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The Project Gutenberg EBook of Cantique de Noël, by Charles Dickens
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Title: Cantique de Noël
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Author: Charles Dickens
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Release Date: June 7, 2005 [EBook #16021]
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Language: French
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*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CANTIQUE DE NOËL ***
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Charles Dickens
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CANTIQUE DE NOËL
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EN PROSE
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Table des matières
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Premier couplet Le spectre de Marley
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Deuxième couplet Le premier des trois esprits
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Troisième couplet Le second des trois esprits
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Quatrième couplet Le dernier esprit
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Cinquième couplet La conclusion
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Premier couplet
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Le spectre de Marley
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Marley était mort, pour commencer. Là-dessus, pas l'ombre d'un
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doute. Le registre mortuaire était signé par le ministre, le
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clerc, l'entrepreneur des pompes funèbres et celui qui avait mené
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le deuil. Scrooge l'avait signé, et le nom de Scrooge était bon à
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la bourse, quel que fût le papier sur lequel il lui plût d'apposer
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sa signature.
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Le vieux Marley était aussi mort qu'un clou de porte.[1]
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Attention! je ne veux pas dire que je sache par moi-même ce qu'il
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y a de particulièrement mort dans un clou de porte. J'aurais pu,
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quant à moi, me sentir porté plutôt à regarder un clou de cercueil
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comme le morceau de fer le plus mort qui soit dans le commerce;
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mais la sagesse de nos ancêtres éclate dans les similitudes, et
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mes mains profanes n'iront pas toucher à l'arche sainte; autrement
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le pays est perdu. Vous me permettrez donc de répéter avec énergie
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que Marley était aussi mort qu'un clou de porte.
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Scrooge savait-il qu'il fût mort? Sans contredit. Comment aurait-
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il pu en être autrement? Scrooge et lui étaient associés depuis je
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ne sais combien d'années. Scrooge était son seul exécuteur
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testamentaire, le seul administrateur de son bien, son seul
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légataire universel, son unique ami, le seul qui eût suivi son
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convoi. Quoiqu'à dire vrai, il ne fût pas si terriblement
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bouleversé par ce triste événement, qu'il ne se montrât un habile
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homme d'affaires le jour même des funérailles et qu'il ne l'eût
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solennisé par un marché des plus avantageux.
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La mention des funérailles de Marley me ramène à mon point de
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départ. Il n'y a pas de doute que Marley était mort: ceci doit
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être parfaitement compris, autrement l'histoire que je vais
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raconter ne pourrait rien avoir de merveilleux. Si nous n'étions
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bien convaincus que le père d'Hamlet est mort, avant que la pièce
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commence, il n'y aurait rien de plus remarquable à le voir rôder
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la nuit, par un vent d'est, sur les remparts de sa ville, qu'à
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voir tout autre monsieur d'un âge mûr se promener mal à propos au
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milieu des ténèbres, dans un lieu rafraîchi par la brise, comme
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serait, par exemple, le cimetière de Saint-Paul, simplement pour
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frapper d'étonnement l'esprit faible de son fils.
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Scrooge n'effaça jamais le nom du vieux Marley. Il était encore
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inscrit, plusieurs années après, au-dessus de la porte du magasin:
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_Scrooge et Marley_. La maison de commerce était connue sous la
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raison Scrooge et Marley. Quelquefois des gens peu au courant des
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affaires l'appelaient Scrooge-Scrooge, quelquefois Marley tout
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court; mais il répondait également à l'un et à l'autre nom; pour
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lui c'était tout un.
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Oh! il tenait bien le poing fermé sur la meule, le bonhomme
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Scrooge! Le vieux pécheur était un avare qui savait saisir
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fortement, arracher, tordre, pressurer, gratter, ne point lâcher
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surtout! Dur et tranchant comme une pierre à fusil dont jamais
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l'acier n'a fait jaillir une étincelle généreuse, secret, renfermé
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en lui-même et solitaire comme une huître. Le froid qui était au
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dedans de lui gelait son vieux visage, pinçait son nez pointu,
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ridait sa joue, rendait sa démarche roide et ses yeux rouges,
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bleuissait ses lèvres minces et se manifestait au dehors par le
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son aigre de sa voix. Une gelée blanche recouvrait constamment sa
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tête, ses sourcils et son menton fin et nerveux. Il portait
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toujours et partout avec lui sa température au-dessous de zéro; il
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glaçait son bureau aux jours caniculaires et ne le dégelait pas
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d'un degré à Noël.
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La chaleur et le froid extérieurs avaient peu d'influence sur
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Scrooge. Les ardeurs de l'été ne pouvaient le réchauffer, et
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l'hiver le plus rigoureux ne parvenait pas à le refroidir. Aucun
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souffle de vent n'était plus âpre que lui. Jamais neige en tombant
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n'alla plus droit à son but, jamais pluie battante ne fut plus
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inexorable. Le mauvais temps ne savait par où trouver prise sur
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lui; les plus fortes averses, la neige, la grêle, les giboulées ne
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pouvaient se vanter d'avoir sur lui qu'un avantage: elles
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tombaient souvent «_avec profusion_». Scrooge ne connut jamais ce
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mot.
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Personne ne l'arrêta jamais dans la rue pour lui dire d'un air
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satisfait: «Mon cher Scrooge, comment vous portez-vous? quand
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viendrez-vous me voir?» Aucun mendiant n'implorait de lui le plus
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léger secours, aucun enfant ne lui demandait l'heure. On ne vit
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jamais personne, soit homme, soit femme, prier Scrooge, une seule
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fois dans toute sa vie, de lui indiquer le chemin de tel ou tel
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endroit. Les chiens d'aveugles eux-mêmes semblaient le connaître,
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et, quand ils le voyaient venir, ils entraînaient leurs maîtres
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sous les portes cochères et dans les ruelles, puis remuaient la
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queue comme pour dire: «Mon pauvre maître aveugle, mieux vaut pas
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d'oeil du tout qu'un mauvais oeil!»
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Mais qu'importait à Scrooge? C'était là précisément ce qu'il
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voulait. Se faire un chemin solitaire le long des grands chemins
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de la vie fréquentés par la foule, en avertissant les passants par
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un écriteau qu'ils eussent à se tenir à distance, c'était pour
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Scrooge du vrai _nanan_, comme disent les petits gourmands.
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Un jour, le meilleur de tous les bons jours de l'année, la veille
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de Noël, le vieux Scrooge était assis, fort occupé, dans son
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comptoir. Il faisait un froid vif et perçant, le temps était
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brumeux; Scrooge pouvait entendre les gens aller et venir dehors,
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dans la ruelle, soufflant dans leurs doigts, respirant avec bruit,
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se frappant la poitrine avec les mains et tapant des pieds sur le
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trottoir pour les réchauffer. Trois heures seulement venaient de
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sonner aux horloges de la Cité, et cependant il était déjà presque
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nuit. Il n'avait pas fait clair de tout le jour, et les lumières
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qui paraissaient derrière les fenêtres des comptoirs voisins
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ressemblaient à des taches de graisse rougeâtres qui s'étalaient
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sur le fond noirâtre d'un air épais et en quelque sorte palpable.
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Le brouillard pénétrait dans l'intérieur des maisons par toutes
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les fentes et les trous de serrure; au dehors il était si dense,
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que, quoique la rue fût des plus étroites, les maisons en face ne
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paraissaient plus que comme des fantômes. À voir les nuages
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sombres s'abaisser de plus en plus et répandre sur tous les objets
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une obscurité profonde, on aurait pu croire que la nature était
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venue s'établir tout près de là pour y exploiter une brasserie
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montée sur une vaste échelle.
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La porte du comptoir de Scrooge demeurait ouverte, afin qu'il pût
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avoir l'oeil sur son commis qui se tenait un peu plus loin, dans
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une petite cellule triste, sorte de citerne sombre, occupé à
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copier des lettres. Scrooge avait un très petit feu, mais celui du
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commis était beaucoup plus petit encore: on aurait dit qu'il n'y
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avait qu'un seul morceau de charbon. Il ne pouvait l'augmenter,
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car Scrooge gardait la boîte à charbon dans sa chambre, et toutes
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les fois que le malheureux entrait avec la pelle, son patron ne
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manquait pas de lui déclarer qu'il serait forcé de le quitter.
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C'est pourquoi le commis mettait son cache-nez blanc et essayait
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de se réchauffer à la chandelle; mais comme ce n'était pas un
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homme de grande imaginative, ses efforts demeurèrent superflus.
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«Je vous souhaite un gai Noël, mon oncle, et que Dieu vous
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garde!», cria une voix joyeuse. C'était la voix du neveu de
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Scrooge, qui était venu le surprendre si vivement qu'il n'avait
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pas eu le temps de le voir.
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«Bah! dit Scrooge, sottise!»
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Il s'était tellement échauffé dans sa marche rapide par ce temps
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de brouillard et de gelée, le neveu de Scrooge, qu'il en était
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tout en feu; son visage était rouge comme une cerise, ses yeux
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étincelaient, et la vapeur de son haleine était encore toute
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fumante.
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«Noël, une sottise, mon oncle! dit le neveu de Scrooge; ce n'est
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pas là ce que vous voulez dire sans doute?
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-- Si fait, répondit Scrooge. Un gai Noël! Quel droit avez-vous
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d'être gai? Quelle raison auriez-vous de vous livrer à des gaietés
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ruineuses? Vous êtes déjà bien assez pauvre!
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-- Allons, allons! reprit gaiement le neveu, quel droit avez-vous
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d'être triste? Quelle raison avez-vous de vous livrer à vos
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chiffres moroses? Vous êtes déjà bien assez riche!
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-- Bah!» dit encore Scrooge, qui, pour le moment, n'avait pas une
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meilleure réponse prête; et son bah! fut suivi de l'autre mot:
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sottise!
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«Ne soyez pas de mauvaise humeur, mon oncle, fit le neveu.
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-- Et comment ne pas l'être, repartit l'oncle, lorsqu'on vit dans
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un monde de fous tel que celui-ci? Un gai Noël! Au diable vos gais
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Noëls! Qu'est-ce que Noël, si ce n'est une époque pour payer
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l'échéance de vos billets, souvent sans avoir d'argent? un jour où
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vous vous trouvez plus vieux d'une année et pas plus riche d'une
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heure? un jour où, la balance de vos livres établie, vous
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reconnaissez, après douze mois écoulés, que chacun des articles
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qui s'y trouvent mentionnés vous a laissé sans le moindre profit?
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Si je pouvais en faire à ma tête, continua Scrooge d'un ton
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indigné, tout imbécile qui court les rues avec un gai Noël sur les
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lèvres serait mis à bouillir dans la marmite avec son propre
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pouding et enterré avec une branche de houx au travers du coeur.
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C'est comme ça.
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-- Mon oncle! dit le neveu, voulant se faire l'avocat de Noël.
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-- Mon neveu! reprit l'oncle sévèrement, fêtez Noël à votre façon,
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et laissez-moi le fêter à la mienne.
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-- Fêter Noël! répéta le neveu de Scrooge; mais vous ne le fêtez
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pas, mon oncle.
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-- Alors laissez-moi ne pas le fêter. Grand bien puisse-t-il vous
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faire! Avec cela qu'il vous a toujours fait grand bien!
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-- Il y a quantité de choses, je l'avoue, dont j'aurais pu retirer
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quelque bien, sans en avoir profité néanmoins, répondit le neveu;
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Noël entre autres. Mais au moins ai-je toujours regardé le jour de
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Noël quand il est revenu (mettant de côté le respect dû à son nom
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sacré et à sa divine origine, si on peut les mettre de côté en
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songeant à Noël), comme un beau jour, un jour de bienveillance, de
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pardon, de charité, de plaisir, le seul, dans le long calendrier
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de l'année, où je sache que tous, hommes et femmes, semblent, par
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un consentement unanime, ouvrir librement les secrets de leurs
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coeurs et voir dans les gens au-dessous d'eux de vrais compagnons
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de voyage sur le chemin du tombeau, et non pas une autre race de
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créatures marchant vers un autre but. C'est pourquoi, mon oncle,
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quoiqu'il n'ait jamais mis dans ma poche la moindre pièce d'or ou
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d'argent, je crois que Noël m'a fait vraiment du bien et qu'il
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m'en fera encore; aussi je répète: Vive Noël!»
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Le commis dans sa citerne applaudit involontairement; mais,
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s'apercevant à l'instant même qu'il venait de commettre une
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inconvenance, il voulut attiser le feu et ne fit qu'en éteindre
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pour toujours la dernière apparence d'étincelle.
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«Que j'entende encore le moindre bruit de votre côté, dit Scrooge,
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et vous fêterez votre Noël en perdant votre place. Quant à vous,
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monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers son neveu, vous êtes en
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vérité un orateur distingué. Je m'étonne que vous n'entriez pas au
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parlement.
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-- Ne vous fâchez pas, mon oncle. Allons, venez dîner demain chez
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nous.»
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Scrooge dit qu'il voudrait le voir au... oui, en vérité, il le
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dit. Il prononça le mot tout entier, et dit qu'il aimerait mieux
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le voir au d... (Le lecteur finira le mot si cela lui plaît.)
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«Mais pourquoi? s'écria son neveu... Pourquoi?
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-- Pourquoi vous êtes-vous marié? demanda Scrooge.
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-- Parce que j'étais amoureux.
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-- Parce que vous étiez amoureux! grommela Scrooge, comme si
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c'était la plus grosse sottise du monde après le gai Noël.
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Bonsoir!
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-- Mais, mon oncle, vous ne veniez jamais me voir avant mon
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mariage. Pourquoi vous en faire un prétexte pour ne pas venir
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maintenant?
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-- Bonsoir, dit Scrooge.
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-- Je ne désire rien de vous; je ne vous demande rien. Pourquoi ne
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serions-nous pas amis?
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-- Bonsoir, dit Scrooge.
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-- Je suis peiné, bien sincèrement peiné de vous voir si résolu.
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Nous n'avons jamais eu rien l'un contre l'autre, au moins de mon
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côté. Mais j'ai fait cette tentative pour honorer Noël, et je
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garderai ma bonne humeur de Noël jusqu'au bout. Ainsi, un gai
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Noël, mon oncle!
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-- Bonsoir, dit Scrooge.
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-- Et je vous souhaite aussi la bonne année!
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-- Bonsoir,» répéta Scrooge.
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Son neveu quitta la chambre sans dire seulement un mot de
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mécontentement. Il s'arrêta à la porte d'entrée pour faire ses
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souhaits de bonne année au commis, qui, bien que gelé, était
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|
néanmoins plus chaud que Scrooge, car il les lui rendit
|
|
cordialement.
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«Voilà un autre fou, murmura Scrooge, qui l'entendit de sa place:
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mon commis, avec quinze schellings par semaine, une femme et des
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enfants, parlant d'un gai Noël. Il y a de quoi se retirer aux
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petites maisons.»
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Ce fou fieffé donc, en allant reconduire le neveu le Scrooge,
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|
avait introduit deux autres personnes. C'étaient deux messieurs de
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|
bonne mine, d'une figure avenante, qui se tenaient en ce moment,
|
|
chapeau bas, dans le bureau de Scrooge. Ils avaient à la main des
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|
registres et des papiers, et le saluèrent.
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«Scrooge et Marley, je crois? dit l'un d'eux en consultant sa
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liste. Est-ce à M. Scrooge ou à M. Marley que j'ai le plaisir de
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|
parler?
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|
-- M. Marley est mort depuis sept ans, répondit Scrooge. Il y a
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|
juste sept ans qu'il est mort, cette nuit même.
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|
-- Nous ne doutons pas que sa générosité ne soit bien représentée
|
|
par son associé survivant,» dit l'étranger en présentant ses
|
|
pouvoirs pour quêter.
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Elle l'était certainement; car les deux associés se ressemblaient
|
|
comme deux gouttes d'eau. Au mot fâcheux de générosité, Scrooge
|
|
fronça le sourcil, hocha la tête et rendit au visiteur ses
|
|
certificats.
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|
|
«À cette époque joyeuse de l'année, monsieur Scrooge, dit celui-ci
|
|
en prenant une plume, il est plus désirable encore que d'habitude
|
|
que nous puissions recueillir un léger secours pour les pauvres et
|
|
les indigents qui souffrent énormément dans la saison où nous
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sommes. Il y en a des milliers qui manquent du plus strict
|
|
nécessaire, et des centaines de mille qui n'ont pas à se donner le
|
|
plus léger bien-être.
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|
|
-- N'y a-t-il pas des prisons? demanda Scrooge.
|
|
|
|
-- Oh! en très grand nombre, dit l'étranger laissant retomber sa
|
|
plume.
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|
|
-- Et les maisons de refuge, continua Scrooge, ne sont-elles plus
|
|
en activité?
|
|
|
|
-- Pardon, monsieur, répondit l'autre; et plût à Dieu qu'elles ne
|
|
le fussent pas!
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|
-- Le moulin de discipline et la loi des pauvres sont toujours en
|
|
pleine vigueur, alors? dit Scrooge.
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-- Toujours; et ils ont fort à faire tous les deux.
|
|
|
|
-- Oh! j'avais craint, d'après ce que vous me disiez d'abord, que
|
|
quelque circonstance imprévue ne fût venue entraver la marche de
|
|
ces utiles institutions. Je suis vraiment ravi d'apprendre le
|
|
contraire, dit Scrooge.
|
|
|
|
-- Persuadés qu'elles ne peuvent guère fournir une satisfaction
|
|
chrétienne du corps et de l'âme à la multitude, quelques-uns
|
|
d'entre nous s'efforcent de réunir une petite somme pour acheter
|
|
aux pauvres un peu de viande et de bière, avec du charbon pour se
|
|
chauffer. Nous choisissons cette époque, parce que c'est, de toute
|
|
l'année, le temps où le besoin se fait le plus vivement sentir, et
|
|
où l'abondance fait le plus de plaisir. Pour combien vous
|
|
inscrirai-je?
|
|
|
|
-- Pour rien! répondit Scrooge.
|
|
|
|
-- Vous désirez garder l'anonyme.
|
|
|
|
-- Je désire qu'on me laisse en repos. Puisque vous me demandez ce
|
|
que je désire, messieurs, voilà ma réponse. Je ne me réjouis pas
|
|
moi-même à Noël, et je ne puis fournir aux paresseux les moyens de
|
|
se réjouir. J'aide à soutenir les établissements dont je vous
|
|
parlais tout à l'heure; ils coûtent assez cher: ceux qui ne se
|
|
trouvent pas bien ailleurs n'ont qu'à y aller.
|
|
|
|
-- Il y en a beaucoup qui ne le peuvent pas, et beaucoup d'autres
|
|
qui aimeraient mieux mourir.
|
|
|
|
-- S'ils aiment mieux mourir, reprit Scrooge, ils feraient très
|
|
bien de suivre cette idée et de diminuer l'excédent de la
|
|
population. Au reste, excusez-moi; je ne connais pas tout ça.
|
|
|
|
-- Mais il vous serait facile de le connaître, observa l'étranger.
|
|
|
|
-- Ce n'est pas ma besogne, répliqua Scrooge. Un homme a bien
|
|
assez de faire ses propres affaires, sans se mêler de celles des
|
|
autres. Les miennes prennent tout mon temps. Bonsoir, messieurs.»
|
|
|
|
Voyant clairement qu'il serait inutile de poursuivre leur requête,
|
|
les deux étrangers se retirèrent. Scrooge se remit au travail, de
|
|
plus en plus content de lui, et d'une humeur plus enjouée qu'à son
|
|
ordinaire.
|
|
|
|
Cependant le brouillard et l'obscurité s'épaississaient tellement,
|
|
que l'on voyait des gens courir çà et là par les rues avec des
|
|
torches allumées, offrant leurs services aux cochers pour marcher
|
|
devant les chevaux et les guider dans leur chemin. L'antique tour
|
|
d'une église, dont la vieille cloche renfrognée avait toujours
|
|
l'air de regarder Scrooge curieusement à son bureau par une
|
|
fenêtre gothique pratiquée dans le mur, devint invisible et sonna
|
|
les heures, les demies et les quarts dans les nuages avec des
|
|
vibrations tremblantes et prolongées, comme si ses dents eussent
|
|
claqué là-haut dans sa tête gelée. Le froid devint intense dans la
|
|
rue même. Au coin de la cour, quelques ouvriers, occupés à réparer
|
|
les conduits du gaz, avaient allumé un énorme brasier, autour
|
|
duquel se pressait une foule d'hommes et d'enfants déguenillés, se
|
|
chauffant les mains et clignant les yeux devant la flamme avec un
|
|
air de ravissement. Le robinet de la fontaine était délaissé et
|
|
les eaux refoulées qui s'étaient congelées tout autour de lui
|
|
formaient comme un cadre de glace misanthropique, qui faisait
|
|
horreur à voir.
|
|
|
|
Les lumières brillantes des magasins, où les branches et les baies
|
|
de houx pétillaient à la chaleur des becs de gaz placés derrière
|
|
les fenêtres, jetaient sur les visages pâles des passants un
|
|
reflet rougeâtre. Les boutiques de marchands de volailles et
|
|
d'épiciers étaient devenues comme un décor splendide, un glorieux
|
|
spectacle, qui ne permettait pas de croire que la vulgaire pensée
|
|
de négoce et de trafic eût rien à démêler avec ce luxe inusité. Le
|
|
lord-maire, dans sa puissante forteresse de Mansion-House, donnait
|
|
ses ordres à ses cinquante cuisiniers et à ses cinquante
|
|
sommeliers pour fêter Noël, comme doit le faire la maison d'un
|
|
lord-maire; et même le petit tailleur qu'il avait condamné, le
|
|
lundi précédent, à une amende de cinq schellings pour s'être
|
|
laissé arrêter dans les rues ivre et faisant un tapage infernal,
|
|
préparait tout dans son galetas pour le pouding du lendemain,
|
|
tandis que sa maigre moitié sortait, avec son maigre nourrisson
|
|
dans les bras, pour aller acheter à la boucherie le morceau de
|
|
boeuf indispensable.
|
|
|
|
Cependant le brouillard redouble, le froid redouble! un froid vif,
|
|
âpre, pénétrant. Si le bon saint Dunstan avait seulement pincé le
|
|
nez du diable avec un temps pareil, au lieu de se servir de ses
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armes familières, c'est pour le coup que le malin esprit n'aurait
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pas manqué de pousser des hurlements. Le propriétaire d'un jeune
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nez, petit, rongé, mâché par le froid affamé, comme les os sont
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rongés par les chiens, se baissa devant le trou de la serrure de
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Scrooge pour le régaler d'un chant de Noël; mais au premier mot de
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_Dieu vous aide, mon gai monsieur!_
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_Que rien ne trouble votre coeur!_
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Scrooge saisit sa règle avec un geste si énergique que le chanteur
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s'enfuit épouvanté, abandonnant le trou de la serrure au
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brouillard et aux frimas qui semblèrent s'y précipiter vers
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Scrooge par sympathie.
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Enfin l'heure de fermer le comptoir arriva. Scrooge descendit de
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son tabouret d'un air bourru, paraissant donner ainsi le signal
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tacite du départ au commis qui attendait dans la citerne et qui,
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éteignant aussitôt sa chandelle, mit son chapeau sur sa tête.
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«Vous voudriez avoir toute la journée de demain, je suppose? dit
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Scrooge.
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-- Si cela vous convenait, monsieur.
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-- Cela ne me convient nullement, et ce n'est point juste. Si je
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vous retenais une demi-couronne pour ce jour-là, vous vous
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croiriez lésé, j'en suis sûr.»
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Le commis sourit légèrement.
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«Et cependant, dit Scrooge, vous ne me regardez pas comme lésé,
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moi, si je vous paye une journée pour ne rien faire.»
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Le commis observa que cela n'arrivait qu'une fois l'an.
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«Pauvre excuse pour mettre la main dans la poche d'un homme tous
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les 25 décembre, dit Scrooge en boutonnant sa redingote jusqu'au
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menton. Mais je suppose qu'il vous faut la journée tout entière;
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tâchez au moins de m'en dédommager en venant de bonne heure après-
|
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demain matin.»
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Le commis le promit et Scrooge sortit en grommelant. Le comptoir
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fut fermé en un clin d'oeil, et le commis, les deux bouts de son
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cache-nez blanc pendant jusqu'au bas de sa veste (car il n'élevait
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pas ses prétentions jusqu'à porter une redingote), se mit à
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glisser une vingtaine de fois sur le trottoir de Cornhill, à la
|
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suite d'une bande de gamins, en l'honneur de la veille de Noël,
|
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et, se dirigeant ensuite vers sa demeure à Camden-Town, il y
|
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arriva toujours courant de toutes ses forces pour jouer à colin-
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maillard.
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Scrooge prit son triste dîner dans la triste taverne où il
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mangeait d'ordinaire. Ayant lu tous les journaux et charmé le
|
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reste de la soirée en parcourant son livre de comptes, il alla
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|
chez lui pour se coucher. Il habitait un appartement occupé
|
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autrefois par feu son associé. C'était une enfilade de chambres
|
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obscures qui faisaient partie d'un vieux bâtiment sombre, situé à
|
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l'extrémité d'une ruelle où il avait si peu de raison d'être,
|
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qu'on ne pouvait s'empêcher de croire qu'il était venu se blottir
|
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là, un jour que, dans sa jeunesse, il jouait à cache-cache avec
|
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d'autres maisons et ne s'était plus ensuite souvenu de son chemin.
|
|
Il était alors assez vieux et assez triste, car personne n'y
|
|
habitait, excepté Scrooge, tous les autres appartements étant
|
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loués pour servir de comptoirs ou de bureaux. La cour était si
|
|
obscure, que Scrooge lui-même, quoiqu'il en connût parfaitement
|
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chaque pavé, fut obligé de tâtonner avec les mains. Le brouillard
|
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et les frimas enveloppaient tellement la vieille porte sombre de
|
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la maison, qu'il semblait que le génie de l'hiver se tînt assis
|
|
sur le seuil, absorbé dans ses tristes méditations.
|
|
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Le fait est qu'il n'y avait absolument rien de particulier dans le
|
|
marteau de la porte, sinon qu'il était trop gros: le fait est
|
|
encore que Scrooge l'avait vu soir et matin, chaque jour, depuis
|
|
qu'il demeurait en ce lieu; qu'en outre Scrooge possédait aussi
|
|
peu de ce qu'on appelle imagination qu'aucun habitant de la Cité
|
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de Londres, y compris même, je crains d'être un peu téméraire, la
|
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corporation, les aldermen et les notables. Il faut bien aussi se
|
|
mettre dans l'esprit que Scrooge n'avait pas pensé une seule fois
|
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à Marley, depuis qu'il avait, cette après-midi même, fait mention
|
|
de la mort de son ancien associé, laquelle remontait à sept ans.
|
|
Qu'on m'explique alors, si on le peut, comment il se fit que
|
|
Scrooge, au moment où il mit la clef dans la serrure, vit dans le
|
|
marteau, sans avoir prononcé de paroles magiques pour le
|
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transformer, non plus un marteau, mais la figure de Marley.
|
|
|
|
Oui, vraiment, la figure de Marley! Ce n'était pas une ombre
|
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impénétrable comme les autres objets de la cour, elle paraissait
|
|
au contraire entourée d'une lueur sinistre, semblable à un homard
|
|
avarié dans une cave obscure. Son expression n'avait rien qui
|
|
rappelât la colère ou la férocité, mais elle regardait Scrooge
|
|
comme Marley avait coutume de le faire, avec des lunettes de
|
|
spectre relevées sur son front de revenant. La chevelure était
|
|
curieusement soulevée comme par un souffle ou une vapeur chaude,
|
|
et, quoique les yeux fussent tout grands ouverts, ils demeuraient
|
|
parfaitement immobiles. Cette circonstance et sa couleur livide la
|
|
rendaient horrible; mais l'horreur qu'éprouvait Scrooge à sa vue
|
|
ne semblait pas du fait de la figure, elle venait plutôt de lui-
|
|
même et ne tenait pas à l'expression de la physionomie du défunt.
|
|
Lorsqu'il eut considéré fixement ce phénomène, il n'y trouva plus
|
|
qu'un marteau.
|
|
|
|
Dire qu'il ne tressaillit pas ou que son sang ne ressentit point
|
|
une impression terrible à laquelle il avait été étranger depuis
|
|
son enfance, serait un mensonge. Mais il mit la main sur la clef,
|
|
qu'il avait lâchée d'abord, la tourna brusquement, entra et alluma
|
|
sa chandelle.
|
|
|
|
Il s'arrêta, un moment irrésolu, avant de fermer la porte, et
|
|
commença par regarder avec précaution derrière elle, comme s'il se
|
|
fût presque attendu à être épouvanté par la vue de la queue
|
|
effilée de Marley s'avançant jusque dans le vestibule. Mais il n'y
|
|
avait rien derrière la porte, excepté les écrous et les vis qui y
|
|
fixaient le marteau; ce que voyant, il dit: «Bah! bah!» en la
|
|
poussant avec violence.
|
|
|
|
Le bruit résonna dans toute la maison comme un tonnerre. Chaque
|
|
chambre au-dessus et chaque futaille au-dessous, dans la cave du
|
|
marchand de vin, semblait rendre un son particulier pour faire sa
|
|
partie dans ce concert d'échos. Scrooge n'était pas homme à se
|
|
laisser effrayer par des échos. Il ferma solidement la porte,
|
|
traversa le vestibule et monta l'escalier, prenant le temps
|
|
d'ajuster sa chandelle chemin faisant.
|
|
|
|
Vous parlez des bons vieux escaliers d'autrefois par où l'on
|
|
aurait fait monter facilement un carrosse à six chevaux ou le
|
|
cortège d'un petit acte du parlement; mais moi, je vous dis que
|
|
celui de Scrooge était bien autre chose; vous auriez pu y faire
|
|
monter un corbillard, en le prenant dans sa plus grande largeur,
|
|
la barre d'appui contre le mur, et la portière du côte de la
|
|
rampe, et c'eût été chose facile: il y avait bien assez de place
|
|
pour cela et plus encore qu'il n'en fallait. Voilà peut-être
|
|
pourquoi Scrooge crut voir marcher devant lui, dans l'obscurité,
|
|
un convoi funèbre. Une demi-douzaine des becs de gaz de la rue
|
|
auraient eu peine à éclairer suffisamment le vestibule; vous
|
|
pouvez donc supposer qu'il y faisait joliment sombre avec la
|
|
chandelle de Scrooge.
|
|
|
|
Il montait toujours, ne s'en souciant pas plus que de rien du
|
|
tout. L'obscurité ne coûte pas cher, c'est pour cela que Scrooge
|
|
ne la détestait pas. Mais avant de fermer sa lourde porte, il
|
|
parcourut les pièces de son appartement pour voir si tout était en
|
|
ordre. C'était peut-être un souvenir inquiet de la mystérieuse
|
|
figure qui lui trottait dans la tête.
