément elle ne pourrait jamais se soumettre
|
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à une chose aussi odieuse, nous avons, d'autre part, les meilleures
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raisons pour supposer qu'elle se trompait. A tout cela nous pouvons
|
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ajouter que M. Pickwick fut le premier qui embrassa la mariée, et qu'en
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même temps il lui jeta autour du cou une riche chaîne d'or, avec une
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montre du même métal, qui n'avaient été vues auparavant par les yeux
|
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d'aucun mortel, excepté ceux du joaillier. Enfin les cloches de la
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|
vieille église sonnèrent aussi gaiement qu'elles le purent, et tout le
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monde s'en retourna déjeuner.
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«Où les petits pâtés de Noël se placent-ils, jeune mangeur d'opium?
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demanda Sam au gros joufflu, en aidant cet intéressant fonctionnaire à
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mettre sur la table les articles de consommation qui n'avaient point été
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arrangés le soir précédent.
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Joe indiqua la destination des pâtés.
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«Très-bien! dit Sam: Mettez un rameau de Noël dedans. L'autre plat à
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l'opposite. Maintenant nous avons l'air compact et confortable, comme
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observait le papa en coupant la tête de son moutard pour l'empêcher de
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loucher.»
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En faisant cette citation savante, Sam recula d'un pas ou deux pour
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examiner les préparatifs du festin. Il était encore plongé dans cette
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délicieuse contemplation, lorsque la société arriva et se mit à table.
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«Wardle, dit M. Pickwick, presque aussitôt qu'on fût assis; un verre de
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vin en honneur de cette heureuse circonstance.
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--J'en serai charmé, mon vieux camarade, répliqua M. Wardle. Joe....
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damné garçon! il est allé dormir.
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--Non, monsieur, je ne dors pas, répondit le gros joufflu en sortant
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d'un coin de la chambre, où, comme l'immortel Jack Horner, patron des
|
|
gros garçons, il s'occupait à dévorer un pâté de Noël, sans toutefois
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s'acquitter de cette besogne avec le sang-froid qui caractérisait les
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opérations gastronomiques de l'illustre héros de la ballade enfantine.
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--Remplissez le verre de M. Pickwick.
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--Oui, monsieur.»
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Le gros joufflu emplit le verre de M. Pickwick et se retira ensuite
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derrière la chaise de son maître, d'où il observa avec une espèce de
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joie sombre et inquiète, le jeu des fourchettes et des couteaux, et le
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trajet des morceaux choisis depuis les plats jusqu'aux assiettes, et des
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assiettes jusqu'aux bouches des convives.
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«Que Dieu vous bénisse, mon vieil ami, dit M. Pickwick.
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--Je vous en dis autant, mon garçon, répliqua Wardle, et ils se firent
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|
raison du fond du coeur.
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--Mme Wardle, reprit M. Pickwick, nous autres vieilles gens nous devons
|
|
boire un verre de vin ensemble en honneur de cet heureux événement.»
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La vieille lady était en ce moment dans une posture pleine de grandeur,
|
|
car elle était assise au haut bout de la table, dans sa robe de brocart,
|
|
ayant la nouvelle mariée d'un coté et M. Pickwick de l'autre, pour
|
|
découper. M. Pickwick n'avait pas parlé très-haut, mais elle l'entendit
|
|
du premier coup, et but un verre de vin tout entier à sa longue vie et à
|
|
son bonheur. Ensuite la bonne vieille créature se lança dans un récit
|
|
circonstancié de son propre mariage, accompagné d'une dissertation sur
|
|
la mode des talons hauts, et de quelques particularités concernant la
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|
vie et les aventures de la charmante lady Tollimglower, décédée. A
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|
chaque pose de son récit, la vieille dame riait de tout son coeur, et les
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|
jeunes ladies en faisaient autant; puis elles se demandaient entre elles
|
|
de quoi leur grand'maman pouvait parler si longtemps. Or, quand les
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|
jeunes ladies riaient, la vieille dame éclatait dix fois plus fort, et
|
|
déclarait que son histoire avait toujours été regardée comme excellente;
|
|
ce qui faisait rire de nouveau tout le monde, et inspirait à la vieille
|
|
dame la meilleure humeur possible.
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|
|
|
Cependant le fameux _plum-cake_, le gâteau de noce, fut découpé et
|
|
circula autour de la table. Les jeunes demoiselles en gardèrent des
|
|
morceaux, pour mettre sous leur traversin et rêver de leur futur époux,
|
|
ce qui occasionna une grande quantité de rougeurs et d'éclats de rire.
|
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|
|
«Monsieur Miller, un verre de vin, dit M. Pickwick à sa vieille
|
|
connaissance, le gentleman dont la tête ressemblait à une pomme de
|
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reinette.
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|
|
--Avec grande satisfaction, monsieur, répondit celui-ci d'un air
|
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solennel.
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--Vous me permettrez d'en être, dit le vieil ecclésiastique bénévole.
|
|
|
|
--Et à moi aussi, ajouta sa femme.
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|
|
--Et à moi aussi, et à moi aussi,» répétèrent du bas de la table une
|
|
couple de parents pauvres, qui avaient bu et mangé de tout leur coeur, et
|
|
qui s'empressaient de rire à tout ce qui se disait.
|
|
|
|
M. Pickwick, dont les yeux rayonnaient de bienveillance et de plaisir,
|
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exprima son intime satisfaction à chaque addition nouvelle. Ensuite, se
|
|
levant tout d'un coup:
|
|
|
|
«Ladies et gentlemen, dit-il.
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|
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|
--Écoutez! écoutez! écoutez! écoutez! écoutez! écoutez! cria Sam,
|
|
emporté par l'exaltation du moment.
|
|
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|
--Faites entrer tous les domestiques, dit le vieux Wardle en
|
|
s'interposant pour prévenir la rebuffade publique que Sam aurait
|
|
infailliblement reçue de son maître; et donnez-leur à chacun un verre de
|
|
vin pour boire le toast; maintenant, Pickwick....»
|
|
|
|
Parmi le silence de la compagnie, le chuchotement des domestiques
|
|
femelles, et l'embarras craintif des mâles, M. Pickwick poursuivit:
|
|
|
|
«Ladies et gentlemen... non... je ne dirai pas ladies et gentlemen, je
|
|
vous appellerai mes amis, mes chers amis, si les dames veulent
|
|
m'accorder une si grande liberté....» Ici M. Pickwick fut interrompu par
|
|
les applaudissements frénétiques des dames, répétés par les gentlemen,
|
|
et durant lesquels la propriétaire des yeux noirs fut entendue déclarer
|
|
distinctement qu'elle embrasserait volontiers ce cher M. Pickwick; M.
|
|
Winkle demanda galamment si cela ne pourrait pas se faire par
|
|
procuration; mais la jeune lady aux yeux noirs lui répliqua; «par
|
|
exemple!» en accompagnant cette réponse d'une oeillade qui disait
|
|
clairement: essayez!
|
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|
|
«Mes chers amis, reprit M. Pickwick, je vais proposer la santé du marié
|
|
et de la mariée, que Dieu les bénisse! (Larmes et applaudissements.) Mon
|
|
jeune ami Trundle est, comme je crois, un excellent et brave jeune
|
|
homme; et je sais que sa femme est une très-aimable et très-charmante
|
|
fille, bien capable de transférer dans une autre sphère le bonheur
|
|
qu'elle a répandu autour d'elle pendant vingt années dans la maison
|
|
paternelle» (Ici le gros joufflu laissa éclater des pleurnicheries
|
|
stentoriennes, et Sam, le saisissant par le collet, l'entraîna hors de
|
|
la chambre.) «Je voudrais, poursuivit M. Pickwick, je voudrais être
|
|
assez jeune pour devenir le mari de sa soeur. (Applaudissements.) Mais
|
|
cela n'étant pas, je suis heureux de me trouver assez vieux pour être
|
|
son père, afin de ne pas être soupçonné d'avoir quelques projets cachés
|
|
si je dis que je les admire, que je les estime et que je les aime toutes
|
|
les deux. (Applaudissements et sanglots.) Le père de la mariée, notre
|
|
bon ami ici présent, est un noble caractère, et je suis orgueilleux de
|
|
le connaître. (Grand tapage.) C'est un homme excellent, indépendant,
|
|
affectueux, hospitalier, libéral. (Cris enthousiastes des pauvres
|
|
parents à chacun de ces adjectifs, et spécialement aux deux derniers.)
|
|
Puisse sa fille jouir de tout le bonheur que lui-même peut lui
|
|
souhaiter, puisse-t-il trouver dans la contemplation de ce bonheur toute
|
|
la satisfaction de coeur et d'esprit qu'il mérite si bien. Tels sont,
|
|
j'en suis bien sûr, les voeux de chacun de nous. Buvons donc à leur
|
|
santé, en leur souhaitant une longue vie et toutes sortes de
|
|
prospérités.»
|
|
|
|
M. Pickwick cessa de parler au milieu d'une tempête d'applaudissements.
|
|
Les poumons des auxiliaires, sous le commandement de Sam, se faisaient
|
|
surtout distinguer par leur active et solide coopération. Ensuite M.
|
|
Wardle proposa la santé de M. Pickwick, et M. Pickwick celle de la
|
|
vieille lady. M. Snodgrass proposa M. Wardle, et M. Wardle proposa M.
|
|
Snodgrass. Un des pauvres parents proposa M. Tupman, l'autre pauvre
|
|
parent proposa M. Winkle, et tout fut bonheur et festoiement, jusqu'au
|
|
moment où la disparition mystérieuse des deux pauvres parents sous la
|
|
table, avertit la compagnie qu'il était temps de se séparer.