|
|
|
|
Le salon, la chambre à coucher, la chambre de débarras, tout se
|
|
trouvait en ordre. Personne sous la table, personne sous le sofa;
|
|
un petit feu dans la grille; la cuiller et la tasse prêtes; et sur
|
|
le feu la petite casserole d'eau de gruau (car Scrooge avait un
|
|
rhume de cerveau). Personne sous son lit, personne dans le
|
|
cabinet, personne dans sa robe de chambre suspendue contre la
|
|
muraille dans une attitude suspecte. La chambre de débarras comme
|
|
d'habitude: un vieux garde-feu, de vieilles savates, deux paniers
|
|
à poisson, un lavabo sur trois pieds et un fourgon.
|
|
|
|
Parfaitement rassuré, Scrooge tira sa porte et s'enferma à double
|
|
tour, ce qui n'était point son habitude. Ainsi garanti de toute
|
|
surprise, il ôta sa cravate, mit sa robe de chambre, ses
|
|
pantoufles et son bonnet de nuit, et s'assit devant le feu pour
|
|
prendre son gruau.
|
|
|
|
C'était, en vérité, un très petit feu, si peu que rien pour une
|
|
nuit si froide. Il fut obligé de s'asseoir tout près et de le
|
|
couver en quelque sorte, avant de pouvoir extraire la moindre
|
|
sensation de chaleur d'un feu si mesquin qu'il aurait tenu dans la
|
|
main. Le foyer ancien avait été construit, il y a longtemps, par
|
|
quelque marchand hollandais, et garni tout autour de plaques
|
|
flamandes sur lesquelles on avait représenté des scènes de
|
|
l'Écriture. Il y avait des Caïn et des Abel, des filles de
|
|
Pharaon, des reines de Saba, des messagers angéliques descendant
|
|
au travers des airs sur des nuages semblables à des lits de plume,
|
|
des Abraham, des Balthazar, des apôtres s'embarquant dans des
|
|
bateaux en forme de saucière, des centaines de figures capables de
|
|
distraire sa pensée; et cependant, ce visage de Marley, mort
|
|
depuis sept ans, venait, comme la baguette de l'ancien prophète,
|
|
absorber tout le reste. Si chacune de ces plaques vernies eût
|
|
commencé par être un cadre vide avec le pouvoir de représenter sur
|
|
sa surface unie quelques formes composées des fragments épars des
|
|
pensées de Scrooge, chaque carreau aurait offert une copie de la
|
|
tête du vieux Marley.
|
|
|
|
«Sottise!», dit Scrooge; et il se mit à marcher dans la chambre de
|
|
long en large.
|
|
|
|
Après plusieurs tours, il se rassit. Comme il se renversait la
|
|
tête dans son fauteuil, son regard s'arrêta par hasard sur une
|
|
sonnette hors de service suspendue dans la chambre et qui, pour
|
|
quelque dessein depuis longtemps oublié, communiquait avec une
|
|
pièce située au dernier étage de la maison. Ce fut avec une
|
|
extrême surprise, avec une terreur étrange, inexplicable, qu'au
|
|
moment où il la regardait, il vit cette sonnette commencer à se
|
|
mettre en mouvement. Elle s'agita d'abord si doucement, qu'à peine
|
|
rendit-elle un son; mais bientôt elle sonna à double carillon, et
|
|
toutes les autres sonnettes de la maison se mirent de la partie.
|
|
|
|
Cela ne dura peut-être qu'une demi-minute ou une minute au plus,
|
|
mais cette minute pour Scrooge fut aussi longue qu'une heure. Les
|
|
sonnettes s'arrêtèrent comme elles avaient commencé, toutes en
|
|
même temps. Leur bruit fut remplacé par un choc de ferrailles
|
|
venant de profondeurs souterraines, comme si quelqu'un traînait
|
|
une lourde chaîne sur les tonneaux dans la cave du marchand de
|
|
vin. Scrooge se souvint alors d'avoir ouï dire que, dans les
|
|
maisons hantées par les revenants, ils traînaient toujours des
|
|
chaînes après eux.
|
|
|
|
La porte de la cave s'ouvrit avec un horrible fracas, et alors il
|
|
entendit le bruit devenir beaucoup plus fort au rez-de-chaussée,
|
|
puis monter l'escalier, et enfin s'avancer directement vers sa
|
|
porte.
|
|
|
|
«Sottise encore que tout cela! dit Scrooge; je ne veux pas y
|
|
croire.»
|
|
|
|
Il changea cependant de couleur, lorsque, sans le moindre temps
|
|
d'arrêt, le spectre traversa la porte massive et, pénétrant dans
|
|
la chambre, passa devant ses yeux. Au moment où il entrait, la
|
|
flamme mourante se releva comme pour crier: «Je le reconnais!
|
|
c'est le spectre de Marley!», puis elle retomba.
|
|
|
|
Le même visage, absolument le même: Marley avec sa queue effilée,
|
|
son gilet ordinaire, ses pantalons collants et ses bottes dont les
|
|
glands de soie se balançaient en mesure avec sa queue, les pans de
|
|
son habit et son toupet. La chaîne qu'il traînait était passée
|
|
autour de sa ceinture; elle était longue, tournait autour de lui
|
|
comme une queue, et était faite (car Scrooge la considéra de près)
|
|
de coffres-forts, de clefs, de cadenas, de grands-livres, de
|
|
paperasses et de bourses pesantes en acier. Son corps était
|
|
transparent, si bien que Scrooge, en l'observant et regardant à
|
|
travers son gilet, pouvait voir les deux boutons cousus par
|
|
derrière à la taille de son habit.
|
|
|
|
Scrooge avait souvent entendu dire que Marley n'avait pas
|
|
d'entrailles, mais il ne l'avait jamais cru jusqu'alors.
|
|
|
|
Non, et même il ne le croyait pas encore. Quoique son regard pût
|
|
traverser le fantôme d'outre en outre, quoiqu'il le vît là debout
|
|
devant lui, quoiqu'il sentît l'influence glaciale de ses yeux
|
|
glacés par la mort, quoiqu'il remarquât jusqu'au tissu du foulard
|
|
plié qui lui couvrait la tête, en passant sous son menton, et
|
|
auquel il n'avait point pris garde auparavant, il refusait encore
|
|
de croire et luttait contre le témoignage de ses sens.
|
|
|
|
«Que veut dire ceci? demanda Scrooge caustique et froid comme
|
|
toujours. Que désirez-vous de moi?
|
|
|
|
-- Beaucoup de choses!»
|
|
|
|
C'est la voix de Marley, plus de doute à cet égard.
|
|
|
|
«Qui êtes-vous?
|
|
|
|
-- Demandez-moi qui j'étais.
|
|
|
|
-- Qui étiez-vous alors? dit Scrooge, élevant la voix. Vous êtes
|
|
bien puriste... pour une ombre.
|
|
|
|
-- De mon vivant j'étais votre associé, Jacob Marley.
|
|
|
|
-- Pouvez-vous... pouvez-vous vous asseoir? demanda Scrooge en le
|
|
regardant d'un air de doute.
|
|
|
|
-- Je le puis.
|
|
|
|
-- Alors faites-le.»
|
|
|
|
Scrooge fit cette question parce qu'il ne savait pas si un spectre
|
|
aussi transparent pouvait se trouver dans la condition voulue pour
|
|
prendre un siège, et il sentait que, si par hasard la chose était
|
|
impossible, il le réduirait à la nécessité d'une explication
|
|
embarrassante. Mais le fantôme s'assit vis-à-vis de lui, de
|
|
l'autre côté de la cheminée, comme s'il ne faisait que cela toute
|
|
la journée.
|
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|
|
«Vous ne croyez pas en moi? observa le spectre.
|
|
|
|
-- Non, dit Scrooge.
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|
|
-- Quelle preuve de ma réalité voudriez-vous avoir, outre le
|
|
témoignage de vos sens?
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-- Je ne sais trop, répondit Scrooge.
|
|
|
|
-- Pourquoi doutez-vous de vos sens?
|
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|
-- Parce que, répondit Scrooge, la moindre chose suffit pour les
|
|
affecter. Il suffit d'un léger dérangement dans l'estomac pour les
|
|
rendre trompeurs; et vous pourriez bien n'être au bout du compte
|
|
qu'une tranche de boeuf mal digérée, une demi-cuillerée de
|
|
moutarde, un morceau de fromage, un fragment de pomme de terre mal
|
|
cuite. Qui que vous soyez, pour un mort vous sentez plus la bierre
|
|
que la bière.»
|
|
|
|
Scrooge n'était pas trop dans l'habitude de faire des calembours,
|
|
et il se sentait alors réellement, au fond du coeur, fort peu
|
|
disposé à faire le plaisant. La vérité est qu'il essayait ce
|
|
badinage comme un moyen de faire diversion à ses pensées et de
|
|
surmonter son effroi, car la voix du spectre le faisait frissonner
|
|
jusque dans la moelle des os.
|
|
|
|
Demeurer assis, même pour un moment, ses regards arrêtés sur ces
|
|
yeux fixes, vitreux, c'était là, Scrooge le sentait bien, une
|
|
épreuve diabolique. Il y avait aussi quelque chose de vraiment
|
|
terrible dans cette atmosphère infernale dont le spectre était
|
|
environné. Scrooge ne pouvait la sentir lui-même, mais elle
|
|
n'était pas moins réelle; car, quoique le spectre restât assis,
|
|
parfaitement immobile, ses cheveux, les basques de son habit, les
|
|
glands de ses bottes étaient encore agités comme par la vapeur
|
|
chaude qui s'exhale d'un four.
|
|
|
|
«Voyez-vous ce cure-dent? dit Scrooge, retournant vivement à la
|
|
charge, pour donner le change à sa frayeur, et désirant, ne fût-ce
|
|
que pour une seconde, détourner de lui le regard du spectre, froid
|
|
comme un marbre.
|
|
|
|
-- Oui, répondit le fantôme.
|
|
|
|
-- Mais vous ne le regardez seulement pas, dit Scrooge.
|
|
|
|
-- Cela ne m'empêche pas de le voir, dit le spectre.
|
|
|
|
-- Eh bien! reprit Scrooge, je n'ai qu'à l'avaler, et le reste de
|
|
mes jours je serai persécuté par une légion de lutins, tous de ma
|
|
propre création. Sottise, je vous dis... sottise!»
|
|
|
|
À ce mot le spectre poussa un cri effrayant et secoua sa chaîne
|
|
avec un bruit si lugubre et si épouvantable, que Scrooge se
|
|
cramponna à sa chaise pour s'empêcher de tomber en défaillance.
|
|
Mais combien redoubla son horreur lorsque le fantôme, ôtant le
|
|
bandage qui entourait sa tête, comme s'il était trop chaud pour le
|
|
garder dans l'intérieur de l'appartement, sa mâchoire inférieure
|
|
retomba sur sa poitrine.
|
|
|
|
Scrooge tomba à genoux et se cacha le visage dans ses mains.
|
|
|
|
«Miséricorde! s'écria-t-il. Épouvantable apparition!... pourquoi
|
|
venez-vous me tourmenter?
|
|
|
|
-- Âme mondaine et terrestre! répliqua le spectre; croyez-vous en
|
|
moi ou n'y croyez-vous pas?
|
|
|
|
-- J'y crois, dit Scrooge; il le faut bien. Mais pourquoi les
|
|
esprits se promènent-ils sur terre, et pourquoi viennent-ils me
|
|
trouver?
|
|
|
|
-- C'est une obligation de chaque homme, répondit le spectre, que
|
|
son âme renfermée au dedans de lui se mêle à ses semblables et
|
|
voyage de tous côtés; si elle ne le fait pendant la vie, elle est
|
|
condamnée à le faire après la mort. Elle est obligée d'errer par
|
|
le monde... (oh! malheureux que je suis!)... et doit être témoin
|
|
inutile de choses dont il ne lui est plus possible de prendre sa
|
|
part, quand elle aurait pu en jouir avec les autres sur la terre
|
|
pour les faire servir à son bonheur!»
|
|
|
|
Le spectre poussa encore un cri, secoua sa chaîne et tordit ses
|
|
mains fantastiques.
|
|
|
|
«Vous êtes enchaîné? demanda Scrooge tremblant; dites-moi
|
|
pourquoi.
|
|
|
|
-- Je porte la chaîne que j'ai forgée pendant ma vie, répondit le
|
|
fantôme. C'est moi qui l'ai faite anneau par anneau, mètre par
|
|
mètre; c'est moi qui l'ai suspendue autour de mon corps, librement
|
|
et de ma propre volonté, comme je la porterai toujours de mon
|
|
plein gré. Est-ce que le modèle vous en paraît étrange?»
|
|
|
|
Scrooge tremblait de plus en plus.
|
|
|
|
«Ou bien voudriez-vous savoir, poursuivit le spectre, le poids et
|
|
la longueur du câble énorme que vous traînez vous-même? Il était
|
|
exactement aussi long et aussi pesant que cette chaîne que vous
|
|
voyez, il y a aujourd'hui sept veilles de Noël. Vous y avez
|
|
travaillé depuis. C'est une bonne chaîne à présent!»
|
|
|
|
Scrooge regarda autour de lui sur le plancher, s'attendant à se
|
|
trouver lui-même entouré de quelque cinquante ou soixante brasses
|
|
de câbles de fer; mais il ne vit rien.
|
|
|
|
«Jacob, dit-il d'un ton suppliant, mon vieux Jacob Marley, parlez-
|
|
moi encore. Adressez-moi quelques paroles de consolation, Jacob.
|
|
|
|
-- Je n'ai pas de consolation à donner, reprit le spectre. Les
|
|
consolations viennent d'ailleurs, Ebenezer Scrooge; elles sont
|
|
apportées par d'autres ministres à d'autres espèces d'hommes que
|
|
vous. Je ne puis non plus vous dire tout ce que je voudrais. Je
|
|
n'ai plus que très peu de temps à ma disposition. Je ne puis me
|
|
reposer, je ne puis m'arrêter, je ne puis séjourner nulle part.
|
|
Mon esprit ne s'écarta jamais guère au-delà de notre comptoir;
|
|
vous savez, pendant ma vie, mon esprit ne dépassa jamais les
|
|
étroites limites de notre bureau de change; et voilà pourquoi,
|
|
maintenant, il me reste à faire tant de pénibles voyages.»
|
|
|
|
C'était chez Scrooge une habitude de fourrer les mains dans les
|
|
goussets de son pantalon toutes les fois qu'il devenait pensif.
|
|
Réfléchissant à ce qu'avait dit le fantôme, il prit la même
|
|
attitude, mais sans lever les yeux et toujours agenouillé.
|
|
|
|
«Il faut donc que vous soyez bien en retard, Jacob, observa
|
|
Scrooge en véritable homme d'affaires, quoique avec humilité et
|
|
déférence.
|
|
|
|
-- En retard! répéta le spectre.
|
|
|
|
-- Mort depuis sept ans, rumina Scrooge, et en route tout ce
|
|
temps-là.
|
|
|
|
-- Tout ce temps-là, dit le spectre... ni trêve ni repos,
|
|
l'incessante torture du remords.
|
|
|
|
-- Vous voyagez vite? demanda Scrooge.
|
|
|
|
-- Sur les ailes du vent, répliqua le fantôme.
|
|
|
|
-- Vous devez avoir vu bien du pays en sept ans», reprit Scrooge.
|
|
|
|
Le spectre, entendant ces paroles, poussa un troisième cri, et
|
|
produisit avec sa chaîne un cliquetis si horrible dans le morne
|
|
silence de la nuit, que le guet aurait eu toutes les raisons du
|
|
monde de le traduire en justice pour cause de tapage nocturne.
|
|
|
|
«Oh! captif, enchaîné, chargé de fers! s'écria-t-il, pour avoir
|
|
oublié que chaque homme doit s'associer, pour sa part, au grand
|
|
travail de l'humanité, prescrit par l'Être suprême, et en
|
|
perpétuer le progrès, car cette terre doit passer dans l'éternité
|
|
avant que le bien dont elle est susceptible soit entièrement
|
|
développé: pour avoir oublié que l'immensité de nos regrets ne
|
|
pourra pas compenser les occasions manquées dans notre vie! et
|
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cependant c'est ce que j'ai fait: oh! oui, malheureusement, c'est
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ce que j'ai fait!
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-- Cependant vous fûtes toujours un homme exact, habile en
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affaires, Jacob, balbutia Scrooge qui commençait en ce moment à
|
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faire un retour sur lui-même.
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-- Les affaires! s'écria le fantôme en se tordant de nouveau les
|
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mains. C'est l'humanité qui était mon affaire; c'est le bien
|
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général qui était mon affaire; c'est la charité, la miséricorde,
|
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la tolérance et la bienveillance; c'est tout cela qui était mon
|
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affaire. Les opérations de mon commerce n'étaient qu'une goutte
|
|
d'eau dans le vaste océan de mes affaires.»
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Il releva sa chaîne de toute la longueur de son bras, comme pour
|
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montrer la cause de tous ses stériles regrets, et la rejeta
|
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lourdement à terre.
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«C'est à cette époque de l'année expirante, dit le spectre, que je
|
|
souffre le plus. Pourquoi ai-je alors traversé la foule de mes
|
|
semblables toujours les yeux baissés vers les choses de la terre,
|
|
sans les lever jamais vers cette étoile bénie qui conduisit les
|
|
mages à une pauvre demeure? N'y avait-il donc pas de pauvres
|
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demeures aussi vers lesquelles sa lumière aurait pu me conduire?»
|
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Scrooge était très effrayé d'entendre le spectre continuer sur ce
|
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ton, et il commençait à trembler de tous ses membres.
|
|
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|
«Écoutez-moi, s'écria le fantôme. Mon temps est bientôt passé.
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|
|
-- J'écoute, dit Scrooge; mais épargnez-moi, ne faites pas trop de
|
|
rhétorique, Jacob, je vous en prie.
|
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|
-- Comment se fait-il que je paraisse devant vous sous une forme
|
|
que vous puissiez voir, je ne saurais le dire. Je me suis assis
|
|
mainte et mainte fois à vos côtés en restant invisible.»
|
|
|
|
Ce n'était pas une idée agréable. Scrooge fut saisi de frissons et
|
|
essuya la sueur qui découlait de son front.
|
|
|
|
«Et ce n'est pas mon moindre supplice, continua le spectre... Je
|
|
suis ici ce soir pour vous avertir qu'il vous reste encore une
|
|
chance et un espoir d'échapper à ma destinée, une chance et un
|
|
espoir que vous tiendrez de moi, Ebenezer.
|
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|
|
-- Vous fûtes toujours pour moi un bon ami, dit Scrooge. Merci.
|
|
|
|
-- Vous allez être hanté par trois esprits», ajouta le spectre.
|
|
|
|
La figure de Scrooge devint en un moment aussi pâle que celle du
|
|
fantôme lui-même.
|
|
|
|
«Est-ce là cette chance et cet espoir dont vous me parliez, Jacob?
|
|
demanda-t-il d'une voix défaillante.
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|
|
-- Oui.
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|
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-- Je... je... crois que j'aimerais mieux qu'il n'en fût rien, dit
|
|
Scrooge.
|
|
|
|
-- Sans leurs visites, reprit le spectre, vous ne pouvez espérer
|
|
d'éviter mon sort. Attendez-vous à recevoir le premier demain
|
|
quand l'horloge sonnera une heure.
|
|
|
|
-- Ne pourrais-je pas les prendre tous à la fois pour en finir,
|
|
Jacob? insinua Scrooge.
|
|
|
|
-- Attendez le second à la même heure la nuit d'après, et le
|
|
troisième la nuit suivante, quand le dernier coup de minuit aura
|
|
cessé de vibrer. Ne comptez pas me revoir, mais, dans votre propre
|
|
intérêt, ayez soin de vous rappeler ce qui vient de se passer
|
|
entre nous.»
|
|
|
|
Après avoir ainsi parlé, le spectre prit sa mentonnière sur la
|
|
table et l'attacha autour de sa tête comme auparavant. Scrooge le
|
|
comprit au bruit sec que firent ses dents lorsque les deux
|
|
mâchoires furent réunies l'une à l'autre par le bandage. Alors il
|
|
se hasarda à lever les yeux et aperçut son visiteur surnaturel
|
|
debout devant lui, portant sa chaîne roulée autour de son bras.
|
|
|
|
L'apparition s'éloigna en marchant à reculons; à chaque pas
|
|
qu'elle faisait, la fenêtre se soulevait un peu, de sorte que,
|
|
quand le spectre l'eût atteinte, elle était toute grande ouverte.
|
|
Il fit signe à Scrooge d'approcher; celui-ci obéit. Lorsqu'ils
|
|
furent à deux pas l'un de l'autre, l'ombre de Marley leva la main
|
|
et l'avertit de ne pas approcher davantage. Scrooge s'arrêta, non
|
|
pas tant par obéissance que par surprise et par crainte; car, au
|
|
moment où le fantôme leva la main, il entendit des bruits confus
|
|
dans l'air, des sons incohérents de lamentation et de désespoir,
|
|
des plaintes d'une inexprimable tristesse, des voix de regrets et
|
|
de remords. Le spectre, ayant un moment prêté l'oreille, se
|
|
joignit à ce choeur lugubre, et s'évanouit au sein de la nuit pâle
|
|
et sombre.
|
|
|
|
Scrooge suivit l'ombre jusqu'à la fenêtre, et, dans sa curiosité
|
|
haletante, il regarda par la croisée.
|
|
|
|
L'air était rempli de fantômes errant çà et là, comme des âmes en
|
|
peine, exhalant, à mesure qu'ils passaient, de profonds
|
|
gémissements. Chacun d'eux traînait une chaîne comme le spectre de
|
|
Marley; quelques-uns, en petit nombre (c'étaient peut-être des
|
|
cabinets de ministres complices d'une même politique), étaient
|
|
enchaînés ensemble; aucun n'était libre. Plusieurs avaient été,
|
|
pendant leur vie, personnellement connus de Scrooge. Il avait été
|
|
intimement lié avec un vieux fantôme en gilet blanc, à la cheville
|
|
duquel était attaché un monstrueux anneau de fer et qui se
|
|
lamentait piteusement de ne pouvoir assister une malheureuse femme
|
|
avec son enfant qu'il voyait au-dessous de lui sur le seuil d'une
|
|
porte. Le supplice de tous ces spectres consistait évidemment en
|
|
ce qu'ils s'efforçaient, mais trop tard, d'intervenir dans les
|
|
affaires humaines, pour y faire quelque bien; ils en avaient pour
|
|
jamais perdu le pouvoir.
|
|
|
|
Ces créatures fantastiques se fondirent-elles dans le brouillard
|
|
ou le brouillard vint-il les envelopper dans son ombre, Scrooge
|
|
n'en put rien savoir, mais et les ombres et leurs voix
|
|
s'éteignirent ensemble, et la nuit redevint ce qu'elle avait été
|
|
lorsqu'il était rentré chez lui.
|
|
|
|
Il ferma la fenêtre: il examina soigneusement la porte par
|
|
laquelle était entré le fantôme. Elle était fermée à double tour,
|
|
comme il l'avait fermée de ses propres mains; les verrous
|
|
n'étaient point dérangés. Il essaya de dire: «Sottise!», mais il
|
|
s'arrêta à la première syllabe. Se sentant un grand besoin de
|
|
repos, soit par suite de l'émotion qu'il avait éprouvée, des
|
|
fatigues de la journée, de cet aperçu du monde invisible, ou de la
|
|
triste conversation du spectre, soit à cause de l'heure avancée,
|
|
il alla droit à son lit, sans même se déshabiller, et s'endormit
|
|
aussitôt.
|
|
|
|
|
|
|
|
Deuxième couplet
|
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|
Le premier des trois esprits
|
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|
Quand Scrooge s'éveilla, il faisait si noir, que, regardant de son
|
|
lit, il pouvait à peine distinguer la fenêtre transparente des
|
|
murs opaques de sa chambre. Il s'efforçait de percer l'obscurité
|
|
avec ses yeux de furet, lorsque l'horloge d'une église voisine
|
|
sonna les quatre quarts. Scrooge écouta pour savoir l'heure.
|
|
|
|
À son grand étonnement, la lourde cloche alla de six à sept, puis
|
|
de sept à huit, et ainsi régulièrement jusqu'à douze; alors elle
|
|
s'arrêta. Minuit! Il était deux heures passées quand il s'était
|
|
couché. L'horloge allait donc mal? Un glaçon devait s'être
|
|
introduit dans les rouages. Minuit!
|
|
|
|
Scrooge toucha le ressort de sa montre à répétition, pour corriger
|
|
l'erreur de cette horloge qui allait tout de travers. Le petit
|
|
pouls rapide de la montre battit douze fois et s'arrêta.
|
|
|
|
«Comment! il n'est pas possible, dit Scrooge, que j'aie dormi tout
|
|
un jour et une partie d'une seconde nuit. Il n'est pas possible
|
|
qu'il soit arrivé quelque chose au soleil et qu'il soit minuit à
|
|
midi!»
|
|
|
|
Cette idée étant de nature à l'inquiéter, il sauta à bas de son
|
|
lit et marcha à tâtons vers la fenêtre. Il fut obligé d'essuyer
|
|
les vitres gelées avec la manche de sa robe de chambre avant de
|
|
pouvoir bien voir, et encore il ne put pas voir grand'chose. Tout
|
|
ce qu'il put distinguer, c'est que le brouillard était toujours
|
|
très épais, qu'il faisait extrêmement froid, qu'on n'entendait pas
|
|
dehors les gens aller et venir et faire grand bruit, comme cela
|
|
aurait indubitablement eu lieu si le jour avait chassé la nuit et
|
|
prit possession du monde. Ce lui fut un grand soulagement; car,
|
|
sans cela que seraient devenues ses lettres de change: «à trois
|
|
jours de vue, payez à M. Ebenezer Scrooge ou à son ordre», et
|
|
ainsi de suite? de pures hypothèques sur les brouillards de
|
|
l'Hudson.
|
|
|
|
Scrooge reprit le chemin de son lit et se mit à penser, à
|
|
repenser, à penser encore à tout cela, toujours et toujours et
|
|
toujours, sans rien y comprendre. Plus il pensait, plus il était
|
|
embarrassé; et plus il s'efforçait de ne pas penser, plus il
|
|
pensait. Le spectre de Marley le troublait excessivement. Chaque
|
|
fois qu'après un mûr examen il décidait, au-dedans de lui-même,
|
|
que tout cela était un songe, son esprit, comme un ressort qui
|
|
cesse d'être comprimé, retournait en hâte à sa première position
|
|
et lui présentait le même problème à résoudre: «était-ce ou
|
|
n'était-ce pas un songe?»
|
|
|
|
Scrooge demeura dans cet état jusqu'à ce que le carillon eût sonné
|
|
trois quarts d'heure de plus; alors il se souvint tout à coup que
|
|
le spectre l'avait prévenu d'une visite quand le timbre sonnerait
|
|
une heure. Il résolut de se tenir éveillé jusqu'à ce que l'heure
|
|
fût passée, et considérant qu'il ne lui était pas plus possible de
|
|
s'endormir que d'avaler la lune, c'était peut-être la résolution
|
|
la plus sage qui fût en son pouvoir.
|
|
|
|
Ce quart d'heure lui parut si long, qu'il crut plus d'une fois
|
|
s'être assoupi sans s'en apercevoir, et n'avoir pas entendu sonner
|
|
l'heure. L'horloge à la fin frappa son oreille attentive.
|
|
|
|
«Ding, dong!
|
|
|
|
-- Un quart, dit Scrooge comptant.
|
|
|
|
-- Ding, dong!
|
|
|
|
-- La demie! dit Scrooge.
|
|
|
|
-- Ding, dong!
|
|
|
|
-- Les trois quarts, dit Scrooge.
|
|
|
|
-- Ding, dong!
|
|
|
|
-- L'heure, l'heure! s'écria Scrooge triomphant, et rien autre!»
|
|
|
|
Il parlait avant que le timbre de l'horloge eût retenti; mais au
|
|
moment où celui-ci eût fait entendre un coup profond, lugubre,
|
|
sourd, mélancolique, une vive lueur brilla aussitôt dans la
|
|
chambre et les rideaux de son lit furent tirés.
|
|
|
|
Les rideaux de son lit furent tirés, vous dis-je, de côté, par une
|
|
main invisible; non pas les rideaux qui tombaient à ses pieds ou
|
|
derrière sa tête, mais ceux vers lesquels son visage était tourné.
|
|
Les rideaux de son lit furent tirés, et Scrooge, se dressant dans
|
|
l'attitude d'une personne à demi couchée, se trouva face à face
|
|
avec le visiteur surnaturel qui les tirait, aussi près de lui que
|
|
je le suis maintenant de vous, et notez que je me tiens debout, en
|
|
esprit, à votre coude.
|
|
|
|
C'était une étrange figure... celle d'un enfant; et, néanmoins,
|
|
pas aussi semblable à un enfant qu'à un vieillard vu au travers de
|
|
quelque milieu surnaturel, qui lui donnait l'air de s'être éloigné
|
|
à distance et d'avoir diminué jusqu'aux proportions d'un enfant.
|
|
Ses cheveux, qui flottaient autour de son cou et tombaient sur son
|
|
dos, étaient blancs comme si c'eût été l'effet de l'âge; et,
|
|
cependant son visage n'avait pas une ride, sa peau brillait de
|
|
l'incarnat le plus délicat. Les bras étaient très longs et
|
|
musculeux; les mains de même, comme s'il eût possédé une force peu
|
|
commune. Ses jambes et ses pieds, très délicatement formés,
|
|
étaient nus, comme les membres supérieurs. Il portait une tunique
|
|
du blanc le plus pur, et autour de sa taille était serrée une
|
|
ceinture lumineuse, qui brillait d'un vif éclat. Il tenait à la
|
|
main une branche verte de houx fraîchement coupée; et, par un
|
|
singulier contraste avec cet emblème de l'hiver, il avait ses
|
|
vêtements garnis des fleurs de l'été. Mais la chose la plus
|
|
étrange qui fût en lui, c'est que du sommet de sa tête jaillissait
|
|
un brillant jet de lumière, à l'aide duquel toutes ces choses
|
|
étaient visibles, et d'où venait, sans doute, que dans ses moments
|
|
de tristesse, il se servait en guise de chapeau d'un grand
|
|
éteignoir, qu'il tenait présentement sous son bras.
|
|
|
|
Ce n'était point là cependant, en regardant de plus près, son
|
|
attribut le plus étrange aux yeux de Scrooge. Car, comme sa
|
|
ceinture brillait et reluisait tantôt sur un point, tantôt sur un
|
|
autre, ce qui était clair un moment devenait obscur l'instant
|
|
d'après; l'ensemble de sa personne subissait aussi ces
|
|
fluctuations et se montrait en conséquence sous des aspects
|
|
divers. Tantôt c'était un être avec un seul bras, une seule jambe
|
|
ou bien vingt jambes, tantôt deux jambes sans tête, tantôt une
|
|
tête sans corps; les membres qui disparaissaient à la vue ne
|
|
laissaient pas apercevoir un seul contour dans l'obscurité épaisse
|
|
au milieu de laquelle ils s'évanouissaient. Puis, par un prodige
|
|
singulier, il redevenait lui-même, aussi distinct et aussi visible
|
|
que jamais.