|
|
|
|
Sur la recommandation de M. Wardle, la partie masculine de la société
|
|
entreprit une promenade de quatre ou cinq lieues, pour se débarrasser
|
|
des fumées du vin et du déjeuner. Les pauvres parents seulement
|
|
demeurèrent au lit, toute la journée, pour tâcher d'obtenir le même
|
|
résultat; mais n'ayant pu y parvenir ils furent obligés d'en rester là.
|
|
Cependant Sam entretenait les domestiques dans un état d'hilarité
|
|
perpétuelle, et le gros joufflu charmait ses loisirs en mangeant et en
|
|
dormant tour à tour.
|
|
|
|
Aux larmes près, le dîner fut aussi affectueux que le déjeuner, et tout
|
|
aussi bruyant; ensuite vint le dessert et de nouveaux toasts, puis le
|
|
thé et le café, puis enfin le bal.
|
|
|
|
Au bout d'une longue salle, garnie de sombres lambris, étaient assis,
|
|
sous un berceau de houx et d'arbres verts, les deux meilleurs violons et
|
|
l'unique harpe de Muggleton. Dans toutes espèces de recoins, et sur
|
|
toutes sortes de supports, luisaient de vieux chandeliers d'argent
|
|
massif. Le tapis était ôté, les bougies brillaient gaiement, le feu
|
|
pétillait dans l'énorme cheminée, sur le chambranle de laquelle aurait
|
|
pu rouler facilement un cabriolet de nos temps dégénérés. Des voix
|
|
enjouées, des éclats de rires joyeux retentissaient dans toute la salle:
|
|
enfin c'était justement l'endroit où les anciens _yeomen_ anglais,
|
|
devenus lutins après leur mort, auraient aimé à donner une fête.
|
|
|
|
Si quelque chose pouvait ajouter à l'intérêt de cette agréable
|
|
cérémonie, c'était le fait remarquable que M. Pickwick apparut sans ses
|
|
guêtres, pour la première fois de sa vie, s'il faut en croire ses plus
|
|
anciens amis.
|
|
|
|
«Vous vous proposez de danser? lui demanda M. Wardle.
|
|
|
|
--Nécessairement; ne voyez-vous pas que je suis habillé pour cela,
|
|
répondit-il, en faisant remarquer avec complaisance ses bas de soie
|
|
chinés et ses fins escarpins.
|
|
|
|
--Vous, en bas de soie! s'écria gaiement M. Tupman.
|
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|
--Et pourquoi pas, monsieur, pourquoi pas? rétorqua M. Pickwick avec
|
|
chaleur, en se retournant vers son ami.
|
|
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|
--Oh! effectivement, répondit M. Tupman. Il n'y a aucune raison pour que
|
|
vous n'en portiez pas.
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|
--Je le suppose, monsieur, je le suppose, dit M. Pickwick d'un ton
|
|
péremptoire.»
|
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|
M. Tupman avait voulu rire, mais il s'aperçut que c'était un sujet
|
|
sérieux. Il prit donc un air grave et déclara que les bas étaient d'un
|
|
joli dessin.
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|
--Je l'espère, reprit le philosophe en regardant fixement son
|
|
interlocuteur. Je me flatte, monsieur, que vous ne voyez rien
|
|
d'extraordinaire dans ces bas, en tant que bas.
|
|
|
|
--Non certainement. Oh! non certainement! se hâta de répondre M. Tupman.
|
|
Il s'éloigna, et la contenance de M. Pickwick reprit l'expression
|
|
bénévole qui lui était habituelle.
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|
--Nous sommes tous prêts, dit M. Pickwick, qui s'était placé avec la
|
|
vieille lady à la tête de la danse, et qui avait déjà fait trois faux
|
|
départs, dans son excessive impatience de commencer.
|
|
|
|
--Allons, s'écria Wardle, maintenant!»
|
|
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|
Soudain sonnèrent les deux violons et la harpe, et vite partit M.
|
|
Pickwick, les bras entrelacés avec sa danseuse; mais il fut interrompu
|
|
par un battement de mains général et par des cris de «Arrêtez! arrêtez!
|
|
|
|
--Qu'est-ce qu'il y a? demanda le philosophe qui n'avait pu être ramené
|
|
à sa place, que lorsque les deux violons et la harpe eurent fait
|
|
silence, et qui n'aurait été retenu par aucun autre pouvoir sur la
|
|
terre, quand même la maison aurait été en feu.
|
|
|
|
--Où est Arabella Allen? crièrent une douzaine de voix.
|
|
|
|
--Et Winkle? ajouta M. Tupman.
|
|
|
|
--Nous voici, s'écria M. Winkle, en sortant, avec son aimable compagne,
|
|
d'une embrasure de fenêtre. Pendant qu'il disait ces mots, il aurait été
|
|
difficile de décider lequel des deux était le plus rouge, lui ou la
|
|
jeune lady aux yeux noirs.
|
|
|
|
--C'est bien extraordinaire, Winkle, que vous ne puissiez pas prendre
|
|
votre place! s'écria M. Pickwick avec dépit.
|
|
|
|
--Pas du tout, répondit M. Winkle.
|
|
|
|
--Oh! vous avez raison, reprit M. Pickwick, en reposant ses yeux sur
|
|
Arabella, avec un sourire fort expressif. Vous avez raison; cela n'est
|
|
pas extraordinaire, après tout.»
|
|
|
|
Quoi qu'il en soit, on n'eut pas le temps de penser davantage à cette
|
|
petite aventure, car les violons et la harpe commencèrent pour tout de
|
|
bon. M. Pickwick s'élança aussitôt: Les mains croisées, promenade
|
|
jusqu'à l'extrémité de la chambre, et au retour, jusqu'au milieu de la
|
|
cheminée; poussée, de tous les côtés, de bruyants frappements de pieds
|
|
sur le plancher. Au tour de l'autre couple. En route sur nouveaux frais.
|
|
Toute la figure se répète, les frappements de pieds recommencent pour
|
|
marquer la mesure. Un autre couple, et un autre, et un autre encore!
|
|
Jamais on ne vit une danse aussi animée; et enfin, lorsque la vieille
|
|
lady épuisée eut été remplacée par la femme du bénévole ecclésiastique,
|
|
lorsque quatorze couples eurent fait la figure, lorsque M. Pickwick et
|
|
sa nouvelle partner se trouvèrent à la queue des danseurs, on vit cet
|
|
illustre savant, quoiqu'il n'eût aucun motif quelconque de faire tant
|
|
d'efforts, continuer de danser perpétuellement à sa place, en souriant
|
|
tout le temps à sa compagne, avec une douceur angélique et qui défie
|
|
toute description.
|
|
|
|
Longtemps avant que M. Pickwick fût fatigué de danser, les nouveaux
|
|
mariés s'étaient éclipsés de la scène. Il y eut cependant, au
|
|
rez-de-chaussée, un glorieux souper, et à la suite une longue séance
|
|
autour de la table. Aussi M. Pickwick s'éveilla-t-il assez tard le
|
|
lendemain. Il lui sembla alors se rappeler, d'une manière confuse, qu'il
|
|
avait invité particulièrement et confidentiellement environ
|
|
quarante-cinq personnes à dîner chez lui, au George et Vautour, la
|
|
première fois qu'elles viendraient à Londres; ce qui, comme lui-même le
|
|
pensa avec raison, indiquait d'une manière à peu près certaine, qu'il ne
|
|
s'était pas contenté de danser la nuit précédente.
|
|
|
|
Cependant la journée s'écoula joyeusement, et lorsque le soir fut venu,
|
|
«Eh! bien, ma chère, demanda Sam à Emma, votre famille a donc des
|
|
histoires dans la cuisine, à cette heure?
|
|
|
|
--Oui, monsieur Weller, répondit Emma. C'est toujours comme cela la
|
|
veille de Noël: notre maître ne négligerait pas les vieilles coutumes
|
|
pour un empire.
|
|
|
|
--Votre maître a une idée fort judicieuse, ma chère. Je n'ai jamais vu
|
|
un homme aussi judicieux, un si véritable gentleman.
|
|
|
|
--C'est bien vrai, dit le gros joufflu en se mêlant à la conversation.
|
|
N'engraisse-t-il pas de beaux cochons?»
|
|
|
|
Tandis que l'épais jouvenceau parlait ainsi, une étincelle
|
|
semi-cannibale brillait dans ses yeux, au souvenir des pieds rôtis.
|
|
|
|
«Oh! vous voilà réveillé à la fin,» lui dit Sam.
|
|
|
|
Le gros joufflu fit un signe affirmatif.
|
|
|
|
«Eh! bien, je vais vous dire, jeune boa constructeur, reprit Sam, d'un
|
|
son de voix imposant: si vous ne dormez pas un petit peu moins, et si
|
|
vous ne faites pas un petit peu plus d'exercice, quand vous arriverez à
|
|
être un homme vous vous exposerez au même genre d'inconvénient personnel
|
|
qui fut infligé sur le vieux gentleman qui portait une queue de rat.
|
|
|
|
--Qu'est-ce donc qui lui est arrivé? demanda Joe d'une voix mal assurée.
|
|
|
|
--C'est ce que je vas vous dire. Il était du plus large patron qui a
|
|
jamais été inventé; un véritable homme gras, qui n'avait pas entrevu ses
|
|
propres chaussures depuis quarante et cinq ans.
|
|
|
|
--Bonté divine! s'écrie Emma.
|
|
|
|
--Non, ma chère, pas une fois; et si vous aviez mis devant lui un modèle
|
|
de ses propres jambes sur la table où il dînait, il ne les aurait pas
|
|
reconnues. Il allait toujours à son bureau avec une très-belle chaîne
|
|
d'or qui pendait, en dandinant, environ un pied et demi, et une montre
|
|
d'or dans son gousset qui valait bien... j'ai peur de dire trop... mais
|
|
autant qu'une montre peut valoir; une grosse montre ronde, aussi
|
|
conséquente dans son espèce comme il était pour un homme. «Vous feriez
|
|
mieux de ne pas porter cette montre ici, disaient les amis du gentleman,
|
|
vous en serez volé.--Bah! qu'il dit.--Oui, disent-ils, vous le
|
|
serez.--Bien, dit-il; j'aimerais à voir le voleur qui pourrait tirer
|
|
cette montre ici, car je veux que Dieu me bénisse si je peux jamais la
|
|
tirer moi-même, qu'il dit; elle est si serrée dans mon gousset que quand
|
|
je veux savoir quelle heure-s-qu'il est, je suis obligé de regarder dans
|
|
la boutique du boulanger, qu'il dit.--Pour lors, en disant ça il riait
|
|
de si bon coeur qu'on avait peur de le voir éclater. Il sort avec sa tête
|
|
poudrée et sa queue de rat, vlà qu'il roule sa bosse dans le Strand avec
|
|
sa chaîne dandinant plus que jamais, et la grosse montre qui crevait
|
|
presque son pantalon. Il n'y avait pas un filou dans tout Londres qui
|
|
n'eût pas tiré à cette chaîne; mais la chaîne ne voulait jamais se
|
|
casser et la montre ne voulait pas sortir. Ainsi ils se fatiguaient bien
|
|
vite de traîner un gros homme comme ça sur le pavé, et l'autre s'en
|
|
retournait chez lui, et il riait tant que sa queue de rat se trémoussait
|
|
comme le pendule d'un vieux coucou. A la fin, un jour, il roulait
|
|
tranquillement; vlà qu'il voit un filou qu'il connaissait de vue, bras
|
|
dessus, bras dessous avec un petit moutard qui avait une très-grosse
|
|
tête.--En voilà une farce, que le vieux gentleman se dit en lui-même:
|
|
ils vont s'essayer encore un coup, mais ça ne prendra pas. Ainsi il
|
|
commence à ricaner bien joyeusement, quand tout d'un coup le petit
|
|
garçon quitte le bras du filou et se jette la tête la première droit
|
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dans l'estomac du vieux gentleman, si fort qu'il le fait doubler en deux
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par la douleur. Il se met à crier oh là! là! mais le filou lui dit tout
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bas à l'oreille: Le tour est fait, monsieur, et quand il se redresse la
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montre et la chaîne avaient fichu le camp, et ce qu'il y a de plus pire,
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la digestion du vieux gentleman a toujours été embrouillée après ça,
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pour tout le reste de sa vie naturelle.--Ainsi faites attention à vous,
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mon jeune gaillard, et prenez garde que vous ne deveniez pas trop gras.»
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Lorsque Sam eut conclu ce récit moral, dont le gros joufflu parut fort
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affecté, nos trois personnages se rendirent dans la cuisine.
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C'était une vaste pièce où se trouvait rassemblée toute la famille,
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suivant la coutume annuellement observée, depuis un temps immémorial,
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par les ancêtres de M. Wardle. Il venait de suspendre de ses propres
|
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mains, au milieu du plafond, une énorme branche de gui[31], qui donna
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instantanément naissance à une scène délicieuse de luttes et de
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confusion. Au milieu du désordre, M. Pickwick, avec une galanterie qui
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aurait fait honneur à un descendant de lady Tollimglower elle-même, prit
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la vieille lady par la main, la conduisit sous l'arbuste mystique, et
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l'embrassa avec courtoisie et décorum. La vieille dame se soumit à cet
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acte de politesse avec la dignité qui convenait à une solennité si
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importante et si sérieuse; mais les jeunes ladies, n'étant point aussi
|
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profondément imbues d'une superstitieuse vénération pour cette coutume,
|
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ou s'imaginant que la saveur d'un baiser est singulièrement relevée
|
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quand on a un peu de peine à l'obtenir, criaient, se débattaient,
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couraient dans tous les coins, faisaient des menaces et des
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remontrances, faisaient tout, enfin, excepté de quitter la chambre, et
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luttaient ainsi jusqu'au moment où les gentlemen les moins aventureux
|
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paraissaient sur le point de renoncer à leur entreprise. Tout d'un coup,
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alors, elles s'apercevaient qu'il était inutile de résister plus
|
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longtemps, et se soumettaient de bonne grâce à être embrassées. M.
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Winkle embrassa la jeune demoiselle aux yeux noirs; M. Snodgrass
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embrassa Émily; les pauvres parents embrassaient tout le monde, sans en
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excepter les jeunes ladies les plus laides, qui, dans leur excessive
|
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confusion se précipitaient justement sous le gui, sans le savoir. Quant
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à Sam, ne croyant point à la nécessité d'être sous l'arbuste sacré, il
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embrassait Emma et les autres servantes quand il pouvait les attraper.
|
|
Cependant M. Wardle se tenait debout prés de la cheminée, le dos au feu,
|
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considérant cette scène avec la plus grande satisfaction, tandis que le
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gros joufflu profitait de l'occasion pour dévorer sommairement un
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admirable petit pâté de Noël, qui avait été soigneusement mis de côté
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par quelque autre personne.
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[Footnote 31: Aux fêtes de Noël, on a coutume de suspendre une branche
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de houx dans la salle de réunion, et quiconque peut entraîner une dame
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sous la branche a le droit de l'embrasser.]
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Enfin les cris s'étaient apaisés, les visages étaient couverts de
|
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rougeur, les cheveux pendaient défrisés, et M. Pickwick, après avoir
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embrassé la vieille dame, comme nous l'avons dit plus haut, était resté
|
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debout sous le gui, regardant avec une physionomie riante ce qui se
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|
passait autour de lui. Tout d'un coup, la jeune demoiselle aux yeux
|
|
noirs, après quelques chuchotements avec les autres jeunes personnes,
|
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s'élança vers M. Pickwick, lui jeta ses bras autour du cou, et le baisa
|
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tendrement sur la joue gauche. Aussitôt toute la troupe des jeunes
|
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ladies entoura le savant philanthrope, et avant qu'il eût eu le temps de
|
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se reconnaître et de savoir de quoi il s'agissait, il fut baisé par
|
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chacune d'elles.
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C'était un gracieux spectacle de voir M. Pickwick au centre de ce
|
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groupe, tantôt tiré d'un côté, tantôt de l'autre; baisé, d'abord sur le
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menton, puis sur le nez, puis sur ses lunettes, et d'entendre les éclats
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de rire qui retentissaient de toutes parts. Mais bientôt après ce fut un
|
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spectacle plus charmant encore, de voir M. Pickwick, les yeux couverts
|
|
d'un mouchoir de soie, se précipiter sur les murailles, s'embarraser
|
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dans les coins, et accomplir, enfin, avec délices, tous les mystères de
|
|
colin-maillard, jusqu'au moment où il attrapa l'un des pauvres parents.
|
|
A son tour, alors, il s'occupa d'éviter le colin-maillard, et il s'en
|
|
acquitta avec une agilité et une prestesse qui arrachèrent des
|
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applaudissements aux assistants. Les pauvres parents attrapaient
|
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précisément les gens à qui ils supposaient que cela serait agréable, et
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se laissaient prendre, par hasard, lorsque quelqu'un trimait trop
|
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longtemps.
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Quand tout le monde fut fatigué de colin-maillard on alluma un grand
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_snap-dragon_[32], et lorsqu'on se fut suffisamment brûlé les doigts, on
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s'assit auprès d'un énorme feu de troncs enflammés, et autour d'un
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souper substantiel.
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[Footnote 32: Un _snap-dragon_ est un plat de noisettes, de raisins,
|
|
etc., plongés dans une légère quantité d'eau-de-vie allumée, dont il
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|
s'agit de les retirer sans se brûler.]
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|
«Ceci, dit M. Pickwick, en regardant autour de lui, ceci, en vérité, est
|
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du confort.
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--C'est notre coutume invariable, répondit M. Wardle. Tout le monde,
|
|
domestiques et travailleurs, s'assoit à notre table la veille de Noël,
|
|
comme vous le voyez. Nous restons ici à conter de vieilles histoires
|
|
jusqu'à ce que minuit sonne et nous annonce l'arrivée de la
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fête.--Trundle, mon garçon, attisez le feu.»
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Des myriades d'étincelles brillantes pétillèrent dans les airs, lorsque
|
|
les troncs d'arbre furent remués, et la flamme rouge qui s'en éleva
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répandit une chaude lumière, qui pénétra dans les coins les plus
|
|
éloignés de la chambre, et illumina tous les visages.
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|
|
|
--Allons, dit Wardle, une chanson; une chanson de Noël. Je vous en
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|
chanterai une, à défaut de meilleure.
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|
--Bravo, s'écria M. Pickwick.
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|
--Remplissez les verres, reprit Wardle, il se passera bien deux heures
|
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avant que vous voyiez le fond de ce bol. Remplissez à la ronde; et
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maintenant, la chanson.»
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|
A ces mots le joyeux vieillard entonna, sans plus de cérémonie, d'une
|
|
voix forte et franche, la chanson que voici:
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NOËL.
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J'aime peu le printemps; sur son aile inconstante.