|
|
|
|
«Monsieur, demanda Scrooge, êtes-vous l'esprit dont la venue m'a
|
|
été prédite?
|
|
|
|
-- Je le suis.»
|
|
|
|
La voix était douce et agréable, singulièrement basse, comme si,
|
|
au lieu d'être si près de lui, il se fût trouvé dans
|
|
l'éloignement.
|
|
|
|
«Qui êtes-vous donc? demanda Scrooge.
|
|
|
|
-- Je suis l'esprit de Noël passé.
|
|
|
|
-- Passé depuis longtemps? demanda Scrooge, remarquant la stature
|
|
du nain.
|
|
|
|
-- Non, votre dernier Noël.»
|
|
|
|
Peut-être Scrooge n'aurait pu dire pourquoi, si on le lui avait
|
|
demandé, mais il éprouvait un désir tout particulier de voir
|
|
l'esprit coiffé de son chapeau, et il le pria de se couvrir.
|
|
|
|
«Eh quoi! s'écria le spectre, voudriez-vous sitôt éteindre avec
|
|
des mains mondaines la lumière que je donne? N'est-ce pas assez
|
|
que vous soyez un de ceux dont les passions égoïstes m'ont fait ce
|
|
chapeau et me forcent à le porter à travers les siècles enfoncé
|
|
sur mon front!»
|
|
|
|
Scrooge nia respectueusement qu'il eût l'intention de l'offenser,
|
|
et protesta qu'à aucune époque de sa vie il n'avait volontairement
|
|
«coiffé» l'esprit. Puis il osa lui demander quelle besogne
|
|
l'amenait.
|
|
|
|
«Votre bonheur!» dit le fantôme.
|
|
|
|
Scrooge se déclara fort reconnaissant, mais il ne put s'empêcher
|
|
de penser qu'une nuit de repos non interrompu aurait contribué
|
|
davantage à atteindre ce but. Il fallait que l'esprit l'eût
|
|
entendu penser, car il dit immédiatement:
|
|
|
|
«Votre conversion, alors... Prenez garde!»
|
|
|
|
Tout en parlant, il étendit sa forte main, et le saisit doucement
|
|
par le bras.
|
|
|
|
«Levez-vous! et marchez avec moi!»
|
|
|
|
C'eût été en vain que Scrooge aurait allégué que le temps et
|
|
l'heure n'étaient pas propices pour une promenade à pied; que son
|
|
lit était chaud et le thermomètre bien au-dessous de glace; qu'il
|
|
était légèrement vêtu, n'ayant que ses pantoufles, sa robe de
|
|
chambre et son bonnet de nuit; et qu'en même temps il avait à
|
|
ménager son rhume. Pas moyen de résister à cette étreinte, quoique
|
|
aussi douce que celle d'une main de femme. Il se leva; mais,
|
|
s'apercevant que l'esprit se dirigeait vers la fenêtre, il saisit
|
|
sa robe dans une attitude suppliante.
|
|
|
|
«Je ne suis qu'un mortel, lui représenta Scrooge, et par
|
|
conséquent je pourrais bien tomber.
|
|
|
|
-- Permettez seulement que ma main vous touche là, dit l'esprit
|
|
mettant sa main sur le coeur de Scrooge, et vous serez soutenu
|
|
dans bien d'autres épreuves encore.»
|
|
|
|
Comme il prononçait ces paroles, ils passèrent à travers la
|
|
muraille et se trouvèrent sur une route en rase campagne, avec des
|
|
champs de chaque côté. La ville avait entièrement disparu: on ne
|
|
pouvait plus en voir de vestige. L'obscurité et le brouillard
|
|
s'étaient évanouis en même temps, car c'était un jour d'hiver,
|
|
brillant de clarté, et la neige couvrait la terre.
|
|
|
|
«Bon Dieu! dit Scrooge en joignant les mains tandis qu'il
|
|
promenait ses regards autour de lui. C'est en ce lieu que j'ai été
|
|
élevé; c'est ici que j'ai passé mon enfance!»
|
|
|
|
L'esprit le regarda avec bonté. Son doux attouchement, quoiqu'il
|
|
eût été léger et n'eût duré qu'un instant, avait réveillé la
|
|
sensibilité du vieillard. Il avait la conscience d'une foule
|
|
d'odeurs flottant dans l'air, dont chacune était associée avec un
|
|
millier de pensées, d'espérances, de joies et de préoccupations
|
|
oubliées depuis longtemps, bien longtemps!
|
|
|
|
«Votre lèvre tremble, dit le fantôme. Et qu'est-ce que vous avez
|
|
donc là sur la joue?
|
|
|
|
-- Rien, dit Scrooge tout bas, d'une voix singulièrement émue; ce
|
|
n'est pas la peur qui me creuse les joues; ce n'est rien, c'est
|
|
seulement une fossette que j'ai là. Menez-moi, je vous prie, où
|
|
vous voulez.
|
|
|
|
-- Vous vous rappelez le chemin? demanda l'esprit.
|
|
|
|
-- Me le rappeler! s'écria Scrooge avec chaleur... Je pourrais m'y
|
|
retrouver les yeux bandés.
|
|
|
|
-- Il est bien étrange alors que vous l'ayez oublié depuis tant
|
|
d'années! observa le fantôme. Avançons.»
|
|
|
|
Ils marchèrent le long de la route, Scrooge reconnaissant chaque
|
|
porte; chaque poteau, chaque arbre, jusqu'au moment où un petit
|
|
bourg apparut dans le lointain, avec son pont, son église et sa
|
|
rivière au cours sinueux. Quelques poneys aux longs crins se
|
|
montrèrent en ce moment trottant vers eux, montés par des enfants
|
|
qui appelaient d'autres enfants juchés dans des carrioles
|
|
rustiques et des charrettes que conduisaient des fermiers. Tous
|
|
ces enfants étaient très animés, et échangeaient ensemble mille
|
|
cris variés, jusqu'à ce que les vastes campagnes furent si
|
|
remplies de cette musique joyeuse, que l'air mis en vibration
|
|
riait de l'entendre.
|
|
|
|
«Ce ne sont là que les ombres des choses qui ont été, dit le
|
|
spectre. Elles ne se doutent pas de notre présence.»
|
|
|
|
Les gais voyageurs avancèrent vers eux; et, à mesure qu'ils
|
|
venaient, Scrooge les reconnaissait et appelait chacun d'eux par
|
|
son nom. Pourquoi était-il réjoui, plus qu'on ne peut dire, de les
|
|
voir? pourquoi son oeil, ordinairement sans expression,
|
|
s'illuminait-il? pourquoi son coeur bondissait-il à mesure qu'ils
|
|
passaient? Pourquoi fut-il rempli de bonheur quand il les entendit
|
|
se souhaiter l'un à l'autre un gai Noël, en se séparant aux
|
|
carrefours et aux chemins de traverse qui devaient les ramener
|
|
chacun à son logis? Qu'était un gai Noël pour Scrooge? Foin du gai
|
|
Noël! Quel bien lui avait-il jamais fait?
|
|
|
|
«L'école n'est pas encore tout à fait déserte, dit le fantôme. Il
|
|
y reste encore un enfant solitaire, oublié par ses amis.»
|
|
|
|
Scrooge dit qu'il le reconnaissait, et il soupira.
|
|
|
|
Ils quittèrent la grand'route pour s'engager dans un chemin creux
|
|
parfaitement connu de Scrooge, et s'approchèrent bientôt d'une
|
|
construction en briques d'un rouge sombre, avec un petit dôme
|
|
surmonté d'une girouette; sous le toit une cloche était suspendue.
|
|
C'était une maison vaste, mais qui témoignait des vicissitudes de
|
|
la fortune; car on se servait peu de ses spacieuses dépendances;
|
|
les murs étaient humides et couverts de mousse, leurs fenêtres
|
|
brisées et les portes délabrées. Des poules gloussaient et se
|
|
pavanaient dans les écuries; les remises et les hangars étaient
|
|
envahis par l'herbe. À l'intérieur, elle n'avait pas gardé plus de
|
|
restes de son ancien état; car, en entrant dans le sombre
|
|
vestibule, et, en jetant un regard à travers les portes ouvertes
|
|
de plusieurs pièces, ils les trouvèrent pauvrement meublées,
|
|
froides et solitaires; il y avait dans l'air une odeur de
|
|
renfermé; tout, en ce lieu, respirait un dénuement glacial qui
|
|
donnait à penser que ses habitants se levaient souvent avant le
|
|
jour pour travailler, et n'avaient pas trop de quoi manger.
|
|
|
|
Ils allèrent, l'esprit et Scrooge, à travers le vestibule, à une
|
|
porte située sur le derrière de la maison. Elle s'ouvrit devant
|
|
eux, et laissa voir une longue salle triste et déserte, que
|
|
rendaient plus déserte encore des rangées de bancs et de pupitres
|
|
en simple sapin. À l'un de ces pupitres, près d'un faible feu,
|
|
lisait un enfant demeuré tout seul; Scrooge s'assit sur un banc et
|
|
pleura en se reconnaissant lui-même, oublié, délaissé comme il
|
|
avait coutume de l'être alors.
|
|
|
|
Pas un écho endormi dans la maison, pas un cri des souris se
|
|
livrant bataille derrière les boiseries, pas un son produit par le
|
|
jet d'eau à demi gelé, tombant goutte à goutte dans l'arrière-
|
|
cour, pas un soupir du vent parmi les branches sans feuilles d'un
|
|
peuplier découragé, pas un battement sourd d'une porte de magasin
|
|
vide, non, non, pas le plus léger pétillement du feu qui ne fît
|
|
sentir au coeur de Scrooge sa douce influence, et ne donnât un
|
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plus libre cours à ses larmes.
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L'esprit lui toucha le bras et lui montra l'enfant, cet autre lui-
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même, attentif à sa lecture.
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Soudain, un homme vêtu d'un costume étranger, visible, comme je
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vous vois, parut debout derrière la fenêtre, avec une hache
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attachée à sa ceinture, et conduisant par le licou un âne chargé
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de bois.
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«Mais c'est Ali-Baba! s'écria Scrooge en extase. C'est le bon
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vieil Ali-Baba, l'honnête homme! Oui, oui, je le reconnais. C'est
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un jour de Noël que cet enfant là-bas avait été laissé ici tout
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seul, et que lui il vint, pour la première fois, précisément
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accoutré comme cela. Pauvre enfant! Et Valentin, dit Scrooge, et
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son coquin de frère, Orson; les voilà aussi. Et quel est son nom à
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celui-là, qui fut déposé tout endormi, presque nu, à la porte de
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Damas; ne le voyez-vous pas? Et le palefrenier du sultan renversé
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sens dessus dessous par les génies; le voilà la tête en bas! Bon!
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traitez-le comme il le mérite; j'en suis bien aise. Qu'avait-il
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besoin d'épouser la princesse!»
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Quelle surprise pour ses confrères de la Cité, s'ils avaient pu
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entendre Scrooge dépenser tout ce que sa nature avait d'ardeur et
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d'énergie à s'extasier sur de tels souvenirs, moitié riant, moitié
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pleurant, avec un son de voix des plus extraordinaires, et voir
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l'animation empreinte sur les traits de son visage!
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«Voilà le perroquet! continua-t-il; le corps vert et la queue
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jaune, avec une huppe semblable à une laitue sur le haut de la
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tête; le voilà! «Pauvre Robinson Crusoé!» lui criait-il quand il
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revint au logis, après avoir fait le tour de l'île en canot.
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«Pauvre Robinson Crusoé, où avez-vous été, Robinson Crusoé?»
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L'homme croyait rêver, mais non, il ne rêvait pas. C'était le
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perroquet, vous savez. Voilà Vendredi courant à la petite baie
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pour sauver sa vie! Allons, vite, courage, houp!»
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Puis, passant d'un sujet à un autre avec une rapidité qui n'était
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point dans son caractère, touché de compassion pour cet autre lui-
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même qui lisait ces contes: «Pauvre enfant!» répéta-t-il, et il se
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mit encore à pleurer.
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«Je voudrais... murmura Scrooge en mettant la main dans sa poche
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et en regardant autour de lui après s'être essuyé les yeux avec sa
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manche; mais il est trop tard maintenant.
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-- Qu'y a-t-il? demanda l'esprit.
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-- Rien, dit Scrooge, rien. Je pensais à un enfant qui chantait un
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Noël hier soir à ma porte; je voudrais lui avoir donné quelque
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chose: voilà tout.»
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Le fantôme sourit d'un air pensif, et de la main, lui fit signe de
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se taire en disant: «Voyons un autre Noël.»
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À ces mots, Scrooge vit son autre lui-même déjà grandi, et la
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salle devint un peu plus sombre et un peu plus sale. Les panneaux
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s'étaient fendillés, les fenêtres étaient crevassées, des
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fragments de plâtre étaient tombés du plafond, et les lattes se
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montraient à découvert. Mais comment tous ces changements à vue se
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faisaient-ils? Scrooge ne le savait pas plus que vous. Il savait
|
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seulement que c'était exact, que tout s'était passé comme cela,
|
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qu'il se trouvait là, seul encore, tandis que tous les autres
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jeunes garçons étaient allés passer les joyeux jours de fête dans
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leurs familles.
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Maintenant il ne lisait plus, mais se promenait de long en large
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en proie au désespoir. Scrooge regarda le spectre; puis, avec un
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triste hochement de tête, jeta du côté de la porte un coup d'oeil
|
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plein d'anxiété.
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Elle s'ouvrit; et une petite fille, beaucoup plus jeune que
|
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l'écolier, entra comme un trait; elle passa ses bras autour de son
|
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cou et l'embrassa plusieurs fois en lui disant:
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|
«Cher, cher frère! Je suis venue pour vous emmener à la maison,
|
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cher frère, dit-elle en frappant ses petites mains l'une contre
|
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l'autre, et toute courbée en deux à force de rire. Vous emmener à
|
|
la maison, à la maison, à la maison!
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|
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-- À la maison, petite Fanny? répéta l'enfant.
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|
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-- Oui, dit-elle radieuse. À la maison, pour tout de bon, à la
|
|
maison, pour toujours, toujours. Papa est maintenant si bon, en
|
|
comparaison de ce qu'il était autrefois, que la maison est comme
|
|
un paradis! Un de ces soirs, comme j'allais me coucher, il me
|
|
parla avec une si grande tendresse, que je n'ai pas eu peur de lui
|
|
demander encore une fois si vous ne pourriez pas venir à la
|
|
maison; il m'a répondu que oui, que vous le pouviez, et m'a
|
|
envoyée avec une voiture pour vous chercher. Vous allez être un
|
|
homme! ajouta-t-elle en ouvrant de grands yeux; vous ne reviendrez
|
|
jamais ici; mais d'abord, nous allons demeurer ensemble toutes les
|
|
fêtes de Noël, et passer notre temps de la manière la plus joyeuse
|
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du monde.
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|
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|
-- Vous êtes une vraie femme, petite Fanny!», s'écria le jeune
|
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garçon.
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Elle battit des mains et se mit à rire; ensuite elle essaya de lui
|
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caresser la tête; mais, comme elle était trop petite, elle se mit
|
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à rire encore, et se dressa sur la pointe des pieds pour
|
|
l'embrasser. Alors, dans son empressement enfantin, elle commença
|
|
à l'entraîner vers la porte, et lui, il l'accompagnait sans
|
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regret.
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|
Une voix terrible se fit entendre dans le vestibule: «Descendez la
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|
malle de master Scrooge, allons!» Et en même temps parut le maître
|
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en personne, qui jeta sur le jeune M. Scrooge un regard de
|
|
condescendance farouche, et le plongea dans un trouble affreux en
|
|
lui secouant la main en signe d'adieu. Il l'introduisit ensuite,
|
|
ainsi que sa soeur, dans la vieille salle basse, la plus froide
|
|
qu'on ait jamais vue, véritable cave, où les cartes suspendues aux
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|
murailles, les globes célestes et terrestres dans les embrasures
|
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de fenêtres, semblaient glacés par le froid. Il leur servit une
|
|
carafe d'un vin singulièrement léger, et un morceau de gâteau
|
|
singulièrement lourd, régalant lui-même de ces friandises le jeune
|
|
couple, en même temps qu'il envoyait un domestique de chétive
|
|
apparence pour offrir «quelque chose» au postillon, qui répondit
|
|
qu'il remerciait bien monsieur, mais que, si c'était le même vin
|
|
dont il avait déjà goûté auparavant, il aimait mieux ne rien
|
|
prendre. Pendant ce temps-là on avait attaché la malle de maître
|
|
Scrooge sur le haut de la voiture; les enfants dirent adieu de
|
|
très grand coeur au maître, et, montant en voiture, ils
|
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traversèrent gaiement l'allée du jardin; les roues rapides
|
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faisaient jaillir, comme des flots d'écume, la neige et le givre
|
|
qui recouvraient les sombres feuilles des arbres.
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|
|
«Ce fut toujours une créature délicate qu'un simple souffle aurait
|
|
pu flétrir, dit le spectre... Mais elle avait un grand coeur.
|
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|
|
-- Oh! oui, s'écria Scrooge. Vous avez raison. Ce n'est pas moi
|
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qui dirai le contraire, esprit, Dieu m'en garde!
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|
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-- Elle est morte mariée, dit l'esprit, et a laissé deux enfants,
|
|
je crois.
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|
-- Un seul, répondit Scrooge.
|
|
|
|
-- C'est vrai, dit le spectre, votre neveu.»
|
|
|
|
Scrooge parut mal à l'aise et répondit brièvement: «Oui.»
|
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|
Quoiqu'ils n'eussent fait que quitter la pension en ce moment, ils
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se trouvaient déjà dans les rues populeuses d'une ville, où
|
|
passaient et repassaient des ombres humaines, où des ombres de
|
|
charrettes et de voitures se disputaient le pavé, où se
|
|
rencontraient enfin le bruit et l'agitation d'une véritable ville.
|
|
On voyait assez clairement, à l'étalage des boutiques, que là
|
|
aussi on célébrait le retour de Noël; mais c'était le soir, et les
|
|
rues étaient éclairées.
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|
Le spectre s'arrêta à la porte d'un certain magasin, et demanda à
|
|
Scrooge s'il le reconnaissait.
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|
«Si je le reconnais! dit Scrooge. N'est-ce pas ici que j'ai fait
|
|
mon apprentissage?»
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|
Ils entrèrent. À la vue d'un vieux monsieur en perruque galloise,
|
|
assis derrière un pupitre si élevé, que, si le gentleman avait eu
|
|
deux pouces de plus, il se serait cogné la tête contre le plafond,
|
|
Scrooge s'écria en proie à une grande excitation:
|
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|
|
«Mais c'est le vieux Fezziwig! Dieu le bénisse! C'est Fezziwig
|
|
ressuscité!»
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Le vieux Fezziwig posa sa plume et regarda l'horloge qui marquait
|
|
sept heures. Il se frotta les mains, rajusta son vaste gilet, rit
|
|
de toutes ses forces, depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe
|
|
des cheveux, et appela d'une voix puissante, sonore, riche, pleine
|
|
et joviale:
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|
|
«Holà! oh! Ebenezer! Dick!»
|
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|
|
L'autre Scrooge, devenu maintenant un jeune homme, entra
|
|
lestement, accompagné de son camarade d'apprentissage.
|
|
|
|
«C'est Dick Wilkins, pour sûr! dit Scrooge au fantôme... Oui,
|
|
c'est lui; miséricorde! le voilà. Il m'était très attaché, le
|
|
pauvre Dick! ce bien cher Dick!
|
|
|
|
-- Allons, allons, mes enfants! s'écria Fezziwig, on ne travaille
|
|
plus ce soir. C'est la veille de Noël, Dick. C'est Noël, Ebenezer!
|
|
Vite, mettons les volets, cria le vieux Fezziwig en faisant
|
|
gaiement claquer ses mains. Allons tôt! comment! ce n'est pas
|
|
encore fait?»
|
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|
Vous ne croiriez jamais comment ces deux gaillards se mirent à
|
|
l'ouvrage! Ils se précipitèrent dans la rue avec les volets, un,
|
|
deux, trois;... les mirent en place, ... quatre, cinq, six;...
|
|
posèrent les barres et les clavettes;... sept, huit, neuf, ...et
|
|
revinrent avant que vous eussiez pu compter jusqu'à douze,
|
|
haletants comme des chevaux de course.
|
|
|
|
«Ohé! oh! s'écria le vieux Fezziwig descendant de son pupitre avec
|
|
une merveilleuse agilité. Débarrassons, mes enfants, et faisons de
|
|
la place ici! Holà, Dick! Allons, preste, Ebenezer!»
|
|
|
|
Débarrasser! ils auraient même tout déménagé s'il avait fallu,
|
|
sous les yeux du vieux Fezziwig. Ce fut fait en une minute. Tout
|
|
ce qui était transportable fut enlevé comme pour disparaître à
|
|
tout jamais de la vie publique, le plancher balayé et arrosé, les
|
|
lampes apprêtées, un tas de charbon jeté sur le feu, et le magasin
|
|
devint une salle de bal aussi commode, aussi chaude, aussi sèche,
|
|
aussi brillante qu'on pouvait le désirer pour une soirée d'hiver.
|
|
|
|
Vint alors un ménétrier avec son livre de musique. Il monta au
|
|
haut du grand pupitre, en fit un orchestre et produisit des
|
|
accords réjouissants comme la colique. Puis entra Mme Fezziwig, un
|
|
vaste sourire en personne; puis entrèrent les trois miss Fezziwig,
|
|
radieuses et adorables; puis entrèrent les six jeunes poursuivants
|
|
dont elles brisaient les coeurs; puis entrèrent tous les jeunes
|
|
gens et toutes les jeunes filles employés dans le commerce de la
|
|
maison; puis entra la servante avec son cousin le boulanger; puis
|
|
entra la cuisinière avec l'ami intime de son frère, le marchand de
|
|
lait; puis entra le petit apprenti d'en face, soupçonné de ne pas
|
|
avoir assez de quoi manger chez son maître; il se cachait derrière
|
|
la servante du numéro 15, à laquelle sa maîtresse, le fait était
|
|
prouvé, avait tiré les oreilles. Ils entrèrent tous, l'un après
|
|
l'autre, quelques-uns d'un air timide, d'autres plus hardiment,
|
|
ceux-ci avec grâce, ceux-là avec gaucherie, qui poussant, qui
|
|
tirant; enfin tous entrèrent de façon ou d'autre et n'importe
|
|
comment. Ils partirent tous, vingt couples à la fois, se tenant
|
|
par la main et formant une ronde. La moitié se porte en avant,
|
|
puis revient en arrière; c'est au tour de ceux-ci à se balancer en
|
|
cadence, c'est au tour de ceux-là à entraîner le mouvement; puis
|
|
ils recommencent tous à tourner en rond plusieurs fois, se
|
|
groupant, se serrant, se poursuivant les uns les autres: le vieux
|
|
couple n'est jamais à sa place, et les jeunes couples repartent
|
|
avec vivacité, quand ils l'ont mis dans l'embarras, puis, enfin,
|
|
la chaîne est rompue et les danseurs se trouvent sans vis-à-vis.
|
|
Après ce beau résultat, le vieux Fezziwig, frappant des mains pour
|
|
suspendre la danse, s'écria: «C'est bien!» et le ménétrier plongea
|
|
son visage échauffé dans un pot de porter, spécialement préparé à
|
|
cette intention. Mais, lorsqu'il reparut, dédaignant le repos, il
|
|
recommença de plus belle, quoiqu'il n'y eût pas encore de
|
|
danseurs, comme si l'autre ménétrier avait été reporté chez lui,
|
|
épuisé, sur un volet de fenêtre, et que ce fut un nouveau musicien
|
|
qui fut venu le remplacer, résolu à vaincre ou à périr.
|
|
|
|
Il y eut encore des danses, et le jeu des gages touchés; puis
|
|
encore des danses, un gâteau, du négus, une énorme pièce de rôti
|
|
froid, une autre de bouilli froid, des pâtés au hachis et de la
|
|
bière en abondance. Mais le grand effet de la soirée, ce fut après
|
|
le rôti et le bouilli, quand le ménétrier (un fin matois,
|
|
remarquez bien, un diable d'homme qui connaissait bien son
|
|
affaire: ce n'est ni vous ni moi qui aurions pu lui en remontrer!)
|
|
commença à jouer «Sir Robert de Coverley». Alors s'avança le vieux
|
|
Fezziwig pour danser avec Mme Fezziwig. Ils se placèrent en tête
|
|
de la danse. En voilà de la besogne! vingt-trois ou vingt-quatre
|
|
couples à conduire, et des gens avec lesquels il n'y avait pas à
|
|
badiner, des gens qui voulaient danser et ne savaient ce que
|
|
c'était que d'aller le pas.
|
|
|
|
Mais quand ils auraient bien été deux ou trois fois aussi
|
|
nombreux, quatre fois même, le vieux Fezziwig aurait été capable
|
|
de leur tenir tête, Mme Fezziwig pareillement. Quant à elle,
|
|
c'était sa digne compagne, dans toute l'étendue du mot. Si ce
|
|
n'est pas là un assez bel éloge, qu'on m'en fournisse un autre, et
|
|
j'en ferai mon profit. Les mollets de Fezziwig étaient
|
|
positivement comme deux astres. C'étaient des lunes qui se
|
|
multipliaient dans toutes les évolutions de la danse. Ils
|
|
paraissaient, disparaissaient, reparaissaient de plus belle. Et
|
|
quand le vieux Fezziwig et Mme Fezziwig eurent exécuté toute la
|
|
danse: _avancez et reculez, tenez votre danseuse par la main,
|
|
balancez, saluez; le tire-bouchon; enfilez l'aiguille et reprenez
|
|
vos places;_ Fezziwig faisait des entrechats si lestement, qu'il
|
|
semblait jouer du flageolet avec ses jambes, et retombait ensuite
|
|
en place sur ses pieds droit comme un I.
|
|
|
|
Quand l'horloge sonna onze heures, ce bal domestique prit fin.
|
|
M. et Mme Fezziwig allèrent se placer de chaque côté de la porte,
|
|
et secouant amicalement les mains à chaque personne
|
|
individuellement, lui aux hommes, elle aux femmes, à mesure que
|
|
l'on sortait, ils leur souhaitèrent à tous un joyeux Noël.
|
|
Lorsqu'il ne resta plus que les deux apprentis, ils leur firent
|
|
les mêmes adieux, puis les voix joyeuses se turent, et les jeunes
|
|
gens regagnèrent leurs lits placés sous un comptoir de l'arrière-
|
|
boutique.
|
|
|
|
Pendant tout ce temps, Scrooge s'était agité comme un homme qui
|
|
aurait perdu l'esprit. Son coeur et son âme avaient pris part à
|
|
cette scène avec son autre lui-même. Il reconnaissait tout, se
|
|
rappelait tout, jouissait de tout et éprouvait la plus étrange
|
|
agitation. Ce ne fut plus que quand ces brillants visages de son
|
|
autre lui-même et de Dick eurent disparu à leurs yeux, qu'il se
|
|
souvint du fantôme et s'aperçut que ce dernier le considérait très
|
|
attentivement, tandis que la lumière dont sa tête était surmontée
|
|
brillait d'une clarté de plus en plus vive.
|
|
|
|
«Il faut bien peu de chose, dit le fantôme, pour inspirer à ces
|
|
sottes gens tant de reconnaissance...
|
|
|
|
-- Peu de chose! répéta Scrooge.»
|
|
|
|
L'esprit lui fit signe d'écouter les deux apprentis qui
|
|
répandaient leurs coeurs en louanges sur Fezziwig, puis ajouta,
|
|
lorsqu'il eut obéi:
|
|
|
|
«Eh quoi! voilà-t-il pas grand'chose? Il a dépensé quelques livres
|
|
sterling de votre argent mortel; trois ou quatre peut-être. Cela
|
|
vaut-il la peine de lui donner tant d'éloges?
|
|
|
|
-- Ce n'est pas cela, dit Scrooge excité par cette remarque, et
|
|
parlant, sans s'en douter, comme son autre lui-même et non pas
|
|
comme le Scrooge d'aujourd'hui. Ce n'est pas cela, esprit.
|
|
Fezziwig a le pouvoir de nous rendre heureux ou malheureux; de
|
|
faire que notre service devienne léger ou pesant, un plaisir ou
|
|
une peine. Que ce pouvoir consiste en paroles et en regards, en
|
|
choses si insignifiantes, si fugitives qu'il est impossible de les
|
|
additionner et de les aligner en compte, eh bien, qu'est-ce que
|
|
cela fait? le bonheur qu'il nous donne est tout aussi grand que
|
|
s'il coûtait une fortune.»
|
|
|
|
Scrooge surprit le regard perçant de l'esprit et s'arrêta.
|
|
|
|
«Qu'est-ce que vous avez? demanda le fantôme.
|
|
|
|
-- Rien de particulier, répondit Scrooge.
|
|
|
|
-- Vous avez l'air d'avoir quelque chose, insista le spectre.
|
|
|
|
-- Non, dit Scrooge, non. Seulement j'aimerais à pouvoir dire en
|
|
ce moment un mot ou deux à mon commis. Voilà tout.»
|
|
|
|
Son autre lui-même éteignit les lampes au moment où il exprimait
|
|
ce désir; et Scrooge et le fantôme se trouvèrent de nouveau côte à
|
|
côte en plein air.
|
|
|
|
«Mon temps s'écoule, observa l'esprit... Vite!»
|
|
|
|
Cette parole n'était point adressée à Scrooge ou à quelqu'un qu'il
|
|
pût voir, mais elle produisit un effet immédiat, car Scrooge se
|
|
revit encore. Il était plus âgé maintenant, un homme dans la fleur
|
|
de l'âge. Son visage n'avait point les traits durs et sévères de
|
|
sa maturité; mais il avait commencé à porter les marques de
|
|
l'inquiétude et de l'avarice. Il y avait dans son regard une
|
|
mobilité ardente, avide, inquiète, qui indiquait la passion qui
|
|
avait pris racine en lui: on devinait déjà de quel coté allait se
|
|
projeter l'ombre de l'arbre qui commençait à grandir. Il n'était
|
|
pas seul, il se trouvait au contraire à côté d'une belle jeune
|
|
fille vêtue de deuil, dont les yeux pleins de larmes brillaient à
|
|
la lumière du spectre de Noël passé.
|
|
|
|
«Peu importe, disait-elle doucement, à vous du moins. Une autre
|
|
idole a pris ma place, et, si elle peut vous réjouir et vous
|
|
consoler plus tard, comme j'aurais essayé de le faire, je n'ai pas
|
|
autant de raison de m'affliger.
|
|
|
|
-- Quelle idole a pris votre place? répondit-il.
|
|
|
|
-- Le veau d'or.
|
|
|
|
-- Voilà bien l'impartialité du monde! dit-il. Il n'y a rien qu'il
|
|
traite plus durement que la pauvreté; et il n'y a rien qu'il fasse
|
|
profession de condamner avec autant de sévérité que la poursuite
|
|
de la richesse!
|
|
|
|
-- Vous craignez trop l'opinion du monde, répliquait la jeune
|
|
fille avec douceur. Vous avez sacrifié toutes vos espérances à
|
|
celle d'échapper un jour à son mépris sordide. J'ai vu vos plus
|
|
nobles aspirations disparaître une à une, jusqu'à ce que la
|
|
passion dominante, le lucre, vous ait absorbé. N'ai-je pas raison?
|
|
|
|
-- Eh bien! quoi? reprit-il. Lors même que je serais devenu plus
|
|
raisonnable en vieillissant, après? Je ne suis pas changé à votre
|
|
égard.»
|
|
|
|
Elle secoua la tête.
|
|
|
|
«Suis-je changé?
|
|
|
|
-- Notre engagement est bien ancien. Nous l'avons pris ensemble
|
|
quand nous étions tous les deux pauvres et contents de notre état,
|
|
en attendant le jour où nous pourrions améliorer notre fortune en
|
|
ce monde par notre patiente industrie. Vous avez bien changé.
|
|
Quand cet engagement fut pris, vous étiez un autre homme.
|
|
|
|
-- J'étais un enfant, s'écria-t-il avec impatience.
|
|
|
|
-- Votre propre conscience vous dit que vous n'étiez point alors
|
|
ce que vous êtes aujourd'hui, répliqua-t-elle. Pour moi, je suis
|
|
la même. Ce qui pouvait nous promettre le bonheur, quand nous
|
|
n'avions qu'un coeur, n'est plus qu'une source de peines depuis
|
|
que nous en avons deux. Combien de fois et avec quelle amertume
|
|
j'y ai pensé, je ne veux pas vous le dire. Il suffit que j'y aie
|
|
pensé, et que je puisse à présent vous rendre votre parole.
|
|
|
|
-- Ai-je jamais cherché à la reprendre?
|
|
|
|
-- De bouche, non, jamais.
|
|
|
|
-- Comment, alors?
|
|
|
|
-- En changeant du tout au tout. Votre humeur n'est plus la même,
|
|
ni l'atmosphère au milieu de laquelle vous vivez; ni l'espérance
|
|
qui était le but principal de votre vie. Si cet engagement n'eût
|
|
jamais existé entre nous, dit la jeune fille, le regardant avec
|
|
douceur, mais avec fermeté, dites-le-moi, rechercheriez-vous ma
|
|
main aujourd'hui? Oh! non.»
|
|
|
|
Il parut prêt à céder en dépit de lui-même à cette supposition
|
|
trop vraisemblable. Cependant il ne se rendit pas encore:
|
|
|
|
«Vous ne le pensez pas, dit-il.
|
|
|
|
-- Je serais bien heureuse de penser autrement si je le pouvais,
|
|
répondit-elle; Dieu le sait! Pour que je me sois rendue moi-même à
|
|
une vérité aussi pénible, il faut bien qu'elle ait une force
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|
irrésistible. Mais, si vous étiez libre aujourd'hui ou demain,
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comme hier, puis-je croire que vous choisiriez pour femme une
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fille sans dot, vous qui, dans vos plus intimes confidences, alors
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que vous lui ouvriez votre coeur avec le plus d'abandon, ne
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cessiez de peser toutes choses dans les balances de l'intérêt, et
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de tout estimer par le profit que vous pouviez en retirer! ou si,
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venant à oublier un instant, à cause d'elle, les principes qui
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font votre seule règle de conduite, vous vous arrêtiez à ce choix,
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ne sais-je donc pas que vous ne tarderiez point à le regretter et
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à vous en repentir? j'en suis convaincue; c'est pourquoi je vous
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rends votre liberté, de grand coeur, à cause même de l'amour que
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je vous portais autrefois, quand vous étiez si différent de ce que
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vous êtes aujourd'hui.»