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Il apporte, il est vrai, les boutons et les fleurs,
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Mais ce qu'épanouit son haleine enivrante,
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Il le brûle aussitôt par ses folles rigueurs.
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Sylphe capricieux, ignorant ce qu'il aime,
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|
Il change, en un moment, d'aspect et de vouloir,
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|
Il vous sourit, vous berce, et puis à l'instant même,
|
|
Il brise, dans sa fleur, votre naissant espoir.
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J'aime peu de l'été le soleil magnifique.
|
|
Quand il darde sur nous ses rayons énervants,
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|
Il enfante souvent la fièvre frénétique,
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La rage, et de l'amour les douloureux tourments.
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|
Je pourrais préférer le nuit calme et glacée,
|
|
Qui suit, modestement, un beau jour de moisson;
|
|
Mais la feuille qui tombe attriste ma pensée,
|
|
Et l'automne n'est point encore ma saison.
|
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Je préfère Noël, le gentleman antique,
|
|
Qui ramène l'hiver et les festins joyeux;
|
|
Vidons en son honneur, dans la salle gothique,
|
|
D'innombrables flacons de nos vins les plus vieux!
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Noël est le gardien des vertus domestiques,
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Le plus doux souvenir de nos vieilles maisons.
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|
Pousses donc avec moi trois hourras sympathiques,
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|
Pour saluer le Roi de toutes les saisons!
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Cette chanson fut accueillie par un tonnerre d'applaudissements. Un
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auditoire composé d'amis et de serviteurs est toujours si bénévole! Les
|
|
parents pauvres, surtout, tombaient dans de véritables extases de
|
|
ravissement.
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Le feu fut garni de nouveaux troncs, et le bol accomplit une ronde
|
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nouvelle.
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«Comme il neige, dit un des hommes à voix basse.
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--Comment! il neige? répéta Wardle.
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--Oui, monsieur, la nuit est noire et froide. Le vent vient de se lever,
|
|
et il fouette la neige en tourbillons dans la plaine.
|
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--Qu'est-ce qu'il dit donc? demanda la vieille lady; est-ce qu'il est
|
|
arrivé quelque chose?
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--Non, non, maman. Il dit qu'il neige et que le vent souffle fort; et il
|
|
a raison, car on entend un fameux tapage dans la cheminée.
|
|
|
|
--Ha! reprit la vieille dame, il faisait un vent comme cela, et il
|
|
tombait aussi de la neige, il y a bien des années.... Attendez, que je
|
|
me rappelle.... juste cinq ans avant la mort de votre pauvre père.
|
|
C'était la veille de Noël aussi, et je me souviens qu'il nous raconta
|
|
l'histoire du vieux Gabriel Grub, qui a été enlevé par les goblins[33].
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|
[Footnote 33: Espèce de lutins.]
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|
--L'histoire de qui? demanda M. Pickwick avec curiosité.
|
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|
|
--Oh! rien, répliqua M. Wardle. L'histoire d'un vieux sacristain, que
|
|
les bonnes gens d'ici supposent avoir été emporté par les goblins.
|
|
|
|
--Supposent! s'écria la vieille lady. Y a-t-il quelqu'un d'assez
|
|
téméraire pour en douter? Supposent! N'avez-vous pas toujours entendu
|
|
dire, depuis votre enfance, qu'il a été emporté par les goblins, et ne
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savez-vous pas que c'est la vérité?
|
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--Très-bien, maman, répliqua M. Wardle, en riant, il fut emporté si vous
|
|
voulez.--Il fut emporté par les goblins, Pickwick, et voilà toute
|
|
l'histoire.
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|
--Non pas, non pas, je vous assure, reprit M. Pickwick. Ce n'est pas
|
|
toute l'histoire, car il faut que j'apprenne comment il fut enlevé, et
|
|
pourquoi, et les tenants et les aboutissants.»
|
|
|
|
M. Wardle sourit, en voyant toutes les têtes se pencher pour l'écouter.
|
|
Ayant donc rempli son verre d'une main libérale, il porta une santé à M.
|
|
Pickwick, par un geste familier, et commença ainsi qu'il suit....
|
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|
Mais que Dieu bénisse notre cerveau d'éditeur. A quel long chapitre nous
|
|
sommes-nous laissé entraîner! Nous le déclarons solennellement, nous
|
|
avions complétement oublié toutes ces petites entraves qu'on appelle
|
|
_chapitres_. C'est égal: nous allons donner le champ libre aux revenants
|
|
en leur ouvrant un nouveau chapitre. Point de passe-droits à leur
|
|
préjudice, s'il vous plaît, messieurs et mesdames.
|
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|
CHAPITRE XXIX.
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Histoire du sacristain emporté par les goblins.
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Dans une vieille ville abbatiale de ce comté, vivait, il y a bien
|
|
longtemps; si longtemps, que l'histoire doit être vraie, puisque tous
|
|
nos pères, grand-pères et arrière-grand-pères l'ont crue pieusement,
|
|
vivait, dis-je, un certain Gabriel Grub, qui remplissait les fonctions
|
|
de sacristain et de fossoyeur. Parce qu'un homme est sacristain et
|
|
constamment entouré d'emblèmes de mort, il ne s'ensuit pas du tout qu'il
|
|
doive être morose et mélancolique. Les entrepreneurs des pompes funèbres
|
|
sont les gens les plus gais du monde, et j'avais autrefois l'honneur
|
|
d'être intime avec un _muet_[34], lequel, hors de ses fonctions et dans
|
|
la vie privée, était le plus comique, le plus jovial petit gaillard qui
|
|
ait jamais braillé une chanson bachique, sans le moindre hoquet de
|
|
mémoire, ou avalé un rude verre de grog, sans s'arrêter pour reprendre
|
|
haleine. Toutefois il n'en était pas ainsi de Gabriel Grub. C'était une
|
|
espèce de vieux hibou, grognon, rechigné, hargneux; ne se plaisant avec
|
|
personne, si ce n'est avec une grosse bouteille d'osier, aussi vieille
|
|
que lui, qu'il portait fidèlement enfoncée dans une large poche. Lorsque
|
|
par hasard les yeux caverneux du sacristain apercevaient une physionomie
|
|
heureuse, son regard se chargeait à l'instant même d'une expression de
|
|
haine si malfaisante, qu'on ne pouvait le rencontrer sans en être tout
|
|
bouleversé.
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|
[Footnote 34: _Designator_, l'homme qui dirige les assistants dans les
|
|
cérémonies funèbres.
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(_Note du traducteur_.)]
|
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|
Une certaine veille de Noël, un peu avant le crépuscule, Gabriel mit sa
|
|
bêche sur son épaule, alluma sa lanterne, et se dirigea vers le
|
|
cimetière; il avait une fosse à finir pour le lendemain matin, et, se
|
|
sentant mal disposé, il espérait se ragaillardir un peu en y
|
|
travaillant. Pendant qu'il cheminait dans la rue étroite, il voyait
|
|
briller, à travers la plupart des fenêtres, la lumière joyeuse d'un feu
|
|
pétillant; il entendait les éclats de rire et les cris plaisants de ceux
|
|
qui étaient réunis autour du foyer; il remarquait les préparatifs de
|
|
bonne chère qui se faisaient pour le lendemain; enfin il sentait les
|
|
succulentes odeurs qui s'exhalaient des cuisines en nuages savoureux.
|
|
Tout cela était du fiel et de l'absinthe sur le coeur de Gabriel Grub; et
|
|
lorsque des troupes d'enfants, s'élançant hors des maisons, bondissaient
|
|
à travers les rues pour rejoindre d'autres petits coquins, aux têtes
|
|
bouclées, qui chantaient en riant les plaisirs de la veille de Noël,
|
|
Gabriel serrait convulsivement le manche de sa bêche, et ricanait
|
|
sardoniquement, en pensant aux rougeoles, aux coqueluches, aux fièvres
|
|
scarlatines, au croup, et encore à beaucoup d'autres sources de
|
|
consolation.
|
|
|
|
Dans cette heureuse disposition d'esprit, Gabriel poursuivait son
|
|
chemin, répondant par un grognement bref et triste au salut cordial des
|
|
voisins qu'il rencontrait, jusqu'à ce qu'enfin il tourna dans la sombre
|
|
ruelle qui menait au cimetière. Or, il avait attendu avec impatience
|
|
l'instant d'y arriver, parce que c'était un endroit selon son coeur,
|
|
toujours lugubre et funèbre, et dans lequel les gens de la ville
|
|
n'aimaient pas à s'aventurer si ce n'est en plein jour, quand le soleil
|
|
brillait. Gabriel ne fut donc pas légèrement indigné d'entendre une voix
|
|
d'enfant, qui répétait un joyeux Noël, dans cette espèce de sanctuaire,
|
|
appelé la ruelle aux bières, depuis le temps de la gothique abbaye et
|
|
des moines tonsurés. Comme le sacristain continuait de marcher, et que
|
|
la voix s'approchait de plus en plus, il reconnut qu'elle provenait d'un
|
|
petit garçon, qui se hâtait de rejoindre les enfants de la grande rue,
|
|
et qui, partie pour se donner du courage, partie pour se mettre en
|
|
train, chantait à gorge déployée une vieille chanson. Gabriel attendit
|
|
que le bambin fût près de lui, et le poussant dans un coin, il lui
|
|
administra cinq ou six tapes avec sa lanterne, seulement pour lui
|
|
apprendre à moduler en mesure. L'enfant s'enfuit avec ses mains sur sa
|
|
tête, chantant sur un ton fort différent, et Gabriel Grub, en ricanant
|
|
de tout son coeur, entra dans le cimetière, dont il ferma la porte
|
|
derrière lui.
|
|
|
|
Il ôta son habit, posa par terre sa lanterne, descendit dans la fosse
|
|
commencée, et travailla vigoureusement pendant une heure environ. Mais
|
|
la terre était durcie par la gelée, et il n'était pas facile de la
|
|
couper, ni de la jeter dehors. D'ailleurs, quoiqu'il y eût de la lune,
|
|
c'était une lune fort jeune, et elle n'éclairait pas la fosse, qui se
|
|
trouvait à l'ombre de l'abbaye. Dans tout autre temps, ces inconvénients
|
|
auraient rendu Gabriel très-chagrin et très-misérable, mais il était si
|
|
satisfait d'avoir interrompu la sérénade du petit garçon, qu'il ne
|
|
s'inquiéta pas beaucoup du peu de progrès qu'il faisait. Lorsqu'il eut
|
|
fini son travail, il examina la fosse avec une sombre satisfaction, et
|
|
en ramassant ses outils, il grommelait entre ses dents:
|
|
|
|
C'est un logement fort honnête
|
|
Pour un modeste trépassé;
|
|
Quelques pieds de terrain glacé,
|
|
Avec une pierre à la tête;
|
|
Pour couverture un beau gazon,
|
|
Pour matelas la terre humide:
|
|
Quand on est là tout de son long,
|
|
On n'y sent jamais aucun vide;
|
|
On est toujours bien entouré,
|
|
Des milliers de vers vous font fête....
|
|
C'est un logement fort honnête
|
|
Surtout dans un terrain sacré.
|
|
|
|
Gabriel riait tout seul en s'asseyant sur une tombe plate, qui était son
|
|
lieu de repos favori. Il tira sa bouteille d'eau-de-vie en grommelant:
|
|
«Une fosse à Noël! En voilà une fête! ho! ho! ho!
|
|
|
|
--Ho! ho! ho!» répéta une voix derrière lui.
|
|
|
|
Gabriel laissa retomber le bras qui portait la bouteille à ses lèvres,
|
|
et regarda alentour avec inquiétude; mais le silence et le calme de la
|
|
tombe régnaient dans tout le cimetière. Aux pâles rayons de la lune, la
|
|
gelée blanche argentait les pierres tumulaires et brillait, en rangées
|
|
de perles, sur les arceaux sculptés de la vieille église; la neige, dure
|
|
et craquante, formait sur les monticules pressés une couverture si
|
|
blanche et si unie, qu'on aurait pu croire que les cadavres étaient là,
|
|
enveloppés seulement dans leur blanc linceul; nul souffle de vent ne
|
|
troublait le repos de cette scène solennelle; le son même paraissait
|
|
gelé, tant les objets environnants étaient froids et tranquilles.
|
|
|
|
«C'était l'écho,» dit Gabriel en portant de nouveau la bouteille à ses
|
|
lèvres.
|
|
|
|
Une voix creuse articula près de lui: «Ce n'était pas l'écho.»
|
|
|
|
Gabriel tressaillit et se leva; mais l'étonnement et la terreur
|
|
l'enchaînèrent à sa place, son sang se figea dans ses veines, car, tout
|
|
auprès de lui, se trouvait un être d'une apparence étrange,
|
|
surnaturelle, et qui venait évidemment d'un autre monde. Il était assis
|
|
sur une haute pierre levée, et avait croisé ses longues jambes grêles
|
|
d'une manière fantasque, impossible; ses bras nus faisaient anse, et ses
|
|
mains reposaient sur ses genoux. Ses souliers à la poulaine se
|
|
recourbaient en longues pointes; un justaucorps tailladé étranglait son
|
|
petit corps rond; à son dos pendait un court manteau, dont le collet,
|
|
curieusement découpé en étroites lanières, lui servait de fraise ou, si
|
|
l'on veut, de cravate; sur sa tête, il portait un chapeau pointu, à
|
|
grands bords, garni d'une seule plume, et ce chapeau était si bien
|
|
couvert de gelée blanche, l'être fantastique était si confortablement
|
|
assis sur cette tombe, qu'il avait l'air d'y être installé depuis deux
|
|
cents ans, pour le moins. Il se tenait parfaitement immobile; mais il
|
|
tirait la langue d'un demi-pied pour se moquer de Gabriel, et il
|
|
ricanait d'un ricanement que des goblins[35] seuls peuvent exécuter.
|
|
|
|
[Footnote 35: Espèce de lutin anglais.]
|
|
|
|
«Ce n'était pas l'écho,» dit le lutin.
|
|
|
|
Gabriel était paralysé.
|
|
|
|
«Qu'est-ce que vous faites ici, la veille de Noël? demanda le goblin
|
|
sévèrement.
|
|
|
|
--Monsieur, balbutia Gabriel, je suis venu ici pour creuser une fosse.
|
|
|
|
--Qui donc se promène parmi des tombes dans une nuit comme celle-ci?
|
|
s'écria le goblin d'un ton sépulcral.
|
|
|
|
--Gabriel Grub! Gabriel Grub!» répondirent en choeur des voix aiguës et
|
|
sauvages qui semblaient remplir le cimetière. Gabriel regarda avec
|
|
terreur autour de lui, mais il ne vit rien.
|
|
|
|
--Qu'est-ce que vous avez dans cette bouteille? demanda le goblin.
|
|
|
|
--Du genièvre, monsieur, répliqua le sacristain en tremblant plus fort
|
|
que jamais, car il l'avait acheté des contrebandiers, et il pensait que
|
|
le personnage qui l'interrogeait était peut-être dans la douane des
|
|
goblins.
|
|
|
|
--Qui donc boit tout seul du genièvre au milieu d'un cimetière et dans
|
|
une nuit comme celle-ci? reprit le lutin solennellement.
|
|
|
|
--Gabriel Grub! Gabriel Grub!» crièrent de nouveau les voix sauvages.
|
|
|
|
Le goblin ricana malicieusement en lorgnant le sacristain épouvanté;
|
|
puis, enflant sa voix comme un ouragan, il s'écria: «Qui devient ainsi
|
|
notre proie légitime?»
|
|
|
|
Le choeur invisible répondit encore à cette demande, et le sacristain
|
|
crut entendre une multitude d'enfants de choeur mêler leurs chants aux
|
|
accords majestueux des orgues de la vieille abbaye. C'était une musique
|
|
surnaturelle qui semblait portée par un doux zéphyr, et qui passait et
|
|
mourait avec lui; mais le refrain de cet air mystérieux était toujours
|
|
le même, et répétait encore: «Gabriel Grub! Gabriel Grub!»
|
|
|
|
Le goblin fendit sa bouche jusqu'à ses oreilles en disant: «Que
|
|
pensez-vous de ceci, Gabriel?»
|
|
|
|
Gabriel ne répondit que par un soupir.
|
|
|
|
«Que pensez-vous de ceci, Gabriel?» répéta le goblin en dressant
|
|
négligemment ses pieds en l'air, de chaque côté de la tombe, et en
|
|
examinant la pointe relevée de sa chaussure avec autant de complaisance
|
|
que si ç'avait été la paire de bottes la plus fashionable de
|
|
Bond-Street.
|
|
|
|
«C'est.... c'est.... très-curieux, monsieur, répondit le sacristain, à
|
|
moitié mort de peur. Très-curieux et très-joli...; mais je pense qu'il
|
|
faut que j'aille finir mon ouvrage, s'il vous plaît.
|
|
|
|
--Quel ouvrage? demanda le goblin.
|
|
|
|
--Ma fosse, monsieur, la fosse que j'ai commencée, balbutia le
|
|
sacristain.
|
|
|
|
--Ah! votre fosse, ah! Qui donc s'amuse à creuser des fosses dans un
|
|
temps où tous les autres hommes ne songent qu'à se réjouir?»
|
|
|
|
Les voix mystérieuses répliquèrent encore: «Gabriel Grub! Gabriel Grub!
|
|
|
|
--J'ai peur que mes amis ne puissent pas se séparer de vous, Gabriel,
|
|
dit le goblin en fourrant dans sa joue sa langue énorme! J'ai peur que
|
|
mes amis ne puissent pas se séparer de vous, Gabriel!
|
|
|
|
--Sous votre bon plaisir, monsieur, répliqua le sacristain terrifié, je
|
|
ne le pense pas, monsieur; ils ne me connaissent pas, monsieur. Je ne
|
|
crois pas que ces illustres gentlemen m'aient jamais vu, monsieur.
|
|
|
|
--Oh! que si, reprit le goblin, nous le connaissons tous l'homme au
|
|
visage sombre, au regard sinistre, qui traversait la rue ce soir en
|
|
jetant _un mauvais oeil_ aux enfants et en serrant plus fort sa bêche de
|
|
fossoyeur. Nous connaissons l'homme plein d'envie et de malice, qui a
|
|
cassé la tête d'un bambin parce qu'il était heureux, et que cet homme ne
|
|
pouvait pas l'être. Nous le connaissons! nous le connaissons!»
|
|
|
|
Ici le lutin fit retentir les échos d'un ricanement aigu; puis, jetant
|
|
ses jambes en l'air, il se planta au bord de la pierre tumulaire, debout
|
|
sur sa tête, ou plutôt sur la pointe de son chapeau; ensuite, faisant la
|
|
culbute avec une incroyable agilité, il se retrouva juste aux pieds du
|
|
sacristain, dans l'attitude favorite des tailleurs et des odalisques.
|
|
|
|
«Je crains.... je crains d'être obligé de vous quitter, monsieur,
|
|
murmura le sacristain en faisant un effort pour se mouvoir.