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Il allait parler; mais elle continua en détournant les yeux:
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«Peut-être... mais non, disons plutôt: sans aucun doute, la
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mémoire du passé m'autorise à l'espérer, vous souffrirez de ce
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parti. Mais encore un peu, bien peu de temps, et vous bannirez
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avec empressement ce souvenir importun comme un rêve inutile et
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fâcheux dont vous vous féliciterez d'être délivré. Puisse la
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nouvelle existence que vous aurez choisie vous rendre heureux!»
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Elle le quitta, et ils se séparèrent.
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«Esprit, dit Scrooge, ne me montrez plus rien! Ramenez-moi à la
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maison. Pourquoi vous plaisez-vous à me tourmenter?
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-- Encore une ombre! cria le spectre.
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-- Non, plus d'autres! dit Scrooge; je n'en veux pas voir
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davantage. Ne me montrez plus rien!...»
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Mais le fantôme impitoyable l'étreignit entre ses deux bras et le
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força à considérer la suite des événements.
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Ils se trouvèrent tout à coup transportés dans un autre lieu où
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une scène d'un autre genre vint frapper leurs regards; c'était une
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chambre, ni grande, ni belle, mais agréable et commode. Près d'un
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bon feu d'hiver était assise une belle jeune fille, qui
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ressemblait tellement à la dernière, que Scrooge la prit pour
|
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elle, jusqu'à ce qu'il aperçût cette dernière devenue maintenant
|
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une grave mère de famille, assise vis-à-vis de sa fille. Le bruit
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qui se faisait dans cette chambre était assourdissant, car il y
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avait là plus d'enfants que Scrooge, dans l'agitation extrême de
|
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son esprit, n'en pouvait compter; et, bien différents de la
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joyeuse troupe dont parle le poème, au lieu de quarante enfants
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silencieux comme s'il n'y en avait eu qu'un seul, chacun d'eux, au
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contraire, se montrait bruyant et tapageur comme quarante. La
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conséquence inévitable d'une telle situation était un vacarme dont
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rien ne saurait donner une idée; mais personne ne semblait s'en
|
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inquiéter. Bien plus, la mère et la fille en riaient de tout leur
|
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coeur et s'en amusaient beaucoup. Celle-ci, ayant commencé à se
|
|
mêler à leurs jeux, fut aussitôt mise au pillage par ces petits
|
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brigands qui la traitèrent sans pitié. Que n'aurais-je pas donné
|
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pour être l'un d'eux! Quoique assurément je ne me fusse jamais
|
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conduit avec tant de rudesse, oh! non! Je n'aurais pas voulu, pour
|
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tout l'or du monde, avoir emmêlé si rudement, ni tiré avec tant de
|
|
brutalité ces cheveux si bien peignés; et quant au charmant petit
|
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soulier, je me serais bien gardé de le lui ôter de force, Dieu me
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bénisse! quand il se serait agi de sauver ma vie. Pour ce qui est
|
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de mesurer sa taille en jouant comme ils le faisaient sans
|
|
scrupule, ces petits audacieux, je ne l'aurais certainement pas
|
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osé non plus; j'aurais craint qu'en punition de ce sacrilège, mon
|
|
bras ne fût condamné à s'arrondir toujours, sans pouvoir se
|
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redresser jamais. Et pourtant, je l'avoue, j'aurais bien voulu
|
|
toucher ses lèvres, lui adresser des questions afin qu'elle fût
|
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forcée de les ouvrir pour me répondre, fixer mes regards sur les
|
|
cils de ses yeux baissés, sans la faire rougir; dénouer sa
|
|
chevelure ondoyante dont une seule boucle eût été pour moi le plus
|
|
précieux de tous les souvenirs; bref, j'aurais voulu, je le
|
|
confesse, qu'il me fût permis de jouir auprès d'elle des
|
|
privilèges d'un enfant, et, cependant, demeurer assez homme pour
|
|
en apprécier toute la valeur.
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|
Mais voilà qu'en ce moment on entendit frapper à la porte, et il
|
|
s'ensuivit immédiatement un tel tumulte et une telle confusion,
|
|
que ce groupe aussi bruyant qu'animé qui l'entourait la porta
|
|
violemment, sans qu'elle put s'en défendre, la figure riante et
|
|
les vêtements en désordre, du côté de la porte, au-devant du père
|
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qui rentrait suivi d'un homme chargé de joujoux et de cadeaux de
|
|
Noël. Qu'on se figure les cris, les batailles, les assauts livrés
|
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au commissionnaire sans défense! C'est à qui l'escaladera avec des
|
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chaises en guise d'échelles, pour fouiller dans ses poches, lui
|
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arracher les petits paquets enveloppés de papier gris, le saisir
|
|
par la cravate, se suspendre à son cou, lui distribuer, en signe
|
|
d'une tendresse que rien ne peut réprimer, force coups de poing
|
|
dans le dos, force coups de pied dans les os des jambes. Et puis,
|
|
quels cris de joie et de bonheur accueillent l'ouverture de chaque
|
|
paquet! Quel effet produit la fâcheuse nouvelle que le marmot a
|
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été pris sur le fait, mettant dans sa bouche une poêle à frire du
|
|
petit ménage, et qu'il est plus que suspecté d'avoir avalé un
|
|
dindon en sucre, collé sur un plat de bois! Quel immense
|
|
soulagement de reconnaître que c'est une fausse alarme! Leur joie,
|
|
leur reconnaissance, leur enthousiasme, tout cela ne saurait se
|
|
décrire. Enfin, l'heure étant arrivée, peu à peu les enfants, avec
|
|
leurs émotions, sortent du salon l'un après l'autre, montent
|
|
l'escalier quatre à quatre jusqu'à leur chambre située au dernier
|
|
étage, où ils se couchent, et le calme renaît.
|
|
|
|
Alors Scrooge redoubla d'attention quand le maître du logis, sur
|
|
lequel s'appuyait tendrement sa fille, s'assit entre elle et sa
|
|
mère, au coin du feu; et quand il vint à penser qu'une autre
|
|
créature semblable, tout aussi gracieuse, tout aussi belle, aurait
|
|
pu l'appeler son père, et faire un printemps du triste hiver de sa
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|
vie, ses yeux se remplirent de larmes.
|
|
|
|
«Bella, dit le mari se tournant vers sa femme avec un sourire,
|
|
j'ai vu ce soir un de vos anciens amis.
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|
-- Qui donc?
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-- Devinez!
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-- Comment le puis-je?... Mais, j'y suis, ajouta-t-elle aussitôt
|
|
en riant comme lui. C'est M. Scrooge.
|
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|
|
-- Lui-même. Je passais devant la fenêtre de son comptoir; et,
|
|
comme les volets n'étaient point fermés et qu'il avait de la
|
|
lumière, je n'ai pu m'empêcher de le voir. Son associé se meurt,
|
|
dit-on; il était donc là seul comme toujours, je pense, tout seul
|
|
au monde.
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|
|
-- Esprit, dit Scrooge d'une voix saccadée, éloignez-moi d'ici.
|
|
|
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-- Je vous ai prévenu, répondit le fantôme, que je vous montrerais
|
|
les ombres de ce qui a été; ne vous en prenez pas à moi si elles
|
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sont ce qu'elles sont, et non autre chose.
|
|
|
|
-- Emmenez-moi! s'écria Scrooge, je ne puis supporter davantage ce
|
|
spectacle!»
|
|
|
|
Il se tourna vers l'esprit, et voyant qu'il le regardait avec un
|
|
visage dans lequel, par une singularité étrange, se retrouvaient
|
|
des traits épars de tous les visages qu'il lui avait montrés, il
|
|
se jeta sur lui.
|
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|
«Laissez-moi! s'écria-t-il; ramenez-moi, cessez de m'obséder!»
|
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|
|
Dans la lutte, si toutefois c'était une lutte, car le spectre,
|
|
sans aucune résistance apparente, ne pouvait être ébranlé par
|
|
aucun effort de son adversaire, Scrooge observa que la lumière de
|
|
sa tête brillait, de plus en plus éclatante. Rapprochant alors
|
|
dans son esprit cette circonstance de l'influence que le fantôme
|
|
exerçait sur lui, il saisit l'éteignoir et, par un mouvement
|
|
soudain, le lui enfonça vivement sur la tête.
|
|
|
|
L'esprit s'affaissa tellement sous ce chapeau fantastique, qu'il
|
|
disparut presque en entier; mais Scrooge avait beau peser sur lui
|
|
de toutes ses forces, il ne pouvait venir à bout de cacher la
|
|
lumière qui s'échappait de dessous l'éteignoir et rayonnait autour
|
|
de lui sur le sol.
|
|
|
|
Il se sentit épuisé et dominé par un irrésistible besoin de
|
|
dormir, puis bientôt il se trouva dans sa chambre à coucher. Alors
|
|
il fit un dernier effort pour enfoncer encore davantage
|
|
l'éteignoir, sa main se détendit, et il n'eut que le temps de
|
|
rouler sur son lit avant de tomber dans un profond sommeil.
|
|
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|
Troisième couplet
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|
Le second des trois esprits
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Réveillé au milieu d'un ronflement d'une force prodigieuse, et
|
|
s'asseyant sur son lit pour recueillir ses pensées, Scrooge n'eut
|
|
pas besoin qu'on lui dise que l'horloge allait de nouveau sonner
|
|
_une heure_. Il sentit de lui-même qu'il reprenait connaissance
|
|
juste à point nommé pour se mettre en rapport avec le second
|
|
messager qui lui serait envoyé par l'intervention de Jacob Marley.
|
|
Mais trouvant très désagréable le frisson qu'il éprouvait en
|
|
restant là à se demander lequel de ses rideaux tirerait ce nouveau
|
|
spectre, il les tira tous les deux de ses propres mains, puis, se
|
|
laissant retomber sur son oreiller, il tint l'oeil au guet tout
|
|
autour de son lit, car il désirait affronter bravement l'esprit au
|
|
moment de son apparition, et n'avait envie ni d'être assailli par
|
|
surprise, ni de se laisser dominer par une trop vive émotion.
|
|
|
|
Messieurs les esprits forts, habitués à ne douter de rien, qui se
|
|
piquent d'être blasés sur tous les genres d'émotion, et de se
|
|
trouver, à toute heure, à la hauteur des circonstances, expriment
|
|
la vaste étendue de leur courage impassible en face des aventures
|
|
imprévues, en se déclarant prêts à tout, depuis une partie de
|
|
croix ou pile, jusqu'à une partie d'honneur (c'est ainsi, je
|
|
crois, qu'on appelle l'homicide). Entre ces deux extrêmes, il se
|
|
trouve, sans aucun doute, un champ assez spacieux, et une grande
|
|
variété de sujets. Sans vouloir faire de Scrooge un matamore si
|
|
farouche, je ne saurais m'empêcher de vous prier de croire qu'il
|
|
était prêt aussi à défier un nombre presque infini d'apparitions
|
|
étranges et fantastiques, et à ne se laisser étonner par quoi que
|
|
ce fût en ce genre, depuis la vue d'un enfant au berceau, jusqu'à
|
|
celle d'un rhinocéros!
|
|
|
|
Mais, s'il s'attendait presque à tout, il n'était, par le fait,
|
|
nullement préparé à ce qu'il n'y eût rien, et c'est pourquoi,
|
|
quand l'horloge vint à sonner une heure, et qu'aucun fantôme ne
|
|
lui apparut, il fut pris d'un frisson violent et se mit à trembler
|
|
de tous ses membres. Cinq minutes, dix minutes, un quart d'heure
|
|
se passèrent, rien ne se montra. Pendant tout ce temps, il demeura
|
|
étendu sur son lit, où se réunissaient, comme en un point central,
|
|
les rayons d'une lumière rougeâtre qui l'éclaira tout entier quand
|
|
l'horloge annonça l'heure. Cette lumière toute seule lui causait
|
|
plus d'alarmes qu'une douzaine de spectres, car il ne pouvait en
|
|
comprendre ni la signification ni la cause, et parfois il
|
|
craignait d'être en ce moment un cas intéressant de combustion
|
|
spontanée, sans avoir au moins la consolation de le savoir. À la
|
|
fin, cependant, il commença à penser, comme vous et moi l'aurions
|
|
pensé d'abord (car c'est toujours la personne qui ne se trouve
|
|
point dans l'embarras, qui sait ce qu'on aurait dû faire alors, et
|
|
ce qu'elle aurait fait incontestablement); à la fin, dis-je, il
|
|
commença à penser que le foyer mystérieux de cette lumière
|
|
fantastique pourrait être dans la chambre voisine, d'où, en la
|
|
suivant pour ainsi dire à la trace, on reconnaissait qu'elle
|
|
semblait s'échapper. Cette idée s'empara si complètement de son
|
|
esprit, qu'il se leva aussitôt tout doucement, mit ses pantoufles,
|
|
et se glissa sans bruit du côté de la porte.
|
|
|
|
Au moment où Scrooge mettait la main sur la serrure, une voix
|
|
étrange l'appela par son nom et lui dit d'entrer. Il obéit.
|
|
|
|
C'était bien son salon; il n'y avait pas le moindre doute à cet
|
|
égard; mais son salon avait subi une transformation surprenante.
|
|
Les murs et le plafond étaient si richement décorés de guirlandes
|
|
de feuillage verdoyant, qu'on eût dit un bosquet véritable dont
|
|
toutes les branches reluisaient de baies cramoisies. Les feuilles
|
|
lustrées du houx, du gui et du lierre reflétaient la lumière,
|
|
comme si on y avait suspendu une infinité de petits miroirs; dans
|
|
la cheminée flambait un feu magnifique, tel que ce foyer morne et
|
|
froid comme la pierre n'en avait jamais connu au temps de Scrooge
|
|
ou de Marley, ni depuis bien des hivers. On voyait, entassés sur
|
|
le plancher, pour former une sorte de trône, des dindes, des oies,
|
|
du gibier de toute espèce, des volailles grasses, des viandes
|
|
froides, des cochons de lait, des jambons, des aunes de saucisses,
|
|
des pâtés de hachis, des plum-puddings, des barils d'huîtres, des
|
|
marrons rôtis, des pommes vermeilles, des oranges juteuses, des
|
|
poires succulentes, d'immenses gâteaux des rois et des bols de
|
|
punch bouillant qui obscurcissaient la chambre de leur délicieuse
|
|
vapeur. Un joyeux géant, superbe à voir, s'étalait à l'aise sur ce
|
|
lit de repos; il portait à la main une torche allumée, dont la
|
|
forme se rapprochait assez d'une corne d'abondance, et il l'éleva
|
|
au-dessus de sa tête pour que sa lumière vînt frapper Scrooge,
|
|
lorsque ce dernier regarda au travers de la porte entrebâillée.
|
|
|
|
«Entrez! s'écria le fantôme. Entrez! N'ayez pas peur de faire plus
|
|
ample connaissance avec moi, mon ami!»
|
|
|
|
Scrooge entra timidement, inclinant la tête devant l'esprit. Ce
|
|
n'était plus le Scrooge rechigné d'autrefois; et, quoique les yeux
|
|
du spectre fussent doux et bienveillants, il baissait les siens
|
|
devant lui.
|
|
|
|
«Je suis l'esprit de Noël présent, dit le fantôme. Regardez-moi!»
|
|
|
|
Scrooge obéit avec respect. Ce Noël-là était vêtu d'une simple
|
|
robe, ou tunique, d'un vert foncé, bordée d'une fourrure blanche.
|
|
Elle retombait si négligemment sur son corps, que sa large
|
|
poitrine demeurait découverte, comme s'il eût dédaigné de chercher
|
|
à se cacher ou à se garantir par aucun artifice. Ses pieds, qu'on
|
|
pouvait voir sous les amples plis de cette robe, étaient nus
|
|
pareillement; et, sur sa tête, il ne portait pas d'autre coiffure
|
|
qu'une couronne de houx, semée çà et là de petits glaçons
|
|
brillants. Les longues boucles de sa chevelure brune flottaient en
|
|
liberté; elles étaient aussi libres que sa figure était franche,
|
|
son oeil étincelant, sa main ouverte, sa voix joyeuse, ses
|
|
manières dépouillées de toute contrainte et son air riant. Un
|
|
antique fourreau était suspendu à sa ceinture, mais sans épée, et
|
|
à demi rongé par la rouille.
|
|
|
|
«Vous n'avez encore jamais vu mon semblable! s'écria l'esprit.
|
|
|
|
-- Jamais, répondit Scrooge.
|
|
|
|
-- Est-ce que vous n'avez jamais fait route avec les plus jeunes
|
|
membres de ma famille; je veux dire (car je suis très jeune) mes
|
|
frères aînés de ces dernières années? poursuivit le fantôme.
|
|
|
|
-- Je ne le crois pas, dit Scrooge. J'ai peur que non. Est-ce que
|
|
vous avez eu beaucoup de frères, esprit?
|
|
|
|
-- Plus de dix-huit cents, dit le spectre.
|
|
|
|
-- Une famille terriblement nombreuse, quelle dépense!» murmura
|
|
Scrooge.
|
|
|
|
Le fantôme de Noël présent se leva.
|
|
|
|
«Esprit, dit Scrooge avec soumission, conduisez-moi où vous
|
|
voudrez. Je suis sorti la nuit dernière malgré moi, et j'ai reçu
|
|
une leçon qui commence à porter son fruit. Ce soir, si vous avez
|
|
quelque chose à m'apprendre, je ne demande pas mieux que d'en
|
|
faire mon profit.
|
|
|
|
-- Touchez ma robe!»
|
|
|
|
Scrooge obéit et se cramponna à sa robe: houx, gui, baies rouges,
|
|
lierre, dindes, oies, gibier, volailles, jambon, viandes, cochons
|
|
de lait, saucisses, huîtres, pâtés, puddings, fruits et punch,
|
|
tout s'évanouit à l'instant. La chambre, le feu, la lueur
|
|
rougeâtre, la nuit disparurent de même: ils se trouvèrent dans les
|
|
rues de la ville, le matin de Noël, où les gens, sous l'impression
|
|
d'un froid un peu vif, faisaient partout un genre de musique
|
|
quelque peu sauvage, mais avec un entrain dont le bruit n'était
|
|
pas sans charme, en raclant la neige qui couvrait les trottoirs
|
|
devant leur maison, ou en la balayant de leurs gouttières, d'où
|
|
elle tombait dans la rue à la grande joie des enfants ravis de la
|
|
voir ainsi rouler en autant de petites avalanches artificielles.
|
|
Les façades des maisons paraissaient bien noires et les fenêtres
|
|
encore davantage, par le contraste qu'elles offraient avec la
|
|
nappe de neige unie et blanche qui s'étendait sur les toits, et
|
|
celle même qui recouvrait la terre, quoiqu'elle fût moins
|
|
virginale; car la couche supérieure en avait été comme labourée en
|
|
sillons profonds par les roues pesantes des charrettes et des
|
|
voitures; ces ornières légères se croisaient et se recroisaient
|
|
l'une l'autre des milliers de fois aux carrefours des principales
|
|
rues, et formaient un labyrinthe inextricable de rigoles
|
|
entremêlées, à travers la bourbe jaunâtre durcie sous sa surface,
|
|
et l'eau congelée par le froid. Le ciel était sombre; les rues les
|
|
plus étroites disparaissaient enveloppées dans un épais brouillard
|
|
qui tombait en verglas et dont les atomes les plus pesants
|
|
descendaient en une averse de suie, comme si toutes les cheminées
|
|
de la Grande-Bretagne avaient pris feu, de concert, et se
|
|
ramonaient elles-mêmes à coeur joie. Londres, ni son climat,
|
|
n'avaient rien de bien agréable. Cependant on remarquait partout
|
|
dehors un air d'allégresse, que le plus beau jour et le plus
|
|
brillant soleil d'été se seraient en vain efforcés d'y répandre.
|
|
|
|
En effet, les hommes qui déblayaient les toits paraissaient joyeux
|
|
et de bonne humeur; ils s'appelaient d'une maison à l'autre, et de
|
|
temps en temps échangeaient en plaisantant une boule de neige
|
|
(projectile assurément plus inoffensif que maint sarcasme), riant
|
|
de tout leur coeur quand elle atteignait le but, et de grand coeur
|
|
aussi quand elle venait à le manquer.
|
|
|
|
Les boutiques de marchands de volailles étaient encore à moitié
|
|
ouvertes, celles des fruitiers brillaient de toute leur splendeur.
|
|
Ici de gros paniers, ronds, au ventre rebondi, pleins de superbes
|
|
marrons, s'étalant sur les portes, comme les larges gilets de ces
|
|
bons vieux gastronomes s'étalent sur leur abdomen, semblaient
|
|
prêts à tomber dans la rue, victimes de leur corpulence
|
|
apoplectique; là, des oignons d'Espagne rougeâtres, hauts en
|
|
couleur, aux larges flancs, rappelant par cet embonpoint heureux
|
|
les moines de leur patrie, et lançant du haut de leurs tablettes,
|
|
d'agaçantes oeillades aux jeunes filles qui passaient en jetant un
|
|
coup d'oeil discret sur les branches de gui suspendues en
|
|
guirlandes; puis encore, des poires, des pommes amoncelées en
|
|
pyramides appétissantes; des grappes de raisin, que les marchands
|
|
avaient eu l'attention délicate de suspendre aux endroits les plus
|
|
exposés à la vue, afin que les amateurs se sentissent venir l'eau
|
|
à la bouche, et pussent se rafraîchir gratis en passant; des tas
|
|
de noisettes, moussues et brunes, faisant souvenir, par leur bonne
|
|
odeur, d'anciennes promenades dans les bois, où l'on avait le
|
|
plaisir d'enfoncer jusqu'à la cheville au milieu des feuilles
|
|
sèches; des _biffins_ de Norfolk, dodues et brunes, qui faisaient
|
|
ressortir la teinte dorée des oranges et des citrons, et
|
|
semblaient se recommander avec instance par leur volume et leur
|
|
apparence juteuse, pour qu'on les emportât dans des sacs de
|
|
papier, afin de les manger au dessert. Les poissons d'or et
|
|
d'argent, eux-mêmes, exposés dans des bocaux parmi ces fruits de
|
|
choix, quoique appartenant à une race triste et apathique,
|
|
paraissaient s'apercevoir, tout poissons qu'ils étaient, qu'il se
|
|
passait quelque chose d'extraordinaire, allaient et venaient,
|
|
ouvrant la bouche tout autour de leur petit univers, dans un état
|
|
d'agitation hébétée.
|
|
|
|
Et les épiciers donc! oh! les épiciers! leurs boutiques étaient
|
|
presque fermées, moins peut-être un volet ou deux demeurés
|
|
ouverts; mais que de belles choses se laissaient voir à travers
|
|
ces étroites lacunes! Ce n'était pas seulement le son joyeux des
|
|
balances retombant sur le comptoir, ou le craquement de la ficelle
|
|
sous les ciseaux qui la séparent vivement de sa bobine pour
|
|
envelopper les paquets, ni le cliquetis incessant des bottes de
|
|
fer-blanc pour servir le thé ou le moka aux pratiques. Pan, pan,
|
|
sur le comptoir; parais, disparais, elles voltigeaient entre les
|
|
mains des garçons comme les gobelets d'un escamoteur; ce n'étaient
|
|
pas seulement les parfums mélangés du thé et du café si agréables
|
|
à l'odorat, les raisins secs si beaux et si abondants, les amandes
|
|
d'une si éclatante blancheur, les bâtons de cannelle si longs et
|
|
si droits, les autres épices si délicieuses, les fruits confits si
|
|
bien glacés et tachetés de sucre candi, que leur vue seule
|
|
bouleversait les spectateurs les plus indifférents et les faisait
|
|
sécher d'envie; ni les figues moites et charnues, ou les pruneaux
|
|
de Tours et d'Agen, à la rougeur modeste, au goût acidulé, dans
|
|
leurs corbeilles richement décorées, ni enfin toutes ces bonnes
|
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choses ornées de leur parure de fête; mais il fallait voir les
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pratiques, si empressées et si avides de réaliser les espérances
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du jour, qu'elles se bousculaient à la porte, heurtaient
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violemment l'un contre l'autre leurs paniers à provisions,
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oubliaient leurs emplettes sur le comptoir, revenaient les
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chercher en courant, et commettaient mille erreurs semblables de
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la meilleure humeur du monde, tandis que l'épicier et ses garçons
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montraient tant de franchise et de rondeur, que les coeurs de
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cuivre poli avec lesquels ils tenaient attachées par derrière
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leurs serpillières, étaient l'image de leurs propres coeurs
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exposés au public pour passer une inspection générale..., de beaux
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coeurs dorés, des coeurs à prendre, si vous voulez,
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mesdemoiselles!
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Mais bientôt les cloches appelèrent les bonnes gens à l'église ou
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à la chapelle; ils sortirent par troupes pour s'y rendre,
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remplissant les rues, dans leurs plus beaux habits et avec leurs
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plus joyeux visages. Au même moment, d'une quantité de petites
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rues latérales, de passages et de cours sans nom, s'élancèrent une
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multitude innombrable de personnes, portant leur dîner chez le
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boulanger pour le mettre au four. La vue de ces pauvres gens
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chargés de leurs galas, parut beaucoup intéresser l'esprit, car il
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se tint, avec Scrooge à ses côtés, sur le seuil d'une boulangerie,
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et, soulevant le couvercle des plats à mesure qu'ils passaient, il
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arrosait d'encens leur dîner avec sa torche. C'était, en vérité,
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une torche fort extraordinaire que la sienne, car, une fois ou
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deux, quelques porteurs de dîners s'étant adressé des paroles de
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colère pour s'être heurtés un peu rudement dans leur empressement,
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il en fit tomber sur eux quelques gouttes d'eau; et aussitôt ces
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hommes reprirent toute leur bonne humeur, s'écriant que c'était
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une honte de se quereller un jour de Noël. Et rien de plus vrai!
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mon Dieu! rien de plus vrai!
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Peu à peu les cloches se turent, les boutiques de boulangers se
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fermèrent, mais il y avait comme un avant-goût réjouissant de tous
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ces dîners et des progrès de leur cuisson dans la vapeur humide
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qui dégelait en l'air au-dessus de chaque four, dont le carreau
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fumait comme s'il cuisait avec les plats.
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«Y a-t-il donc une saveur particulière dans ces gouttes que vous
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faites tomber de votre torche en la secouant? demanda Scrooge.
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-- Certainement, il y a ma saveur, à moi.
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-- Est-ce qu'elle peut se communiquer à toute espèce de dîner
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aujourd'hui? demanda Scrooge.
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-- À tout dîner offert cordialement, et surtout aux plus pauvres.
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-- Pourquoi aux plus pauvres?
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-- Parce que ce sont ceux qui en ont le plus besoin.
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-- Esprit, dit Scrooge après un instant de réflexion, je m'étonne
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alors que, parmi tous les êtres qui remplissent les mondes situés
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autour de nous, des esprits comme vous se soient chargés d'une
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commission aussi peu charitable: celle de priver ces pauvres gens
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des occasions qui s'offrent à eux de prendre un plaisir innocent.
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-- Moi! s'écria l'esprit.
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-- Oui, puisque vous les privez du moyen de dîner tous les huit
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jours, et cela le seul jour souvent où l'on puisse dire qu'ils
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dînent, continua Scrooge. N'est-ce pas vrai?
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-- Moi! s'écria l'esprit.
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-- Certainement; n'est-ce pas vous qui cherchez à faire fermer ces
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fours le jour du sabbat? dit Scrooge. Et cela ne revient-il pas au
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même?
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-- Moi! je cherche cela! s'écria l'esprit.
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-- Pardonnez-moi, si je me trompe. Cela se fait en votre nom ou,
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du moins, au nom de votre famille, dit Scrooge.
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-- Il y a, répondit l'esprit, sur cette terre où vous habitez, des
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hommes qui ont la prétention de nous connaître, et qui, sous notre
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nom, ne font que servir leurs passions coupables, l'orgueil, la
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méchanceté, la haine, l'envie, la bigoterie et l'égoïsme; mais ils
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sont aussi étrangers à nous et à toute notre famille que s'ils
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n'avaient jamais vu le jour. Rappelez-vous cela, et une autre fois
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rendez-les responsables de leurs actes, mais non pas nous.»
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Scrooge le lui promit; alors ils se transportèrent, invisibles
|
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comme ils l'avaient été jusque-là, dans les faubourgs de la ville.
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Une faculté remarquable du spectre (Scrooge l'avait observé déjà
|
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chez le boulanger) était de pouvoir, nonobstant sa taille
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gigantesque, s'arranger de toute place, sans être gêné, en sorte
|
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que, sous le toit le plus bas, il conservait la même grâce, la
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même majesté surnaturelle qu'il eût pu le faire sous la voûte la
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plus élevée d'un palais.
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Peut-être était-ce le plaisir qu'éprouvait le bon esprit à faire
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montre de cette faculté singulière, ou bien encore la tendance de
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sa nature bienveillante, généreuse, cordiale et sa sympathie pour
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les pauvres qui le conduisit tout droit chez le commis de Scrooge;
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c'est là, en effet, qu'il porta ses pas, emmenant avec lui
|
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Scrooge, toujours cramponné à sa robe. Sur le seuil de la porte,
|
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l'esprit sourit et s'arrêta pour bénir, en l'aspergeant de sa
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|
torche, la demeure de Bob Cratchit. Voyez! Bob n'avait lui-même
|
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que quinze _Bob[2]_ par semaine; chaque samedi il n'empochait que
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quinze exemplaires de son nom de baptême, et pourtant le fantôme
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de Noël présent n'en bénit pas moins sa petite maison composée de
|
|
quatre chambres!
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Alors se leva mistress Cratchit, la femme de Cratchit, pauvrement
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vêtue d'une robe retournée, mais, en revanche, toute parée de
|
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rubans à bon marché, de ces rubans qui produisent, ma foi, un joli
|
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effet, pour la bagatelle de douze sous. Elle mettait le couvert,
|
|
aidée de Belinda Cratchit, la seconde de ses filles, tout aussi
|
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enrubannée que sa mère, tandis que maître Pierre Cratchit
|
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plongeait une fourchette dans la marmite remplie de pommes de
|
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terre et ramenait jusque dans sa bouche les coins de son
|
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monstrueux col de chemise, pas précisément _son_ col de chemise,
|
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car c'était celle de son père; mais Bob l'avait prêtée ce jour-là,
|
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en l'honneur de Noël, à son héritier présomptif, lequel, heureux
|
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de se voir si bien attifé, brûlait d'aller montrer son linge dans
|
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les parcs fashionables. Et puis deux autres petits Cratchit,
|
|
garçon et fille, se précipitèrent dans la chambre en s'écriant
|
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qu'ils venaient de flairer l'oie, devant la boutique du boulanger,
|
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et qu'ils l'avaient bien reconnue pour la leur. Ivres d'avance à
|
|
la pensée d'une bonne sauce à la sauge et à l'oignon, les petits
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gourmands se mirent à danser de joie autour de la table, et
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|
portèrent aux nues maître Pierre Cratchit, le cuisinier du jour,
|
|
tandis que ce dernier (pas du tout fier, quoique son col de
|
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chemise fût si copieux qu'il menaçait de l'étouffer) soufflait le
|
|
feu, tant et si bien que les pommes de terre en retard
|
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rattrapèrent le temps perdu et vinrent taper, en bouillant, au
|
|
couvercle de la casserole, pour avertir qu'elles étaient bonnes à
|
|
retirer et à peler.
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|
«Qu'est-ce qui peut donc retenir votre excellent père? dit
|
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mistress Cratchit. Et votre frère Tiny Tim? et Martha? Au dernier
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|
Noël, elle était déjà arrivée depuis une demi-heure!
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-- La voici, Martha, mère! s'écria une jeune fille qui parut en
|
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même temps.
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-- Voici Martha, mère! répétèrent les deux petits Cratchit.
|
|
Hourra! si vous saviez comme il y a une belle oie, Martha!
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-- Ah! chère enfant, que le bon Dieu vous bénisse! Comme vous
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|
venez tard! dit mistress Cratchit l'embrassant une douzaine de
|
|
fois et la débarrassant de son châle et de son chapeau avec une
|
|
tendresse empressée.
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-- C'est que nous avions beaucoup d'ouvrage à terminer hier soir,
|
|
ma mère, répondit la jeune fille, et, ce matin, il a fallu le
|
|
livrer!
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-- Bien! bien! n'y pensons plus, puisque vous voilà, dit mistress
|
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Cratchit. Allons! asseyez-vous près du feu et chauffez-vous, ma
|
|
chère enfant!
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|
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-- Non, non! voici papa qui vient, crièrent les deux petits
|
|
Cratchit qu'on voyait partout en même temps. Cache-toi, Martha,
|
|
cache-toi!»
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Et Martha se cacha; puis entra le petit Bob, le père Bob avec son
|
|
cache-nez pendant de trois pieds au moins devant lui, sans compter
|
|
la frange; ses habits usés jusqu'à la corde étaient raccommodés et
|
|
brossés soigneusement, pour leur donner un air de fête; Bob
|
|
portait Tiny Tim sur son épaule. Hélas! le pauvre Tiny Tim! il
|
|
avait une petite béquille et une mécanique en fer pour soutenir
|
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ses jambes.
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|
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«Eh bien! où est notre Martha? s'écria Bob Cratchit en jetant les
|
|
yeux tout autour de lui.
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-- Elle ne vient pas, répondit mistress Cratchit.
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|
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-- Elle ne vient pas? dit Bob frappé d'un abattement soudain, et
|
|
perdant, en un clin d'oeil, tout cet élan de gaieté avec lequel il
|
|
avait porté Tiny Tim depuis l'église, toujours courant comme son
|
|
dada, un vrai cheval de course. Elle ne vient pas! un jour de
|
|
Noël!»
|
|
|
|
Martha ne put supporter de le voir ainsi contrarié, même pour
|
|
rire; aussi n'attendit-elle pas plus longtemps pour sortir de sa
|
|
cachette, derrière la porte du cabinet, et courut-elle se jeter
|
|
dans ses bras, tandis que les deux petits Cratchit s'emparèrent de
|
|
Tiny Tim et le portèrent dans la buanderie, afin qu'il pût
|
|
entendre le pudding chanter dans la casserole.
|
|
|
|
«Et comment s'est comporté le petit Tiny Tim? demanda mistress
|
|
Cratchit après qu'elle eût raillé Bob de sa crédulité et que Bob
|
|
eût embrassé sa fille tout à son aise.
|
|
|
|
-- Comme un vrai bijou, dit Bob, et mieux encore. Obligé qu'il est
|
|
de demeurer si longtemps assis tout seul, il devient réfléchi, et
|
|
on ne saurait croire toutes les idées qui lui passent par la tête.
|
|
Il me disait, en revenant, qu'il espérait avoir été remarqué dans
|
|
l'église par les fidèles, parce qu'il est estropié, et que les
|
|
chrétiens doivent aimer, surtout un jour de Noël, à se rappeler
|
|
celui qui a fait marcher les boiteux et voir les aveugles.»
|
|
|
|
La voix de Bob tremblait en répétant ces mots; elle trembla plus
|
|
encore quand il ajouta que Tiny Tim devenait chaque jour plus fort
|
|
et plus vigoureux.
|
|
|
|
On entendit retentir sur le plancher son active petite béquille,
|
|
et, à l'instant, Tiny Tim rentra, escorté par le petit frère et la
|
|
petite soeur jusqu'à son tabouret, près du feu. Alors Bob,
|
|
retroussant ses manches par économie, comme si, le pauvre garçon!
|
|
elles pouvaient s'user davantage, prit du genièvre et des citrons
|
|
et en composa dans un bol une sorte de boisson chaude, qu'il fit
|
|
mijoter sur la plaque après l'avoir agitée dans tous les sens;
|
|
pendant ce temps, maître Pierre et les deux petits Cratchit, qu'on
|
|
était sûr de trouver partout, allèrent chercher l'oie, qu'ils
|
|
rapportèrent bientôt en procession triomphale.
|
|
|
|
À voir le tumulte causé par cette apparition, on aurait dit qu'une
|
|
oie est le plus rare de tous les volatiles, un phénomène emplumé,
|
|
auprès duquel un cygne noir serait un lieu commun; et, en vérité,
|
|
une oie était bien en effet une des sept merveilles dans cette
|
|
pauvre maison. Mistress Cratchit fit bouillir le jus, préparé
|
|
d'avance, dans une petite casserole; maître Pierre écrasa les
|
|
pommes de terre avec une vigueur incroyable; miss Belinda sucra la
|
|
sauce aux pommes; Martha essuya les assiettes chaudes; Bob fit
|
|
asseoir Tiny Tim près de lui à l'un des coins de la table; les
|
|
deux petits Cratchit placèrent des chaises pour tout le monde,
|
|
sans s'oublier eux-mêmes, et, une fois en faction à leur poste,
|
|
fourrèrent leurs cuillers dans leur bouche pour ne point céder à
|
|
la tentation de demander de l'oie avant que vînt leur tour d'être
|
|
servis.
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|
|
|
Enfin, les plats furent mis sur la table, et l'on dit le
|
|
_Benedicite_, suivi d'un moment de silence général, lorsque
|
|
mistress Cratchit, promenant lentement son regard le long du
|
|
couteau à découper, se prépara à le plonger dans les flancs de la
|
|
bête; mais à peine l'eût-elle fait, à peine la farce si longtemps
|
|
attendue se fût-elle précipitée par cette ouverture, qu'un murmure
|
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de bonheur éclata tout autour de la table, et Tiny Tim lui-même,
|
|
excité par les deux petits Cratchit, frappa sur la table avec le
|
|
manche de son couteau, et cria d'une voix faible: «Hourra!»
|
|
|
|
Jamais on ne vit oie pareille! Bob dit qu'il ne croyait pas qu'on
|
|
en eût jamais fait cuire une semblable. Sa tendreté, sa saveur, sa
|
|
grosseur, son bon marché, furent le texte commenté par
|
|
l'admiration universelle; avec la sauce aux pommes et la purée de
|
|
pommes de terre, elle suffit amplement pour le dîner de toute la
|
|
famille. «En vérité, dit mistress Cratchit, apercevant un petit
|
|
atome d'os resté sur un plat, on n'a pas seulement pu manger
|
|
tout», et pourtant tout le monde en avait eu à bouche que veux-tu;
|
|
et les deux petits Cratchit, en particulier, étaient barbouillés
|
|
jusqu'aux yeux de sauce à la sauge et à l'oignon. Mais alors, les
|
|
assiettes ayant été changées par miss Belinda, mistress Cratchit
|
|
sortit seule, trop émue pour supporter la présence de témoins,
|
|
afin d'aller chercher le pudding et de l'apporter sur la table.
|
|
|
|
Supposez qu'il soit manqué! supposez qu'il se brise quand on le
|
|
retournera! supposez que quelqu'un ait sauté par-dessus le mur de
|
|
l'arrière-cour et l'ait volé pendant qu'on se régalait de l'oie; à
|
|
cette supposition, les deux petits Cratchit devinrent blêmes! Il
|
|
n'y avait pas d'horreurs dont on ne fît la supposition.
|
|
|
|
Oh! oh! quelle vapeur épaisse! Le pudding était tiré du chaudron.
|
|
Quelle bonne odeur de lessive! (c'était le linge qui
|
|
l'enveloppait). Quel mélange d'odeurs appétissantes, qui
|
|
rappellent le restaurateur, le pâtissier de la maison d'à côté et
|
|
la blanchisseuse sa voisine! C'était le pudding. Après une demi-
|
|
minute à peine d'absence, mistress Cratchit rentrait, le visage
|
|
animé, mais souriante et toute glorieuse, avec le pudding,
|
|
semblable à un boulet de canon tacheté, si dur, si ferme, nageant
|
|
au milieu d'un quart de pinte d'eau-de-vie enflammée et surmonté
|
|
de la branche de houx consacrée à Noël.
|
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|
Oh! quel merveilleux pudding! Bob Cratchit déclara, et cela d'un
|
|
ton calme et sérieux, qu'il le regardait comme le chef-d'oeuvre de
|
|
mistress Cratchit depuis leur mariage. Mistress Cratchit répondit
|
|
qu'à présent qu'elle n'avait plus ce poids sur le coeur, elle
|
|
avouerait qu'elle avait eu quelques doutes sur la quantité de
|
|
farine. Chacun eut quelque chose à en dire, mais personne ne
|
|
s'avisa de dire, s'il le pensa, que c'était un bien petit pudding
|
|
pour une aussi nombreuse famille. Franchement, c'eût été bien
|
|
vilain de le penser ou de le dire. Il n'y a pas de Cratchit qui
|
|
n'en eût rougi de honte.
|
|
|
|
Enfin, le dîner achevé, on enleva la nappe, un coup de balai fut
|
|
donné au foyer et le feu ravivé. Le grog fabriqué par Bob ayant
|
|
été goûté et trouvé parfait, on mit des pommes et des oranges sur
|
|
la table et une grosse poignée de marrons sous les cendres. Alors
|
|
toute la famille se rangea autour du foyer en cercle, comme disait
|
|
Bob Cratchit, il voulait dire en demi-cercle: on mit près de Bob
|
|
tous les cristaux de la famille, savoir: deux verres à boire et un
|
|
petit verre à servir la crème dont l'anse était cassée. Qu'est-ce
|
|
que cela fait? Ils n'en contenaient pas moins la liqueur
|
|
bouillante puisée dans le bol tout aussi bien que des gobelets
|
|
d'or auraient pu le faire, et Bob la servit avec des yeux
|
|
rayonnants de joie, tandis que les marrons se fendaient avec
|
|
fracas et pétillaient sous la cendre. Alors Bob proposa ce toast:
|
|
|
|
«Un joyeux Noël pour nous tous, mes amis! Que Dieu nous bénisse!»
|
|
|
|
La famille entière fit écho.
|
|
|
|
«Que Dieu bénisse chacun de nous!», dit Tiny Tim, le dernier de
|
|
tous.
|
|
|
|
Il était assis très près de son père sur son tabouret. Bob tenait
|
|
sa petite main flétrie dans la sienne, comme s'il eût voulu lui
|
|
donner une marque plus particulière de sa tendresse et le garder à
|
|
ses côtés de peur qu'on ne vînt le lui enlever.
|
|
|
|
«Esprit, dit Scrooge avec un intérêt qu'il n'avait jamais éprouvé
|
|
auparavant, dites-moi si Tiny Tim vivra.
|
|
|
|
-- Je vois une place vacante au coin du pauvre foyer, répondit le
|
|
spectre, et une béquille sans propriétaire qu'on garde
|
|
soigneusement. Si mon successeur ne change rien à ces images,
|
|
l'enfant mourra.
|
|
|
|
-- Non, non, dit Scrooge. Oh! non, bon esprit! dites qu'il sera
|
|
épargné.
|
|
|
|
-- Si mon successeur ne change rien à ces images, qui sont
|
|
l'avenir, reprit le fantôme, aucun autre de ma race ne le trouvera
|
|
ici. Eh bien! après! s'il meurt, il diminuera le superflu de la
|
|
population.»
|
|
|
|
Scrooge baissa la tête lorsqu'il entendit l'esprit répéter ses
|
|
propres paroles, et il se sentit pénétré de douleur et de
|
|
repentir.
|
|
|
|
«Homme, dit le spectre, si vous avez un coeur d'homme et non de
|
|
pierre, cessez d'employer ce jargon odieux jusqu'à ce que vous
|
|
ayez appris ce que c'est que ce superflu et où il se trouve.
|
|
Voulez-vous donc décider quels hommes doivent vivre, quels hommes
|
|
doivent mourir? Il se peut qu'aux yeux de Dieu vous soyez moins
|
|
digne de vivre que des millions de créatures semblables à l'enfant
|
|
de ce pauvre homme. Grand Dieu! entendre l'insecte sur la feuille
|
|
déclarer qu'il y a trop d'insectes vivants parmi ses frères
|
|
affamés dans la poussière!»
|
|
|
|
Scrooge s'humilia devant la réprimande de l'esprit, et, tout
|
|
tremblant, abaissa ses regards vers la terre. Mais il les releva
|
|
bientôt en entendant prononcer son nom.
|
|
|
|
«À M. Scrooge! disait Bob; je veux vous proposer la santé de
|
|
M. Scrooge, le patron de notre petit gala.
|
|
|
|
-- Un beau patron, ma foi! s'écria mistress Cratchit, rouge
|
|
d'émotion; je voudrais le tenir ici, je lui en servirais un gala
|
|
de ma façon, et il faudrait qu'il eût bon appétit pour s'en
|
|
régaler!
|
|
|
|
-- Ma chère, reprit Bob...; les enfants!... le jour de Noël!
|
|
|
|
-- Il faut, en effet, que ce soit le jour de Noël, continua-t-
|
|
elle, pour qu'on boive à la santé d'un homme aussi odieux, aussi
|
|
avare, aussi dur et aussi insensible que M. Scrooge. Vous savez
|
|
s'il est tout cela, Robert! Personne ne le sait mieux que vous,
|
|
pauvre ami!
|
|
|
|
-- Ma chère, répondit Bob doucement... le jour de Noël.
|
|
|
|
-- Je boirai à sa santé pour l'amour de vous et en l'honneur de ce
|
|
jour, dit mistress Cratchit, mais non pour lui. Je lui souhaite
|
|
donc une longue vie, joyeux Noël et heureuse année! Voilà-t-il pas
|
|
de quoi le rendre bien heureux et bien joyeux! J'en doute.»
|
|
|
|
Les enfants burent à la santé de M. Scrooge après leur mère;
|
|
c'était la première chose qu'ils ne fissent pas ce jour-là de bon
|
|
coeur; Tiny Tim but le dernier, mais il aurait bien donné son
|
|
toast pour deux sous. Scrooge était l'ogre de la famille; la
|
|
mention de son nom jeta sur cette petite fête un sombre nuage qui
|
|
ne se dissipa complètement qu'après cinq grandes minutes.
|
|
|
|
Ce temps écoulé, ils furent dix fois plus gais qu'avant, dès qu'on
|
|
en eut entièrement fini avec cet épouvantail de Scrooge. Bob
|
|
Cratchit leur apprit qu'il avait en vue pour Master Pierre une
|
|
place qui lui rapporterait, en cas de réussite, cinq schellings
|
|
six pence par semaine. Les deux petits Cratchit rirent comme des
|
|
fous en pensant que Pierre allait entrer dans les affaires, et
|
|
Pierre lui-même regarda le feu d'un air pensif entre les deux
|
|
pointes de son col, comme s'il se consultait déjà pour savoir
|
|
quelle sorte de placement il honorerait de son choix quand il
|
|
serait en possession de ce revenu embarrassant.
|
|
|
|
Martha, pauvre apprentie chez une marchande de modes, raconta
|
|
alors quelle espèce d'ouvrage elle avait à faire, combien d'heures
|
|
elle travaillait sans s'arrêter, et se réjouit d'avance à la
|
|
pensée qu'elle pourrait demeurer fort tard au lit le lendemain
|
|
matin, jour de repos passé à la maison. Elle ajouta qu'elle avait
|
|
vu, peu de jours auparavant, une comtesse et un lord, et que le
|
|
lord était bien à peu près de la taille de Pierre; sur quoi Pierre
|
|
tira si haut son col de chemise, que vous n'auriez pu apercevoir
|
|
sa tête si vous aviez été là. Pendant tout ce temps, les marrons
|
|
et le pot au grog circulaient à la ronde, puis Tiny Tim se mit à
|
|
chanter une ballade sur un enfant égaré au milieu des neiges; Tiny
|
|
Tim avait une petite voix plaintive et chanta sa romance à
|
|
merveille, ma foi!
|
|
|
|
Il n'y avait rien dans tout cela de bien aristocratique. Ce
|
|
n'était pas une belle famille; ils n'étaient bien vêtus ni les uns
|
|
ni les autres; leurs souliers étaient loin d'être imperméables;
|
|
leurs habits n'étaient pas cossus; Pierre pouvait bien même avoir
|
|
fait la connaissance, j'en mettrais ma main au feu, avec la
|
|
boutique de quelque fripier. Cependant ils étaient heureux,
|
|
reconnaissants, charmés les uns des autres et contents de leur
|
|
sort; et au moment où Scrooge les quitta, ils semblaient de plus
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en plus heureux encore à la lueur des étincelles que la torche de
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l'esprit répandait sur eux; aussi les suivit-il du regard, et en
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particulier Tiny Tim, sur lequel il tint l'oeil fixé jusqu'au
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bout.
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Cependant la nuit était venue, sombre et noire; la neige tombait à
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gros flocons, et, tandis que Scrooge parcourait les rues avec
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l'esprit, l'éclat des feux pétillait dans les cuisines, dans les
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salons, partout, avec un effet merveilleux. Ici, la flamme
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vacillante laissait voir les préparatifs d'un bon petit dîner de
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famille, avec les assiettes qui chauffaient devant le feu, et des
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rideaux épais d'un rouge foncé, qu'on allait tirer bientôt pour
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empêcher le froid et l'obscurité de la rue. Là, tous les enfants
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de la maison s'élançaient dehors dans la neige au-devant de leurs
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soeurs mariées, de leurs frères, de leurs cousins, de leurs
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oncles, de leurs tantes, pour être les premiers à leur dire
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bonjour. Ailleurs, les silhouettes des convives se dessinaient sur
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les stores. Un groupe de belles jeunes filles, encapuchonnées,
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chaussées de souliers fourrés, et causant toutes à la fois, se
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rendaient d'un pied léger chez quelque voisin; malheur alors au
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célibataire (les rusées magiciennes, elles le savaient bien!) qui
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les y verrait faire leur entrée avec leur teint vermeil, animé par
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le froid!
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À en juger par le nombre de ceux qu'ils rencontraient sur leur
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route se rendant à d'amicales réunions, vous auriez pu croire
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qu'il ne restait plus personne dans les maisons pour leur donner
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la bienvenue à leur arrivée, quoique ce fut tout le contraire; pas
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une maison où l'on n'attendît compagnie, pas une cheminée où l'on
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n'eût empilé le charbon jusqu'à la gorge. Aussi, Dieu du ciel!
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comme l'esprit était ravi d'aise! comme il découvrait sa large
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poitrine! comme il ouvrait sa vaste main! comme il planait au-
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dessus de cette foule, déversant avec générosité sa joie vive et
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innocente sur tout ce qui se trouvait à sa portée! Il n'y eut pas
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jusqu'à l'allumeur de réverbères qui, dans sa course devant lui,
|
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marquant de points lumineux les rues ténébreuses, tout habillé
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déjà pour aller passer sa soirée quelque part, se mit à rire aux
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éclats lorsque l'esprit passa près de lui, bien qu'il ne sût pas,
|
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le brave homme, qu'il eût en ce moment pour compagnie Noël en
|
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personne.
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Tout à coup, sans que le spectre eût dit un seul mot pour préparer
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son compagnon à ce brusque changement, ils se trouvèrent au milieu
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d'un marais triste, désert, parsemé de monstrueux tas de pierres
|
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brutes, comme si c'eût été un cimetière de géants; l'eau s'y
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répandait partout où elle voulait, elle n'avait pas d'autre
|
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obstacle que la gelée qui la retenait prisonnière; il ne venait
|
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rien en ce triste lieu, si ce n'est de la mousse, des genêts et
|
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une herbe chétive et rude. À l'horizon, du côté de l'ouest, le
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soleil couchant avait laissé une traînée de feu d'un rouge ardent
|
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qui illumina un instant ce paysage désolé, comme le regard
|
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étincelant d'un oeil sombre, dont les paupières s'abaissant peu à
|
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peu, jusqu'à ce qu'elles se ferment tout à fait, finirent par se
|
|
perdre complètement dans l'obscurité d'une nuit épaisse.
|
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|
«Où sommes-nous? demanda Scrooge.
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-- Nous sommes où vivent les mineurs, ceux qui travaillent dans
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les entrailles de la terre, répondit l'esprit; mais ils me
|
|
reconnaissent. Regardez!»
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Une lumière brilla à la fenêtre d'une pauvre hutte, et ils se
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dirigèrent rapidement de ce côté. Passant à travers le mur de
|
|
pierres et de boue, ils trouvèrent une joyeuse compagnie assemblée
|
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autour d'un feu splendide. Un vieux, vieux bonhomme et sa femme,
|
|
leurs enfants, leurs petits-enfants, et une autre génération
|
|
encore, étaient tous là réunis, vêtus de leurs habits de fête. Le
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vieillard, d'une voix qui s'élevait rarement au-dessus des
|
|
sifflements aigus du vent sur la lande déserte, leur chantait un
|
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Noël (déjà fort ancien lorsqu'il n'était lui-même qu'un tout petit
|
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enfant); de temps en temps ils reprenaient tous ensemble le
|
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refrain. Chaque fois qu'ils chantaient, le vieillard sentait
|
|
redoubler sa vigueur et sa verve; mais chaque fois, dès qu'ils se
|
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taisaient, il retombait dans sa première faiblesse.
|
|
|
|
L'esprit ne s'arrêta pas en cet endroit, mais ordonna à Scrooge de
|
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saisir fortement sa robe et le transporta, en passant au-dessus du
|
|
marais, où? Pas à la mer, sans doute? Si, vraiment, à la mer.
|
|
Scrooge, tournant la tête, vit avec horreur, bien loin derrière
|
|
eux, la dernière langue de terre, une rangée de rochers affreux;
|
|
ses oreilles furent assourdies par le bruit des flots qui
|
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tourbillonnaient, mugissaient avec le fracas du tonnerre et
|
|
venaient se briser au sein des épouvantables cavernes qu'ils
|
|
avaient creusées, comme si, dans les accès de sa rage, la mer eût
|
|
essayé de miner la terre.
|
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|
|
Bâti sur le triste récif d'un rocher à fleur d'eau, à quelques
|
|
lieues du rivage, et battu par les eaux tout le long de l'année
|
|
avec un acharnement furieux, se dressait un phare solitaire.
|
|
D'énormes tas de plantes marines s'accumulaient à sa base, et les
|
|
oiseaux des tempêtes, engendrés par les vents, peut-être comme les
|
|
algues par les eaux, voltigeaient alentour, s'élevant et
|
|
s'abaissant tour à tour, comme les vagues qu'ils effleuraient dans
|
|
leur vol.