|
|
|
|
--Nous quitter! s'écria le goblin, Gabriel Grub, nous quitter! oh! oh!
|
|
oh!»
|
|
|
|
Tandis que le goblin riait, le sacristain vit une lumière brillante
|
|
illuminer les fenêtres de la vieille église. Au bout d'un moment, cette
|
|
lumière s'éteignit; les orgues modulèrent un air guilleret, et des
|
|
volées de lutins, en tout semblables au premier, s'abattirent dans le
|
|
cimetière et commencèrent à jouer à saute-mouton sur les pierres des
|
|
tombeaux, les franchissant l'une après l'autre, avec une dextérité
|
|
merveilleuse, et sans s'arrêter un seul instant pour prendre haleine.
|
|
Mais le premier goblin était le sauteur le plus étonnant de tous, et pas
|
|
un des nouveaux venus ne pouvait en approcher. Malgré son extrême
|
|
frayeur, le sacristain ne pouvait s'empêcher de remarquer que les autres
|
|
goblins se contentaient de sauter par-dessus les pierres ordinaires,
|
|
mais que le premier faisait passer entre ses jambes, grilles, cyprès et
|
|
caveaux de famille, avec autant d'aisance que s'il avait eu affaire à de
|
|
simples bornes.
|
|
|
|
A la fin l'intérêt du jeu devint intense. L'orgue jouait de plus en plus
|
|
vite; les goblins sautaient de plus en plus fort, se tordant, se
|
|
roulant, faisant mille culbutes, en bondissant comme des ballons,
|
|
par-dessus les tombeaux. Les jambes de Gabriel se dérobaient sous lui,
|
|
la tête lui tournait rien que de voir le tourbillon de lutins qui
|
|
passaient devant ses yeux; lorsque tout à coup le roi des goblins, se
|
|
précipitant sur le pauvre homme, le saisit par le collet et s'enfonça
|
|
avec lui dans les entrailles de la terre.
|
|
|
|
Quand Gabriel put respirer, après une descente rapide, il se trouva dans
|
|
une vaste caverne, entouré de toutes parts d'une multitude de goblins
|
|
horribles et grimaçants. Dans le milieu de la pièce, sur un trône élevé,
|
|
était fantastiquement assis son ami du cimetière, et Gabriel Grub
|
|
lui-même était placé auprès de lui, mais incapable de faire aucun
|
|
mouvement.
|
|
|
|
«Il fait froid, cette nuit, dit le roi des lutins. Donnez-nous quelque
|
|
chose de chaud.»
|
|
|
|
Une demi-douzaine d'officieux goblins, ayant un perpétuel sourire sur
|
|
les lèvres, et que Gabriel reconnut à cela pour des courtisans,
|
|
disparurent d'un air empressé et revinrent un instant après, avec un
|
|
verre de feu liquide, qu'ils présentèrent au roi.
|
|
|
|
«Ah! dit le goblin dont les joues et la gorge étaient devenues tout à
|
|
fait transparentes, pendant le passage de la flamme, cela réchauffe un
|
|
peu. Apportez-en un verre à M. Grub.»
|
|
|
|
L'infortuné sacristain protesta vainement qu'il ne prenait jamais rien
|
|
de chaud pendant la nuit; l'un des courtisans le tint par le nez et le
|
|
menton, pendant qu'un autre versait dans son gosier l'ardent liquide, et
|
|
toute l'assemblée se mit à rire avec des hurlements, tandis qu'il
|
|
suffoquait et qu'il essuyait, avec son mouchoir, le ruisseau de larmes
|
|
occasionné par cette boisson brûlante.
|
|
|
|
«Maintenant, dit le roi fantasque, en fourrant plaisamment la pointe de
|
|
son chapeau dans l'oeil du sacristain, de manière à lui causer une
|
|
nouvelle souffrance; maintenant montrez à l'homme atrabilaire et
|
|
misanthrope, quelques peintures de notre musée.»
|
|
|
|
Lorsque le goblin eut prononcé ces paroles, un nuage épais qui
|
|
obscurcissait l'un des coins de la caverne, se dissipa graduellement, et
|
|
laissa apercevoir, apparemment à une grande distance, une chambre petite
|
|
et mal meublée, où régnait cependant un ordre et une propreté charmante.
|
|
Auprès d'un bon feu se prélassait un fauteuil vide, tandis que sur la
|
|
table était arrangé un repas frugal. Une jeune mère, entourée d'enfants
|
|
allait de temps en temps à la fenêtre et en soulevait le rideau pour
|
|
découvrir un peu plus tôt celui qu'elle attendait. Un coup frappé à la
|
|
porte se fit entendre; la mère alla ouvrir et les enfants pleins de joie
|
|
battirent des mains lorsque le père entra. Il était mouillé et fatigué.
|
|
Il secoua la neige de ses vêtements, et les enfants s'empressèrent de
|
|
l'entourer pour emporter, l'un son chapeau, l'autre son manteau, l'autre
|
|
son bâton, l'autre ses gants. Ensuite le père s'assit, pour prendre son
|
|
repas, auprès du feu; les enfants grimpèrent sur ses genoux, la mère se
|
|
plaça à côté de lui: la paix et le bonheur brillaient sur leur visage.
|
|
|
|
Mais un changement se fit dans le tableau, d'une manière presque
|
|
imperceptible. La scène représenta une petite chambre à coucher, où le
|
|
plus jeune et le plus joli des enfants gisait sur son lit de mort. Les
|
|
roses de ses joues étaient flétries, la lumière de ses yeux était
|
|
éteinte, et tandis que le sacristain lui-même le considérait avec un
|
|
intérêt qu'il n'avait jamais ressenti auparavant, le pauvre enfant
|
|
rendit le dernier soupir. Ses jeunes frères et ses soeurs se pressèrent
|
|
autour de son berceau, et saisirent sa main; mais elle était froide et
|
|
roidie. Ils reculèrent et regardèrent, avec une terreur religieuse, son
|
|
visage enfantin; car, quoique l'expression en fût calme et tranquille,
|
|
quoique le bel enfant parût dormir en paix, ils voyaient bien que la
|
|
mort était là, et ils savaient que maintenant leur petit frère était un
|
|
ange dans les cieux, d'où il les contemplait et les bénissait.
|
|
|
|
Un léger nuage passa de nouveau sur la peinture et le sujet en fut
|
|
changé. Le père et la mère étaient devenus vieux et infirmes, et le
|
|
nombre de ceux qui les entouraient avait diminué de plus de moitié.
|
|
Cependant la paix et le contentement régnaient encore sur tous les
|
|
visages. La famille était réunie autour du feu et les parents
|
|
racontaient, les enfants écoutaient avec délices des histoires des
|
|
anciens temps et des jours écoulés. Doucement et tranquillement le vieux
|
|
père descendit dans la tombe, et bientôt après, celle qui avait partagé
|
|
tous ses soins et toutes ses peines, le suivit dans le séjour de
|
|
l'éternel repos. Les enfants qui leur survivaient s'agenouillèrent en
|
|
pleurant sur le gazon du cimetière; puis ils se relevèrent et
|
|
s'éloignèrent lentement, tristement, mais sans cris amers, sans
|
|
lamentations désespérées, car ils étaient sûrs de les revoir bientôt
|
|
dans le royaume céleste. Ils se mêlèrent donc de nouveau aux scènes
|
|
actives du monde, et la tranquillité, le contentement revinrent habiter
|
|
avec eux.
|
|
|
|
Le nuage descendit alors sur le tableau et le déroba aux yeux du
|
|
sacristain.
|
|
|
|
«Qu'est-ce que vous pensez de cela?» demanda le goblin à Gabriel en
|
|
tournant vers lui sa large face.
|
|
|
|
Gabriel balbutia que c'était un spectacle fort amusant, mais il
|
|
paraissait honteux et mal à l'aise, car le lutin fixait sur lui des yeux
|
|
farouches.
|
|
|
|
«Misérable égoïste! s'écria celui-ci d'un ton plein de mépris. Misérable
|
|
égoïste!» Il paraissait disposé à ajouter quelque chose, mais
|
|
l'indignation l'empêchait de prononcer. Il leva une de ses jambes
|
|
flexibles, et l'agitant au-dessus de sa tête afin de mieux ajuster, il
|
|
la déchargea solidement sur le dos de Gabriel. Aussitôt tous les goblins
|
|
qui faisaient leur cour, suivirent l'exemple du maître; car c'est
|
|
l'usage invariable des courtisans, même sur la terre, de flageller ceux
|
|
que le pouvoir flagelle, et de cajoler ceux qu'il cajole.
|
|
|
|
«Montrez-lui encore quelque chose,» dit ensuite le roi des lutins.
|
|
|
|
A ces mots le nuage se dissipa, comme la première fois, et laissa
|
|
apercevoir un riche et beau paysage, semblable à celui que l'on découvre
|
|
encore aujourd'hui, à un quart de lieue de la vieille abbaye. Le soleil
|
|
resplendissait dans le bleu firmament, l'eau étincelait sous ses rayons,
|
|
et grâce à son influence bienfaisante, les arbres paraissaient plus
|
|
verts et les fleurs plus jolies. L'onde ruisselait avec son agréable
|
|
murmure; un vent tiède agitait les feuilles; les oiseaux chantaient dans
|
|
les buissons et l'alouette charmait les airs de ses hymnes matinales;
|
|
car c'était le matin, le matin étincelant et embaumé d'un beau jour
|
|
d'été; et les feuilles les plus menues, les plus petits brins l'herbe
|
|
paraissaient remplis de vie; la fourmi diligente accomplissait son
|
|
travail journalier; le papillon voltigeait sur les fleurs et se baignait
|
|
dans les chauds rayons du soleil; des myriades d'insectes étendaient
|
|
leurs ailes transparentes et jouissaient de leur courte mais heureuse
|
|
existence: l'homme enfin se montrait, son esprit s'exaltait en voyant la
|
|
grandeur de la création, et tout dans la nature était harmonie et
|
|
splendeur.