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|
|
Mais, même en ce lieu, deux hommes chargés de la garde du phare
|
|
avaient allumé un feu qui jetait un rayon de clarté sur
|
|
l'épouvantable mer, à travers l'ouverture pratiquée dans l'épaisse
|
|
muraille. Joignant leurs mains calleuses par-dessus la table
|
|
grossière devant laquelle ils étaient assis, ils se souhaitaient
|
|
l'un à l'autre un joyeux Noël en buvant leur grog, et le plus âgé
|
|
des deux dont le visage était racorni et couturé par les
|
|
intempéries de l'air, comme une de ces figures sculptées à la
|
|
proue d'un vieux bâtiment, entonna de sa voix rauque un chant
|
|
sauvage qu'on aurait pu prendre lui-même pour un coup de vent
|
|
pendant l'orage.
|
|
|
|
Le spectre allait toujours au-dessus de la mer sombre et houleuse,
|
|
toujours, toujours, jusqu'à ce que dans son vol rapide, bien loin
|
|
de la terre et de tout rivage, comme il l'apprit à Scrooge, ils
|
|
s'abattirent sur un vaisseau et se placèrent tantôt près du
|
|
timonier à la roue du gouvernail, tantôt à la vigie sur l'avant,
|
|
ou à côté des officiers de quart, visitant ces sombres et
|
|
fantastiques figures dans les différents postes où ils montaient
|
|
leur faction. Mais chacun de ces hommes fredonnait un chant de
|
|
Noël, ou pensait à Noël, ou rappelait à voix basse à son compagnon
|
|
quelque Noël passé, avec les espérances qui s'y rattachent d'un
|
|
retour heureux au sein de la famille. Tous, à bord, éveillés ou
|
|
endormis, bons ou méchants, avaient échangé les uns avec les
|
|
autres, ce matin-là, une parole plus bienveillante qu'en aucun
|
|
autre jour de l'année; tous avaient pris une part plus ou moins
|
|
grande à ses joies; ils s'étaient tous souvenus de leurs parents
|
|
ou de leurs amis absents, comme ils avaient espéré tous qu'à leur
|
|
tour ceux qui leur étaient chers éprouvaient dans le même moment
|
|
le même plaisir à penser à eux.
|
|
|
|
Ce fut une grande surprise pour Scrooge, tandis qu'il prêtait
|
|
l'oreille aux gémissements plaintifs du vent, et qu'il songeait à
|
|
ce qu'avait de solennel un semblable voyage au milieu des
|
|
ténèbres, par-dessus des abîmes inconnus dont les profondeurs
|
|
étaient des secrets aussi impénétrables que la mort; ce fut une
|
|
grande surprise pour Scrooge, ainsi plongé dans ses réalisations,
|
|
d'entendre un rire joyeux. Mais sa surprise devint bien plus
|
|
grande encore quand il reconnut que cet éclat de rire avait été
|
|
poussé par son neveu, et se vit lui-même dans une chambre
|
|
parfaitement éclairée, chaude, brillante de propreté, avec
|
|
l'esprit à ses côtés, souriant et jetant sur ce même neveu des
|
|
regards pleins de douceur et de complaisance.
|
|
|
|
«Ah! ah! ah! faisait le neveu de Scrooge. Ah! ah! ah!»
|
|
|
|
S'il vous arrivait, par un hasard peu probable, de rencontrer un
|
|
homme qui sût rire de meilleur coeur que le neveu de Scrooge, tout
|
|
ce que je puis vous dire, c'est que j'aimerais à faire aussi sa
|
|
connaissance. Faites-moi le plaisir de me le présenter, et je
|
|
cultiverai sa société.
|
|
|
|
Par une heureuse, juste et noble compensation des choses d'ici-
|
|
bas, si la maladie et le chagrin sont contagieux, il n'y a rien
|
|
qui le soit plus irrésistiblement aussi que le rire et la bonne
|
|
humeur. Pendant que le neveu de Scrooge riait de cette manière, se
|
|
tenant les côtes, et faisant faire à son visage les contorsions
|
|
les plus extravagantes, la nièce de Scrooge, sa nièce par
|
|
alliance, riait d'aussi bon coeur que lui; leurs amis réunis chez
|
|
eux n'étaient pas le moins du monde en arrière et riaient
|
|
également à gorge déployée. Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
|
|
|
|
«Oui, ma parole d'honneur, il m'a dit, s'écria le neveu de
|
|
Scrooge, que Noël était une sottise. Et il le pensait!
|
|
|
|
-- Ce n'en est que plus honteux pour lui, Fred! dit la nièce de
|
|
Scrooge avec indignation. Car parlez-moi des femmes, elles ne font
|
|
jamais rien à demi; elles prennent tout au sérieux.»
|
|
|
|
La nièce de Scrooge était jolie, excessivement jolie, avec un
|
|
charmant visage, un air naïf, candide: une ravissante petite
|
|
bouche qui semblait faite pour être baisée, et elle l'était, sans
|
|
aucun doute; sur le menton, quantité de petites fossettes qui se
|
|
fondaient l'une dans l'autre lorsqu'elle riait, et les deux yeux
|
|
les plus vifs, les plus pétillants que vous ayez jamais vus
|
|
illuminer la tête d'une jeune fille; en un mot, sa beauté avait
|
|
quelque chose de provoquant peut-être, mais on voyait bien aussi
|
|
qu'elle était prête à donner satisfaction. Oh! mais, satisfaction
|
|
complète.
|
|
|
|
«C'est un drôle de corps, le vieux bonhomme! dit le neveu de
|
|
Scrooge; c'est vrai, et il pourrait être plus agréable, mais ses
|
|
défauts portent avec eux leur propre châtiment, et je n'ai rien à
|
|
dire contre lui.
|
|
|
|
-- Je crois qu'il est très riche, Fred? poursuivit la nièce de
|
|
Scrooge; au moins, vous me l'avez toujours dit.
|
|
|
|
-- Qu'importe sa richesse, ma chère amie, reprit son mari; elle ne
|
|
lui est d'aucune utilité; il ne s'en sert pour faire du bien à
|
|
personne, pas même à lui. Il n'a pas seulement la satisfaction de
|
|
penser... ah! ah! ah!... que c'est nous qu'il en fera profiter
|
|
bientôt.
|
|
|
|
-- Tenez! je ne peux pas le souffrir,» continua la nièce.
|
|
|
|
Les soeurs de la nièce de Scrooge et toutes les autres dames
|
|
présentes exprimèrent la même opinion.
|
|
|
|
«Oh! bien, moi, dit le neveu, je suis plus tolérant que vous; j'en
|
|
suis seulement peiné pour lui, et jamais je ne pourrais lui en
|
|
vouloir quand même j'en aurais envie, car enfin, qui souffre de
|
|
ses boutades et de sa mauvaise humeur? Lui, lui seul. Ce que j'en
|
|
dis, ce n'est pas parce qu'il s'est mis en tête de ne pas nous
|
|
aimer assez pour venir dîner avec nous; car, après tout, il n'a
|
|
perdu qu'un méchant dîner...
|
|
|
|
-- Vraiment! eh bien! je pense, moi, qu'il perd un fort bon
|
|
dîner», dit sa petite femme, l'interrompant.
|
|
|
|
Tous les convives furent du même avis, et on doit reconnaître
|
|
qu'ils étaient juges compétents en cette matière, puisqu'ils
|
|
venaient justement de le manger; dans ce moment, le dessert était
|
|
encore sur la table, et ils se pressaient autour du feu à la lueur
|
|
de la lampe.
|
|
|
|
«Ma foi! je suis enchanté de l'apprendre, reprit le neveu de
|
|
Scrooge, parce que je n'ai pas grande confiance dans le talent de
|
|
ces jeunes ménagères. Qu'en dites-vous, Topper?»
|
|
|
|
Topper avait évidemment jeté les yeux sur une des soeurs de la
|
|
nièce de Scrooge, car il répondit qu'un célibataire était un
|
|
misérable paria qui n'avait pas le droit d'exprimer une opinion
|
|
sur ce sujet; et là-dessus, la soeur de la nièce de Scrooge, la
|
|
petite femme rondelette que vous voyez là-bas avec un fichu de
|
|
dentelles, pas celle qui porte à la main un bouquet de roses, se
|
|
mit à rougir.
|
|
|
|
«Continuez donc ce que vous alliez nous dire, Fred, dit la petite
|
|
femme en frappant des mains. Il n'achève jamais ce qu'il a
|
|
commencé! Que c'est donc ridicule!»
|
|
|
|
Le neveu de Scrooge s'abandonna bruyamment à un nouvel accès
|
|
d'hilarité, et, comme il était impossible de se préserver de la
|
|
contagion, quoique la petite soeur potelée essayât apparemment de
|
|
le faire en respirant force vinaigre aromatique, tout le monde
|
|
sans exception suivit son exemple.
|
|
|
|
«J'allais ajouter seulement, dit le neveu de Scrooge, qu'en nous
|
|
faisant mauvais visage et en refusant de venir se réjouir avec
|
|
nous, il perd quelques moments de plaisir qui ne lui auraient pas
|
|
fait de mal. À coup sûr, il se prive d'une compagnie plus agréable
|
|
qu'il ne saurait en trouver dans ses propres pensées, dans son
|
|
vieux comptoir humide ou au milieu de ses chambres poudreuses.
|
|
Cela n'empêche pas que je compte bien lui offrir chaque année la
|
|
même chance, que cela lui plaise ou non, car j'ai pitié de lui.
|
|
Libre à lui de se moquer de Noël jusqu'à sa mort, mais il ne
|
|
pourra s'empêcher d'en avoir meilleure opinion, j'en suis sûr,
|
|
lorsqu'il me verra venir tous les ans, toujours de bonne humeur,
|
|
lui dire: «Oncle Scrooge, comment vous portez-vous?» Si cela
|
|
pouvait seulement lui donner l'idée de laisser douze cents francs
|
|
à son pauvre commis, ce serait déjà quelque chose. Je ne sais pas,
|
|
mais pourtant je crois bien l'avoir ébranlé hier.»
|
|
|
|
Ce fut à leur tour de rire maintenant à l'idée présomptueuse qu'il
|
|
eût pu ébranler Scrooge. Mais comme il avait un excellent
|
|
caractère, et qu'il ne s'inquiétait guère de savoir pourquoi on
|
|
riait, pourvu que l'on rît, il les encouragea dans leur gaieté en
|
|
faisant circuler joyeusement la bouteille.
|
|
|
|
Après le thé, on fit un peu de musique; car c'était une famille de
|
|
musiciens qui s'entendaient à merveille, je vous assure, à chanter
|
|
des ariettes et des ritournelles, surtout Topper, qui savait faire
|
|
gronder sa basse comme un artiste consommé, sans avoir besoin de
|
|
gonfler les larges veines de son front, ni de devenir rouge comme
|
|
une écrevisse. La nièce de Scrooge pinçait très bien de la harpe:
|
|
entre autres morceaux, elle joua un simple petit air (un rien que
|
|
vous auriez pu apprendre à siffler en deux minutes), justement
|
|
l'air favori de la jeune fille qui allait autrefois chercher
|
|
Scrooge à sa pension, comme le fantôme de Noël passé le lui avait
|
|
rappelé. À ces sons bien connus, tout ce que le spectre lui avait
|
|
montré alors se présenta de nouveau à son souvenir; de plus en
|
|
plus attendri, il songea que, s'il avait pu souvent entendre cet
|
|
air, depuis de longues années, il aurait sans doute cultivé de ses
|
|
propres mains, pour son bonheur, les douces affections de la vie,
|
|
ce qui valait mieux que d'aiguiser la bêche impatiente du
|
|
fossoyeur qui avait enseveli Jacob Marley.
|
|
|
|
Mais la soirée ne fut pas consacrée tout entière à la musique. Au
|
|
bout de quelques instants, on joua aux gages touchés, car il faut
|
|
bien redevenir enfants quelquefois, surtout à Noël, un jour de
|
|
fête fondé par un Dieu enfant. Attention! voilà qu'on commence
|
|
d'abord par une partie de colin-maillard. Oh! le tricheur de
|
|
Topper! Il fait semblant de ne pas voir avec son bandeau, mais,
|
|
n'ayez pas peur, il n'a pas ses yeux dans sa poche. Je suis sûr
|
|
qu'il s'est entendu avec le neveu de Scrooge, et que l'esprit de
|
|
Noël présent ne s'y est pas laissé prendre. La manière dont le
|
|
soi-disant aveugle poursuit la petite soeur rondelette au fichu de
|
|
dentelle est une véritable insulte à la crédulité de la nature
|
|
humaine. Qu'elle renverse le garde-feu, qu'elle roule par-dessus
|
|
les chaises, qu'elle aille se cogner contre le piano, ou bien
|
|
qu'elle s'étouffe dans les rideaux, partout où elle va, il y va;
|
|
il sait toujours reconnaître où est la petite soeur rondelette; il
|
|
ne veut attraper personne autre; vous avez beau le heurter en
|
|
courant, comme tant d'autres l'ont fait exprès, il fera bien
|
|
semblant de chercher à vous saisir, avec une maladresse qui fait
|
|
injure à votre intelligence, mais à l'instant il ira se jeter de
|
|
côté dans la direction de la petite soeur rondelette. «Ce n'est
|
|
pas de franc jeu», dit-elle souvent en fuyant, et elle a raison;
|
|
mais lorsqu'il l'attrape à la fin, quand, en dépit de ses
|
|
mouvements rapides pour lui échapper, et de tous les frémissements
|
|
de sa robe de soie froissée à chaque meuble, il est parvenu à
|
|
l'acculer dans un coin, d'où elle ne peut plus sortir, sa conduite
|
|
alors devient vraiment abominable. Car, sous prétexte qu'il ne
|
|
sait pas qui c'est, il faut qu'il touche sa coiffure; sous
|
|
prétexte de s'assurer de son identité, il se permet de toucher
|
|
certaine bague qu'elle porte au doigt, de manier certaine chaîne
|
|
passée autour de son cou. Le vilain monstre! aussi nul doute
|
|
qu'elle ne lui en dise sa façon de penser, maintenant que le
|
|
mouchoir ayant passé sur les yeux d'une autre personne, ils ont
|
|
ensemble un entretien si confidentiel, derrière les rideaux, dans
|
|
l'embrasure de la fenêtre!
|
|
|
|
La nièce de Scrooge n'était pas de la partie de colin-maillard;
|
|
elle était demeurée dans un bon petit coin de la salle, assise à
|
|
son aise sur un fauteuil avec un tabouret sous les pieds; le
|
|
fantôme et Scrooge se tenaient debout derrière elle; mais, par
|
|
exemple, elle prenait part aux gages touchés et fut
|
|
particulièrement admirable à _Comment l'aimez-vous_? avec toutes
|
|
les lettres de l'alphabet. De même au jeu de _Où, quand et
|
|
comment? _elle était fort habile, et, à la joie secrète du neveu
|
|
de Scrooge, elle battait à plates coutures toutes ses soeurs,
|
|
quoiqu'elles ne fussent pas sottes, non; demandez plutôt à Topper.
|
|
Il se trouvait bien là environ une vingtaine d'invités, tant
|
|
jeunes que vieux, mais tout le monde jouait, jusqu'à Scrooge lui-
|
|
même, qui, oubliant tout à fait, tant il s'intéressait à cette
|
|
scène, qu'on ne pouvait entendre sa voix, criait tout haut les
|
|
mots qu'on donnait à deviner; et il rencontrait juste fort souvent
|
|
je dois l'avouer, car l'aiguille la plus pointue, la meilleure
|
|
_Whitechapel_, garantie pour ne pas couper le fil, n'est pas plus
|
|
fine ni plus déliée que l'esprit de Scrooge, avec l'air benêt
|
|
qu'il se donnait exprès pour attraper le monde.
|
|
|
|
Le spectre prenait plaisir à le voir dans ces dispositions et il
|
|
le regardait d'un air si rempli de bienveillance, que Scrooge lui
|
|
demanda en grâce, comme l'eût fait un enfant, de rester
|
|
jusqu'après le départ des conviés. Mais pour ce qui est de cela,
|
|
l'esprit lui dit que c'était une chose impossible.
|
|
|
|
«Voici un nouveau jeu, dit Scrooge. Une demi-heure, esprit,
|
|
seulement une demi-heure!»
|
|
|
|
C'était le jeu appelé _Oui et non;_ le neveu de Scrooge devait
|
|
penser à quelque chose et les autres chercher à deviner ce à quoi
|
|
il pensait; il ne répondait à toutes leurs questions que par _oui_
|
|
et par _non_, suivant le cas. Le feu roulant d'interrogations
|
|
auxquelles il se vit exposé lui arracha successivement une foule
|
|
d'aveux: qu'il pensait à un animal, que c'était un animal vivant,
|
|
un animal désagréable, un animal sauvage, un animal qui grondait
|
|
et grognait quelquefois, qui d'autres fois parlait, qui habitait
|
|
Londres, qui se promenait dans les rues, qu'on ne montrait pas
|
|
pour de l'argent, qui n'était mené en laisse par personne, qui, ne
|
|
vivait pas dans une ménagerie, qu'on ne tuait jamais à l'abattoir,
|
|
et qui n'était ni un cheval, ni un âne, ni une vache, ni un
|
|
taureau, ni un tigre, ni un chien, ni un cochon, ni un chat, ni un
|
|
ours. À chaque nouvelle question qui lui était adressée, ce gueux
|
|
de neveu partait d'un nouvel éclat de rire, et il lui en prenait
|
|
de telles envies, qu'il était obligé de se lever du sofa pour
|
|
trépigner sur le parquet. À la fin, la soeur rondelette, prise à
|
|
son tour d'un fou rire, s'écria:
|
|
|
|
«Je l'ai trouvé! Je le tiens, Fred! Je sais ce que c'est.
|
|
|
|
-- Qu'est-ce donc? demanda Fred.
|
|
|
|
-- C'est votre oncle Scro-o-o-o-oge!»
|
|
|
|
C'était cela même. L'admiration fut le sentiment général, quoique
|
|
quelques personnes fissent remarquer que la réponse à cette
|
|
question «Est-ce un ours?» aurait dû être «Oui»; d'autant qu'il
|
|
avait suffi dans ce cas d'une réponse négative pour détourner
|
|
leurs pensées de M. Scrooge, en supposant qu'elles se fussent
|
|
portées sur lui d'abord.
|
|
|
|
«Eh bien! il a singulièrement contribué à nous divertir, dit Fred,
|
|
et nous serions de véritables ingrats si nous ne buvions à sa
|
|
santé. Voici justement que nous tenons à la main chacun un verre
|
|
de punch au vin; ainsi donc: À l'oncle Scrooge!
|
|
|
|
-- Soit! à l'oncle Scrooge! s'écrièrent-ils tous.
|
|
|
|
-- Un joyeux Noël et une bonne année au vieillard, n'importe ce
|
|
qu'il est! dit le neveu de Scrooge. Il n'accepterait pas ce
|
|
souhait de ma bouche, mais il l'aura néanmoins. À l'oncle
|
|
Scrooge!»
|
|
|
|
L'oncle Scrooge s'était laissé peu à peu si bien gagner par
|
|
l'hilarité générale, il se sentait le coeur si léger, qu'il aurait
|
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fait raison à la compagnie, quoiqu'elle ne s'aperçût pas de sa
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présence, et prononcé un discours de remerciement que personne
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n'eût entendu, si le spectre lui en avait donné le temps. Mais la
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scène entière disparut comme le neveu prononçait la dernière
|
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parole de son toast; et déjà Scrooge et l'esprit avaient repris le
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cours de leurs voyages.
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Ils virent beaucoup de pays, allèrent fort loin et visitèrent un
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grand nombre de demeures, et toujours avec d'heureux résultats
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pour ceux que Noël approchait. L'esprit se tenait auprès du lit
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des malades, et ils oubliaient leurs maux sur la terre étrangère,
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et l'exilé se croyait pour un moment transporté au sein de la
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patrie. Il visitait une âme en lutte avec le sort et aussitôt elle
|
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s'ouvrait à des sentiments de résignation et à l'espoir d'un
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meilleur avenir. Il abordait les pauvres, et aussitôt ils se
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croyaient riches. Dans les maisons de charité, les hôpitaux, les
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prisons, dans tous ces refuges de la misère, où l'homme vain et
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orgueilleux n'avait pu abuser de sa petite autorité si passagère
|
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pour en interdire l'entrée et en barrer la porte à l'esprit, il
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laissait sa bénédiction et enseignait à Scrooge ses préceptes
|
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charitables.
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Ce fut là une longue nuit, si toutes ces choses s'accomplirent
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seulement en une nuit; mais Scrooge en douta, parce qu'il lui
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semblait que plusieurs fêtes de Noël avaient été condensées dans
|
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l'espace de temps qu'ils passèrent ensemble. Une chose étrange
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aussi, c'est que, tandis que Scrooge n'éprouvait aucune
|
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modification dans sa forme extérieure, le fantôme devenait plus
|
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vieux, visiblement plus vieux. Scrooge avait remarqué ce
|
|
changement, mais il n'en dit pas un mot, jusqu'à ce que, au sortir
|
|
d'un lieu où une réunion d'enfants célébrait les Rois, jetant les
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|
yeux sur l'esprit quand ils furent seuls, il s'aperçut que ses
|
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cheveux avaient blanchi.
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«La vie des esprits est-elle donc si courte? demanda-t-il.
|
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-- Ma vie sur ce globe est très courte, en effet, répondit le
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spectre. Elle finit cette nuit.
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|
-- Cette nuit! s'écria Scrooge.
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-- Ce soir, à minuit. Écoutez! L'heure approche.»
|
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|
En ce moment, l'horloge sonnait les trois quarts de onze heures.
|
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|
«Pardonnez-moi l'indiscrétion de ma demande, dit Scrooge, qui
|
|
regardait attentivement la robe de l'esprit, mais je vois quelque
|
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chose d'étrange et qui ne vous appartient pas, sortir de dessous
|
|
votre robe. Est-ce un pied ou une griffe?
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-- Ce pourrait être une griffe, à en juger par la chair qui est
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au-dessus, répondit l'esprit avec tristesse. Regardez.»
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|
Des plis de sa robe, il dégagea deux enfants, deux créatures
|
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misérables, abjectes, effrayantes, hideuses, repoussantes, qui
|
|
s'agenouillèrent à ses pieds et se cramponnèrent à son vêtement.
|
|
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|
«Oh! homme! regarde, regarde à tes pieds!» s'écria le fantôme.
|
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|
|
C'étaient un garçon et une fille, jaunes, maigres, couverts de
|
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haillons, au visage renfrogné, féroces, quoique rampants dans leur
|
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abjection. Une jeunesse gracieuse aurait dû remplir leurs joues et
|
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répandre sur leur teint ses plus fraîches couleurs; au lieu de
|
|
cela, une main flétrie et desséchée, comme celle du temps, les
|
|
avait ridés, amaigris, décolorés; ces traits où les anges auraient
|
|
dû trôner, les démons s'y cachaient plutôt pour lancer de là des
|
|
regards menaçants. Nul changement, nulle dégradation, nulle
|
|
décomposition de l'espèce humaine, à aucun degré, dans tous les
|
|
mystères les plus merveilleux de la création, n'ont produit des
|
|
monstres à beaucoup près aussi horribles et aussi effrayants.
|
|
|
|
Scrooge recula, pâle de terreur; ne voulant pas blesser l'esprit,
|
|
leur père peut-être, il essaya de dire que c'étaient de beaux
|
|
enfants, mais les mots s'arrêtèrent d'eux-mêmes dans sa gorge,
|
|
pour ne pas se rendre complices d'un mensonge si énorme.
|
|
|
|
«Esprit! est-ce que ce sont vos enfants?»
|
|
|
|
Scrooge n'en put dire davantage.
|
|
|
|
«Ce sont les enfants des hommes, dit l'esprit, laissant tomber sur
|
|
eux un regard, et ils s'attachent à moi pour me porter plainte
|
|
contre leurs pères. Celui-là est l'ignorance; celle-ci la misère.
|
|
Gardez-vous de l'un et de l'autre et de toute leur descendance,
|
|
mais surtout du premier, car sur son front je vois écrit:
|
|
Condamnation. Hâte-toi, Babylone, dit-il en étendant sa main vers
|
|
la Cité; hâte-toi d'effacer ce mot, qui te condamne plus que lui;
|
|
toi à ta ruine, comme lui au malheur. Ose dire que tu n'en es pas
|
|
coupable; calomnie même ceux qui t'accusent: Cela peut servir au
|
|
succès de tes desseins abominables. Mais gare la fin!
|
|
|
|
-- N'ont-ils donc aucun refuge, aucune ressource? s'écria Scrooge.
|
|
|
|
-- N'y a-t-il pas des prisons? dit l'esprit, lui renvoyant avec
|
|
ironie pour la dernière fois ses propres paroles. N'y a-t-il pas
|
|
des maisons de force?»
|
|
|
|
L'horloge sonnait minuit. Scrooge chercha du regard le spectre et
|
|
ne le vit plus. Quand le dernier son cessa de vibrer, il se
|
|
rappela la prédiction du vieux Jacob Marley, et, levant les yeux,
|
|
il aperçut un fantôme à l'aspect solennel, drapé dans une robe à
|
|
capuchon et qui venait à lui glissant sur la terre comme une
|
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vapeur.
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|
Quatrième couplet
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|
Le dernier esprit
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Le fantôme approchait d'un pas lent, grave et silencieux. Quand il
|
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fut arrivé près de Scrooge, celui-ci fléchit le genou, car cet
|
|
esprit semblait répandre autour de lui, dans l'air qu'il
|
|
traversait, une terreur sombre et mystérieuse.
|
|
|
|
Une longue robe noire l'enveloppait tout entier et cachait sa
|
|
tête, son visage, sa forme, ne laissant rien voir qu'une de ses
|
|
mains étendues, sans quoi il eut été très difficile de détacher
|
|
cette figure des ombres de la nuit, et de la distinguer de
|
|
l'obscurité complète dont elle était environnée.
|
|
|
|
Quand Scrooge vint se placer à ses cotés, il reconnut que le
|
|
spectre était d'une taille élevée et majestueuse, et que sa
|
|
mystérieuse présence le remplissait d'une crainte solennelle. Mais
|
|
il n'en sut pas davantage, car l'esprit ne prononçait pas une
|
|
parole et ne faisait aucun mouvement.
|
|
|
|
«Suis-je en la présence du spectre de Noël à venir?», dit Scrooge.
|
|
|
|
L'esprit ne répondit rien, mais continua de tenir la main tendue
|
|
en avant.
|
|
|
|
«Vous allez me montrer les ombres des choses qui ne sont pas
|
|
arrivées encore et qui arriveront dans la suite des temps,
|
|
poursuivit Scrooge. N'est-ce pas, esprit?»
|
|
|
|
La partie supérieure de la robe du fantôme se contracta un instant
|
|
par le rapprochement de ses plis, comme si le spectre avait
|
|
incliné la tête. Ce fut la seule réponse qu'il en obtint.
|
|
|
|
Quoique habitué déjà au commerce des esprits, Scrooge éprouvait
|
|
une telle frayeur en présence de ce spectre silencieux, que ses
|
|
jambes tremblaient sous lui et qu'il se sentit à peine la force de
|
|
se tenir debout, quand il se prépara à le suivre. L'esprit
|
|
s'arrêta un moment, comme s'il eût remarqué son trouble et qu'il
|
|
eût voulu lui donner le temps de se remettre.
|
|
|
|
Mais Scrooge n'en fut que plus agité; un frisson de terreur vague
|
|
parcourait tous ses membres, quand il venait à songer que derrière
|
|
ce sombre linceul, des yeux de fantôme étaient attentivement fixés
|
|
sur lui, et que, malgré tous ses efforts, il ne pouvait voir
|
|
qu'une main de spectre et une grande masse noirâtre.
|
|
|
|
«Esprit de l'avenir! s'écria-t-il; je vous redoute plus qu'aucun
|
|
des spectres que j'aie encore vus! Mais, parce que je sais que
|
|
vous vous proposez mon bien, et parce que j'espère vivre de
|
|
manière à être un tout autre homme que je n'étais, je suis prêt à
|
|
vous accompagner avec un coeur reconnaissant. Ne me parlerez-vous
|
|
pas?»
|
|
|
|
Point de réponse. La main seule était toujours tendue droit devant
|
|
eux.
|
|
|
|
«Guidez-moi! dit Scrooge, guidez-moi! La nuit avance rapidement;
|
|
c'est un temps précieux pour moi, je le sais. Esprit, guidez-moi.»
|
|
|
|
Le fantôme s'éloigna de la même manière qu'il était venu. Scrooge
|
|
le suivit dans l'ombre de sa robe, et il lui sembla que cette
|
|
ombre la soulevait et l'emportait avec elle.
|
|
|
|
On ne pourrait pas dire précisément qu'ils entrèrent dans la
|
|
ville, ce fut plutôt la ville qui sembla surgir autour d'eux et
|
|
les entourer de son propre mouvement. Toutefois ils étaient au
|
|
coeur même de la Cité, à la Bourse, parmi les négociants qui
|
|
allaient de çà et de là en toute hâte, faisant sonner l'argent
|
|
dans leurs poches, se groupant pour causer affaires, regardant à
|
|
leurs montres et jouant d'un air pensif avec leurs grandes
|
|
breloques, etc., etc., comme Scrooge les avait vus si souvent.
|
|
|
|
L'esprit s'arrêta près d'un petit groupe de ces capitalistes.
|
|
Scrooge, remarquant la direction de sa main tendue de leur côté,
|
|
s'approcha pour entendre la conversation.
|
|
|
|
«Non..., disait un grand et gros homme avec un menton monstrueux,
|
|
je n'en sais pas davantage; je sais seulement qu'il est mort.
|
|
|
|
-- Quand est-il mort? demanda un autre.
|
|
|
|
-- La nuit dernière, je crois.
|
|
|
|
-- Comment, et de quoi est-il mort? dit un troisième personnage en
|
|
prenant une énorme prise de tabac dans une vaste tabatière. Je
|
|
croyais qu'il ne mourrait jamais...
|
|
|
|
-- Il n'y a que Dieu qui le sache, reprit le premier avec un
|
|
bâillement.
|
|
|
|
-- Qu'a-t-il fait de son argent? demanda un monsieur à la face
|
|
rubiconde dont le bout du nez était orné d'une excroissance de
|
|
chair qui pendillait sans cesse comme les caroncules d'un dindon.
|
|
|
|
-- Je n'en sais trop rien, fit l'homme au double menton en
|
|
bâillant de nouveau. Peut-être l'a-t-il laissé à sa société; en
|
|
tout cas, ce n'est pas à moi qu'il l'a laissé: voilà tout ce que
|
|
je sais.»
|
|
|
|
Cette plaisanterie fut accueillie par un rire général.
|
|
|
|
«Il est probable, dit le même interlocuteur, que les chaises ne
|
|
lui coûteront pas cher à l'église, non plus que les voitures; car,
|
|
sur mon âme, je ne connais personne qui soit disposé à aller à son
|
|
enterrement. Si nous faisions la partie d'y aller sans invitation!
|
|
|
|
-- Cela m'est égal, s'il y a une collation, observa le monsieur à
|
|
la loupe; mais je veux être nourri pour la peine.
|
|
|
|
-- Eh bien! après tout, dit celui qui avait parlé le premier, je
|
|
vois que je suis encore le plus désintéressé de vous tous, car je
|
|
n'y allais pas pour qu'on me donnât des gants noirs, je n'en porte
|
|
pas; ni pour sa collation, je ne goûte jamais; et pourtant je
|
|
m'offre à y aller, si quelqu'un veut venir avec moi. C'est que,
|
|
voyez-vous, en y réfléchissant je ne suis pas sûr le moins du
|
|
monde de n'avoir pas été son plus intime ami, car nous avions
|
|
l'habitude de nous arrêter pour échanger quelques mots toutes les
|
|
fois que nous nous rencontrions. Adieu, messieurs; au revoir!»
|
|
|
|
Le groupe se dispersa et alla se mêler à d'autres. Scrooge
|
|
reconnaissait tous ces personnages: il regarda l'esprit comme pour
|
|
lui demander l'explication de ce qu'il venait d'entendre.
|
|
|
|
Le fantôme se glissa dans une rue et montra du doigt deux
|
|
individus qui s'abordaient. Scrooge écouta encore, croyant trouver
|
|
là le mot de l'énigme.
|
|
|
|
Il les reconnaissait également très bien; c'étaient deux
|
|
négociants, riches et considérés. Il s'était toujours piqué d'être
|
|
bien placé dans leur estime, au point de vue des affaires,
|
|
s'entend, purement et simplement au point de vue des affaires.
|
|
|
|
«Comment vous portez-vous? dit l'un.
|
|
|
|
-- Et vous? répondit l'autre.
|
|
|
|
-- Bien! fit le premier. Le vieux _Gobseck_ a donc enfin son
|
|
compte, hein?
|
|
|
|
-- On me l'a dit...; il fait froid, n'est-ce pas?
|
|
|
|
-- Peuh! Un temps de la saison! temps de Noël. Vous ne patinez
|
|
pas, je suppose?
|
|
|
|
-- Non, non; j'ai bien autre chose à faire. Bonjour.»
|
|
|
|
Pas un mot de plus. Telles furent leur rencontre, leur
|
|
conversation et leur séparation. Scrooge eut d'abord la pensée de
|
|
s'étonner que l'esprit attachât une telle importance à des
|
|
conversations en apparence si triviales; mais intimement convaincu
|
|
qu'elles devaient avoir un sens caché, il se mit à considérer, à
|
|
part lui, quel il pouvait être selon toutes les probabilités. Il
|
|
était difficile qu'elles se rapportassent à la mort de Jacob, son
|
|
vieil associé; du moins, la chose ne paraissait pas vraisemblable,
|
|
car cette mort appartenait au passé, et le spectre avait pour
|
|
département l'avenir: il ne voyait non plus personne de ses
|
|
connaissances à qui il put les appliquer. Toutefois, ne doutant
|
|
pas que, quelle que fût celle à qui il convenait d'en faire
|
|
l'application, elles ne renfermassent une leçon secrète à son
|
|
adresse, et pour son bien, il résolut de recueillir avec soin
|
|
chacune des paroles qu'il entendrait et chacune des choses qu'il
|
|
verrait, mais surtout d'observer attentivement sa propre image
|
|
lorsqu'elle lui apparaîtrait, persuadé que la conduite de son
|
|
futur lui-même lui donnerait la clef de cette énigme et en
|
|
rendrait la solution facile. Il se chercha donc en ce lieu; mais
|
|
un autre occupait sa place accoutumée, dans le coin qu'il
|
|
affectionnait particulièrement, et, quoique l'horloge indiquât
|
|
l'heure où il venait d'ordinaire à la Bourse, il ne vit personne
|
|
qui lui ressemblât, parmi cette multitude qui se pressait sous le
|
|
porche pour y entrer. Cela le surprit peu, néanmoins, car depuis
|
|
ses premières visions il avait médité dans son esprit un
|
|
changement de vie; il pensait, il espérait que son absence était
|
|
une preuve qu'il avait mis ses nouvelles résolutions en pratique.
|
|
|
|
Le fantôme se tenait à ses côtés, immobile, sombre, toujours le
|
|
bras tendu. Quand Scrooge sortit de sa rêverie, il s'imagina, au
|
|
mouvement de la main et d'après la position du spectre vis-à-vis
|
|
de lui, que ses yeux invisibles le regardaient fixement. Cette
|
|
pensée le fit frissonner de la tête aux pieds.
|
|
|
|
Quittant le théâtre bruyant des affaires, ils allèrent dans un
|
|
quartier obscur de la ville, où Scrooge n'avait pas encore
|
|
pénétré, quoiqu'il en connût parfaitement les êtres et la mauvaise
|
|
renommée. Les rues étaient sales et étroites, les boutiques et les
|
|
maisons misérables, les habitants à demi nus, ivres, mal chaussés,
|
|
hideux. Des allées et des passages sombres, comme autant d'égouts,
|
|
vomissaient leurs odeurs repoussantes, leurs immondices et leurs
|
|
ignobles habitants dans ce labyrinthe de rues; tout le quartier
|
|
respirait le crime, l'ordure, la misère.
|
|
|
|
Au fond de ce repaire infâme on voyait une boutique basse,
|
|
s'avançant en saillie sous le toit d'un auvent, dans laquelle on
|
|
achetait le fer, les vieux chiffons, les vieilles bouteilles, les
|
|
os, les restes des assiettes du dîner d'hier au soir. Sur le
|
|
plancher, à l'intérieur, étaient entassés des clefs rouillées, des
|
|
clous, des chaînes, des gonds, des limes, des plateaux de
|
|
balances, des poids et toute espèce de ferraille. Des mystères que
|
|
peu de personnes eussent été curieuses d'approfondir s'agitaient
|
|
peut-être sous ces monceaux de guenilles repoussantes, sous ces
|
|
masses de graisse corrompue et ces sépulcres d'ossements. Assis au
|
|
milieu des marchandises dont il trafiquait, près d'un réchaud de
|
|
vieilles briques, un sale coquin, aux cheveux blanchis par l'âge
|
|
(il avait près de soixante-dix ans), s'abritait contre l'air froid
|
|
du dehors, au moyen d'un rideau crasseux, composé de lambeaux
|
|
dépareillés suspendus à une ficelle, et fumait sa pipe en
|
|
savourant avec délices la volupté de sa paisible solitude.
|
|
|
|
Scrooge et le fantôme se trouvèrent en présence de cet homme, au
|
|
moment précis où une femme, chargée d'un lourd paquet, se glissa
|
|
dans la boutique. À peine y eut-elle mis les pieds, qu'une autre
|
|
femme, chargée de la même manière, entra pareillement; cette
|
|
dernière fut suivie de près par un homme vêtu d'un habit noir
|
|
râpé, qui ne parut pas moins surpris de la vue des deux femmes
|
|
qu'elles ne l'avaient été elles-mêmes en se reconnaissant l'une
|
|
l'autre. Après quelques instants de stupéfaction muette partagée
|
|
par l'homme à la pipe, ils se mirent à éclater de rire tous les
|
|
trois.
|
|
|
|
«Que la femme de journée passe la première, s'écria celle qui
|
|
était entrée d'abord. La blanchisseuse viendra après elle, puis,
|
|
en troisième lieu, l'homme des pompes funèbres. Eh bien! vieux
|
|
Joe, dites donc, en voilà un hasard! Ne dirait-on pas que nous
|
|
nous sommes donné ici rendez-vous tous les trois?
|
|
|
|
-- Vous ne pouviez toujours pas mieux choisir la place, dit le
|
|
vieux Joe ôtant sa pipe de sa bouche. Entrez au salon. Depuis
|
|
longtemps vous y avez vos libres entrées, et les deux autres ne
|
|
sont pas non plus des étrangers. Attendez que j'aie fermé la porte
|
|
de la boutique. Ah! comme elle crie! je ne crois pas qu'il y ait
|
|
ici de ferraille plus rouillée que ses gonds, comme il n'y a pas
|
|
non plus, j'en suis bien sûr, d'os aussi vieux que les miens dans
|
|
tout mon magasin. Ah! ah! nous sommes tous en harmonie avec notre
|
|
condition, nous sommes bien assortis. Entrez au salon. Entrez.»
|
|
|
|
Le salon était l'espace séparé de la boutique par le rideau de
|
|
loques. Le vieux marchand remua le feu avec un barreau brisé
|
|
provenant d'une rampe d'escalier, et, après avoir ravivé sa lampe
|
|
fumeuse (car il faisait nuit) avec le tuyau de sa pipe, il le
|
|
retint dans sa bouche.
|
|
|
|
Pendant qu'il faisait ainsi les honneurs de son hospitalité, la
|
|
femme qui avait déjà parlé jeta son paquet à terre, et s'assit,
|
|
dans une pose nonchalante, sur un tabouret, croisant ses coudes
|
|
sur ses genoux, et lançant aux deux autres comme un défi hardi.
|
|
|
|
«Eh bien! quoi? Qu'y a-t-il donc? Qu'est-ce qu'il y a, mistress
|
|
Dilber? dit-elle. Chacun a bien le droit de songer à soi, je
|
|
pense. Est-ce qu'il a fait autre chose toute sa vie, _lui?_
|
|
|
|
-- C'est vrai, par ma foi! fit la blanchisseuse. Personne plus que
|
|
lui.
|
|
|
|
-- Eh bien! alors, vous n'avez pas besoin de rester là à vous
|
|
écarquiller les yeux comme si vous aviez peur, bonne femme: les
|
|
loups ne se mangent pas, je suppose.
|
|
|
|
-- Bien sûr! dirent en même temps mistress Dilber et le croque-
|
|
mort. Nous l'espérons bien.
|
|
|
|
-- En ce cas, s'écria la femme, tout est pour le mieux. Il n'y a
|
|
pas besoin de chercher midi à quatorze heures. Et d'ailleurs,
|
|
voyez le grand mal. À qui est-ce qu'on fait tort avec ces
|
|
bagatelles? Ce n'est pas au mort, je suppose?
|
|
|
|
-- Ma foi, non, dit mistress Dilber en riant.
|
|
|
|
-- S'il voulait les conserver après sa mort, le vieux grigou,
|
|
poursuivit la femme, pourquoi n'a-t-il pas fait comme tout le
|
|
monde? Il n'avait qu'à prendre une garde pour le veiller quand la
|
|
mort est venue le frapper, au lieu de rester là à rendre le
|
|
dernier soupir dans son coin, tout seul comme un chien.
|
|
|
|
-- C'est bien la pure vérité, dit Mme Dilber. Il n'a que ce qu'il
|
|
mérite.
|
|
|
|
-- Je voudrais bien qu'il n'en fût pas quitte à si bon marché,
|
|
reprit la femme; et il en serait autrement, vous pouvez vous en
|
|
rapporter à moi, si j'avais pu mettre les mains sur quelque autre
|
|
chose. Ouvrez ce paquet, vieux Joe, et voyons ce que cela vaut.
|
|
Parlez franchement. Je n'ai pas peur de passer la première; je ne
|
|
crains pas qu'ils le voient. Nous savions très bien, je crois,
|
|
avant de nous rencontrer ici, que nous faisions nos petites
|
|
affaires. Il n'y a pas de mal à cela. Ouvrez le paquet, Joe.»
|
|
|
|
Mais il y eut assaut de politesse. Ses amis, par délicatesse, ne
|
|
voulurent pas le permettre, et l'homme à l'habit noir râpé,
|
|
montant le premier sur la brèche, produisit son butin. Il n'était
|
|
pas considérable: un cachet ou deux, un porte-crayon, deux boutons
|
|
de manche et une épingle de peu de valeur, voilà tout. Chacun de
|
|
ces objets fut examiné en particulier et prisé par le vieux Joe,
|
|
qui marqua sur le mur avec de la craie les sommes qu'il était
|
|
disposé à en donner, et additionna le total quand il vit qu'il n'y
|
|
avait plus d'autre article.
|
|
|
|
«Voilà votre compte, dit-il, et je ne donnerais pas six pence de
|
|
plus quand on devrait me faire rôtir à petit feu. Qui vient
|
|
après?»
|
|
|
|
C'était le tour de mistress Dilber. Elle déploya des draps, des
|
|
serviettes, un habit, deux cuillers à thé en argent, forme
|
|
antique, une pince à sucre et quelques bottes. Son compte lui fut
|
|
fait sur le mur de la même manière.
|
|
|
|
«Je donne toujours trop aux dames. C'est une de mes faiblesses, et
|
|
c'est ainsi que je me ruine, dit le vieux Joe. Voilà votre compte.
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Si vous me demandez un penny de plus et que vous marchandiez là-
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dessus, je pourrai bien me raviser et rabattre un écu sur la
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générosité de mon premier instinct.
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-- Et maintenant, Joe, défaites mon paquet», dit la première
|
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femme.
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Joe se mit à genoux pour plus de facilité, et, après avoir défait
|
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une grande quantité de noeuds, il tira du paquet une grosse et
|
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lourde pièce d'étoffe sombre.
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«Quel nom donnez-vous à cela? dit-il. Des rideaux de lit?
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-- Oui! répondit la femme en riant et en se penchant sur ses bras
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croisés. Des rideaux de lit!
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-- Il n'est pas Dieu possible que vous les ayez enlevés, anneaux
|
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et tout, pendant qu'il était encore là sur son lit? demanda Joe.
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-- Que si, reprit la femme, et pourquoi pas?
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-- Allons, vous étiez née pour faire fortune, dit Joe, et fortune
|
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vous ferez.
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-- Certainement je ne retirerai pas la main quand je pourrai la
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|
mettre sur quelque chose, par égard pour un homme pareil, je vous
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en réponds, Joe, dit la femme avec le plus grand sang-froid. Ne
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laissez pas tomber de l'huile sur les couvertures, maintenant.
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-- Ses couvertures, à lui? demanda Joe.
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-- Et à qui donc? répondit la femme. N'avez-vous pas peur qu'il
|
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s'enrhume pour n'en pas avoir?
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-- Ah çà! j'espère toujours qu'il n'est pas mort de quelque
|
|
maladie contagieuse, hein? dit le vieux Joe, s'arrêtant dans son
|
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examen et levant la tête.
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|
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|
-- N'ayez pas peur, Joe, je n'étais pas tellement folle de sa
|
|
société, que je fusse restée auprès de lui pour de semblables
|
|
misères, s'il y avait eu le moindre danger... Oh! vous pouvez
|
|
examiner cette chemise jusqu'à ce que les yeux vous en crèvent,
|
|
vous n'y trouverez pas le plus petit trou; elle n'est pas même
|
|
élimée: c'était bien sa meilleure, et de fait elle n'est pas
|
|
mauvaise. C'est bien heureux que je me sois trouvée là; sans moi,
|
|
on l'aurait perdue.
|
|
|
|
-- Qu'appelez-vous perdue? demanda le vieux Joe.
|
|
|
|
-- On l'aurait enseveli avec, pour sûr, reprit-elle en riant.
|
|
Croiriez-vous qu'il y avait déjà eu quelqu'un d'assez sot pour le
|
|
faire; mais je la lui ai ôtée bien vite. Si le calicot n'est pas
|
|
assez bon pour cette besogne, je ne vois guère à quoi il peut
|
|
servir. C'est très bon pour couvrir un corps; et, quant à
|
|
l'élégance, le bonhomme ne sera pas plus laid dans une chemise de
|
|
calicot qu'il ne l'était avec sa chemise de toile, c'est
|
|
impossible.»
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|
|
Scrooge écoutait ce dialogue avec horreur. Tous ces gens-là, assis
|
|
ou plutôt accroupis autour de leur proie, serrés les uns contre
|
|
les autres, à la faible lueur de la lampe du vieillard, lui
|
|
causaient un sentiment de haine et de dégoût aussi prononcé que
|
|
s'il eût vu d'obscènes démons occupés à marchander le cadavre lui-
|
|
même.
|
|
|
|
«Ah! ah! continua en riant la même femme lorsque le vieux Joe,
|
|
tirant un sac de flanelle rempli d'argent, compta à chacun, sur le
|
|
plancher, la somme qui lui revenait pour sa part. Voilà bien le
|
|
meilleur, voyez-vous! Il n'a, de son vivant, effrayé tout le
|
|
monde, et tenu chacun loin de lui que pour nous assurer des
|
|
profits après sa mort. Ah! ah! ah!
|
|
|
|
-- Esprit! dit Scrooge frissonnant de la tête aux pieds. Je
|
|
comprends, je comprends. Le sort de cet infortuné pourrait être le
|
|
mien. C'est là que mène une vie comme la mienne... Seigneur
|
|
miséricordieux, qu'est-ce que je vois?»
|
|
|
|
Il recula de terreur, car la scène avait changé, et il touchait
|
|
presque un lit, un lit nu, sans rideaux, sur lequel, recouvert
|
|
d'un drap déchiré, reposait quelque chose dont le silence même
|
|
révélait la nature en un terrible langage.
|
|
|
|
La chambre était très sombre, trop sombre pour qu'on pût remarquer
|
|
avec exactitude ce qui s'y trouvait, bien que Scrooge, obéissant à
|
|
une impulsion secrète, promenât ses regards curieux, inquiet de
|
|
savoir ce que c'était que cette chambre. Une pâle lumière, venant
|
|
du dehors, tombait directement sur le lit où gisait le cadavre de
|
|
cet homme dépouillé, volé, abandonné de tout le monde, auprès
|
|
duquel personne ne pleurait, personne ne veillait.
|
|
|
|
Scrooge jeta les yeux sur le fantôme, dont la main fatale lui
|
|
montrait la tête du mort. Le linceul avait été jeté avec tant de
|
|
négligence, qu'il aurait suffi du plus léger mouvement de son
|
|
doigt pour mettre à nu ce visage. Scrooge y songea; il voyait
|
|
combien c'était facile, il éprouvait le désir de le faire, mais il
|
|
n'avait pas plus la force d'écarter ce voile que de renvoyer le
|
|
spectre, qui se tenait debout à ses côtés.
|
|
|
|
«Oh! froide, froide, affreuse, épouvantable mort! Tu peux dresser
|
|
ici ton autel et l'entourer de toutes les terreurs dont tu
|
|
disposes; car tu es bien là dans ton domaine! Mais, quand c'est
|
|
une tête aimée, respectée et honorée, tu ne peux faire servir un
|
|
seul de ses cheveux à tes terribles desseins, ni rendre odieux un
|
|
de ses traits. Ce n'est pas qu'alors la main ne devienne pesante
|
|
aussi, et ne retombe si je l'abandonne; ce n'est pas que le coeur
|
|
et le pouls ne soient silencieux; mais cette main, elle fut
|
|
autrefois ouverte, généreuse, loyale; ce coeur fut brave, chaud,
|
|
honnête et tendre: c'était un vrai coeur d'homme qui battait là
|
|
dans sa poitrine. Frappe, frappe, mort impitoyable! tes coups sont
|
|
vains. Tu vas voir jaillir de sa blessure ses bonnes actions,
|
|
l'honneur de sa vie éphémère, la semence de sa vie immortelle!»
|
|
|
|
Aucune voix ne prononça ces paroles aux oreilles de Scrooge, il
|
|
les entendit cependant lorsqu'il regarda le lit. «Si cet homme
|
|
pouvait revivre, pensait-il, que dirait-il à présent de ses
|
|
pensées d'autrefois? L'avarice, la dureté de coeur, l'âpreté au
|
|
gain, ces pensées-là, vraiment, l'ont conduit à une belle fin! Il
|
|
est là, gisant dans cette maison déserte et sombre, où il n'y a ni
|
|
homme, ni femme, ni enfant, qui puisse dire: Il fut bon pour moi
|
|
dans telle ou telle circonstance, et je serai bon pour lui, à mon
|
|
tour, en souvenir d'une parole bienveillante.» Seulement un chat
|
|
grattait à la porte, et, sous la pierre du foyer, on entendait un
|
|
bruit de rats qui rongeaient quelque chose. Que venaient-ils
|
|
chercher dans cette chambre mortuaire? Pourquoi étaient-ils si
|
|
avides, si turbulents? Scrooge n'osa y penser.
|
|
|
|
«Esprit, dit-il, ce lieu est affreux. En le quittant, je
|
|
n'oublierai pas la leçon qu'il me donne, croyez-moi. Partons!»
|
|
|
|
Le spectre, de son doigt immobile, lui montrait toujours la tête
|
|
du cadavre.
|
|
|
|
«Je vous comprends, répondit Scrooge, et je le ferais si je
|
|
pouvais. Mais je n'en ai pas la force; esprit, je n'en ai pas la
|
|
force.»
|
|
|
|
Le fantôme parut encore le regarder avec une attention plus
|
|
marquée.
|
|
|
|
«S'il y a quelqu'un dans la ville qui ressente une émotion pénible
|
|
par suite de la mort de cet homme, dit Scrooge en proie aux
|
|
angoisses de l'agonie, montrez-moi cette personne, esprit, je vous
|
|
en conjure.»
|
|
|
|
Le fantôme étendit un moment sa sombre robe devant lui comme une
|
|
aile, puis, la repliant, lui fit voir une chambre éclairée par la
|
|
lumière du jour, où se trouvaient une mère et ses enfants.
|
|
|
|
Elle attendait quelqu'un avec une impatience inquiète; car elle
|
|
allait et venait dans sa chambre, tressaillait au moindre bruit,
|
|
regardait par la fenêtre, jetait les yeux sur la pendule,
|
|
essayait, mais en vain, de recourir à son aiguille, et pouvait à
|
|
peine supporter les voix des enfants dans leurs jeux.
|
|
|
|
Enfin retentit à la porte le coup de marteau si longtemps attendu.
|
|
Elle courut ouvrir: c'était son mari, homme jeune encore, au
|
|
visage abattu, flétri par le chagrin; on y voyait pourtant en ce
|
|
moment une expression remarquable, une sorte de plaisir triste
|
|
dont il avait honte et qu'il s'efforçait de réprimer.
|
|
|
|
Il s'assit pour manger le dîner que sa femme avait tenu chaud près
|
|
du feu, et quand elle lui demanda d'une voix faible: «Quelles
|
|
nouvelles?» (ce qu'elle ne fit qu'après un long silence), il parut
|
|
embarrassé de répondre.
|
|
|
|
«Sont-elles bonnes ou mauvaises? dit-elle pour l'aider.
|
|
|
|
-- Mauvaises, répondit-il.
|
|
|
|
-- Sommes-nous tout à fait ruinés?
|
|
|
|
-- Non, Caroline. Il y a encore de l'espoir.
|
|
|
|
-- S'_il_ se laisse toucher, dit-elle toute surprise; après un tel
|
|
miracle, on pourrait tout espérer, sans doute.
|
|
|
|
-- Il ne peut plus se laisser toucher, dit le mari; il est mort.»
|
|
|
|
C'était une créature douce et patiente que cette femme. On le
|
|
voyait rien qu'à sa figure, et cependant elle ne put s'empêcher de
|
|
bénir Dieu au fond de son âme à cette annonce imprévue, ni de le
|
|
dire en joignant les mains. L'instant d'après, elle demanda pardon
|
|
au ciel, car elle en avait regret; mais le premier mouvement
|
|
partait du coeur.
|
|
|
|
«Ce que cette femme à moitié ivre, dont je vous ai parlé hier
|
|
soir, m'a dit, quand j'ai essayé de le voir pour obtenir de lui
|
|
une semaine de délai, et ce que je regardais comme une défaite
|
|
pour m'éviter est la vérité pure; non seulement il était déjà fort
|
|
malade, mais il était mourant.
|
|
|
|
-- À qui sera transférée notre dette?
|
|
|
|
-- Je l'ignore. Mais, avant ce temps, nous aurons la somme, et,
|
|
lors même que nous ne serions pas prêts, ce serait jouer de
|
|
malheur si nous trouvions dans son successeur un créancier aussi
|
|
impitoyable. Nous pouvons dormir cette nuit plus tranquilles,
|
|
Caroline!»
|
|
|
|
Oui, malgré eux, leurs coeurs étaient débarrassés d'un poids bien
|
|
lourd. Les visages des enfants groupés autour d'eux, afin
|
|
d'écouter une conversation qu'ils comprenaient si peu, étaient
|
|
plus ouverts et animés d'une joie plus vive; la mort de cet homme
|
|
rendait un peu de bonheur à une famille! La seule émotion causée
|
|
par cet événement, dont le spectre venait de rendre Scrooge
|
|
témoin, était une émotion de plaisir.
|
|
|
|
«Esprit, dit Scrooge, faites-moi voir quelque scène de tendresse
|
|
étroitement liée avec l'idée de la mort; sinon cette chambre
|
|
sombre, que nous avons quittée tout à l'heure, sera toujours
|
|
présente à mon souvenir.»
|
|
|
|
Le fantôme le conduisit au travers de plusieurs rues qui lui
|
|
étaient familières; à mesure qu'ils marchaient, Scrooge regardait
|
|
de côté et d'autre dans l'espoir de retrouver son image, mais
|
|
nulle part il ne pouvait la voir. Ils entrèrent dans la maison du
|
|
pauvre Bob Cratchit, cette même maison que Scrooge avait visitée
|
|
précédemment, et trouvèrent la mère et les enfants assis autour du
|
|
feu.
|
|
|
|
Ils étaient calmes, très calmes. Les bruyants petits Cratchit se
|
|
tenaient dans un coin aussi tranquilles que des statues, et
|
|
demeuraient assis, les yeux fixés sur Pierre, qui avait un livre
|
|
ouvert devant lui. La mère et ses filles s'occupaient à coudre.
|
|
Toute la famille était bien tranquille assurément!
|
|
|
|
_«Et il prit un enfant, et il le mit au milieu d'eux.»_
|
|
|
|
Où Scrooge avait-il entendu ces paroles? Il ne les avait pas
|
|
rêvées. Il fallait bien que ce fut l'enfant qui les avait lues à
|
|
haute voix, quand Scrooge et l'esprit franchissaient le seuil de
|
|
la porte. Pourquoi interrompait-il sa lecture?
|
|
|
|
La mère posa son ouvrage sur la table et se couvrit le visage de
|
|
ses mains.
|
|
|
|
«La couleur de cette étoffe me fait mal aux yeux, dit-elle.
|
|
|
|
-- La couleur? Ah! pauvre Tiny Tim!
|
|
|
|
-- Ils sont mieux maintenant, dit la femme de Cratchit. C'est sans
|
|
doute de travailler à la lumière qui les fatigue, mais je ne
|
|
voudrais pour rien au monde laisser voir à votre père, quand il
|
|
rentrera, que mes yeux sont fatigués. Il ne doit pas tarder, c'est
|
|
bientôt l'heure.
|
|
|
|
-- L'heure est passée, répondit Pierre en fermant le livre. Mais
|
|
je trouve qu'il va un peu moins vite depuis quelques soirs, ma
|
|
mère.»
|
|
|
|
La famille retomba dans son silence et son immobilité. Enfin, la
|
|
mère reprit d'une voix ferme, dont le ton de gaieté ne faiblit
|
|
qu'une fois:
|
|
|
|
«J'ai vu un temps où il allait vite, très vite même, avec... avec
|
|
Tiny Tim sur son épaule.
|
|
|
|
-- Et moi aussi, s'écria Pierre; souvent.
|
|
|
|
-- Et moi aussi,» s'écria un autre.
|
|
|
|
Tous répétèrent:
|
|
|
|
«Et moi aussi.
|
|
|
|
-- Mais Tiny Tim était très léger à porter, reprit la mère en
|
|
retournant à son ouvrage; et puis son père l'aimait tant que ce
|
|
n'était pas pour lui une peine... oh! non. Mais j'entends votre
|
|
père à la porte!»
|
|
|
|
Elle courut au-devant de lui. Le petit Bob entra avec son cache-
|
|
nez; il en avait bien besoin, le pauvre père. Son thé était tout
|
|
prêt contre le feu, c'était à qui s'empresserait pour le servir.
|
|
Alors les deux petits Cratchit grimpèrent sur ses genoux, et
|
|
chacun d'eux posa sa petite joue contre les siennes, comme pour
|
|
lui dire: «N'y pensez plus, mon père; ne vous chagrinez pas!»
|
|
|
|
Bob fut très gai avec eux, il eut pour tout le monde une bonne
|
|
parole: il regarda l'ouvrage étalé sur la table et donna des
|
|
éloges à l'adresse et à l'habileté de mistress Cratchit et de ses
|
|
filles. «Ce sera fini longtemps avant dimanche, dit-il.
|
|
|
|
-- Dimanche! Vous y êtes donc allé aujourd'hui, Robert? demanda sa
|
|
femme.
|
|
|
|
-- Oui, ma chère, répondit Bob. J'aurais voulu que vous eussiez pu
|
|
y venir: cela vous aurait fait du bien de voir comme l'emplacement
|
|
est vert. Mais vous irez le voir souvent. Je lui avais promis que
|
|
j'irais m'y promener un dimanche... Mon petit, mon petit enfant!
|
|
s'écria Bob! Mon cher petit enfant!»
|
|
|
|
Il éclata tout à coup, sans pouvoir s'en empêcher. Pour qu'il pût
|
|
s'en empêcher, il n'aurait pas fallu qu'il se sentit encore si
|
|
près de son enfant.
|
|
|
|
Il quitta la chambre et monta dans celle de l'étage supérieur,
|
|
joyeusement éclairée et parée de guirlandes comme à Noël. Il y
|
|
avait une chaise placée tout contre le lit de l'enfant, et l'on
|
|
voyait à des signes certains que quelqu'un était venu récemment
|
|
l'occuper. Le pauvre Bob s'y assit à son tour; et, quand il se fut
|
|
un peu recueilli, un peu calmé, il déposa un baiser sur ce cher
|
|
petit visage. Alors il se montra plus résigné à ce cruel
|
|
événement, et redescendit presque heureux... en apparence.
|
|
|
|
La famille se rapprocha du feu en causant; les jeunes filles et
|
|
leur mère travaillaient toujours. Bob leur parla de la
|
|
bienveillance extraordinaire que lui avait témoignée le neveu de
|
|
M. Scrooge, qu'il avait vu une fois à peine, et qui, le
|
|
rencontrant ce jour-là dans la rue et le voyant un peu... un peu
|
|
abattu, vous savez, dit Bob, s'était informé avec intérêt de ce
|
|
qui lui arrivait de fâcheux. Sur quoi, poursuivit Bob, car c'est
|
|
bien le monsieur le plus affable qu'il soit possible de voir, je
|
|
lui ai tout raconté. -- Je suis sincèrement affligé de ce que vous
|
|
m'apprenez, monsieur Cratchit, dit-il, pour vous et pour votre
|
|
excellente femme. À propos, comment a-t-il pu savoir cela, je
|
|
l'ignore absolument.
|
|
|
|
-- Savoir quoi, mon ami?
|
|
|
|
-- Que vous étiez une excellente femme.
|
|
|
|
-- Mais tout le monde ne le sait-il pas? dit Pierre.
|
|
|
|
-- Très bien répliqué, mon garçon! s'écria Bob. J'espère que tout
|
|
le monde le sait. «Sincèrement affligé, disait-il, pour votre
|
|
excellente femme; si je puis vous être utile en quelque chose,
|
|
ajouta-t-il en me remettant sa carte, voici mon adresse. Je vous
|
|
en prie, venez me voir.» Eh bien! j'en ai été charmé, non pas tant
|
|
pour ce qu'il serait en état de faire en notre faveur, que pour
|
|
ses manières pleines de bienveillance. On aurait dit qu'il avait
|
|
réellement connu notre Tiny Tim, et qu'il le regrettait comme
|
|
nous.
|
|
|
|
-- Je suis sûre qu'il a un bon coeur, dit mistress Cratchit.
|
|
|
|
-- Vous en seriez bien plus sûre, ma chère amie, reprit Bob, si
|
|
vous l'aviez vu et que vous lui eussiez parlé. Je ne serais pas du
|
|
tout surpris, remarquez ceci, qu'il trouvât une meilleure place à
|
|
Pierre.
|
|
|
|
-- Entendez-vous, Pierre? dit mistress Cratchit.
|
|
|
|
-- Et alors, s'écria une des jeunes filles, Pierre se mariera et
|
|
s'établira pour son compte.
|
|
|
|
-- Allez vous promener, repartit Pierre en faisant une grimace.
|
|
|
|
-- Dame! cela peut être ou ne pas être, l'un n'est pas plus sûr
|
|
que l'autre, dit Bob. La chose peut arriver un de ces jours,
|
|
quoique nous ayons, mon enfant, tout le temps d'y penser. Mais, de
|
|
quelque manière et dans quelque temps que nous nous séparions les
|
|
uns des autres, je suis sûr que pas un de nous n'oubliera le
|
|
pauvre Tiny Tim; n'est-ce pas, nous n'oublierons jamais cette
|
|
première séparation?
|
|
|
|
-- Jamais, mon père, s'écrièrent-ils tous ensemble.
|
|
|
|
-- Et je sais, dit Bob, je sais, mes amis, que, quand nous nous
|
|
rappellerons combien il fut doux et patient, quoique ce ne fût
|
|
qu'un tout petit, tout petit enfant, nous n'aurons pas de
|
|
querelles les uns avec les autres, car ce serait oublier le pauvre
|
|
Tiny Tim.
|
|
|
|
-- Non, jamais, mon père! répétèrent-ils tous.
|
|
|
|
-- Vous me rendez bien heureux, dit le petit Bob, oui, bien
|
|
heureux!»
|
|
|
|
Mistress Cratchit l'embrassa, ses filles l'embrassèrent, les deux
|
|
petits Cratchit l'embrassèrent, Pierre et lui se serrèrent
|
|
tendrement la main. Âme de Tiny Tim, dans ton essence enfantine tu
|
|
étais une émanation de la divinité!
|
|
|
|
«Spectre, dit Scrooge, quelque chose me dit que l'heure de notre
|
|
séparation approche. Je le sais, sans savoir comment elle aura
|
|
lieu. Dites-moi quel était donc cet homme que nous avons vu gisant
|
|
sur son lit de mort?»
|
|
|
|
Le fantôme de Noël futur le transporta, comme auparavant (quoique
|
|
à une époque différente, pensait-il, car ces dernières visions se
|
|
brouillaient un peu dans son esprit; ce qu'il y voyait de plus
|
|
clair, c'est qu'elles se rapportaient à l'avenir), dans les lieux
|
|
où se réunissent les gens d'affaires et les négociants, mais sans
|
|
lui montrer son autre lui-même. À la vérité, l'esprit ne s'arrêta
|
|
nulle part, mais continua sa course directement, comme pour
|
|
atteindre plus vite au but, jusqu'à ce que Scrooge le supplia de
|
|
s'arrêter un instant.
|
|
|
|
«Cette cour, dit-il, que nous traversons si vite, est depuis
|
|
longtemps le lieu où j'ai établi le centre de mes occupations.
|
|
|
|
Je reconnais la maison; laissez-moi voir ce que je serai un jour.»
|
|
|
|
L'esprit s'arrêta; sa main désignait un autre point.
|
|
|
|
«Voici la maison là-bas, s'écria Scrooge. Pourquoi me faites-vous
|
|
signe d'aller plus loin?»
|
|
|
|
L'inexorable doigt ne changeait pas de direction. Scrooge courut à
|
|
la hâte vers la fenêtre de son comptoir et regarda dans
|
|
l'intérieur. C'était encore un comptoir, mais non plus le sien.
|
|
L'ameublement n'était pas le même, la personne assise dans le
|
|
fauteuil n'était pas lui. Le fantôme faisait toujours le geste
|
|
indicateur.
|
|
|
|
Scrooge le rejoignit, et, tout en se demandant pourquoi il ne se
|
|
voyait pas là et ce qu'il pouvait être devenu, il suivit son guide
|
|
jusqu'à une grille de fer. Avant d'entrer, il s'arrêta pour
|
|
regarder autour de lui.
|
|
|
|
Un cimetière. Ici, sans doute, gît sous quelques pieds de terre le
|
|
malheureux dont il allait apprendre le nom. C'était un bien bel
|
|
endroit, ma foi! environné de longues murailles, de maisons
|
|
voisines, envahi par le gazon et les herbes sauvages, plutôt la
|
|
mort de la végétation que la vie, encombré du trop-plein des
|
|
sépultures, engraissé jusqu'au dégoût. Oh! le bel endroit!
|
|
|
|
L'esprit, debout au milieu des tombeaux, en désigna un. Scrooge
|
|
s'en approcha en tremblant. Le fantôme était toujours exactement
|
|
le même, mais Scrooge crut reconnaître dans sa forme solennelle
|
|
quelque augure nouveau dont il eut peur.
|
|
|
|
«Avant que je fasse un pas de plus vers cette pierre que vous me
|
|
montrez, lui dit-il, répondez à cette seule question:
|
|
|
|
Tout ceci, est-ce l'image de ce qui doit être, ou seulement de ce
|
|
qui peut être?»
|
|
|
|
L'esprit, pour toute réponse, abaissa sa main du côté de la tombe
|
|
près de laquelle il se tenait.
|
|
|
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«Quand les hommes s'engagent dans quelques résolutions, elles leur
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annoncent certain but qui peut être inévitable, s'ils persévèrent
|
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dans leur voie. Mais, s'ils la quittent, le but change; en est-il
|
|
de même des tableaux que vous faites passer sous mes yeux?»