|
|
|
|
Cependant Gabriel Grub ne paraissait point touché.
|
|
|
|
«Misérable égoïste!» répéta le roi des goblins d'un ton plus méprisant
|
|
encore, et derechef il agita sa jambe au-dessus de sa tête, et la fit
|
|
descendre vivement sur les épaules du sacristain. Les gens de sa suite
|
|
ne manquèrent pas d'en faire autant.
|
|
|
|
Bien des fois le nuage s'obscurcit et se dissipa, et de nombreux
|
|
tableaux donnèrent à Gabriel des leçons, qu'il considérait avec un
|
|
intérêt de plus en plus vif, quoique ses épaules devinssent brûlantes,
|
|
par l'application répétée des pieds des lutins. Il vit que les hommes
|
|
qui travaillent péniblement et qui gagnent, à la sueur de leur front une
|
|
modique subsistance, sont cependant gais et heureux. Il apprit que, même
|
|
pour les plus ignorants, le doux aspect de la nature est une source
|
|
toujours nouvelle de délices et de tranquillité. Il vit des femmes,
|
|
nourries délicatement et tendrement élevées, supporter joyeusement des
|
|
privations, surmonter des souffrances qui auraient écrasé des créatures
|
|
d'une étoffe plus grossière; et cela parce qu'elles portaient dans leur
|
|
sein une source inépuisable d'affection et de dévouement. Par-dessus
|
|
tout, il vit que les hommes qui s'affligent du bonheur des autres, sont
|
|
semblables aux plus mauvaises herbes dont la surface de la terre est
|
|
infectée. Enfin balançant ensemble le bien et le mal qu'il observait, il
|
|
arriva à cette conclusion que le monde, après tout, est une espèce de
|
|
monde assez honnête et assez respectable.
|
|
|
|
Aussitôt qu'il en fut venu là, le nuage qui avait voilé le dernier
|
|
tableau sembla s'abaisser sur ses sens et l'inviter au repos. L'un après
|
|
l'autre les goblins s'effacèrent, et lorsque le dernier eut disparu,
|
|
Gabriel Grub s'endormit profondément.
|
|
|
|
La jour était avancé, quand le sacristain s'éveilla. Il se trouva étendu
|
|
tout de son long dans le cimetière, sur la tombe plate qu'il
|
|
affectionnait. Sa bouteille d'osier, entièrement vide, gisait à ses
|
|
côtés, et son habit, sa bêche, sa lanterne, tout blanchis par la gelée
|
|
de la nuit, étaient éparpillés autour de lui sur la terre. La pierre sur
|
|
laquelle il avait d'abord vu le goblin, se dressait là tout près de la
|
|
fosse à laquelle il avait travaillé le soir précédent. Cependant,
|
|
Gabriel commençait à douter de la réalité de ses aventures, mais les
|
|
douleurs aiguës qu'il ressentit dans ses épaules, lorsqu'il essaya de se
|
|
lever, l'assurèrent que les coups de pieds qu'il avait reçus n'étaient
|
|
pas imaginaires. Il fut ébranlé de nouveau en ne voyant pas de traces de
|
|
pas sur la neige où les lutins avaient joué à saute-mouton avec les
|
|
tombes; mais bientôt après il s'expliqua cette circonstance en se
|
|
rappelant que des esprits ne peuvent laisser derrière eux aucune
|
|
impression visible.
|
|
|
|
Quoi qu'il en soit, Gabriel se mit sur ses jambes aussi bien que le lui
|
|
permettait la roideur de son épine dorsale; puis ayant secoué la gelée
|
|
blanche de dessus son habit, il l'endossa, et se dirigea vers la ville.
|
|
|
|
Mais son esprit était entièrement changé, et il ne pouvait supporter la
|
|
pensée de retourner dans un endroit où son repentir serait mis en doute,
|
|
sinon ridiculisé. Il hésita pendant quelques instants, puis il se
|
|
dirigea vers la campagne pour aller gagner son pain dans un nouveau
|
|
pays, quel qu'il fût.
|
|
|
|
On trouva ce jour-là dans le cimetière, sa lanterne, sa bêche et sa
|
|
bouteille d'osier. On fit d'abord beaucoup de suppositions sur sa
|
|
destinée, mais on décida promptement qu'il avait été enlevé par les
|
|
goblins. Il se trouva même des témoins très-véridiques, qui déclarèrent
|
|
l'avoir vu distinctement emporté à travers les airs, sur le dos d'un
|
|
cheval brun, lequel cheval était borgne, avait la queue d'un ours, et le
|
|
train de derrière d'un lion. Au bout de quelque temps, cela fut cru
|
|
dévotement, et le nouveau sacristain avait coutume de montrer aux
|
|
curieux, pour une bagatelle, un morceau assez considérable du coq de
|
|
cuivre du clocher, détaché par un coup de pied du cheval pendant sa
|
|
course aérienne, et ramassé par ledit sacristain, dans le cimetière, un
|
|
an ou deux après l'événement.
|
|
|
|
Malheureusement, la véracité de ce récit fut légèrement infirmée par la
|
|
réapparition inattendue de Gabriel Grub lui-même, qui revint au bout
|
|
d'une dizaine d'années, vieillard pauvre et infirme, mais content. Il
|
|
raconta ses aventures au pasteur et au maire, de sorte qu'après un
|
|
certain temps, elles passèrent dans le domaine de l'histoire, où elles
|
|
sont restées jusqu'à ce jour. Seulement ceux qui avaient cru à la brèche
|
|
du coq de cuivre, s'apercevant qu'ils avaient été attrapés une fois, ne
|
|
voulurent plus rien croire du tout. Ils prirent donc un air aussi malin
|
|
qu'ils purent, levèrent les épaules, touchèrent leur front, et
|
|
murmurèrent quelque chose sur ce que Gabriel Grub avait bu toute son
|
|
eau-de-vie, et s'était endormi sur la tombe plate. Quant à ses
|
|
observations dans la caverne des goblins, c'était tout simplement qu'il
|
|
avait vu le monde et était devenu plus sage. Néanmoins cette opinion ne
|
|
fut jamais populaire, et s'éteignit graduellement. Quelle que soit la
|
|
version véritable, comme Gabriel Grub fut affecté de rhumatismes jusqu'à
|
|
la fin de ses jours, son histoire a tout au moins une moralité: c'est
|
|
qu'un homme atrabilaire, qui boit tout seul la veille de Noël, peut être
|
|
bien sûr de ne pas s'en trouver mieux, quand même son eau-de-vie serait
|
|
aussi bien rectifiée que celle du roi des goblins.
|
|
|
|
FIN DU PREMIER VOLUME.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
TABLE DES MATIÈRES.
|
|
|
|
CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME.
|
|
|
|
|
|
|
|
I. Les pickwickiens.
|
|
|
|
II. Le premier jour de voyage et la première soirée d'aventures, avec
|
|
leurs conséquences.
|
|
|
|
III. Une nouvelle connaissance. Histoire d'un clown. Une interruption
|
|
désagréable et une rencontre fâcheuse.
|
|
|
|
IV. La petite guerre. De nouveaux amis. Une invitation pour la campagne.
|
|
|
|
V. Faisant voir entre autres choses comment M. Pickwick entreprit de
|
|
conduire une voiture, et M. Winkle de monter un cheval; et comment l'un
|
|
et l'autre en vinrent à bout.
|
|
|
|
VI. Une soirée du bon vieux temps. Histoire racontée par un
|
|
ecclésiastique.
|
|
|
|
VII. Comment M. Winkle, au lieu de tirer le pigeon et de tuer la
|
|
corneille, tira la corneille et blessa le pigeon. Comment le club de la
|
|
Crosse de Dingley-Dell lutta contre celui de Muggleton, et comment
|
|
Muggleton dîna aux dépens de Dingley-Dell. Avec diverses autres matières
|
|
également instructives et intéressantes.
|
|
|
|
VIII. Faisant voir clairement que la route du véritable amour n'est pas
|
|
aussi unie qu'un chemin de fer.
|
|
|
|
IX. La découverte et la poursuite.
|
|
|
|
X. Destiné à dissiper tous les doutes qui pourraient exister sur le
|
|
désintéressement de M. Jingle.
|
|
|
|
XI. Contenant un autre voyage et une découverte d'antiquité: annonçant
|
|
la résolution de M. Pickwick d'assister à une élection, et renfermant un
|
|
manuscrit donné par le vieil ecclésiastique.
|
|
|
|
XII. Qui contient une très-importante détermination de M. Pickwick,
|
|
laquelle fait époque dans sa vie non moins que dans cette véridique
|
|
histoire.
|
|
|
|
XIII. Notice sur Eatanswill, sur les parties qui le divisent, et sur
|
|
l'élection d'un membre du parlement par le bourg ancien, loyal et
|
|
patriote.
|
|
|
|
XIV. Contenant une courte description de la compagnie assemblée au _Paon
|
|
d'argent_, et de plus une histoire racontée par un commis-voyageur.
|
|
|
|
XV. Dans lequel se trouve un portrait fidèle de deux personnes
|
|
distinguées, et une description exacte d'un grand déjeuner qui eut lieu
|
|
dans leur maison et domaine. Ledit déjeuner amène la rencontre d'une
|
|
vieille connaissance, et le commencement d'un autre chapitre.
|
|
|
|
XVI. Trop plein d'aventures pour qu'on puisse les résumer brièvement.
|
|
|
|
XVII. Montrant qu'une attaque de rhumatisme peut quelquefois servir de
|
|
stimulant à un génie inventif.
|
|
|
|
XVIII. Qui prouve brièvement deux points, savoir: le pouvoir des
|
|
attaques de nerfs et la force des circonstances.
|
|
|
|
XIX. Un jour heureux terminé malheureusement.
|
|
|
|
XX. Où l'on voit que Dodson et Fogg étaient des hommes d'affaires, et
|
|
leurs clercs des hommes de plaisir; qu'une entrevue touchante eut lieu
|
|
entre M. Samuel Weller et le père qu'il avait perdu depuis longtemps; où
|
|
l'on voit, enfin, quels esprits supérieurs s'assemblaient à _la Souche
|
|
et la Pie_, et quel excellent chapitre sera le suivant.
|
|
|
|
XXI. Dans lequel le vieux homme se lance sur son thème favori, et
|
|
raconte l'histoire d'un drôle de client.
|
|
|
|
XXII. M. Pickwick se rend à Ipswich, et rencontre une aventure
|
|
romantique, sous la figure d'une dame d'un certain âge, en papillote de
|
|
papier brouillard.
|
|
|
|
XXIII. Dans lequel Samuel Weller s'occupe énergiquement de prendre la
|
|
revanche de M. Trotter.
|
|
|
|
XXIV. Dans lequel M. Peter Magnus devient jaloux, et la dame d'un
|
|
certain âge, craintive; ce qui jette les pickwickiens dans les griffes
|
|
de la justice.
|
|
|
|
XXV. Montrant combien M. Nupkins était majestueux et impartial, et
|
|
comment Sam Weller prit sa revanche de M. Joe Trotter, avec d'autres
|
|
événement» qu'on trouvera à leur place.
|
|
|
|
XXVI. Contenant un récit abrégé des progrès de l'action _Bardell contre
|
|
Pickwick_.
|
|
|
|
XXVII. Samuel Weller fait un pèlerinage à Dorking, et voit sa
|
|
belle-mère.
|
|
|
|
XXVIII. Un joyeux chapitre des fêtes de Noël, contenant le récit d'une
|
|
noce et de quelques autres passe-temps qui sont, dans leur genre,
|
|
d'aussi bonnes coutumes que le mariage, mais qu'on ne maintient pas
|
|
aussi religieusement, dans ce siècle dégénéré.
|
|
|
|
XXIX. Histoire du sacristain, emporté par les goblins.
|
|
|
|
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
End of Project Gutenberg's Aventures de Monsieur Pickwick, by Charles Dickens
|
|
|
|
*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES DE MONSIEUR PICKWICK ***
|
|
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Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
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Gutenberg-tm License (available with this file or online at
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https://gutenberg.org/license).
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Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
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electronic works
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1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
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electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
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and accept all the terms of this license and intellectual property
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(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
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the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
|
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all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
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If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
|
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Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
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entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
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1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
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used on or associated in any way with an electronic work by people who
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agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
|
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things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
|
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even without complying with the full terms of this agreement. See
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paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
|
|
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
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and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
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works. See paragraph 1.E below.
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1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
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or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
|
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Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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collection are in the public domain in the United States. If an
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individual work is in the public domain in the United States and you are
|
|
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
|
|
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
|
|
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
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are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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|
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
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|
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
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|
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
|
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the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
|
|
keeping this work in the same format with its attached full Project
|
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Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
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1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
|
|
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
|
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a constant state of change. If you are outside the United States, check
|
|
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
|
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before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
|
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creating derivative works based on this work or any other Project
|
|
Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
|
|
the copyright status of any work in any country outside the United
|
|
States.
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1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
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|
1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
|
|
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
|
|
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
|
|
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
|
|
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
|
|
copied or distributed:
|
|
|
|
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
|
|
almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
|
|
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
|
|
with this eBook or online at www.gutenberg.org
|
|
|
|
1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
|
|
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
|
|
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
|
|
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
|
|
or charges. If you are redistributing or providing access to a work
|
|
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
|
|
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
|
|
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
|
|
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
|
|
1.E.9.
|
|
|
|
1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
|
|
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
|
|
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
|
|
terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
|
|
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
|
|
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
|
|
|
|
1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
|
|
License terms from this work, or any files containing a part of this
|
|
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
|
|
|
|
1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
|
|
electronic work, or any part of this electronic work, without
|
|
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
|
|
active links or immediate access to the full terms of the Project
|
|
Gutenberg-tm License.
|
|
|
|
1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
|
|
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
|
|
word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
|
|
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
|
|
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
|
|
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
|
|
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
|
|
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
|
|
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
|
|
form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
|
|
License as specified in paragraph 1.E.1.
|
|
|
|
1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
|
|
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
|
|
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
|
|
|
|
1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
|
|
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
|
|
that
|
|
|
|
- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
|
|
the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
|
|
you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
|
|
owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
|
|
has agreed to donate royalties under this paragraph to the
|
|
Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
|
|
must be paid within 60 days following each date on which you
|
|
prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
|
|
returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
|
|
sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
|
|
address specified in Section 4, "Information about donations to
|
|
the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
|
|
|
|
- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
|
|
you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
|
|
does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
|
|
License. You must require such a user to return or
|
|
destroy all copies of the works possessed in a physical medium
|
|
and discontinue all use of and all access to other copies of
|
|
Project Gutenberg-tm works.
|
|
|
|
- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
|
|
money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
|
|
electronic work is discovered and reported to you within 90 days
|
|
of receipt of the work.
|
|
|
|
- You comply with all other terms of this agreement for free
|
|
distribution of Project Gutenberg-tm works.
|
|
|
|
1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
|
|
electronic work or group of works on different terms than are set
|
|
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
|
|
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
|
|
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
|
|
Foundation as set forth in Section 3 below.
|
|
|
|
1.F.
|
|
|
|
1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
|
|
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
|
|
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
|
|
collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
|
|
works, and the medium on which they may be stored, may contain
|
|
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
|
|
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
|
|
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
|
|
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
|
|
your equipment.
|
|
|
|
1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
|
|
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
|
|
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
|
|
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
|
|
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
|
|
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
|
|
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
|
|
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
|
|
PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
|
|
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
|
|
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
|
|
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
|
|
DAMAGE.
|
|
|
|
1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
|
|
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
|
|
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
|
|
written explanation to the person you received the work from. If you
|
|
received the work on a physical medium, you must return the medium with
|
|
your written explanation. The person or entity that provided you with
|
|
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
|
|
refund. If you received the work electronically, the person or entity
|
|
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
|
|
receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
|
|
is also defective, you may demand a refund in writing without further
|
|
opportunities to fix the problem.
|
|
|
|
1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
|
|
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
|
|
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
|
|
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
|
|
|
|
1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
|
|
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
|
|
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
|
|
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
|
|
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
|
|
the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
|
|
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
|
|
|
|
1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
|
|
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
|
|
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
|
|
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
|
|
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
|
|
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
|
|
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
|
|
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
|
|
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
|
|
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
|
|
|
|
|
|
Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
|
|
|
|
Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
|
|
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
|
|
including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
|
|
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
|
|
people in all walks of life.
|
|
|
|
Volunteers and financial support to provide volunteers with the
|
|
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
|
|
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
|
|
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
|
|
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
|
|
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
|
|
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
|
|
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
|
|
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
|
|
|
|
|
|
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
|
|
Foundation
|
|
|
|
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
|
|
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
|
|
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
|
|
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
|
|
number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
|
|
https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
|
|
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
|
|
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
|
|
|
|
The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
|
|
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
|
|
throughout numerous locations. Its business office is located at
|
|
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
|
|
business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
|
|
information can be found at the Foundation's web site and official
|
|
page at https://pglaf.org
|
|
|
|
For additional contact information:
|
|
Dr. Gregory B. Newby
|
|
Chief Executive and Director
|
|
gbnewby@pglaf.org
|
|
|
|
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
|
|
Literary Archive Foundation
|
|
|
|
Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
|
|
spread public support and donations to carry out its mission of
|
|
increasing the number of public domain and licensed works that can be
|
|
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
|
|
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
|
|
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
|
|
status with the IRS.
|
|
|
|
The Foundation is committed to complying with the laws regulating
|
|
charities and charitable donations in all 50 states of the United
|
|
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
|
|
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
|
|
with these requirements. We do not solicit donations in locations
|
|
where we have not received written confirmation of compliance. To
|
|
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
|
|
particular state visit https://pglaf.org
|
|
|
|
While we cannot and do not solicit contributions from states where we
|
|
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
|
|
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
|
|
approach us with offers to donate.
|
|
|
|
International donations are gratefully accepted, but we cannot make
|
|
any statements concerning tax treatment of donations received from
|
|
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
|
|
|
|
Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
|
|
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
|
|
ways including including checks, online payments and credit card
|
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donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
|
|
|
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|
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Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
|
|
works.
|
|
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|
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
|
|
concept of a library of electronic works that could be freely shared
|
|
with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
|
|
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
|
|
|
|
Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
|
|
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
|
|
unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
|
|
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
|
|
|
|
Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
|
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https://www.gutenberg.org
|
|
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|
This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
|
|
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
|
|
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
|
|
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
|
|
|
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*** END: FULL LICENSE ***
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