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|
Et l'esprit demeura immobile comme toujours. Scrooge se traîna
|
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vers le tombeau, tremblant de frayeur, et, suivant la direction du
|
|
doigt, lut sur la pierre d'une sépulture abandonnée son propre
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nom:
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EBENEZER SCROOGE
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«C'est donc moi qui suis l'homme que j'ai vu gisant sur son lit de
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mort?» s'écria-t-il, tombant à genoux.
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Le doigt du fantôme se dirigea alternativement de la tombe à lui
|
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et de lui à la tombe.
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«Non, esprit! oh! non, non!»
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Le doigt était toujours là.
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«Esprit, s'écria-t-il en se cramponnant à sa robe, écoutez-moi! je
|
|
ne suis plus l'homme que j'étais; je ne serai plus l'homme que
|
|
j'aurais été si je n'avais pas eu le bonheur de vous connaître.
|
|
Pourquoi me montrer toutes ces choses, s'il n'y a plus aucun
|
|
espoir pour moi?»
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|
Pour la première fois, la main parut faire un mouvement.
|
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|
|
«Bon esprit, poursuivit Scrooge toujours prosterné à ses pieds, la
|
|
face contre terre, vous intercéderez pour moi, vous aurez pitié de
|
|
moi. Assurez-moi que je puis encore changer ces images que vous
|
|
m'avez montrées, en changeant de vie!»
|
|
|
|
La main s'agita avec un geste bienveillant.
|
|
|
|
«J'honorerai Noël au fond de mon coeur, et je m'efforcerai d'en
|
|
conserver le culte toute l'année. Je vivrai dans le passé, le
|
|
présent et l'avenir; les trois esprits ne me quitteront plus, car
|
|
je ne veux pas oublier leurs leçons. Oh! dites-moi que je puis
|
|
faire disparaître l'inscription de cette pierre!»
|
|
|
|
Dans son angoisse, il saisit la main du spectre. Elle voulut se
|
|
dégager, mais il la retint par une puissante étreinte. Toutefois
|
|
l'esprit, plus fort, encore cette fois, le repoussa.
|
|
|
|
Levant les mains dans une dernière prière, afin d'obtenir du
|
|
spectre qu'il changeât sa destinée, Scrooge aperçut une altération
|
|
dans la robe à capuchon de l'esprit qui diminua de taille,
|
|
s'affaissa sur lui-même et se transforma en colonne de lit.
|
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|
Cinquième couplet
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|
La conclusion
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|
C'était une colonne de lit.
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|
Oui; et de son lit encore et dans sa chambre, bien mieux. Le
|
|
lendemain lui appartenait pour s'amender et réformer sa vie!
|
|
|
|
«Je veux vivre dans le passé, le présent et l'avenir! répéta
|
|
Scrooge en sautant à bas du lit. Les leçons des trois esprits
|
|
demeureront gravées dans ma mémoire. Ô Jacob Marley! que le ciel
|
|
et la fête de Noël soient bénis de leurs bienfaits! Je le dis à
|
|
genoux, vieux Jacob, oui, à genoux.»
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|
|
|
Il était si animé, si échauffé par de bonnes résolutions, que sa
|
|
voix brisée répondait à peine au sentiment qui l'inspirait. Il
|
|
avait sangloté violemment dans sa lutte avec l'esprit, et son
|
|
visage était inondé de larmes.
|
|
|
|
«Ils ne sont pas arrachés, s'écria Scrooge embrassant un des
|
|
rideaux de son lit, ils ne sont pas arrachés, ni les anneaux non
|
|
plus. Ils sont ici, je suis ici; les images des choses qui
|
|
auraient pu se réaliser peuvent s'évanouir; elles s'évanouiront,
|
|
je le sais!»
|
|
|
|
Cependant ses mains étaient occupées à brouiller ses vêtements; il
|
|
les mettait à l'envers, les retournait sens dessus dessous, le bas
|
|
en haut et le haut en bas; dans son trouble, il les déchirait, les
|
|
laissait tomber à terre, les rendait enfin complices de toutes
|
|
sortes d'extravagances.
|
|
|
|
«Je ne sais pas ce que fais! s'écria-t-il riant et pleurant à la
|
|
fois, et se posant avec ses bas en copie parfaite du Laocoon
|
|
antique et de ses serpents. Je suis léger comme une plume; je suis
|
|
heureux comme un ange, gai comme un écolier, étourdi comme un
|
|
homme ivre. Un joyeux Noël à tout le monde! une bonne, une
|
|
heureuse année à tous! Holà! hé! ho! holà!»
|
|
|
|
Il avait passé en gambadant de sa chambre dans le salon, et se
|
|
trouvait là maintenant, tout hors d'haleine.
|
|
|
|
«Voilà bien la casserole où était l'eau de gruau! s'écria-t-il en
|
|
s'élançant de nouveau et recommençant ses cabrioles devant la
|
|
cheminée. Voilà la porte par laquelle est entré le spectre de
|
|
Marley! voilà le coin où était assis l'esprit de Noël présent!
|
|
voilà la fenêtre où j'ai vu les âmes en peine: tout est à sa
|
|
place, tout est vrai, tout est arrivé... Ah! ah! ah!»
|
|
|
|
Réellement, pour un homme qui n'avait pas pratiqué depuis tant
|
|
d'années, c'était un rire splendide, un des rires les plus
|
|
magnifiques, le père d'une longue, longue lignée de rires
|
|
éclatants!
|
|
|
|
«Je ne sais quel jour du mois nous sommes aujourd'hui! continua
|
|
Scrooge. Je ne sais combien de temps je suis demeuré parmi les
|
|
esprits. Je ne sais rien: je suis comme un petit enfant. Cela
|
|
m'est bien égal. Je voudrais bien l'être, un petit enfant. Hé!
|
|
holà! houp! holà! hé!»
|
|
|
|
Il fut interrompu dans ses transports par les cloches des églises
|
|
qui sonnaient le carillon le plus folichon qu'il eût jamais
|
|
entendu.
|
|
|
|
Ding, din, dong, boum! boum, ding, din, dong! Boum! boum! boum!
|
|
dong! ding, din, dong! boum!
|
|
|
|
«Oh! superbe, superbe!»
|
|
|
|
Courant à la fenêtre, il l'ouvrit et regarda dehors. Pas de brume,
|
|
pas de brouillard; un froid clair, éclatant, un de ces froids qui
|
|
vous égayent et vous ravigotent, un de ces froids qui sifflent à
|
|
faire danser le sang dans vos veines; un soleil d'or; un ciel
|
|
divin; un air frais et agréable; des cloches en gaieté. Oh!
|
|
superbe, superbe!
|
|
|
|
«Quel jour sommes-nous aujourd'hui? cria Scrooge de sa fenêtre à
|
|
un petit garçon endimanché, qui s'était arrêté peut-être pour le
|
|
regarder.
|
|
|
|
-- Hein? répondit l'enfant ébahi.
|
|
|
|
-- Quel jour sommes-nous aujourd'hui, mon beau garçon? dit
|
|
Scrooge.
|
|
|
|
-- Aujourd'hui! repartit l'enfant; mais c'est le jour de Noël.
|
|
|
|
-- Le jour de Noël! se dit Scrooge. Je ne l'ai donc pas manqué!
|
|
Les esprits ont tout fait en une nuit. Ils peuvent faire tout ce
|
|
qu'ils veulent; qui en doute? certainement qu'ils le peuvent.
|
|
Holà! hé! mon beau petit garçon!
|
|
|
|
-- Holà! répondit l'enfant.
|
|
|
|
-- Connais-tu la boutique du marchand de volailles, au coin de la
|
|
seconde rue?
|
|
|
|
-- Je crois bien!
|
|
|
|
-- Un enfant plein d'intelligence! dit Scrooge. Un enfant
|
|
remarquable! Sais-tu si l'on a vendu la belle dinde qui était hier
|
|
en montre? pas la petite; la grosse?
|
|
|
|
-- Ah! celle qui est aussi grosse que moi?
|
|
|
|
-- Quel enfant délicieux! dit Scrooge. Il y a plaisir à causer
|
|
avec lui. Oui, mon chat!
|
|
|
|
-- Elle y est encore, dit l'enfant.
|
|
|
|
-- Vraiment! continua Scrooge. Eh bien, va l'acheter!
|
|
|
|
-- Farceur! s'écria l'enfant.
|
|
|
|
-- Non, dit Scrooge, je parle sérieusement. Va acheter et dis
|
|
qu'on me l'apporte; je leur donnerai ici l'adresse où il faut la
|
|
porter. Reviens avec le garçon et je te donnerai un schelling.
|
|
Tiens! si tu reviens avec lui en moins de cinq minutes, je te
|
|
donnerai un écu.»
|
|
|
|
L'enfant partit comme un trait. Il aurait fallu que l'archer eût
|
|
une main bien ferme sur la détente pour lancer sa flèche moitié
|
|
seulement aussi vite.
|
|
|
|
«Je l'enverrai chez Bob Cratchit, murmura Scrooge se frottant les
|
|
mains et éclatant de rire. Il ne saura pas d'où cela lui vient.
|
|
Elle est deux fois grosse comme Tiny Tim. Je suis sûr que Bob
|
|
goûtera la plaisanterie; jamais Joe Miller n'en a fait une
|
|
pareille.»
|
|
|
|
Il écrivit l'adresse d'une main qui n'était pas très ferme, mais
|
|
il l'écrivit pourtant, tant bien que mal, et descendit ouvrir la
|
|
porte de la rue pour recevoir le commis du marchand de volailles.
|
|
Comme il restait là debout à l'attendre, le marteau frappa ses
|
|
regards.
|
|
|
|
«Je l'aimerai toute ma vie! s'écria-t-il en le caressant de la
|
|
main. Et moi qui, jusqu'à présent, ne le regardais jamais, je
|
|
crois. Quelle honnête expression dans sa figure! Ah! le bon,
|
|
l'excellent marteau! Mais voici la dinde! Holà! hé! Houp, houp!
|
|
comment vous va? Un joyeux Noël!»
|
|
|
|
C'était une dinde, celle-là! Non, il n'est pas possible qu'il se
|
|
soit jamais tenu sur ses jambes, ce volatile; il les aurait
|
|
brisées en moins d'une minute, comme des bâtons de cire à
|
|
cacheter. «Mais j'y pense, vous ne pourrez pas porter cela jusqu'à
|
|
Camden-Town, mon ami, dit Scrooge; il faut prendre un cab.»
|
|
|
|
Le rire avec lequel il dit cela, le rire avec lequel il paya la
|
|
dinde, le rire avec lequel il paya le cab, et le rire avec lequel
|
|
il récompensa le petit garçon ne fut surpassé que par le fou rire
|
|
avec lequel il se rassit dans son fauteuil, essoufflé, hors
|
|
d'haleine, et il continua de rire jusqu'aux larmes.
|
|
|
|
Ce ne lui fut pas chose facile que de se raser, car sa main
|
|
continuait à trembler beaucoup; et cette opération exige une
|
|
grande attention, même quand vous ne dansez pas en vous faisant la
|
|
barbe. Mais il se serait coupé le bout du nez, qu'il aurait mis
|
|
tout tranquillement sur l'entaille un morceau de taffetas
|
|
d'Angleterre sans rien perdre de sa bonne humeur.
|
|
|
|
Il s'habilla, mit tout ce qu'il avait de mieux, et, sa toilette
|
|
faite, sortit pour se promener dans les rues. La foule s'y
|
|
précipitait en ce moment, telle qu'il l'avait vue en compagnie du
|
|
spectre de Noël présent. Marchant les mains croisées derrière le
|
|
dos, Scrooge regardait tout le monde avec un sourire de
|
|
satisfaction. Il avait l'air si parfaitement gracieux, en un mot,
|
|
que trois ou quatre joyeux gaillards ne purent s'empêcher de
|
|
l'interpeller. «Bonjour, monsieur! Un joyeux Noël, monsieur!» Et
|
|
Scrooge affirma souvent plus tard que, de tous les sons agréables
|
|
qu'il avait jamais entendus, ceux-là avaient été, sans contredit,
|
|
les plus doux à son oreille.
|
|
|
|
Il n'avait pas fait beaucoup de chemin, lorsqu'il reconnut, se
|
|
dirigeant de son côté, le monsieur à la tournure distinguée qui
|
|
était venu le trouver la veille dans son comptoir, et lui disant:
|
|
«Scrooge et Marley, je crois?» Il sentit une douleur poignante lui
|
|
traverser le coeur à la pensée du regard qu'allait jeter sur lui
|
|
le vieux monsieur au moment où ils se rencontreraient; mais il
|
|
comprit aussitôt ce qu'il avait à faire, et prit bien vite son
|
|
parti.
|
|
|
|
«Mon cher monsieur, dit-il en pressant le pas pour lui prendre les
|
|
deux mains, comment vous portez-vous? J'espère que votre journée
|
|
d'hier a été bonne. C'est une démarche qui vous fait honneur! Un
|
|
joyeux Noël, monsieur!
|
|
|
|
-- Monsieur Scrooge?
|
|
|
|
-- Oui, c'est mon nom; je crains qu'il ne vous soit pas des plus
|
|
agréables. Permettez que je vous fasse mes excuses. Voudriez-vous
|
|
avoir la bonté... (Ici Scrooge lui murmura quelques mots à
|
|
l'oreille.)
|
|
|
|
-- Est-il Dieu possible! s'écria ce dernier, comme suffoqué. Mon
|
|
cher monsieur Scrooge, parlez-vous sérieusement?
|
|
|
|
-- S'il vous plaît, dit Scrooge; pas un liard de moins. Je ne fais
|
|
que solder l'arriéré, je vous assure. Me ferez-vous cette grâce?
|
|
|
|
-- Mon cher monsieur, reprit l'autre en lui secouant la main
|
|
cordialement, je ne sais comment louer tant de munifi...
|
|
|
|
-- Pas un mot, je vous prie, interrompit Scrooge. Venez me voir;
|
|
voulez-vous venir me voir?
|
|
|
|
-- Oui! sans doute», s'écria le vieux monsieur. Évidemment,
|
|
c'était son intention; on ne pouvait s'y méprendre, à son air.
|
|
|
|
«Merci dit Scrooge. Je vous suis infiniment reconnaissant, je vous
|
|
remercie mille fois. Adieu!»
|
|
|
|
Il entra à l'église; il parcourut les rues, il examina les gens
|
|
qui allaient et venaient en grande hâte, donna aux enfants de
|
|
petites tapes caressantes sur la tête, interrogea les mendiants
|
|
sur leurs besoins, laissa tomber des regards curieux dans les
|
|
cuisines des maisons, les reporta ensuite aux fenêtres; tout ce
|
|
qu'il voyait lui faisait plaisir. Il ne s'était jamais imaginé
|
|
qu'une promenade, que rien au monde pût lui donner tant de
|
|
bonheur. L'après-midi, il dirigea ses pas du côté de la maison de
|
|
son neveu.
|
|
|
|
Il passa et repassa une douzaine de fois devant la porte, avant
|
|
d'avoir le courage de monter le perron et de frapper. Mais enfin
|
|
il s'enhardit et laissa retomber le marteau.
|
|
|
|
«Votre maître est-il chez lui, ma chère enfant? dit Scrooge à la
|
|
servante... Beau brin de fille, ma foi!
|
|
|
|
-- Oui, monsieur.
|
|
|
|
-- Où est-il, mignonne?
|
|
|
|
-- Dans la salle à manger, monsieur, avec madame. Je vais vous
|
|
conduire au salon, s'il vous plaît.
|
|
|
|
-- Merci; il me connaît, reprit Scrooge, la main déjà posée sur le
|
|
bouton de la porte de la salle à manger; je vais entrer ici, mon
|
|
enfant.»
|
|
|
|
Il tourna le bouton tout doucement, et passa la tête de côté par
|
|
la porte entrebâillée. Le jeune couple examinait alors la table
|
|
(dressée comme pour un gala), car ces nouveaux mariés sont
|
|
toujours excessivement pointilleux sur l'élégance du service: ils
|
|
aiment à s'assurer que tout est comme il faut.
|
|
|
|
«Fred!» dit Scrooge.
|
|
|
|
Dieu du ciel! comme sa nièce par alliance tressaillit! Scrooge
|
|
avait oublié, pour le moment, comment il l'avait vue assise dans
|
|
son coin avec un tabouret sous les pieds, sans quoi il ne serait
|
|
point entré de la sorte; il n'aurait pas osé.
|
|
|
|
«Dieu me pardonne! s'écria Fred, qui est donc là?
|
|
|
|
-- C'est moi, votre oncle Scrooge; je viens dîner. Voulez-vous que
|
|
j'entre, Fred?»
|
|
|
|
S'il voulait qu'il entrât! Peu s'en fallut qu'il ne lui disloquât
|
|
le bras pour le faire entrer. Au bout de cinq minutes, Scrooge fut
|
|
à son aise comme dans sa propre maison. Rien ne pouvait être plus
|
|
cordial que la réception du neveu; la nièce imita son mari; Topper
|
|
en fit autant, lorsqu'il arriva, et aussi la petite soeur
|
|
rondelette, quand elle vint, et tous les autres convives, à mesure
|
|
qu'ils entrèrent. Quelle admirable partie, quels admirables petits
|
|
jeux, quelle admirable unanimité, quel ad-mi-ra-ble bonheur!
|
|
|
|
Mais le lendemain, Scrooge se rendit de bonne heure au comptoir,
|
|
oh! de très bonne heure. S'il pouvait seulement y arriver le
|
|
premier et surprendre Bob Cratchit en flagrant délit de retard!
|
|
C'était en ce moment sa préoccupation la plus chère.
|
|
|
|
Il y réussit; oui, il eut ce plaisir! L'horloge sonna neuf heures,
|
|
point de Bob; neuf heures un quart, point de Bob. Bob se trouva en
|
|
retard de dix-huit minutes et demie. Scrooge était assis, la porte
|
|
toute grande ouverte, afin qu'il le pût voir se glisser dans sa
|
|
citerne.
|
|
|
|
Avant d'ouvrir la porte, Bob avait ôté son chapeau, puis son
|
|
cache-nez: en un clin d'oeil, il fut installé sur son tabouret et
|
|
se mit à faire courir sa plume, comme pour essayer de rattraper
|
|
neuf heures.
|
|
|
|
«Holà! grommela Scrooge, imitant le mieux qu'il pouvait son ton
|
|
d'autrefois; qu'est-ce que cela veut dire de venir si tard?
|
|
|
|
-- Je suis bien fâché, monsieur, dit Bob. Je suis en retard.
|
|
|
|
-- En retard! reprit Scrooge. En effet, il me semble que vous êtes
|
|
en retard. Venez un peu par ici, s'il vous plaît.
|
|
|
|
-- Ce n'est qu'une fois tous les ans, monsieur, fit Bob timidement
|
|
en sortant de sa citerne; cela ne m'arrivera plus. Je me suis un
|
|
peu amusé hier, monsieur.
|
|
|
|
-- Fort bien; mais je vous dirai, mon ami, ajouta Scrooge, que je
|
|
ne puis laisser plus longtemps aller les choses comme cela. Par
|
|
conséquent, poursuivit-il, en sautant à bas de son tabouret et en
|
|
portant à Bob une telle botte dans le flanc qu'il le fit trébucher
|
|
jusque dans sa citerne; par conséquent, je vais augmenter vos
|
|
appointements!»
|
|
|
|
Bob trembla et se rapprocha de la règle de son bureau. Il eut un
|
|
moment la pensée d'en assener un coup à Scrooge, de le saisir au
|
|
collet et d'appeler à l'aide les gens qui passaient dans la ruelle
|
|
pour lui faire mettre la camisole de force.
|
|
|
|
«Un joyeux Noël, Bob! dit Scrooge avec un air trop sérieux pour
|
|
qu'on pût s'y méprendre et en lui frappant amicalement sur
|
|
l'épaule. Un plus joyeux Noël, Bob, mon brave garçon, que je ne
|
|
vous l'ai souhaité depuis longues années! Je vais augmenter vos
|
|
appointements et je m'efforcerai de venir en aide à votre
|
|
laborieuse famille; ensuite cette après-midi nous discuterons nos
|
|
affaires sur un bol de Noël rempli d'un bischoff fumant, Bob!
|
|
Allumez les deux feux; mais avant de mettre un point sur un _i_,
|
|
Bob Cratchit, allez vite acheter un seau neuf pour le charbon.»
|
|
|
|
Scrooge fit encore plus qu'il n'avait promis; non seulement il
|
|
tint sa parole, mais il fit mieux, beaucoup mieux. Quant à Tiny
|
|
Tim, qui ne mourut pas, Scrooge fut pour lui un second père.
|
|
|
|
Il devint un aussi bon ami, un aussi bon maître, un aussi bon
|
|
homme que le bourgeois de la bonne vieille Cité, ou de toute autre
|
|
bonne vieille cité, ville ou bourg, dans le bon vieux monde.
|
|
Quelques personnes rirent de son changement; mais il les laissa
|
|
rire et ne s'en soucia guère; car il en savait assez pour ne pas
|
|
ignorer que, sur notre globe, il n'est jamais rien arrivé de bon
|
|
qui n'ait eu la chance de commencer par faire rire certaines gens.
|
|
Puisqu'il faut que ces gens-là soient aveugles, il pensait
|
|
qu'après tout il vaut tout autant que leur maladie se manifeste
|
|
par les grimaces, qui leur rident les yeux à force de rire, au
|
|
lieu de se produire sous une forme moins attrayante. Il riait lui-
|
|
même au fond du coeur; c'était toute sa vengeance.
|
|
|
|
Il n'eut plus de commerce avec les esprits; mais il en eut
|
|
beaucoup plus avec les hommes, cultivant ses amis et sa famille
|
|
tout le long de l'année pour bien se préparer à fêter Noël, et
|
|
personne ne s'y entendait mieux que lui: tout le monde lui rendait
|
|
cette justice.
|
|
|
|
Puisse-t-on en dire autant de vous, de moi, de nous tous, et alors
|
|
comme disait Tiny Tim:
|
|
|
|
«Que Dieu nous bénisse, tous tant que nous sommes!»
|
|
|
|
|
|
|
|
[1] Locution proverbiale en Angleterre.
|
|
[2] Bob, nom populaire pour exprimer un schelling.
|
|
|
|
|
|
|
|
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|
End of the Project Gutenberg EBook of Cantique de Noël, by Charles Dickens
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*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CANTIQUE DE NOËL ***
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Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
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Gutenberg-tm License (available with this file or online at
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https://gutenberg.org/license).
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Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
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electronic works
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1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
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electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
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and accept all the terms of this license and intellectual property
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(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
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the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
|
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all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
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If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
|
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Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
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entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
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1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
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used on or associated in any way with an electronic work by people who
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agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
|
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things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
|
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even without complying with the full terms of this agreement. See
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paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
|
|
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
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and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
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works. See paragraph 1.E below.
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1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
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or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
|
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Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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collection are in the public domain in the United States. If an
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individual work is in the public domain in the United States and you are
|
|
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
|
|
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
|
|
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
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are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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|
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
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|
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
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|
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
|
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the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
|
|
keeping this work in the same format with its attached full Project
|
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Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
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1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
|
|
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
|
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a constant state of change. If you are outside the United States, check
|
|
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
|
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before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
|
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creating derivative works based on this work or any other Project
|
|
Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
|
|
the copyright status of any work in any country outside the United
|
|
States.
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1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
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|
1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
|
|
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
|
|
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
|
|
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
|
|
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
|
|
copied or distributed:
|
|
|
|
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
|
|
almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
|
|
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
|
|
with this eBook or online at www.gutenberg.org
|
|
|
|
1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
|
|
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
|
|
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
|
|
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
|
|
or charges. If you are redistributing or providing access to a work
|
|
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
|
|
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
|
|
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
|
|
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
|
|
1.E.9.
|
|
|
|
1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
|
|
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
|
|
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
|
|
terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
|
|
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
|
|
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
|
|
|
|
1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
|
|
License terms from this work, or any files containing a part of this
|
|
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
|
|
|
|
1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
|
|
electronic work, or any part of this electronic work, without
|
|
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
|
|
active links or immediate access to the full terms of the Project
|
|
Gutenberg-tm License.
|
|
|
|
1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
|
|
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
|
|
word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
|
|
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
|
|
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
|
|
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
|
|
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
|
|
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
|
|
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
|
|
form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
|
|
License as specified in paragraph 1.E.1.
|
|
|
|
1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
|
|
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
|
|
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
|
|
|
|
1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
|
|
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
|
|
that
|
|
|
|
- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
|
|
the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
|
|
you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
|
|
owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
|
|
has agreed to donate royalties under this paragraph to the
|
|
Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
|
|
must be paid within 60 days following each date on which you
|
|
prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
|
|
returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
|
|
sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
|
|
address specified in Section 4, "Information about donations to
|
|
the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
|
|
|
|
- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
|
|
you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
|
|
does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
|
|
License. You must require such a user to return or
|
|
destroy all copies of the works possessed in a physical medium
|
|
and discontinue all use of and all access to other copies of
|
|
Project Gutenberg-tm works.
|
|
|
|
- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
|
|
money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
|
|
electronic work is discovered and reported to you within 90 days
|
|
of receipt of the work.
|
|
|
|
- You comply with all other terms of this agreement for free
|
|
distribution of Project Gutenberg-tm works.
|
|
|
|
1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
|
|
electronic work or group of works on different terms than are set
|
|
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
|
|
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
|
|
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
|
|
Foundation as set forth in Section 3 below.
|
|
|
|
1.F.
|
|
|
|
1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
|
|
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
|
|
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
|
|
collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
|
|
works, and the medium on which they may be stored, may contain
|
|
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
|
|
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
|
|
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
|
|
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
|
|
your equipment.
|
|
|
|
1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
|
|
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
|
|
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
|
|
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
|
|
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
|
|
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
|
|
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
|
|
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
|
|
PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
|
|
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
|
|
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
|
|
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
|
|
DAMAGE.
|
|
|
|
1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
|
|
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
|
|
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
|
|
written explanation to the person you received the work from. If you
|
|
received the work on a physical medium, you must return the medium with
|
|
your written explanation. The person or entity that provided you with
|
|
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
|
|
refund. If you received the work electronically, the person or entity
|
|
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
|
|
receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
|
|
is also defective, you may demand a refund in writing without further
|
|
opportunities to fix the problem.
|
|
|
|
1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
|
|
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
|
|
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
|
|
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
|
|
|
|
1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
|
|
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
|
|
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
|
|
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
|
|
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
|
|
the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
|
|
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
|
|
|
|
1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
|
|
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
|
|
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
|
|
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
|
|
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
|
|
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
|
|
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
|
|
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
|
|
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
|
|
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
|
|
|
|
|
|
Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
|
|
|
|
Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
|
|
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
|
|
including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
|
|
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
|
|
people in all walks of life.
|
|
|
|
Volunteers and financial support to provide volunteers with the
|
|
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
|
|
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
|
|
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
|
|
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
|
|
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
|
|
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
|
|
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
|
|
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
|
|
|
|
|
|
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
|
|
Foundation
|
|
|
|
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
|
|
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
|
|
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
|
|
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
|
|
number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
|
|
https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
|
|
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
|
|
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
|
|
|
|
The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
|
|
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
|
|
throughout numerous locations. Its business office is located at
|
|
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
|
|
business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
|
|
information can be found at the Foundation's web site and official
|
|
page at https://pglaf.org
|
|
|
|
For additional contact information:
|
|
Dr. Gregory B. Newby
|
|
Chief Executive and Director
|
|
gbnewby@pglaf.org
|
|
|
|
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
|
|
Literary Archive Foundation
|
|
|
|
Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
|
|
spread public support and donations to carry out its mission of
|
|
increasing the number of public domain and licensed works that can be
|
|
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
|
|
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
|
|
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
|
|
status with the IRS.
|
|
|
|
The Foundation is committed to complying with the laws regulating
|
|
charities and charitable donations in all 50 states of the United
|
|
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
|
|
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
|
|
with these requirements. We do not solicit donations in locations
|
|
where we have not received written confirmation of compliance. To
|
|
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
|
|
particular state visit https://pglaf.org
|
|
|
|
While we cannot and do not solicit contributions from states where we
|
|
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
|
|
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
|
|
approach us with offers to donate.
|
|
|
|
International donations are gratefully accepted, but we cannot make
|
|
any statements concerning tax treatment of donations received from
|
|
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
|
|
|
|
Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
|
|
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
|
|
ways including including checks, online payments and credit card
|
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donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
|
|
|
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|
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Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
|
|
works.
|
|
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|
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
|
|
concept of a library of electronic works that could be freely shared
|
|
with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
|
|
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
|
|
|
|
Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
|
|
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
|
|
unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
|
|
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
|
|
|
|
Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
|
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https://www.gutenberg.org
|
|
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|
This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
|
|
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
|
|
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
|
|
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
|
|
|
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*** END: FULL LICENSE ***
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